Magla et Salita étant sorties pour la matinée, Romanda « profitait » seule de la tente marron toute rapiécée. Une occasion rêvée de lire, même si les deux lampes dépareillées posées sur la petite table dégageaient une odeur d’huile rance très désagréable à la longue. Mais par les temps qui couraient, il fallait faire avec ces menus inconvénients.
Pour une femme dans sa position, on aurait pu tenir La Flamme, la lame et le cœur pour une lecture débilitante. Jeune fille, à Far Madding, Romanda n’avait jamais droit à cette littérature-là. Mais pour être franche, ça changeait plaisamment des livres d’histoire et des rapports effrayants sur la nourriture avariée.
Romanda avait vu un quartier de viande rester pendant des mois aussi frais que le jour de l’abattage du bœuf. Mais à présent, les tissages de préservation lâchaient les uns après les autres. De-ci de-là, on murmurait que les créations d’Egwene avaient des failles, mais c’était un ramassis de sottises. Quand un tissage fonctionnait une fois, il fonctionnait toutes les fois, si on l’exécutait correctement – sauf si quelque chose le perturbait.
Les nouveaux tissages d’Egwene étaient toujours fiables, il fallait rendre cette grâce à la jeune femme. Et malgré une multitude de tentatives acharnées, personne n’avait détecté la moindre interférence. On eût dit que le saidar lui-même était défaillant. Une possibilité impensable… et incontournable. Pis encore, aucune sœur n’avait la moindre idée de ce qu’il fallait faire – Romanda la belle première.
Se détendre avec un roman d’amour et d’aventures valait mieux que s’appesantir sur des futilités – ou que constater l’échec de ce qui, par nature, aurait dû être infaillible.
La novice qui faisait le ménage était assez futée pour ne pas émettre de commentaires sur les lectures de Romanda. Fine mouche, elle ne s’était pas permis de regarder deux fois l’ouvrage relié de bois.
Très jolie, Bodewhin Cauthon n’en était pas stupide pour autant, bien que le haut de son visage évoquât celui de son frère. À l’intérieur de sa tête, elle lui ressemblait beaucoup, même si elle aurait refusé de l’admettre. Sans nul doute, elle se préparait à intégrer l’Ajah Vert, ou peut-être le Bleu. Cette fille voulait vivre des aventures, pas seulement en lire – comme si la vie d’une Aes Sedai n’était pas assez aventureuse comme ça.
Romanda ne se désolait pas du choix de Bodewhin. Au sein des novices, il y avait de bien meilleures candidates potentielles pour l’Ajah Jaune. Il ne serait pas question d’accepter les femmes trop âgées, bien entendu, mais il restait un large choix.
Romanda tenta de se concentrer sur son roman. Elle aimait beaucoup l’histoire de Birgitte et de Gaidal Cain.
Pas très grande, la tente était bourrée à craquer. Trois lits de camp dotés de matelas à peine convenables, trois fauteuils à dossier droit dépareillés, une coiffeuse branlante au miroir fêlé et une aiguière abîmée posée dans une grande cuvette blanche… En plus de la table qui tenait debout par miracle – ou plutôt, grâce aux cales glissées sous ses pieds –, il avait fallu caser plusieurs coffres contenant des vêtements, la literie et les objets personnels des occupantes.
Une représentante aurait pu avoir une tente pour elle seule, mais Romanda tenait à garder à l’œil Magla et Salita. Certes, toutes trois siégeaient pour l’Ajah Jaune, mais ça n’était pas une raison suffisante pour relâcher sa vigilance. Censée être son alliée au Hall, Magla faisait trop souvent cavalier seul, et Salita avait la même tendance.
Cela dit, la vie commune n’était pas avare d’inconvénients, en plus du manque d’espace.
Bodewhin croulait sous le travail, en partie parce qu’il lui fallait ranger les robes et les chaussures que Salita laissait traîner partout après les avoir essayées et rejetées. Au vu de sa frivolité, cette femme aurait été idéale pour l’Ajah Vert. Chaque matin, elle passait en revue son entière garde-robe.
Pensait-elle que la servante de Romanda se chargerait du rangement ? Apparemment, elle croyait qu’Aelmara était autant à son service qu’à celui de sa collègue. Mais Aelmara, avant de prendre sa retraite, avait suivi Romanda des années durant – sans oublier qu’elle l’avait aidée à fuir Far Madding, peu après, suite à un léger malentendu.
Bref, pas question de lui demander de s’occuper d’une autre sœur aussi bien que d’elle !
Les yeux posés sur son livre, Romanda ne le lisait plus depuis un moment. Pourquoi Magla avait-elle insisté pour choisir Salita, à Salidar ? En réalité, elle avait cité plusieurs noms, tous plus ridicules les uns que les autres, puis s’était décidée pour Salita, déclarant qu’elle avait les meilleures chances d’obtenir un siège au Hall.
Romanda soutenait Dagdara, une candidate qu’elle jugeait bien meilleure – et beaucoup plus malléable, ce qui ne gâtait rien. Mais à l’époque, elle se battait elle aussi pour obtenir un siège, alors que Magla en occupait déjà un. Cet argument avait du poids, même si Romanda, par le passé, avait siégé au Hall plus longtemps que n’importe qui d’autre dans l’histoire.
Bon, ce qui était fait était fait. Inutile de pleurer sur le lait répandu.
Se baissant pour entrer, Nisao avança vers Romanda, et l’aura du saidar cessa de l’envelopper. Avant que le rabat se referme, Romanda aperçut la tête chauve de Sarin, le Champion de sa visiteuse. Une main sur la poignée de son épée, le guerrier avait l’intention de monter la garde.
— Puis-je te parler en privé ? demanda Nisao.
Une très petite sœur, vraiment – au point de faire passer Sarin pour un géant. Face à elle, Romanda pensait immanquablement à un moineau aux yeux démesurés. Cela dit, son sens de l’observation et son intelligence compensaient largement sa petite taille. Au moment de créer le conseil chargé de garder un œil sur Egwene, les Ajah étaient rapidement tombés d’accord sur son nom. Et si la trop récente institution n’avait en réalité aucune influence sur la nouvelle Chaire d’Amyrlin, ce n’était certainement pas sa faute.
— Bien entendu, Nisao…
Romanda ferma son livre et se souleva pour le glisser sous le coussin qui rembourrait son siège. Si ses goûts littéraires s’ébruitaient, ça ne lui ferait aucun bien.
— Bodewhin, ça doit être l’heure de ton prochain cours. Ne risque pas d’arriver en retard.
— Oh, non ! Romanda Sedai. Sharina serait très mécontente.
Après une révérence, la novice sortit en trombe.
Romanda pinça les lèvres. Sharina serait très mécontente. Cette femme symbolisait à elle seule ce qu’il y avait d’aberrant à intégrer dans les rangs des novices des candidates de plus de dix-huit ans. Son potentiel était incroyable, mais ça ne changeait rien. Sharina Melloy était une nuisance. Mais comment se débarrasser d’elle ? Et de toutes les autres femmes trop âgées pour avoir leur nom dans le registre des novices ? Quand une femme y était inscrite, l’éjecter n’était pas si facile que ça. Pour ne rien arranger, au fil du temps, beaucoup de candidates avaient menti sur leur âge afin d’avoir accès à la Tour Blanche. Un mensonge portant sur quelques années, dans la plupart des cas. Mais en fermant les yeux, on avait créé des précédents. Egwene al’Vere en était un autre, en bien pire. Il devait y avoir un moyen d’en finir avec ça.
— Puis-je nous isoler ? demanda Nisao.
— Si tu le souhaites… Tu as entendu du nouveau sur les négociations ?
