Depuis le début, Egwene savait que son étrange captivité serait pénible. Pourtant, elle avait cru qu’accueillir la douleur, à la manière des Aiels, serait la partie la plus facile. Quand elle avait dû s’acquitter de son toh auprès des Matriarches – pour avoir menti – n’avait-elle pas été frappée par chacune de ces femmes ? En conséquence, elle ne manquait pas d’expérience.
Mais accueillir la douleur, ça ne signifiait pas seulement l’accepter au lieu de la combattre. Il fallait la prendre en soi, et l’embrasser comme une part de son être. Selon Aviendha, au zénith de la souffrance, on devait rester capable de sourire, de rire ou de chanter. Et ce n’était pas facile du tout.
Le premier matin, avant l’aube, dans le bureau de Silviana, elle fit de son mieux pendant que la Maîtresse des Novices martelait ses fesses nues de coups de savate – un modèle avec une semelle très dure. Elle ne tenta pas de ravaler ses sanglots, puis ses cris inhumains. Quand ses jambes voulurent battre dans le vide, elle ne les en empêcha pas, jusqu’à ce que Silviana les coince sous une des siennes – non sans peine, parce que sa jupe l’entravait. Après, Egwene permit à ses doigts de pied de frapper le sol pendant que sa tête oscillait follement de gauche à droite. De toutes ses forces, elle essaya d’attirer la souffrance en elle, de l’aspirer comme de l’air. La douleur, c’était une part de la vie, au même titre que la respiration. En tout cas, selon la vision du monde des Aiels.
Peut-être, mais qu’est-ce que ça faisait mal !
Quand elle put enfin se relever, après une petite éternité, elle fit la grimace lorsque son jupon et sa robe entrèrent en contact avec sa chair à vif. La laine blanche semblait peser du plomb…
Là aussi, elle tenta d’accepter la sensation cuisante. Mais ça se révéla difficile. Terriblement, même. Pourtant, il lui sembla que ses sanglots s’arrêtaient vite, et sans qu’elle doive fournir d’effort de volonté. Pareillement, ses larmes furent rapidement taries.
Sans se tordre les mains de douleur ni pleurnicher, elle se regarda dans le miroir mural à la dorure écaillée. Au fil des années, combien de milliers de femmes s’étaient contemplées ainsi ? Après une séance de rééducation, il était obligatoire de se regarder et de réfléchir aux motifs de sa punition. Mais Egwene détourna ce rituel. En étudiant son visage, rouge pivoine, elle vit surtout un calme évident. Malgré la souffrance, sur son postérieur, elle se sentait très… composée. Une petite chanson, peut-être ? Non, il ne valait mieux pas. Sortant un mouchoir de sa manche, elle entreprit de s’essuyer les joues.
Silviana l’observa, l’air ravie, puis rangea la savate dans un tiroir de la commode.
— Je crois avoir retenu ton attention dès le début… Sinon, j’aurais frappé plus fort. (Elle tapota distraitement son chignon.) À mon avis, je ne te reverrai pas de sitôt. Peut-être aimeras-tu savoir que j’ai posé des questions, comme tu le demandais. Melare aussi en pose. La femme est bien Leane Sharif, même si j’ignore comment elle est arrivée là…
Silviana secoua la tête, tira la chaise placée derrière son bureau et s’assit.
— Elle s’inquiétait plus pour toi que pour elle. Pendant ton temps libre, tu pourras lui rendre visite. Si tu en as, du temps libre… Je donnerai des instructions. Elle est dans une cellule ouverte. À présent, tu devrais filer, si tu veux avaler quelque chose avant ton premier cours.
— Merci, dit Egwene en se tournant vers la porte.
Silviana lâcha un gros soupir.
— Pas de révérence, mon enfant ?
Après avoir trempé sa plume dans son encrier à support d’argent, elle écrivit quelques mots dans le registre des punitions.
— Je te reverrai à midi… Tes deux premiers repas à la tour, tu les prendras sans t’asseoir, j’en ai peur.
Egwene aurait pu en rester là. Mais pendant la nuit, alors qu’elle attendait que les représentantes soient réunies dans le Hall du Monde des Rêves, elle avait arrêté une stratégie. Elle devait combattre, certes, mais en faisant mine de capituler. Jusqu’à une certaine limite, en tout cas. Fixée par elle-même, bien entendu. Refuser tous les ordres l’aurait fait passer pour une folle furieuse – avec une probable incarcération qui l’aurait rendue inutile –, mais elle se cabrerait dès qu’on s’en prendrait à sa dignité. Sinon, elle finirait par craquer. Pour résumer, elle devait empêcher ses ennemies de lui faire oublier qui elle était.
— La Chaire d’Amyrlin ne s’incline devant personne, dit-elle, très calme.
La réaction de Silviana ne se fit pas attendre, comme c’était prévisible.
— Je te verrai avant le dîner, également… (Elle écrivit de nouveau dans son registre.) Je te conseille de partir sans ajouter un mot, si tu ne veux pas passer la journée pliée en deux sur mes genoux.
Egwene sortit en silence – sans s’incliner. Un vrai numéro de funambule, sur un fil tendu au-dessus d’un abîme. Mais il n’y avait pas d’autre solution.
De manière assez surprenante, Alviarin faisait les cent pas dans le couloir. Enveloppée dans son châle blanc, elle tentait de se réchauffer, les bras enroulés autour du torse. Pour l’heure, elle fixait quelque chose dans le lointain.
Egwene savait qu’Alviarin n’était plus la Gardienne d’Elaida. Sur les raisons de sa disgrâce, elle ignorait tout. Espionner en Tel’aran’rhiod ne permettait pas de glaner des informations précises, parce que cet univers n’était qu’un reflet brouillé du monde réel.
Alviarin avait dû l’entendre crier… Bizarrement, Egwene n’en éprouva pas de honte. À sa façon, elle livrait une bataille, et durant une guerre, on récoltait des blessures.