Malgré la capture d’Egwene, les pourparlers continuaient sous le pavillon dressé à l’entrée du pont de Darein. Enfin, les pseudo-pourparlers… En réalité, il s’agissait d’une farce – un numéro grotesque d’aveuglement et d’obstination –, mais ce n’était pas une raison pour ne pas surveiller de près les négociatrices. Arguant des prérogatives de l’Ajah Gris, Varilin se chargeait de la plus grande partie du travail, mais Magla parvenait à y fourrer son nez dès qu’une occasion se présentait – même chose pour Saroiya, Takima et Faiselle. Si aucune de ces femmes ne se fiait aux autres pour mener à bien les négociations, ce n’était pas le pire. Parfois, toutes ces sœurs semblaient parler au bénéfice d’Elaida !
Au fond, ce n’était peut-être pas si mal. En tout cas, elles résistaient parfaitement face à la grotesque exigence de l’usurpatrice. Dissoudre l’Ajah Bleu, purement et simplement ? Et quoi encore ? En plus, même si c’était trop mollement, ces sœurs exigeaient qu’Elaida se retire, et ce n’était pas rien.
Cela dit, si Romanda n’avait pas été là – avec l’aide de Lelaine, elle devait bien l’admettre – pour renforcer leur détermination, les « émissaires » auraient risqué d’accepter d’autres odieuses conditions posées par Elaida. Par moments, elles semblaient oublier pourquoi les rebelles avaient marché sur Tar Valon.
— Sers-nous de l’infusion, dit Romanda à Nisao en désignant un plateau posé sur deux coffres empilés, puis rapporte-moi ce que tu as entendu.
Pendant qu’elle tissait un dôme de silence, l’aura du saidar enveloppa de nouveau Nisao.
— Sur les négociations, je ne sais rien du tout. (La visiteuse remplit deux tasses.) Je suis venue te demander de parler à Lelaine.
Romanda prit une tasse et but lentement pour se laisser le temps de réfléchir. Au moins, ces herbes n’avaient pas pourri… Lelaine ? Que pouvait-on dire d’elle qui exigeât un dôme de silence ? Cela dit, tout ce qui pouvait procurer un avantage à Romanda sur son adversaire serait bienvenu. Ces derniers temps, Lelaine semblait trop satisfaite d’elle-même pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche.
— À quel sujet veux-tu que je lui parle ? Et pourquoi ne pas le faire toi-même ? Quand même, nous ne sommes pas tombées aussi bas que la Tour Blanche sous le règne d’Elaida.
— Je lui ai parlé… Ou plutôt, elle s’est adressée à moi, et avec une sacrée véhémence.
Nisao s’assit, posa sa tasse sur la table et s’efforça de déployer joliment sa jupe à rayures jaunes. Le front plissé, elle semblait également chercher à gagner du temps.
— Lelaine exige que je cesse de poser des questions sur Anaiya et Kairen. Selon elle, leur assassinat est l’affaire de l’Ajah Bleu.
Romana soupira et se tortilla sur sa chaise. La couverture en bois du roman était inconfortable, et ses coins lui taquinaient les hanches.
— C’est de la pure idiotie ! Mais pourquoi posais-tu des questions ? Sur des affaires de ce type, ça ne te ressemble pas…
Nisao porta sa tasse à ses lèvres, mais si elle but, ce furent à peine quelques gouttes. Ensuite, elle se redressa et réussit l’exploit de paraître grande. Un moineau se métamorphosant en faucon.
— Parce que Mère me l’a ordonné.
Pour ne pas froncer les sourcils, Romanda dut produire un effort conscient. Eh bien… Au début, elle avait accepté Egwene pour la raison qui motivait aussi les autres représentantes. Lelaine, en tout cas, avait calculé ainsi, une fois consciente qu’elle ne pourrait pas obtenir l’étole et le sceptre. Entre les mains du Hall, une jeune femme sans expérience serait une simple marionnette. Fine mouche, Romanda avait eu la ferme intention d’en tirer les ficelles. Plus tard, il était apparu que Siuan était la véritable marionnettiste. Mais pas moyen de la neutraliser, sauf en se rebellant contre une deuxième Chaire d’Amyrlin, ce qui aurait sûrement fait voler en éclats la révolte visant Elaida. Intimement, Romanda espérait que Lelaine s’était autant tordu les mains qu’elle face à son impuissance.
À présent, Egwene était entre les mains d’Elaida. Pourtant, à l’occasion de plusieurs « rencontres », elle s’était montrée très calme, déterminée à mettre en application son plan, et résolue à maintenir l’unité des sœurs qui assiégeaient Tar Valon. À contrecœur, Romanda devait admettre que cette gamine lui inspirait un certain respect. Avec toutes les réticences du monde, certes, mais du respect quand même. Ça devait tenir à la personnalité d’Egwene…
Le Hall veillait jalousement sur le ter’angreal des rêves. Quant à celui que Leane prêtait volontiers avant la terrible nuit, personne ne savait où il était. Mais Leane et Siuan étaient comme chien et chat, nul ne l’ignorait. Pourtant, il ne faisait aucun doute que Siuan s’introduisait dans le Monde des Rêves pour souffler à Egwene ce qu’elle devait dire.
Était-il possible que Nisao en soit arrivée à une conclusion identique au sujet d’Egwene, même sans l’avoir vue en Tel’aran’rhiod ? Le fameux conseil avait vraiment collé aux basques de la nouvelle Chaire d’Amyrlin…
— Mère te l’a ordonné…, répéta Romanda. Pour toi, c’est une raison suffisante ?
Impossible de sortir le livre sans que Nisao le remarque. Romanda se tortilla de nouveau, mais ne parvint pas à trouver une position confortable. Si ça durait trop, elle finirait par avoir des bleus.
Sans cesser de regarder Romanda, Nisao fit tourner sa coupe sur la table.
— Disons que c’est la principale… Au début, j’ai cru qu’Egwene serait ta marionnette – ou celle de Lelaine. Plus tard, quand il fut évident qu’elle vous avait échappé, j’ai pensé que Siuan la tenait en laisse. Et j’ai vite appris que c’était faux. Siuan a été pour Egwene une enseignante et une conseillère – voire une amie –, mais j’ai vu notre Mère la rembarrer sans douceur.
» Egwene, personne ne la tient en laisse. Elle est intelligente, vive d’esprit et très habile. Elle peut devenir une des plus grandes Chaires d’Amyrlin de tous les temps.
La sœur aux allures de moineau éclata de rire.
— As-tu conscience qu’elle aura le plus long règne de l’histoire ? Sauf si elle démissionne, personne ne vivra assez longtemps pour battre son record.
Chez Nisao, l’hilarité céda la place à la solennité – et peut-être à un peu d’inquiétude. Mais pas parce qu’elle était passée à un souffle de violer une coutume. Et si elle reprit un visage impassible, ses yeux ne changèrent pas.
— À condition que nous renversions Elaida, ajouta-t-elle.
Voir ses propres idées – avec quelques corrections – lui revenir dans la figure comme un boomerang agaça Romanda. Une grande Chaire d’Amyrlin ? Eh bien, avant de le savoir, il faudrait des années et des années. Mais qu’Egwene atteigne ou non ce niveau, une fois sa guerre pour le pouvoir terminée, elle découvrirait que le Hall était beaucoup moins malléable en temps de paix. Romanda Cassin, en tout cas… Le respect, c’était bien beau, de là à devenir un toutou…
Sous prétexte de défroisser sa robe jaune, Romanda se leva. Sortant le livre de sous le coussin, elle se rassit presque tout de suite et tenta de laisser tomber discrètement l’ouvrage.
Quand elle entendit un bruit sourd, Nisao fronça les sourcils.
Faisant comme si de rien n’était, Romanda, de la pointe du pied, poussa l’ouvrage sous la table.
— Nous la renverserons, affirma Romanda avec une confiance qu’elle était loin d’éprouver.
Les étranges négociations et la captivité d’Egwene douchaient son enthousiasme. D’accord, la gamine prétendait pouvoir miner de l’intérieur le pouvoir d’Elaida, mais rien ne garantissait qu’elle réussirait. Encore que… La moitié du travail semblait déjà faite par d’autres, si les rapports sur l’état de la Tour Blanche étaient fiables.
Romanda se forçait quand même à croire en l’avenir… parce qu’elle n’avait pas d’autre solution. En cas de défaite d’Egwene, elle serait coupée de son Ajah, attendant qu’Elaida lève la pénitence et lui rende son statut d’Aes Sedai à part entière. Accepter la femme a’Roihan comme Chaire d’Amyrlin ? Pas question ! À tout prendre, mieux aurait valu Lelaine !
Justement, si Romanda avait soutenu Egwene, c’était pour barrer à Lelaine le chemin de l’étole et du sceptre. Inutile d’avoir le don de double vue pour deviner que Lelaine s’était tenu le même raisonnement.
— Quant à Lelaine, je l’informerai en termes plutôt vifs que tu peux poser toutes les questions qui te chantent. Ces meurtres doivent être résolus, et la mort d’une sœur nous concerne toutes. Jusque-là, qu’as-tu appris ?
Une façon abrupte d’aborder le sujet. Mais avoir un siège au Hall donnait quelques privilèges. Du moins, Romanda le croyait depuis des lustres.
Oubliant l’entorse au protocole – on évitait d’interroger brusquement une sœur –, Nisao répondit sans hésiter :
— Très peu de choses, hélas… Il semble y avoir un lien entre Anaiya et Kairen – un point commun qui explique pourquoi elles ont été visées. Mais tout ce que je sais, pour le moment, c’est qu’elles étaient très proches, il y a bien des années. Avec une autre sœur bleue, Cabriana Mecandes, elles formaient un groupe si uni que les autres membres de l’Ajah les surnommaient « les Trois ». Mais elles étaient très secrètes. Pas du genre à s’épancher, sauf entre elles. J’espère trouver la raison qui a poussé quelqu’un à les tuer – un homme capable de canaliser, plus précisément –, mais j’ai peu d’espoir.
Romanda plissa le front… Cabriana Mecandes… Par principe, elle se souciait très peu des autres Ajah. À part le Jaune, dévoué à la guérison, quel autre servait pour de bon à quelque chose ? Pourtant, ce nom réveillait en elle de vieux souvenirs. Pourquoi ?
Eh bien, ça reviendrait… ou non. Au fond, ça pouvait n’avoir aucune importance.
— Un peu d’espoir, Nisao, c’est toujours mieux que pas du tout… C’est un vieux dicton de Far Madding, mais il est toujours d’actualité. Continue ton enquête. En l’absence d’Egwene, c’est à moi que tu feras ton rapport.
Nisao cligna des yeux et serra brièvement les dents, mais elle ne se rebiffa pas. Que cet ordre lui plaise ou non, elle devrait en passer par là. Se plaindre d’une interférence dans ses affaires privées ne passerait pas. Un assassinat, ce n’était pas l’affaire privée d’une sœur.
De plus, si Magla avait pu imposer son choix pour la troisième représentante jaune, Romanda s’était assuré la position de Première Tisserande. Avant de prendre sa retraite, n’avait-elle pas dirigé l’Ajah Jaune ? Si arrogante qu’elle fût, Magla n’avait pas pu ruer dans les brancards.
La Première Tisserande détenait beaucoup moins de pouvoir qu’on aurait pu le croire – ou le désirer, dans le cas de Romanda. Mais en matière d’obéissance, c’était quand même un sacré sésame. Avec les simples sœurs jaunes, bien entendu, pas les représentantes.
Alors que Nisao dissipait son dôme de silence, Theodrin entra sous la tente. Comme beaucoup de jeunes sœurs récemment nommées, la nouvelle venue portait son châle sur les épaules et sur les bras, pour mieux en exhiber les franges. Quand Egwene lui avait remis son châle, la mince Domani avait choisi l’Ajah Marron. Bien que l’ayant acceptée, les sœurs marron n’avaient jamais su que faire de cette jeune femme. Comme elles paraissaient décidées à l’ignorer – une grave erreur –, Romanda l’avait prise sous son aile.
Theodrin tentait de se comporter comme si elle était vraiment une Aes Sedai. À part ça, c’était une jeune femme brillante, la tête bien sur les épaules…
Déployant sa jupe de laine marron, elle esquissa une révérence. Une esquisse, oui, mais quand même une révérence. En réalité, elle était consciente de n’avoir aucun droit au châle tant qu’elle n’aurait pas passé – et réussi – l’épreuve. Il aurait été cruel de laisser planer un doute à ce sujet.
— Lelaine a convoqué une Assemblée, dit-elle, le souffle court. Je n’ai pas découvert pourquoi. J’ai couru vous prévenir, mais sans oser entrer tant que le dôme était en place.
— Tu as eu raison, approuva Romanda. Nisao, si tu veux bien m’excuser, il faut que j’aille voir ce que mijote Lelaine.
Récupérant son châle sur un coffre – celui qui contenait sa garde-robe –, Romanda le posa sur ses épaules et ses bras puis vérifia sa coiffure dans le miroir fêlé. Enfin, elle fit sortir ses visiteuses et les regarda s’éloigner, chacune dans une direction. Si elle était restée seule sous la tente, Nisao aurait-elle tenté de chercher la cause du bruit mat entendu un peu plus tôt ? Sans doute pas, mais mieux valait ne pas prendre de risque. Plus tard, Aelmara remettrait le livre en place, dans l’autre coffre, celui qui abritait les possessions de Romanda. Un modèle équipé d’une solide serrure dont la clé n’existait qu’en deux exemplaires. Un dans la bourse de Romanda, et l’autre dans celle d’Aelmara.
La matinée se révéla plutôt fraîche. Pourtant, le printemps avait déboulé sans crier gare. À leur allure, les nuages massés derrière le pic du Dragon étaient lourds de pluie, pas de neige. Et avec un peu de chance, ils ne crèveraient pas au-dessus du camp. Ici, la plupart des tentes fuyaient et les rues avaient tout de bourbiers. Du coup, les charrettes à grandes roues tirées par des chevaux projetaient des gerbes d’eau glauque tout en creusant de nouvelles ornières. Pour la plupart, les conducteurs étaient des… conductrices et quelques hommes aux cheveux gris. Pour les mâles, l’accès au camp des Aes Sedai était strictement limité. Des mesures drastiques mais indispensables. Même ainsi, toutes les sœurs qui avançaient sur les planches disjointes des trottoirs étaient enveloppées par l’aura du saidar. Et suivies par leur Champion, quand elles en avaient un.
Quand elle sortait, Romanda ne s’unissait pas à la Source. Alors que toutes les sœurs étaient sur les dents, il fallait bien que quelqu’un donne l’exemple. Pourtant, elle se serait bien laissé tenter, et ne pas avoir de Champion ne lui avait jamais autant pesé. Garder presque tous les hommes hors du camp, ça en jetait, certes, mais quel meurtrier se souciait des restrictions de ce genre ?
Juste devant Romanda, Gareth Bryne, à cheval, déboula d’une allée latérale. Costaud, les cheveux gris, le militaire portait un plastron sur sa veste couleur chamois. Pour l’heure, son casque pendait au pommeau de sa selle. Siuan l’accompagnait, oscillant comiquement sur une jument à long poil plutôt replète. Jolie comme une poupée, l’ancienne Chaire d’Amyrlin semblait si jeune qu’on aurait pu oublier sa langue de vipère et ses rudes manières d’antan. Pis encore, on aurait pu ne pas se rappeler qu’elle restait une manipulatrice de génie. Une caractéristique des sœurs bleues, ça… Alors que la jument avançait au pas, Siuan faillit glisser de selle et Bryne dut lancer une main pour la retenir.
À la lisière des quartiers bleus – le camp reprenait en gros la configuration du fief des Ajah, à la tour –, le militaire mit pied à terre pour aider sa compagne à descendre de selle. Ensuite, il remonta sur son cheval et s’éloigna, laissant Siuan contempler son dos, les rênes de la jument à la main.