La sœur blanche en principe glaciale semblait un peu plus « chaude » que d’habitude. À dire vrai, on aurait même pu la croire nerveuse, avec ses yeux brillants et ses lèvres légèrement écartées.
Egwene ne se fendit pas d’une révérence. Contre toute attente, Alviarin se contenta de la foudroyer du regard avant d’entrer dans le bureau de Silviana.
Une sacrée bonne stratégie, donc…
Un peu plus loin dans le couloir, deux sœurs rouges observaient de loin. L’une au visage rond, l’autre mince comme une liane, elles exposaient agressivement les franges de leur châle.
Pas les mêmes sœurs qu’au réveil d’Egwene… Cela dit, elles n’étaient pas là par hasard. Des geôlières ? Non, pas exactement, mais pas le contraire non plus.
Egwene continua sa grève de la révérence. Chez ces femmes-là, elle n’obtint aucune réaction.
Après dix pas dans le couloir, elle entendit des cris de douleur monter du maudit bureau. Ainsi, Alviarin aussi était « en main » ? En s’en sortant très mal, si elle criait si fort après quelques minutes. Sauf si elle entendait aussi accueillir la douleur, ce qui semblait très improbable.
Mais pourquoi Alviarin était-elle punie si durement – si ce n’était pas une pénitence volontaire ?
En temps de guerre, un général disposait d’espions et d’éclaireurs. Egwene ne pouvait compter que sur elle-même et le peu qu’elle glanait dans le Monde des Rêves. Dans sa position, le moindre fragment d’information pouvait être utile. Donc, elle ne devait pas cesser de fouiner…
Retard au petit déjeuner ou non, elle retourna dans sa cellule de novice et prit le temps de se débarbouiller et de se peigner. Rangé dans sa bourse, son peigne était un des rares objets personnels qu’on lui avait laissés. Pendant la nuit, ses vêtements avaient disparu, remplacés par une robe blanche. Cela dit, les autres robes blanches qui pendaient dans l’armoire étaient les siennes. Rangées proprement lorsqu’elle avait atteint le grade d’Acceptée, elles portaient toujours son nom, brodé sur une petite étiquette cousue dans l’ourlet. La tour ne gaspillait jamais rien. Qui pouvait dire quand une nouvelle novice aurait besoin d’une garde-robe ?
Avoir uniquement des tenues blanches à sa disposition ne faisait pas d’Egwene une novice. Quoi que puissent espérer Elaida et ses âmes damnées…
Quand toute rougeur eut disparu de ses joues, sa sérénité intérieure se reflétant sur son visage, Egwene sortit de sa cellule. Lorsqu’on disposait de peu d’armes, l’apparence pouvait en être une.
Les deux sœurs rouges étaient là, prêtes à la suivre comme son ombre.
Le réfectoire des novices se trouvait au premier niveau et jouxtait les cuisines principales. Très grande salle aux murs blancs, c’était un lieu ordinaire, même si les dalles du sol reprenaient les sept couleurs des Ajah. Chacune des nombreuses tables munies de bancs pouvait accueillir entre six et huit convives.
Une centaine au moins de filles en robe blanche prenaient leur petit déjeuner en bavardant. Elaida devait se rengorger. Depuis des décennies, la tour n’avait plus compté autant de novices. De toute évidence, le schisme avait généré des vocations.
Egwene ne fut pas impressionnée. Ces femmes remplissaient le réfectoire à demi, seulement, et il y en avait un autre plus haut, fermé depuis des siècles. Quand elle aurait conquis la Tour Blanche, les secondes cuisines seraient rouvertes et il y aurait toujours besoin de plusieurs services. Une situation inédite depuis les guerres des Trollocs.
Dès qu’Egwene fut entrée, Nicola la repéra – apparemment, elle l’attendait –, et gratifia d’un coup de coude les novices qui la flanquaient. Par vagues, le silence s’abattit sur les tables et toutes les têtes se tournèrent vers la prisonnière tandis qu’elle remontait l’allée centrale sans regarder à droite ni à gauche.
À mi-chemin de l’entrée des cuisines, une petite et mince novice aux longs cheveux noirs fit un croc-en-jambe à Egwene. Manquant s’étaler, celle-ci reprit très vite son calme et sa dignité. Une autre escarmouche…
La novice coupable avait le teint pâle d’une Cairhienienne. De si près, Egwene sentit qu’elle était prête pour l’épreuve d’Acceptée, sauf si elle avait des lacunes cachées. Mais pour les détecter, il n’y avait pas plus perspicace que la tour.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Egwene.
— Alvistere, répondit la novice, son accent confirmant son apparence. Pourquoi veux-tu le savoir ? Pour te plaindre à Silviana ? Peine perdue, ça… Toutes les filles jureront qu’il ne s’est rien passé.
— C’est une honte, Alvistere. Tu veux devenir une Aes Sedai, donc renoncer au mensonge, mais tu pousses les autres à mentir pour toi. Ne vois-tu pas que c’est illogique ?
Alvistere s’empourpra de colère.
— Qui es-tu pour me faire un sermon ?
— La Chaire d’Amyrlin… Prisonnière, certes, mais ça ne change rien.
Alvistere écarquilla les yeux. Tandis qu’Egwene marchait vers les cuisines, des murmures coururent de table en table. Personne ici n’aurait cru qu’elle continuerait à revendiquer le titre alors qu’elle portait du blanc et vivait dans le quartier des novices.
Egwene avait tenu à les détromper au plus tôt.
Dans les grandes cuisines, les broches, à cette heure, ne tournaient pas dans les multiples cheminées. Cela dit, les poêles et les fours dégageaient tellement de chaleur qu’Egwene, si elle n’avait pas su comment éviter ça, aurait transpiré à grosses gouttes. En ces lieux, elle avait travaillé plus d’une fois, et nul doute qu’elle recommencerait.
Deux autres réfectoires jouxtaient la grande salle : celui des Acceptées et celui des Aes Sedai. La Maîtresse des Cuisines, Laras, suait sang et eau dans son tablier blanc immaculé où on aurait pu tailler trois robes de novices. Sa louche brandie comme un sceptre, elle dirigeait un régiment de cuisinières, d’aides-cuisinières et de filles de cuisine. Excité, son personnel la servait comme il eût servi une reine. Voire mieux. Peu de reines caressaient l’échine de leurs sujets à coups de louche pour les faire trimer plus vite.
Une bonne partie de la nourriture sortait des cuisines sur des plateaux d’argent ou de bois sculpté portés par des servantes anxieuses de satisfaire les exigences des sœurs. Il ne s’agissait pas de simples filles de cuisine, avec la Flamme de Tar Valon sur la poitrine, mais de servantes dédiées aux sœurs, en livrée bien coupée et même parfois ornée de broderies, dont une bonne partie feraient le long chemin jusqu’aux quartiers des Ajah.
Toute sœur pouvait manger dans sa chambre, si elle le désirait. Cela dit, il fallait canaliser pour réchauffer les plats…
En règle générale, les Aes Sedai préféraient se restaurer dans la salle à manger d’honneur. En tout cas, par le passé. La longue procession de femmes lestées d’un plateau confirmait que la Tour Blanche se lézardait de l’intérieur.
Ce spectacle aurait dû ravir la seconde Chaire d’Amyrlin. Elaida se tenait sur un piédestal… qui menaçait de s’écrouler sous elle. Mais la Tour Blanche était le foyer d’Egwene. Face au désastre, elle avait simplement le cœur serré.
Et envie de souffleter Elaida ! Pour ses forfaits, depuis qu’elle détenait l’étole et le sceptre, cette femme méritait cent fois d’être renversée.
Laras dévisagea longuement Egwene, hocha la tête en faisant osciller ses multiples mentons, puis se détourna pour brandir sa louche sous le nez d’une aide-cuisinière dont elle supervisait le travail.
Jadis, Laras avait aidé Siuan et Leane à s’enfuir. La preuve qu’elle ne portait pas Elaida dans son cœur. S’engagerait-elle pour quelqu’un d’autre ? Pour l’instant, elle s’efforçait surtout de ne plus regarder dans la direction d’Egwene.
Une aide-cuisinière qui ne la distinguait sûrement pas des autres novices tendit à Egwene un plateau lesté d’une tasse d’infusion fumante et d’une grande assiette de pain, d’olives et de fromage – une variété à pâte dure, qui s’émiettait un peu.
Son petit déjeuner récupéré, Egwene retourna dans le réfectoire.
Le silence y tomba de nouveau et tous les regards se rivèrent sur elle. Bien entendu, toutes les femmes savaient qu’elle sortait du bureau de la Maîtresse des Novices. Allait-elle se restaurer debout ?
Bien qu’elle eût envie de s’asseoir… sur des œufs, Egwene s’installa tout à fait normalement. Une catastrophe pour son pauvre postérieur. Pas une torture, comme un peu plus tôt, mais une épreuve assez rude pour qu’elle se tortille un peu avant de reprendre le contrôle de ses mouvements. Bizarrement, elle n’éprouvait aucun désir de faire la grimace. Se lever, oui, mais rien d’autre ! La souffrance, elle l’acceptait sans combattre. Mieux, elle tentait de l’accueillir à bras ouverts. Mais sur ce point, elle avait encore des progrès à faire.
Quand elle rompit son pain, Egwene s’avisa que les charançons régnaient aussi en maîtres ici. Dans la salle, les bavardages reprirent – à voix basse, parce que les novices devaient rester discrètes en toutes circonstances.
À la table de la prisonnière, il en alla comme partout ailleurs, mais personne ne tenta de l’inclure dans la conversation. Pas de quoi se plaindre, en réalité. Egwene n’était pas là pour se faire des amies, et encore moins pour que les novices la cooptent. Son objectif était bien différent.
Son repas fini, elle rapporta le plateau aux cuisines puis sortit au milieu d’un flot de novices. Dans le couloir, un autre duo de sœurs rouges l’attendait. Egwene reconnut Katerine Alruddin, en robe grise à rayures rouges, ses cheveux aile-de-corbeau cascadant jusqu’à sa taille et son châle drapé sur les avant-bras.
— Bois ça, dit-elle en tendant un gobelet en étain à Egwene. Jusqu’à la dernière goutte !
L’autre sœur rouge, la peau noire et le visage carré, tira sur son châle et fit la grimace. À l’évidence, elle détestait jouer les servantes, même par association. Ou manifestait-elle son dégoût pour le contenu du gobelet ?
Egwene ravala un soupir et but. L’infusion de fourche-racine, assez claire, avait un goût d’eau amère relevé d’un rien de menthe. Peu après son réveil, Egwene avait eu droit à sa première dose, servie par des sœurs rouges pressées de laisser se dissiper le bouclier qui l’enveloppait pour retourner à leurs occupations.
Katerine avait laissé passer l’heure de peu. Mais même sans le breuvage, Egwene n’aurait pas pu canaliser avec la puissance requise pour que ce soit utile.
— Je ne veux pas être en retard pour mon premier cours, dit-elle en rendant le gobelet à Katerine.
L’air étonnée que tout se passe si bien, la sœur rouge le prit. Avant qu’elle ait le temps de faire une réflexion, ou d’exiger une révérence, Egwene emboîta le pas aux autres novices et s’éclipsa.
Le premier cours, donné dans une salle sans fenêtres où dix novices occupaient des bancs prévus pour une trentaine, au minimum, fut le désastre qu’anticipait Egwene. Pas pour elle, même si elle risquait d’en subir les conséquences.
Idrelle Menford, la formatrice, était déjà une Acceptée lors de l’arrivée d’Egwene à la Tour Blanche. Mince, les yeux très durs, elle portait toujours la robe blanche ornée des sept couleurs aux poignets et à l’ourlet.