Pourquoi l’ancienne Chaire d’Amyrlin faisait-elle tout ça ? Cirer les bottes du type, lui laver son linge… Cette relation n’avait aucun sens. La sœur bleue aurait dû y mettre un terme et jeter les coutumes dans la Fosse de la Désolation. Si importantes qu’elles soient, ces coutumes ne devaient pas servir à ridiculiser les Aes Sedai.
Tournant le dos à Siuan, Romanda se dirigea vers le pavillon qui servait provisoirement de Hall de la Tour. Si plaisant qu’il fût de se réunir dans le véritable Hall – sous le nez d’Elaida –, peu de sœurs pouvaient s’endormir à volonté en plein jour. Du coup, le pavillon continuait à servir. Sans hâte, Romanda glissa sur le trottoir plus qu’elle y marcha. Elle, se presser à cause d’une convocation de Lelaine ? Ce ne serait pas demain la veille ! Et d’abord, que voulait cette enquiquineuse ?
Un gong amplifié par le Pouvoir retentit dans tout le camp – encore une suggestion de Sharina –, et les trottoirs, en un clin d’œil, grouillèrent de novices fonçant vers leur prochain cours ou leur corvée suivante. Toutes étaient regroupées par « famille » de six ou sept qui suivaient leur formation ensemble et accomplissaient en commun leurs corvées – bref qui ne se quittaient jamais. Une manière efficace de gérer un tel régiment de filles en blanc – près de cinquante nouvelles ces deux dernières semaines, ce qui faisait un total d’un bon millier, malgré les défections. Dans cette horde, un quart des filles étaient assez jeunes pour faire de véritables novices. Depuis des siècles, la Tour Blanche n’en avait jamais eu autant !
Romanda aurait donné cher pour que tout ça ne soit pas l’œuvre de Sharina. Cette calamité n’avait pas seulement suggéré une stratégie à la Maîtresse des Novices, elle l’avait théorisée dans les moindres détails, puis présentée à Tiana, qui n’avait plus eu qu’à se servir. Certaines aux cheveux gris et d’autres si ridées qu’on ne pouvait pas les prendre pour des enfants, même avec leur robe blanche, les novices se pressaient contre les tentes pour laisser passer les sœurs, qu’elles saluaient d’abondance. Mais aucune n’aurait eu l’idée de sauter dans la boue pour libérer plus de place.
Encore l’influence de Sharina ! Sans vergogne, cette fâcheuse avait fait courir parmi les novices la consigne de ne pas salir inutilement leur jolie robe. Un manquement suffisant pour hérisser tous les poils de Romanda. La devinant d’humeur maussade, les novices qui la saluaient se relevaient en un éclair puis détalaient sans demander leur reste.
Devant elle, Romanda repéra Sharina en personne, en grande conversation avec Tiana, enveloppée par l’aura du saidar. La fâcheuse tenait le crachoir, son interlocutrice se contentant de hocher la tête de temps en temps. Dans l’attitude de Sharina, il n’y avait rien d’irrespectueux. Mais malgré sa tenue blanche, son visage ridé et son austère chignon gris montraient bien ce qu’elle était : une fichue grand-mère ! Manque de chance, Tiana aurait pu passer pour une fillette. La forme de son visage et ses grands yeux sombres la privaient de l’apparence sans âge d’une Aes Sedai. Irrespect ou non, Sharina semblait être une ancêtre en train de faire la leçon à sa descendance. Et ça, c’était intolérable pour Romanda.
La voyant approcher, Sharina se fendit d’une belle révérence – presque parfaite, fallait-il reconnaître – et s’éloigna à la hâte pour rejoindre sa famille, qui l’attendait un peu plus loin. Était-elle un peu moins ridée qu’au début ? Mais comment savoir ce qui pouvait advenir quand on s’initiait au Pouvoir à son âge ? Soixante-sept ans, et fraîchement admise au noviciat !
— Te pose-t-elle un problème ? demanda Romanda.
Tiana sursauta comme si on lui avait glissé un glaçon dans le dos. Décidément, il lui manquait le sérieux et la gravité des grandes Maîtresses des Novices. Parfois, elle semblait aussi dépassée par le nombre de ses ouailles. Enfin, elle était bien trop laxiste, acceptant des excuses là où ç’aurait dû être exclu.
Elle se reprit très vite, cependant, même si elle crut bon de tirer sur sa jupe anthracite pour se donner une contenance.
— Un problème ? Bien sûr que non ! Sharina est une novice parfaite. Pour être franche, elles se comportent toutes très bien. La plupart de celles qui passent dans mon bureau sont des mères perturbées parce que leur fille apprend plus vite qu’elles ou se révèle avoir un meilleur potentiel. Parfois, des tantes tiennent le même discours sur leurs nièces. Ces femmes semblent croire que l’« erreur » peut être corrigée. Sur ce point, elles sont entêtées, et il faut que je leur mette les points sur les i. Cela dit, elles ne me revoient que deux ou trois fois avant de comprendre. Certaines semblent même surprises de recevoir la badine, voire le fouet.
— Tu m’en diras tant…, fit distraitement Romanda.
Du coin de l’œil, elle venait de repérer Delana, munie de son châle à franges grises et flanquée de sa soi-disant secrétaire. Si Delana portait une tenue gris foncé, la gourgandine Saranov paradait en robe de soie bleu rayé de vert – une coupe qui exposait une bonne moitié de ses seins et collait obscènement à ses hanches, qu’elle faisait onduler à loisir.
Ces derniers temps, les deux femmes n’essayaient plus de convaincre le camp qu’Halima était une employée de Delana. De fait, la « secrétaire » faisait assaut d’extravagance et d’arrogance tandis que l’Aes Sedai hochait docilement la tête. Docilement ! Presque toujours, choisir une complice d’oreiller qui ne portait pas le châle était une énorme erreur. Surtout quand on était assez idiote pour se laisser dominer.
— Sharina est très bien notée, continua Tiana, et elle est très douée pour la nouvelle technique de guérison de Nynaeve. Comme plusieurs autres novices d’âge mûr. La plupart étaient des guérisseuses de village, même si je ne vois pas très bien le rapport. Mais l’une d’elles est une ancienne noble murandienne.
Romanda s’emmêla les jambes dans sa jupe, tituba sur deux pas – en battant des bras pour ne pas tomber –, et garda de justesse son équilibre. Alors qu’elle rattrapait son châle, qui avait glissé, Tiana la prit par un bras et la soutint.
Les planches, souffla la Maîtresse des Novices, étaient vraiment disjointes.
Balivernes ! Sharina douée pour la nouvelle technique de Nynaeve ? Et d’autres vieilles peaux aussi ?
Romanda aussi avait tenté d’apprendre la méthode révolutionnaire de Nynaeve. Bien que cette technique fût assez différente de l’ancienne pour que la limitation du « deuxième tissage appris » ne s’applique pas, elle n’avait pas fait des étincelles, restant très loin de son niveau dans la pratique traditionnelle.
— Tiana, pourquoi des novices ont-elles eu l’autorisation d’essayer ces tissages ?
Tiana s’empourpra, et il y avait de quoi. De tels tissages étaient bien trop compliqués pour des filles en blanc, et dangereux si elles s’y prenaient mal. Quand on procédait de travers, la guérison risquait de tuer au lieu de soigner. Le patient, certes, mais aussi la thérapeute…
— Je ne peux pas les empêcher d’observer des protocoles de guérison, se défendit Tiana. (Elle leva les bras pour ajuster le châle qu’elle ne portait pas.) Pendant la formation, il y a toujours des idiotes qui se blessent grièvement. Sans parler des maladies qui nous ont frappées dernièrement. Pour maîtriser un tissage, la plupart des novices âgées ont besoin de le voir une seule fois.
Un instant, sans crier gare, le rouge revint aux joues de Tiana. Mais elle se reprit très vite, se redressa de toute sa hauteur et passa de la défensive à l’offensive.