Sans ménager son postérieur, Egwene prit place au bout d’un banc. La douleur, constata-t-elle, s’estompait un peu.
Embrasse la souffrance…
Perchée sur une petite estrade, face au banc, Idrelle au long nez ne cacha pas sa satisfaction de revoir Egwene en tenue de novice. De joie, elle en parut moins renfrognée – un jour à marquer d’une pierre blanche.
— Vous êtes toutes bien au-delà des simples boules de feu, dit-elle aux élèves, mais voyons de quoi est capable notre « nouvelle ». Elle a toujours eu une très haute opinion d’elle-même, il faut le savoir.
Plusieurs novices gloussèrent stupidement.
— Tisse une boule de feu, Egwene. Allez, mon enfant !
Une boule de feu ? Un des premiers tissages qu’apprenaient les novices. Où voulait en venir Idrelle ?
S’unissant à la Source, Egwene se laissa envahir par un flot de saidar. Enfin, un filet, plutôt, à cause de la fourche-racine. Quoi qu’il en soit, il s’agissait de Pouvoir, et l’effet fut le même que d’habitude. Exaltée, Egwene eut soudain une conscience décuplée de son propre corps et de tout ce qui l’entourait. Dans le processus, ses fesses lui refirent mal comme si elle venait de sortir du bureau de Silviana, mais elle ne se tortilla pas sur son banc.
Aspire la douleur…
Egwene sentit l’odeur de savon qui émanait des novices, après les ablutions du matin. Sur le front d’Idrelle, elle vit pulser une petite veine. Si elle s’était écoutée, elle aurait frictionné les oreilles de la sœur avec un flux d’Air – mais en l’état actuel des choses, Idrelle s’en serait à peine aperçue.
Docile, elle tissa un mélange de Feu et d’Air pour générer une petite boule de feu vert qui lévita devant elle. Une boulette, plutôt, presque transparente.
— Très bien, ironisa Idrelle.
Compris ! Elle avait voulu montrer aux novices la faiblesse de leur nouvelle condisciple.
— Coupe-toi de la Source, ordonna-t-elle. À présent, vous toutes…
Egwene ajouta une boule bleue, une blanche, une marron et une grise, puis les fit tournoyer dans l’air.
— Coupe-toi de la Source ! répéta Idrelle.
Une boule jaune vint se joindre aux autres. Puis une rouge. Aussitôt après, Egwene entoura les boules de plusieurs anneaux de feu concentriques. Le rouge arriva en premier, parce qu’il devait être le plus petit, puis les autres suivirent, le vert survenant à la fin – le plus grand et le plus beau de tous.
Si Egwene avait pu choisir un Ajah, ç’aurait été celui-là.
Sept anneaux de feu se mirent à tourner – un dans le sens des aiguilles d’une horloge, l’autre dans la direction inverse, et ainsi de suite – autour des sept boules engagées dans un ballet sophistiqué.
Si pâlichons que soient les tissages, produire quatorze flux en même temps n’était pas banal. Mais jongler avec le Pouvoir, ça, c’était un véritable exploit.
— Arrête ! cria Idrelle. Stop !
L’aura du saidar enveloppa la formatrice, et une lanière d’Air s’abattit dans le dos d’Egwene.
— Je t’ai dit d’arrêter !
La lanière frappa de nouveau. Encore et encore !
Très calme, Egwene continua à générer son manège de couleurs. Après les coups de Silviana, ceux d’Idrelle étaient très faciles à encaisser. Voire à accueillir.
Songeuse, Egwene se demanda si elle serait un jour capable de sourire pendant qu’on la tabassait.
Les deux sœurs rouges apparurent dans l’encadrement de la porte.
— Que se passe-t-il ? demanda Katerine.
Sa compagne écarquilla les yeux quand elle vit la création d’Egwene. Diviser autant ses flux, elle n’en était sans nul doute pas capable.
Quand les deux Aes Sedai entrèrent, toutes les novices se levèrent puis s’inclinèrent. À part Egwene, bien entendu.
— Elle refuse d’arrêter ! s’écria Idrelle, rouge de rage. Je le lui ai ordonné, mais elle s’en fiche !
— Egwene, stop ! cria Katerine.
Egwene attendit que la sœur rouge ouvre de nouveau la bouche. Là, elle lâcha le saidar et se leva enfin.
Katerine ravala ses imprécations et inspira profondément. Sur son visage, on ne voyait pas trace de colère, mais ses yeux étaient en flammes.
— File voir Silviana et dis-lui que tu as perturbé une classe et désobéi à ta formatrice. Exécution !
Après avoir pris le temps de tirer sur sa jupe – quand elle finissait par obéir, elle ne devait pas se hâter –, Egwene se glissa entre les deux sœurs rouges et s’engagea à petits pas dans le couloir.
— Je t’ai dit de filer ! siffla Katerine dans son dos.
Un flux d’Air percuta le postérieur encore sensible d’Egwene.
Accepte la douleur…
Un autre coup.
Aspire-la comme de l’air…
Un troisième, assez fort pour faire tituber sa cible.
Embrasse la souffrance…
— Jezrail, cesse de me bloquer ! rugit Katerine.
— Pas question ! répondit l’autre sœur rouge avec un accent tearien prononcé. Tu vas trop loin, Katerine ! Un coup ou deux, d’accord, mais c’est à la Maîtresse des Novices de la punir. Si tu continues, elle ne pourra pas marcher jusqu’au bureau de Silviana.
— D’accord, capitula Katerine, le souffle court. Mais à sa liste de méfaits, elle devra ajouter « offense à une sœur ». Je vérifierai, Egwene ! Ne pense pas pouvoir « oublier ».
Quand la prisonnière déboula dans son bureau, Silviana n’en crut pas ses yeux.
— Encore, et si vite ? Sors la savate de la commode, mon enfant, et dis-moi ce que tu as fait.
Après deux autres cours, et autant de passages dans le maudit bureau – Egwene refusait qu’on se moque d’elle, et si une Acceptée détestait être moins compétente qu’elle, eh bien, qu’elle s’abstienne de lui demander un tissage –, sans compter le rendez-vous prévu à midi, Silviana décida que sa victime bénéficierait d’une guérison chaque matin.
— Sinon, je ne pourrai plus cogner sans te faire saigner. Mais ne va pas croire que je t’ai à la bonne. S’il te faut trois guérisons par jour, je frapperai plus fort, pour compenser. Et si nécessaire, je passerai à la badine ou au fouet. Je te materai, ma fille. Fais-moi confiance sur ce point.
Ces trois cours, avec chaque fois une Acceptée rouge de honte, eurent une autre conséquence. Désormais, Egwene aurait droit à des leçons particulières dispensées par des sœurs – un privilège d’habitude réservé aux Acceptées.
Du coup, elle dut remonter les longs couloirs en spirale qui menaient aux quartiers des Ajah – devant lesquels des sœurs semblaient monter la garde. En réalité, c’était exactement ça. Pour chacun des six groupes encore présents à la cour, les visiteuses d’autres Ajah n’étaient pas bienvenues – un sacré euphémisme.
À vrai dire, Egwene ne vit jamais une sœur « rôder » dans les environs du quartier d’un autre Ajah que le sien.
À part les représentantes, toutes les Aes Sedai se déplaçaient en groupe, leur châle sur les épaules et leurs Champions à la traîne. Mais ça n’avait rien à voir avec la peur compréhensible qui régnait dans le camp. Ici, les Aes Sedai se rassemblaient par Ajah, et quand deux groupes se croisaient, ils se regardaient de travers – quand ils ne se défiaient pas carrément des yeux.
Au plus chaud de l’été, la Tour Blanche était plus glaciale que jamais – avec une fébrilité incroyable dès que deux sœurs d’Ajah différents se rencontraient.
Même les représentantes qu’Egwene reconnut pressaient nerveusement le pas. Les rares qui l’identifièrent la dévisagèrent, mais la plupart se révélèrent trop distraites pour s’apercevoir de sa présence. Représentante de l’Ajah Rouge, Pevara Tazanovni, une jolie femme bien en chair, manqua de peu la faire tomber. Pas question qu’elle s’écarte, même pour une représentante, mais Pevara, simplement, ne l’avait pas vue.
Une autre fois, Doesine Alwain, très élégamment vêtue, mais d’une maigreur de garçon, la bouscula alors qu’elle était en grande conversation avec une autre sœur jaune.
Aucune des deux femmes ne regarda plus d’une seconde la captive, qui regretta de ne pas en savoir plus sur l’identité de la compagne de Doesine.
Egwene connaissait les noms des dix espionnes que Sheriam et les autres avaient infiltrées à la tour pour couper l’herbe sous le pied d’Elaida. Entrer en contact avec elles aurait été précieux ; hélas, elle ignorait à quoi elles ressemblaient. Bien entendu, demander à leur parler aurait attiré l’attention sur elles.
Logiquement, l’une d’entre elles aurait dû l’attirer à l’écart ou lui faire passer un message, mais elle attendit en vain. Sauf si elle parvenait à mettre un visage sur chaque nom, son combat, elle devrait le livrer seule – si on exceptait Leane, bien sûr.
Cette alliée, elle ne la négligeait pas, évidemment ! Dès sa deuxième nuit à la tour, après le dîner et malgré son extrême lassitude, elle était descendue au sous-sol. C’était là que se trouvaient les six cellules où on retenait les femmes capables de canaliser, quand elles n’étaient pas condamnées à l’isolement.
Chaque pièce contenait une cage en fer ajourée qui occupait l’espace du sol au plafond, avec un corridor large de quatre pas autour et des lampes à déflecteur pour fournir assez de lumière.
Dans la cellule de Leane, deux sœurs marron montaient la garde, assises sur des bancs. Un Champion leur tenait compagnie. Large d’épaules, les tempes argentées, cet homme d’une frappante beauté leva les yeux quand Egwene arriva, puis il recommença à passer sa dague sur une pierre à aiguiser.
Egwene reconnut une des deux sœurs. Felaana Bevaine, une jolie blonde dont les cheveux brillaient comme si elle les brossait plusieurs fois par jour. Cessant d’écrire dans un carnet posé sur ses genoux, elle marmonna de sa voix rauque :
— Tiens, te voilà ? Silviana nous a dit que tu peux la voir, mon enfant, mais ne lui donne aucun objet sans le montrer d’abord à Dalevien ou à moi, et ne fais pas de grabuge.
Sur ces mots, Felaana recommença à écrire.
Femme robuste aux cheveux noir grisonnant, Dalevien ne leva à aucun moment les yeux des deux livres, l’un ouvert sur ses genoux, dont elle comparait les textes. L’aura du saidar l’enveloppant, elle maintenait un bouclier autour de Leane. Une fois cette protection tissée, elle n’avait aucune raison de la regarder.
Egwene se précipita, passa les mains à travers les barreaux et saisit celles de Leane.
— Selon Silviana, dit-elle en riant, la tour croit enfin que tu es qui tu dis être, mais je ne m’attendais pas à te voir incarcérée dans un tel luxe !
« Luxe » s’entendait uniquement quand on comparait avec les cellules minuscules et sombres où une sœur croupissait en attendant de passer en jugement. Avec une paillasse en guise de lit, et une couverture quand on avait de la chance. À cette aune, la cage de Leane aurait pu passer pour une chambre de palais. Le lit, par exemple, semblait plus moelleux que ceux des novices. Sur une petite table, trois livres reposaient à côté des restes du dîner. En plus d’un fauteuil à dossier droit muni d’un coussin bleu à pompons, Leane disposait d’un coin toilette – avec des accessoires ébréchés et un miroir plein de bulles – et un paravent la dissimulait lorsqu’elle avait besoin du pot de chambre.