— Quoi qu’il en soit, Romanda, dois-je te rappeler que les novices et les Acceptées sont sous ma responsabilité ? Maîtresse des Novices, je décide ce qu’elles peuvent apprendre ou non. Certaines de ces femmes pourraient réussir l’épreuve d’Acceptée, après à peine quelques mois. Quand on reste dans le domaine du Pouvoir, en tout cas… S’il me semble bon de ne pas les laisser se tourner les pouces, eh bien, ça me regarde !
— Tu devrais rattraper Sharina, lâcha Romanda. Elle a peut-être d’autres instructions pour toi.
Le rouge lui montant aux joues, Tiana se détourna et s’éloigna. Sans un mot de plus – pas le comble de l’impolitesse, mais pas loin non plus. Même vue de dos, on eût dit l’indignation incarnée.
En toute honnêteté, Romanda non plus n’était pas passée loin de l’impolitesse. Mais pour de bonnes raisons.
Tentant de chasser la Maîtresse des Novices de son esprit, elle reprit son chemin, mais fit attention à ne pas marcher aussi vite que Tiana.
Sharina ! Et plusieurs autres novices âgées… Romanda devait-elle revoir sa position ? Non, bien sûr que non. Ces femmes n’auraient jamais dû être inscrites dans le registre des novices, voilà tout. Mais c’était fait, et elles semblaient avoir maîtrisé la merveilleuse nouvelle technique de guérison.
De quoi devenir folle, si on y pensait trop… Alors, il fallait passer à autre chose.
Entouré d’un trottoir trois fois plus large que les autres, le pavillon rapiécé se dressait au cœur du camp. L’ourlet de sa jupe relevé, Romanda se hâta sur les derniers pas. Quand il s’agissait de sortir de la boue, elle ne rechignait pas sur la vitesse. Même ainsi, Aelmara aurait du mal à nettoyer ses chaussures.
Et mon jupon…, pensa Romanda en lâchant sa jupe, qui revint couvrir ses chevilles, comme il convenait.
Toute session du Hall attirait une foule de sœurs curieuses d’avoir des nouvelles d’Egwene ou des négociations. Avec leurs Champions, une bonne cinquantaine se massaient déjà autour du pavillon ou dans l’entrée, juste derrière l’endroit où siégeaient les représentantes. Même ici, la plupart étaient enveloppées par l’aura du Pouvoir. Comme si on pouvait être en danger au milieu d’autres Aes Sedai…
Romanda brûlait d’envie de circuler dans les rangs, pour chauffer un peu les oreilles de ces idiotes. Mais c’était impossible, bien entendu. Même si on avait pu oublier les coutumes – ce qui n’était pas son propos –, avoir un siège au Hall ne conférait aucune autorité de ce type.
L’étroite étole bleue de la Gardienne sur les épaules, Sheriam se remarquait de loin – en partie parce qu’il y avait un grand vide autour d’elle. Les autres sœurs évitaient de la regarder, et plus encore de s’en approcher.
La Gardienne aux cheveux roux embarrassait la majorité des Aes Sedai parce qu’elle participait à toutes les sessions. Pourtant, les lois étaient très claires sur ce sujet. N’importe quelle sœur pouvait assister à une session du Hall, sauf quand celle-ci se tenait à huis clos. En revanche, la Chaire d’Amyrlin n’était pas autorisée à entrer dans le Hall sans être annoncée par la Gardienne – qui devait rester dehors lorsqu’elle n’était pas accompagnée par la dirigeante suprême.
De l’inquiétude dans ses yeux verts, comme d’habitude, Sheriam sautillait nerveusement sur place, comme une novice convoquée dans le bureau de Tiana. Au moins, elle n’était pas unie à la Source et son Champion brillait par son absence.
Avant d’entrer, Romanda jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et soupira. Au-dessus du pic du Dragon, les nuages noirs s’étaient volatilisés. Pas parce que le vent les avait poussés…
Sans nul doute, il y aurait une nouvelle vague de panique parmi les palefreniers, les employés et les domestiques. Bizarrement, les novices prenaient ces étranges manifestations avec beaucoup de calme. Peut-être parce qu’elles imitaient les sœurs – mais Romanda voyait plutôt là-dedans la main de Sharina. Qu’allait-elle donc pouvoir faire contre cette femme ?
Sous le pavillon, des estrades couvertes d’un tissu à la couleur des Ajah présents dans le camp faisaient face à celle de la Chaire d’Amyrlin, ornée des sept couleurs de la Tour Blanche. Avec une grande sagesse, et malgré une farouche opposition, Egwene avait insisté pour que l’Ajah Rouge soit représenté. Alors qu’Elaida semblait déterminée à monter les Ajah les uns contre les autres, la Chaire d’Amyrlin « de paille » s’acharnait à les maintenir unis, sans exclure le rouge.
Sur le siège de l’absente, on avait posé son étole, elle aussi rayée des sept couleurs. Personne ne se vantait de l’avoir apportée, mais nulle sœur ne s’était aventurée à la retirer.
S’agissait-il d’un hommage à Egwene al’Vere, d’un écho de sa présence, ou était-ce une façon de souligner qu’elle était prisonnière loin de ses sœurs ? Romanda aurait eu du mal à le dire. Au fond, ça dépendait de la manière dont chaque Aes Sedai voyait les choses.
Elle n’était pas la seule à avoir pris son temps pour répondre à la convocation de Lelaine. Mais Delana était déjà là, bien entendu, affalée sur son siège, ses yeux bleu délavé pensifs. Par le passé, Romanda jugeait cette femme équilibrée. Pas taillée pour faire une représentante, mais solide. Au moins, elle n’avait pas autorisé Halima à l’accompagner et à continuer son jeu d’influence.
En réalité, ce devait être Halima qui s’en était abstenue. Quiconque l’avait entendue rudoyer Delana ne se faisait aucune illusion sur qui dominait qui.
Lelaine était déjà en place, très près de l’estrade d’Egwene. Mince, en robe bleue à rayures, elle jetait aux autres ses regards durs coutumiers et son sourire restait des plus parcimonieux. Mais bizarrement, ses lèvres s’étiraient chaque fois qu’elle posait les yeux sur l’étole aux sept rayures.
Ce détail mit Romanda mal à l’aise, ce qui n’était pas un mince exploit.
En tenue de laine bleue brodée de fil d’argent, Moria sautillait sur place à côté des sièges de son Ajah. Était-elle nerveuse parce qu’elle connaissait la raison de cette session, ou parce qu’elle l’ignorait ?
— J’ai vu Myrelle se promener avec Llyw, dit soudain Malind en tirant sur son châle aux franges vertes. Franchement, je crois n’avoir jamais croisé une sœur si fatiguée… (Un ton plein de compassion, mais un regard pétillant qui disait le contraire…) Comment a-t-on pu la convaincre de se lier à cet homme ? J’étais là quand on le lui a suggéré, et je jure qu’elle a blêmi. Ce gaillard pourrait presque être un Ogier.
— J’ai insisté sur la nécessité de faire son devoir, dit Faiselle.
Robuste, le visage carré, cette femme énergique renversait tout sur son passage. Rien à voir avec la légendaire séduction des Domani…
— Je lui ai rappelé que Llyw, depuis la mort de Kairen, devenait de plus en plus dangereux pour les autres et pour lui-même. Quand elle a eu concédé que ça ne pouvait pas continuer, j’ai souligné qu’elle était la seule, parmi nous, à avoir sauvé deux Champions dans des circonstances similaires. Qui d’autre pouvait essayer ? Bon, je lui ai un peu forcé la main, mais elle a fini par se rendre à la raison.
— Au nom de la Lumière, comment as-tu fait pour lui forcer la main ? insista Malind.
Romanda dépassa les deux sœurs. Forcer la main à Myrelle ? Il n’y avait qu’un moyen… Non, non… Pas de ragots…
Déjà en place, Janya, une sœur marron, était perdue dans ses pensées. Au moins, elle en avait l’air. Même quand elle parlait à quelqu’un, cette femme semblait plongée dans une profonde méditation.