— Oui, je suis très populaire, ici, fit Leane en riant elle aussi.
Malgré sa robe de laine noire ordinaire, tout dans son allure et son comportement évoquait l’image standard d’une Domani séduisante et langoureuse. Quant à sa voix pleine de charme, elle correspondait à l’image qu’elle entendait désormais donner d’elle-même.
— Toute la journée, le flot de visiteuses ne se tarit pas. Des membres de tous les Ajah, à part le Rouge. Les sœurs vertes tentent de me convaincre de leur apprendre à Voyager, et elles voudraient me mettre la main dessus parce que, selon elles, je « revendique » d’être une sœur verte, désormais.
Leane frissonna – trop ostentatoirement pour que ce soit vrai.
— Ce serait aussi cauchemardesque que d’être de nouveau avec Melare et Desala. Une femme redoutable, cette Desala… (Le sourire de Leane se volatilisa comme la brume sous le soleil de midi.) Elles m’ont dit t’avoir remise en blanc… Il aurait pu t’arriver bien pire, je suppose… Elles te donnent de la fourche-racine ? Comme à moi ?
Surprise, Egwene regarda la sœur marron qui maintenait le bouclier.
— Les coutumes…, ricana Leane. Sans bouclier, je pourrais taper sur une mouche sans lui faire de mal, mais les coutumes exigent qu’une femme incarcérée ici soit placée sous un bouclier. À part ça, elles te laissent libre de tes mouvements ?
— Pas vraiment… Deux sœurs rouges m’attendent dans le couloir pour m’escorter jusqu’à ma cellule et me couper de la Source pendant mon sommeil.
Leane en soupira de dépit.
— Donc, je suis enfermée, on te surveille et nous sommes toutes les deux sous fourche-racine.
Leane coula un regard en biais aux deux sœurs marron. Alors que Felaana se consacrait toujours à ses travaux d’écriture, Dalevien tournait les pages de ses deux livres en marmonnant entre ses dents. Pour aiguiser autant sa dague, le Champion devait avoir l’intention de se raser avec. Cela dit, il ne quittait pas l’entrée du regard.
— On s’évade quand ? demanda Leane à voix basse.
— Jamais, répondit Egwene.
En surveillant elle aussi les sœurs du coin de l’œil, elle détailla son plan à Leane. Puis elle lui rapporta tout ce qu’elle avait vu et fait. Décrire ses multiples punitions et son comportement ne fut pas vraiment facile, mais nécessaire pour convaincre son interlocutrice qu’elle tiendrait le coup.
— Je sais bien qu’un assaut est impossible, dit Leane, mais j’espérais…
Le Champion ayant bougé, elle s’interrompit. Mais il venait simplement de rengainer sa dague. Les bras croisés, il s’adossa au mur et allongea les jambes, les yeux toujours braqués sur la porte. En un clin d’œil, cet homme pouvait se relever, prêt au combat.
— Par le passé, Laras m’a aidée à fuir, continua Leane. Mais je ne sais pas si elle recommencerait.
Elle frissonna. Cette fois, c’était sincère. Quand Laras les avaient aidées à s’évader, Siuan et elle, Leane était apaisée…
— Mais elle a agi davantage pour Min que pour Siuan ou moi… Tu es sûre que Silviana ne te brisera pas ? C’est une femme de pierre, tu sais ? Équitable, à ce qu’on dit, mais assez dure pour casser du fer. Mère, es-tu absolument certaine ?
— Absolument, oui.
— Dans ce cas, nous serons les deux vers qui rongeront la pomme de l’intérieur…
Une affirmation, pas une question.
Quand l’épuisement lui en laissait la force, Egwene rendait visite à Leane chaque soir. Pour une prisonnière, elle la trouvait remarquablement vive d’esprit et optimiste.
Les visiteuses ne cessant d’affluer, Leane profitait de chaque conversation pour placer les remarques insidieuses qu’Egwene lui soufflait. Ces visiteuses ne pouvant pas ordonner qu’on punisse une Aes Sedai – même alors qu’elle était en cellule « ouverte » –, certaines furent assez furieuses pour le regretter ouvertement. Car entendre certaines choses de la bouche d’une sœur les ébranlait plus que lorsqu’elles sortaient de celle d’une novice – enfin, d’une femme qu’elles tenaient pour telle.
Leane pouvait même polémiquer librement – en tout cas jusqu’à ce que son interlocutrice s’en aille, indignée. Mais beaucoup restaient, apprit-elle à Egwene. Et dans le lot, certaines étaient d’accord avec elle. Pas sur tous les points, souvent, et avec une grande prudence, mais il n’en restait pas moins qu’elles partageaient certaines de ses opinions.
Point presque aussi important – pour Leane, en tout cas –, plusieurs sœurs vertes lui tinrent un raisonnement très particulier. Puisqu’elle avait été apaisée, cessant pour un temps d’être une Aes Sedai, dès qu’elle en serait redevenue une, Leane aurait le droit de choisir n’importe quel Ajah.
Cette théorie ne faisait pas l’unanimité, loin de là, mais « un peu » valait toujours mieux que « rien ».
Dans sa cage, commença à penser Egwene, Leane avait beaucoup plus d’influence qu’elle, pourtant libre de ses mouvements. Enfin, relativement libre…
La jeune femme n’en conçut aucune jalousie, au sens strict du terme. La mission à la tour était capitale, et savoir qui la remplissait le mieux n’avait aucune importance. Mais parfois, le chemin du bureau de Silviana en paraissait plus long et plus pénible.
Cela dit, Egwene aussi avait ses succès. Plus ou moins…
Le premier jour de ses leçons particulières, elle dut se rendre dans un salon où des livres s’entassaient partout, y compris sur le sol. Les rayons des bibliothèques croulaient sous les os, les crânes et les fragments de peaux de bêtes – des oiseaux et des serpents, certains spécimens empaillés enrichissant le décor. Dans un coin, un gros lézard gris, perché sur l’énorme crâne d’un ours, semblait lui aussi empaillé, jusqu’à ce qu’il lui prenne l’envie de bouger les yeux.
Originaire du Shienar, Bennae Nalsad, une sœur marron, demanda à Egwene de réaliser une longue série de tissages. Assise dans un fauteuil, d’un côté de la cheminée, la formatrice ne quittait pas du regard son élève, installée à son grand inconfort (Silviana, toujours) sur un des autres sièges. Sans l’avoir invitée à s’asseoir, Bennae n’y avait pas vu d’objections.
Egwene réalisa aisément tous les tissages jusqu’à ce que la sœur lui demande une démonstration de l’ouverture d’un portail. Se contentant de sourire, la Chaire d’Amyrlin des rebelles croisa les mains sur son giron.
Calée contre le dossier de son fauteuil, Bennae tira très légèrement sur sa jupe de soie. Les yeux bleu très vif, ses cheveux noir grisonnant tenus par un filet d’argent, cette sœur marron, comme beaucoup de ses compagnes d’Ajah, avait en permanence des taches d’encre sur les doigts – et même au bout du nez. Sans en avoir offert à Egwene, elle sirotait une infusion.
— Sur le Pouvoir, il ne te reste pas grand-chose à apprendre, mon enfant. Surtout quand on songe à tes fabuleuses découvertes…
D’un hochement de tête, Egwene accepta le compliment. Certaines de ces découvertes étaient vraiment les siennes – et de toute façon, à présent, ça n’avait plus aucune importance.
— Mais ça ne signifie pas qu’il ne te reste rien à apprendre, continua Bennae. En tant que novice, tu as suivi peu de cours, avant de…
Bennae étudia de pied en cap Egwene puis se racla la gorge :
— Et moins de leçons encore quand tu… Enfin, après. Si tu en es capable, dis-moi quelle erreur, commise par Shein Chunla, a provoqué la troisième guerre du mur de Galen. Et quelles furent les causes de la grande guerre d’Hiver entre le royaume d’Andor et le Cairhien. Qu’est-ce qui motiva la rébellion de Weikin et comment se termina-t-elle ? L’histoire consiste essentiellement à étudier des conflits, le plus important étant de savoir quand et pourquoi ils commencèrent, et quand et comment ils finirent. Beaucoup de boucheries auraient pu être évitées si certaines personnes avaient remarqué les erreurs commises par d’autres. Alors, tes réponses ?
— Shein n’a commis aucune erreur, dit Egwene. Mais vous avez raison : il me reste beaucoup à apprendre. Je n’ai jamais entendu parler de ces autres conflits.
Se levant, Egwene alla se servir une tasse d’infusion. À côté du plateau en argent ouvragé, le crâne d’un serpent géant côtoyait un lynx empaillé.
Bennae plissa le front, mais pas à cause de l’infusion. Ce détail, elle ne sembla même pas le remarquer.
— Comment ça, Shein n’a commis aucune erreur ? Enfin, elle a géré la situation aussi mal qu’il était possible.
— Longtemps avant la troisième guerre du mur de Garen, dit Egwene en retournant s’asseoir, Shein faisait très exactement ce que lui soufflait le Hall et rien de plus.
Malgré de sérieuses lacunes en histoire, Egwene, grâce aux cours de Siuan, n’ignorait rien des fautes et des bévues commises par les Chaires d’Amyrlin du passé. Aborder ce sujet lui fournissait une ouverture dont elle entendait profiter.
Comme d’habitude, se rasseoir sans rien trahir lui coûta un gros effort.
— Que veux-tu dire, mon enfant ?
— Au début, Shein entendait diriger la tour d’une main de fer – jamais de compromis, toute opposition impitoyablement écrasée. Le Hall s’est lassé de ce régime, mais sans pouvoir trouver une remplaçante à Shein. Alors, au lieu de la destituer, les représentantes firent bien pire. La laissant en place, elles lui infligèrent une pénitence chaque fois qu’elle tentait de donner un ordre, sur quelque sujet que ce soit.
On eût dit que c’était Egwene la formatrice. Consciente que c’était dangereux, elle n’en continua pas moins – en luttant pour ne pas se tortiller sur son siège.
— Le Hall dirigeait la tour en tirant les ficelles de Shein. Mais les représentantes multiplièrent elles aussi les erreurs. Pour l’essentiel, parce que chaque Ajah avait ses propres objectifs, et qu’il manquait une dirigeante pour défendre les intérêts de la Tour Blanche. Le règne de Shein fut semé de guerres dans tous les coins du monde. À force, les sœurs elles-mêmes se lassèrent des diktats du Hall. Lors d’une des six mutineries de notre histoire, Shein et le Hall furent renversés. La Chaire d’Amyrlin déchue mourut à la Tour – une fin naturelle, à ce qu’on dit. En réalité, cinquante et un ans plus tard, elle fut étouffée dans son lit – en exil – parce qu’un complot visant à lui rendre son titre venait d’être déjoué.
— Des mutineries ? répéta Bennae, incrédule. Six, qui plus est ? Exilée et étouffée ?
— C’est consigné dans les archives secrètes de la Treizième Section. En fait, je n’aurais pas dû vous le dire, mais…
Egwene but une gorgée d’infusion et fit la grimace. Un goût immonde ! Pas étonnant que Bennae ait délaissé sa tasse.
— Des archives secrètes ? Une Treizième Section ? Si ces choses existaient – mais je serais au courant –, pourquoi n’aurais-tu pas dû m’en parler ?