Tous les autres sièges étaient vides. Du coup, Romanda regretta de ne pas avoir traîné davantage. Arriver parmi les dernières lui aurait mieux convenu.
Après une brève hésitation, elle approcha de Lelaine.
— Je peux savoir pourquoi tu as convoqué le Hall ? Avoir une vague idée, au minimum…
Lelaine eut un sourire qui se voulait amusé, mais qui hérissa tous les poils de sa rivale.
— Non, tu attendras qu’il y ait assez de représentantes pour ouvrir la session. Je n’ai aucune envie de me répéter. Mais sache au moins ça : ce sera dramatique.
Lelaine regarda l’étole d’Egwene.
Romanda en eut des frissons glacés, mais elle n’en laissa rien paraître. En allant s’asseoir, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil inquiet à l’étole. Lelaine avait-elle l’intention de renverser Egwene ? Mais quel argument aurait-elle pour obtenir le grand consensus ? Aucun en ce qui concernait Romanda, et pas beaucoup plus vis-à-vis des autres sœurs, parce qu’une destitution les ramènerait à l’éternelle rivalité entre ladite Romanda et Lelaine. Une guéguerre dont plus personne ne voulait, car elle avantageait en réalité Elaida. Cela dit, l’air confiant de Lelaine avait de quoi taper sur les nerfs de sa rivale.
Se forçant au calme, Romanda attendit la suite. Il n’y avait rien d’autre à faire.
Furieuse de ne pas être la première, Kwamesa entra au pas de charge sous le pavillon. Sans marquer de pause, elle alla rejoindre Delana. Puis Salita apparut, en robe verte brodée de motifs jaunes, donnant le signal de la cohue. Élégante et gracieuse dans sa robe de soie, Lyrelle déboula sur ses talons et fila prendre place à côté de ses collègues bleues. Puis ce fut autour de Saroiya et d’Aledrin, côte à côte, la solide Domani paraissant presque svelte comparée à la Tarabonaise plus que replète. Alors qu’elles investissaient les sièges des sœurs blanches, Samalin au visage de renarde rejoignit Faiselle et Malind. La minuscule Escaralde la suivait, pressant le pas plus qu’il était raisonnable. Originaire de Far Madding, comme Romanda, elle aurait dû avoir un meilleur sens des convenances.
— Varilin est à Darein, je crois, dit Romanda alors qu’Escaralde prenait place à côté de Janya. Mais même si d’autres tardent encore, nous sommes plus de onze. Lelaine, veux-tu attendre, ou es-tu d’accord pour commencer ?
— Je veux bien commencer.
— Désires-tu une session officielle ?
Lelaine sourit de nouveau. Sur ce plan-là, elle était moins avare que d’habitude. Un mauvais signe, d’autant plus que ça ne faisait rien pour adoucir ses traits.
— Ce ne sera pas nécessaire, Romanda… Mais je demande que nos propos soient tenus secrets jusqu’à nouvel ordre.
Des murmures coururent parmi les sœurs massées au fond du pavillon et dans l’entrée. Parmi les représentantes, quelques-unes ne parvinrent pas à cacher leur surprise. Si la session était informelle, pourquoi vouloir que son contenu reste secret ?
Romanda choisit d’acquiescer comme si c’était la chose la plus normale qui soit.
— Que tout le monde sorte, à l’exception des représentantes. Aledrin, veux-tu bien tisser un dôme de silence ?
Malgré ses cheveux blond foncé doux comme de la soie et ses grands yeux marron, la sœur blanche du Tarabon n’était pas un parangon de beauté. Mais elle avait la tête bien sûr les épaules, une qualité beaucoup plus importante. Se levant, elle parut vouloir prononcer la formule protocolaire, mais elle se contenta de tisser une protection contre les oreilles indiscrètes.
Quand les sœurs et les Champions furent sortis du pavillon, un lourd silence s’abattit sous le dôme. À l’entrée, tout le monde se pressait pour observer sans entendre, les sœurs devant les Champions, afin que tout le monde puisse voir.
Lelaine se leva et tira sur son châle.
— Une sœur verte venue voir Egwene m’a finalement été amenée…
Les représentantes vertes murmurèrent, étonnées que la visiteuse ne se soit pas plutôt présentée devant elles.
Lelaine fit mine de ne rien remarquer.
— Elle venait voir Egwene al’Vere, pas la Chaire d’Amyrlin. Avec une proposition susceptible de nous satisfaire, même si elle a refusé de m’en dire plus long. Moria, peux-tu aller la chercher, afin qu’elle s’exprime devant le Hall ?
Lelaine se rassit.
Toujours pensive, Moria sortit du pavillon. Dans l’entrée, la foule s’écarta pour la laisser passer. Quelques sœurs tentèrent de lui tirer les vers du nez, mais elle les ignora et fila en direction du secteur de l’Ajah Bleu.
Des questions tourbillonnaient dans l’esprit de Romanda. Séance officielle ou non, les poser n’aurait pas été convenable.
Les représentantes n’attendirent pas en silence, cependant. À part celles de l’Ajah Bleu – et celles du Jaune –, elles descendirent des estrades pour former des trios serrés et converser à voix basse.
Salita voulut parler, mais Romanda lui intima le silence.
— Tant que nous ne connaissons pas la proposition, dit-elle, il n’y a rien à discuter.
La Tearienne ne broncha pas. Hochant la tête, elle se rassit. Décidément, cette femme était loin de manquer d’intelligence. Mais elle n’avait rien à faire dans le Hall.
Moria revint avec une grande femme au teint d’ivoire en robe vert foncé, ses cheveux noirs tirés en arrière tenus par un peigne en argent. Dès qu’elles la virent, toutes les sœurs reprirent leur place.
Trois hommes armés suivaient les deux femmes. Étrange, ça. Extraordinaire, même, quand les propos devaient être gardés secrets. Pourtant, au début, Romanda n’accorda pas d’attention aux trois types. Depuis la mort du dernier des siens, bien des années plus tôt, les Champions ne l’intéressaient plus.
Mais une des sœurs vertes poussa un petit cri et Aledrin couina bizarrement. Couina, oui, alors qu’elle suivait des yeux les Champions. Ce devait être lié à leur identité, pas seulement à leur présence.
Romanda regarda mieux… et manqua couiner elle aussi. Ces hommes étaient très différents, se ressemblant uniquement dans la mesure où un lion ressemble à un léopard. Mais l’un d’eux, jeune et joli garçon, le teint hâlé et les cheveux tressés ornés de perles, attirait particulièrement l’attention. Tout de noir vêtu, il arborait deux insignes sur le col montant de sa veste. Une épée d’argent et… une créature reptilienne rouge et argent dotée d’une crinière.
Romanda avait entendu assez de descriptions pour reconnaître un Asha’man – lié à une sœur, de toute évidence.
Malind sauta de son estrade et s’enfuit à toutes jambes. Enfin, elle ne pouvait pas avoir peur ? Encore que… Romanda elle-même se sentait vaguement mal, même si elle ne l’aurait reconnu pour rien au monde.
— Tu n’es pas des nôtres, dit Janya à la visiteuse, prenant la parole alors qu’elle n’aurait pas dû, comme toujours. Faut-il conclure que tu n’es pas là pour rallier notre cause ?
— Une bonne conclusion, oui, répondit la sœur verte avec un fort accent du Tarabon. Je me nomme Merise Haindehl, et il ne me viendrait pas à l’idée de me joindre à des sœurs qui combattent d’autres sœurs alors que le sort du monde est dans la balance. Notre ennemi, c’est le Ténébreux, pas des femmes qui portent le châle comme nous.
Des murmures coururent sous le dôme de silence. Certains hostiles, estima Romanda, et d’autres… honteux.
— Si tu nous désapprouves, continua Janya, comme si elle avait le droit de parler avant Romanda, pourquoi venir avec une proposition ?
— Parce que le Dragon Réincarné s’est adressé à Cadsuane, qui m’a chargée de la mission.
Le Dragon Réincarné ? Dans le Hall, la tension devint palpable, mais Merise continua comme si elle ne s’en souciait pas.
— Pour tout dire, ce n’est pas ma proposition. Jahar, parle, je t’en prie.
Le jeune homme hâlé avança. Quand il la dépassa, Merise lui tapota l’épaule pour l’encourager.
Romanda en conçut un réel respect pour la sœur verte. Se lier à un Asha’man était déjà un exploit. Pour agir avec l’un d’eux comme si c’était un chien de chasse, il fallait un sacré courage. Une assurance que Romanda elle-même n’était pas sûre de posséder.
Le jeune homme se campa au centre du pavillon, les yeux rivés sur l’étole de la Chaire d’Amyrlin. Puis il se tourna pour faire face aux représentantes et les défia du regard.
Lui non plus n’avait pas peur, comprit Romanda. Lié à une Aes Sedai, seul au milieu d’autres sœurs, il n’éprouvait même pas d’inquiétude – ou peut-être seulement une ombre, qu’il contrôlait sans peine.
— Où est Egwene al’Vere ? demanda-t-il. J’ai ordre de parler devant elle.
— Du calme, Jahar, murmura Merise.
Le jeune homme rosit un peu.
— Notre Mère n’est pas disponible pour le moment, dit Romanda. Parle-nous, et nous lui rapporterons tes propos dès que ce sera possible. Cette proposition vient du Dragon Réincarné ?
Et de Cadsuane… Mais savoir ce que faisait cette femme aux côtés du Dragon était pour l’instant secondaire.
Au lieu de répondre, Jahar se tourna vers Merise :
— Un homme vient de tenter une intrusion. À moins que ce soit la Rejetée qui a tué Eben…
— Il a raison, dit Aledrin, troublée. En tout cas, une force a touché mon tissage, et ce n’était pas du saidar.
— Ce Champion canalise le Pouvoir ? s’écria une des représentantes, incrédule.
Plusieurs autres s’agitèrent sur leur siège, l’aura du saidar les enveloppant soudain.
Delana se leva d’un bond.
— J’ai besoin de prendre l’air, lâcha-t-elle en foudroyant Jahar du regard.
Comme si elle avait envie de lui sauter à la gorge.
— Il n’y a aucune raison de s’inquiéter, dit Romanda, alors qu’elle n’en savait rien.
Drapée dans son châle, Delana sortit du pavillon. En entrant, Malind la croisa – même chose pour Nacelle, une grande et mince femme originaire du Malkier. Une des rares qui restaient à la tour… Après la défaite de leur pays contre les Ténèbres, beaucoup de femmes étaient mortes à cause de plans de vengeance absurdes. Depuis, on les remplaçait au compte-gouttes. De notoriété publique, Nacelle n’était pas une géante intellectuelle. Mais ce qu’il fallait aux sœurs vertes, c’était du courage, pas de l’intelligence.
— Cette session est secrète, Malind, dit sèchement Romanda.
— Nacelle a besoin de quelques instants, répondit Malind en se frottant nerveusement les mains.
Comble d’agacement, elle ne crut même pas bon de regarder Romanda pour obtenir son accord.
— C’est sa première occasion d’essayer un nouveau tissage. Allez, Nacelle, lance-toi !
L’aura du saidar apparut autour de la sœur verte. Quel outrage ! Sans demander la permission, ni présenter le tissage en question… Alors que les lois étaient très strictes sur l’usage du Pouvoir dans le Hall.
Invoquant les cinq Pouvoirs, Nacelle tissa autour de l’Asha’man une structure semblable à celle qu’on utilisait pour détecter des résidus de Pouvoir – une invocation que Romanda maîtrisait assez bien.
— Il canalise…, souffla Nacelle, ses yeux bleus écarquillés. Au moins, il est connecté au saidin.
Romanda sentit son front se plisser. Même Lelaine tressaillit. En principe, localiser un homme capable de canaliser consistait à repérer des résidus de son tissage, puis à remonter lentement la piste jusqu’au coupable. En tout cas, il en allait ainsi, jusque-là.
Une révolution ! Enfin, plus maintenant, puisque les hommes capables de canaliser se vêtaient de noir et s’affichaient ouvertement. Cela dit, le tissage de Nacelle les priverait de l’avantage qu’ils avaient depuis toujours sur les Aes Sedai.
Jahar sembla s’en moquer éperdument. Très sûr de lui, il eut comme un rictus.
— Tu peux dire ce qu’il tisse ? demanda Romanda.
Hélas, Nacelle secoua la tête.
— J’ai cru pouvoir le faire, mais je me suis trompée… Cela dit… Toi, l’Asha’man, dirige un flux vers une des représentantes. Rien de dangereux, et sans la toucher.
Les poings plaqués sur les hanches, Merise foudroya Nacelle du regard. Cette pimbêche n’avait-elle pas remarqué qu’elle s’adressait à un de ses Champions ? Lui donner un ordre, comme ça…
Le regard plein de défi, Jahar ouvrit la bouche.
— Fais-le, dit Merise. Nacelle, il est à moi, mais je… te le prête. Une fois.
Nacelle s’empourpra. À l’évidence, elle n’avait pas fait le rapprochement.
Jahar garda le même air arrogant, mais il dut obéir, car Nacelle tapa dans ses mains et éclata de rire.
— Saroiya ! s’exclama-t-elle. Tu as dirigé ton flux sur cette sœur blanche, la Domani. Je me trompe ?
Malgré sa peau cuivrée, Saroiya blêmit, s’enveloppa de son châle et recula sur son siège. Impressionnée, Aledrin l’imita.
— Réponds-lui, Jahar, dit Merise. Il est têtu, mais c’est un bon garçon.
— Oui, j’ai visé la Domani blanche, lâcha Jahar à contrecœur.
Saroiya frémit comme si elle allait s’évanouir.
— Un filament d’Esprit, seulement, fit Jahar, méprisant. Et il s’est déjà dissipé.
Saroiya se rembrunit. De colère ou de honte, nul n’aurait pu le dire.
— Une découverte remarquable, dit Lelaine. Nacelle, je suis sûre que Merise te laissera conduire d’autres expériences, mais nous avons du pain sur la planche. Je suppose que tu es d’accord avec moi, Romanda.
Romanda eut un mal de chien à ne pas foudroyer du regard sa rivale, qui dépassait les bornes bien trop souvent.
— Si ta démonstration est terminée, dit-elle à Nacelle, tu peux te retirer.
Se doutant à l’expression de Merise qu’il n’y aurait pas d’autre expérience, Nacelle hésita. En tant que sœur verte, elle aurait dû se montrer plus diplomate avec le Champion d’une autre sœur, mais c’était trop tard. N’ayant pas de meilleur choix, elle se détourna et sortit.
— Alors, cette proposition, mon garçon ? demanda Romanda quand Nacelle fut hors du dôme de silence.
— La voici, fit l’Asha’man. Toute sœur fidèle à Egwene al’Vere pourra se lier à un Asha’man – jusqu’à concurrence de quarante-sept hommes. Vous ne pourrez pas demander le Dragon lui-même, ni un porteur de l’insigne rouge et or. Mais aucun Soldat ni Dédié ne pourra refuser.
Romanda en eut le souffle coupé.
— C’est de nature à nous satisfaire, non ? lança Lelaine.
Cette garce savait tout depuis le début, bien entendu.
— Je le reconnais, souffla Romanda.
Avec quarante-sept Asha’man en renfort, la taille de leurs cercles n’aurait plus de limites. On pouvait même en envisager un qui les unirait toutes. Et s’il y avait des limites, il resterait à les découvrir.
Faiselle se leva, comme si c’était une session classique.
— Ça doit être débattu, dit-elle. Je demande une session officielle.
— Je n’en vois pas l’utilité, lâcha Romanda sans se lever. C’est très supérieur à l’accord antérieur.
Inutile d’en dire trop long devant Jahar. Ou même Merise. Quel était son lien avec le Dragon Réincarné ? Appartenait-elle au groupe de sœurs qui, disait-on, lui avait juré allégeance ?
Avant que Romanda ait achevé sa phrase, Saroiya bondit sur ses pieds.
— Il y a aussi la question des pactes, pour s’assurer que nous ayons les commandes. Sur ce point, il n’y a pas encore d’accord.
— Un lien de Champion, fit sèchement Lyrelle, rendra caducs tous les autres pactes.
Faiselle se leva aussi et cria en même temps que Saroiya :
— La souillure…
Les deux sœurs s’interrompirent, se défiant du regard.
— Le saidin est purifié, annonça Jahar bien qu’on ne lui ait rien demandé.
Si elle le ramenait un jour devant le Hall, Merise devrait avoir formé sérieusement ce gamin.
— Purifié ? ricana Saroiya.
— Il est souillé depuis plus de trois mille ans, dit Faiselle. Comment peut-il être « propre » ?
— Du calme ! cria Romanda. Et un peu d’ordre !
Elle riva un regard noir sur Saroiya et Faiselle jusqu’à ce qu’elles daignent se rasseoir. Puis elle se tourna vers Merise :
— Dois-je déduire que tu es liée à cet homme ?
La sœur verte hocha la tête. Détestant les femmes qui l’entouraient, elle entendait ne pas lâcher un mot de plus que nécessaire.
— Peux-tu confirmer que le saidin est purifié ?
Merise n’hésita pas une seconde.
— Oui. Mais pour en être convaincue, il faut du temps. La moitié masculine du Pouvoir est plus… différente que vous l’imaginez toutes. Ce n’est pas la puissance inexorable et pourtant douce du saidar, mais un océan de feu et de glace balayé par une tempête. Pourtant, je suis catégorique : la souillure a disparu.
Romanda lâcha un long soupir. Un miracle pour compenser une partie des horreurs…
— Nous ne sommes pas en session officielle, mais je pose quand même la question. Qui veut se lever pour accepter cette offre ?
Avant d’avoir prononcé son dernier mot, Romanda sentit ses jambes la propulser vers le haut. Mais elle fut moins rapide que Lelaine, elle-même battue sur le fil par Janya.
En un clin d’œil, toutes les représentantes furent debout, sauf Saroiya et Faiselle.
Hors du dôme de silence, des sœurs échangeaient des pronostics sur ce qui venait d’être voté.
— Le petit consensus étant atteint, l’offre d’un lien avec quarante-sept Asha’man est acceptée.
Les épaules de Saroiya s’affaissèrent et Faiselle soupira de dépit.
Au nom de l’unité, Romanda demanda le grand consensus, mais elle ne fut pas étonnée quand les deux sœurs rétives restèrent obstinément assises. Depuis le début, elles étaient opposées à tout rapprochement avec les Asha’man. Contre toutes les lois et les coutumes, elles avaient fait de l’obstruction avant même qu’une décision soit prise. Quoi qu’il en soit, l’affaire était entendue, et sans qu’il y ait besoin d’une alliance temporaire. Un lien durait toute la vie, donc, c’était une solution supérieure à tous les pactes ou conventions. Sans compter qu’une alliance aurait impliqué bien trop d’égalité entre les unes et les autres…
— Quarante-sept, fit Janya. Un nombre étrange… Merise, puis-je interroger ton Champion ? (La sœur verte acquiesça.) Merci beaucoup… Jahar, comment le Dragon Réincarné en est-il arrivé à ce nombre ?
Une très bonne question, trouva Romanda. Euphorique parce que l’affaire se concluait sans qu’il y ait besoin de s’engager dans un partenariat, elle avait négligé ce point.
Jahar se redressa, sur la défensive comme s’il avait prévu le coup – sans brûler d’envie de répondre. Cela dit, son visage ne trahissait aucun trouble.
— Cinquante et une sœurs ont été liées par des Asha’man, et quatre d’entre nous sont déjà des Champions. Quarante-sept, ça permet d’égaliser les forces. À l’origine, nous étions cinq Champions, mais Eben Hopwil est mort en défendant son Aes Sedai. N’oubliez jamais son nom !
Les représentantes en restèrent muettes. Cinquante et un liens établis dans l’autre sens ? Une abomination !
— Tiens-toi bien, Jahar, grogna Merise. Je ne te le redirai pas.
Oublieux du protocole, le jeune homme se tourna vers la sœur verte :
— Merise, il faut qu’elles sachent. Il le faut !
Faisant de nouveau face aux représentantes, Jahar les défia du regard. Des étincelles dans les yeux, il n’avait peur de rien. Mais il était furieux depuis le début, et ça n’avait pas changé.
— Eben formait un cercle avec Beldeine et Daigian, son Aes Sedai. Quand ils se sont retrouvés face à une Rejetée, tout ce qu’il put faire, ce fut de crier « elle canalise le saidin » puis d’attaquer avec son épée. Malgré les blessures que lui infligea la Rejetée, il réussit à s’accrocher à la vie, sans lâcher le saidin, jusqu’à ce que Daigian ait pu chasser leur adversaire. Alors, souvenez-vous de son nom ! Eben Hopwil a défendu son Aes Sedai alors que n’importe qui, à sa place, se serait abandonné à la mort.
Après cette tirade, il y eut un long silence finalement brisé par Escaralde :
— Nous ne l’oublierons pas, Jahar… Mais comment cinquante et une sœurs ont-elles pu être liées à des Asha’man ?
Elle se pencha en avant, comme si Jahar allait lui répondre d’un ton aussi bas que le sien.
Le jeune homme haussa les épaules, sa rage toujours présente. Qu’en avait-il à faire, des sœurs liées aux Asha’man ?
— Elaida les a envoyées pour nous détruire. Selon un ordre du Dragon Réincarné, aucune sœur ne doit être maltraitée si elle ne nous a pas déjà nui. Taim a donc décidé de capturer et de lier ces Aes Sedai avant qu’elles aient pu nous attaquer.
Des partisanes d’Elaida… Est-ce que ça faisait une différence ? Un peu, oui… Mais chaque sœur dominée par un Asha’man remettait sur le tapis la question de l’égalité entre les Aes Sedai et les hommes en noir, et ça, c’était intolérable.
— Merise, j’ai une autre question pour Jahar, dit Moria. (Elle attendit que la sœur verte ait acquiescé.) Par deux fois, tu as parlé comme si une femme pouvait canaliser le saidin. Pourquoi ? En réalité, c’est impossible !
Des murmures approbateurs coururent parmi les représentantes.
— Impossible ou pas, elle l’a fait… Daigian nous a rapporté les propos d’Eben. Pendant que la Rejetée canalisait, elle n’a rien détecté du tout. Donc, il s’agissait bien de saidin.
Soudain, une alarme retentit dans la tête de Romanda, et elle se rappela où elle avait entendu le nom de Cabriana Mecandes.
— Il faut faire arrêter Delana et Halima sur-le-champ ! lança-t-elle.
Elle dut fournir des explications, bien entendu. La Chaire d’Amyrlin elle-même ne pouvait pas ordonner une arrestation arbitraire.
Deux sœurs, anciennement très proches de Cabriana Mecandes, avaient été tuées avec le saidin. Et il existait une Rejetée capable de manier la moitié masculine du Pouvoir…
Les représentantes restèrent sceptiques, surtout Lelaine, jusqu’à ce que tombe le verdict : impossible de mettre la main sur Delana et Halima. En revanche, on les avait vues se diriger vers un site de Voyage, l’Aes Sedai et sa dame de compagnie, chargées comme des baudets, se traînant derrière la « secrétaire ». Depuis, il n’y avait plus trace d’elles.