— Parce que nos lois exigent que l’existence de ces archives – et a fortiori celle de leur contenu – soit seulement connue par la Chaire d’Amyrlin, la Gardienne des Chroniques et les représentantes. Plus les bibliothécaires qui s’en occupent, bien entendu. Nos lois elles-mêmes appartiennent à la Treizième Section. Ça non plus, je n’aurais pas dû vous le dire. Mais si vous avez le statut requis un jour – ou si vous posez la question à une initiée encline à répondre –, vous découvrirez que j’ai raison. Dans l’histoire de la tour, en six occasions, les sœurs sont intervenues pour démettre une Chaire d’Amyrlin trop clivante ou trop incompétente. En somme, elles se sont substituées au Hall.
Et voilà ! Même avec une pelle, Egwene n’aurait pas pu planter plus profondément sa graine. Ou, avec un marteau, enfoncer plus violemment son clou.
Bennae dévisagea un long moment son « élève », puis elle porta sa tasse à ses lèvres. Dès que l’infusion les toucha, elle la recracha puis entreprit de sécher le devant de sa robe avec un mouchoir bordé de dentelle.
— La grande guerre d’Hiver, dit-elle après avoir posé sa tasse sur le sol, au pied de son siège, commença à la fin de l’an six cent soixante et onze…
Bennae ne reparla pas de mutineries ou d’archives secrètes. Mais ce n’était pas nécessaire. Plus d’une fois, pendant la leçon, elle s’interrompit, le regard rivé sur un point lointain, derrière Egwene. Un point lointain dont on devinait aisément la nature…
Plus tard, ce jour-là, Lirene Doirellin, alors qu’elle faisait les cent pas devant la cheminée de son salon, déclara :
— Oui, là, Elaida a commis une erreur majeure.
À peine plus petite qu’Egwene, la sœur cairhienienne faisait penser à un moineau souffrant d’une phobie des chats – et convaincu qu’il y en avait une horde dans le voisinage. Bien qu’elle fût une ancienne représentante, le haut de sa robe verte ne comptait que quatre rayures rouges très discrètes.
— Sa proclamation, après une tentative d’enlèvement, était juste ce qu’il fallait pour tenir le jeune al’Thor aussi loin de la Tour Blanche que possible. Oui, des erreurs, elle en a commis, cette femme…
Egwene brûlait d’envie d’en savoir plus sur la tentative d’enlèvement de Rand – un enlèvement, sans blague ? –, mais Lirene se répandit sur les bévues d’Elaida et ne la laissa pas placer un mot. Tout le temps, elle marcha de long en large en se tordant les mains.
Ce cours pouvait-il être qualifié de « succès » ? Egwene ne l’aurait pas garanti. En tout cas, ce n’était pas un échec. Et elle avait appris quelque chose.
Cela dit, toutes ses tentatives ne se révélèrent pas aussi fructueuses.
— Ce n’est pas un sujet de discussion, lâcha Pritalle Nerbaijan.
D’un ton calme, mais avec des étincelles dans les yeux. Avec les épées qui pendaient au mur et la tapisserie représentant un combat entre des soldats et des Trollocs, son salon ressemblait plus à celui d’une sœur jaune qu’au fief d’une verte.
D’ailleurs, sa main droite reposait sur le manche du couteau glissé dans sa ceinture d’argent. Plus qu’un couteau, en fait : une dague à la lame longue de plus d’un pied et au pommeau orné d’une émeraude. Connue pour détester l’enseignement, pourquoi avait-elle accepté de former Egwene ? Peut-être à cause du défi que ça représentait…
— Tu es ici pour un cours sur les limites du pouvoir séculier. Un cours de base, adapté à une novice.
À la torture sur le tabouret que Pritalle lui avait fourni en guise de siège, Egwene aurait voulu se tortiller, mais elle se concentra sur la douleur et son puissant désir de l’accepter.
Après trois passages dans le bureau de Silviana, un quatrième se profilait, et on était encore à une heure du déjeuner.
— J’ai simplement dit ceci : si Shemerin a pu être privée de son châle pour redevenir une Acceptée, c’est parce que le pouvoir d’Elaida n’a pas de limites. En tout cas, c’est ce qu’elle pense. Et si les sœurs acceptent tout sans broncher, elle aura eu raison.
Pritalle serra si fort le manche de son arme que ses phalanges blanchirent.
— Puisque tu crois en savoir plus long que moi, grinça-t-elle, tu iras rendre une petite visite à Silviana, après ce cours.
Un demi-succès, probablement… La fureur de Pritalle, Egwene l’aurait juré, n’était pas dirigée contre elle.
— J’exige que ton comportement soit parfait, dit un autre jour Serancha Colvine.
Le meilleur mot pour décrire cette sœur grise ? « Pincée ». Comme sa bouche et ses narines, qui semblaient capter en permanence une odeur pestilentielle. Plissés de désapprobation, ses yeux bleu pâle paraissaient eux aussi pincés. Sinon, elle aurait pu être très jolie.
— Tu as bien compris ?
— Oui, répondit Egwene depuis son tabouret placé en face du fauteuil moelleux de la sœur.
Par une matinée frisquette, des flammes crépitaient dans la cheminée.
Bois la douleur… Accueille-la…
— Mauvaise réponse, siffla Serancha. La bonne aurait été de t’incliner en disant : « J’ai compris, Serancha Sedai. » Quand nous aurons terminé, je ferai la liste de tes errements, et tu l’apporteras à Silviana. Bon, essayons de nouveau, pour voir ? Tu as compris, mon enfant ?
— Oui, répondit Egwene sans se lever.
Impassibilité ou non, Serancha devint rouge comme une pivoine. Au bout du compte, sa liste eut du mal à tenir sur quatre feuilles écrites serré. En gros, elle avait passé plus de temps à rédiger son texte qu’à faire cours.
Pas vraiment un succès, cette opération-là…
Enfin, il fallait bien mentionner Adelorna Bastine. Frêle et plus petite qu’Egwene, la sœur originaire du Saldaea réussissait à paraître régalienne en toutes circonstances, et son aura d’autorité aurait pu être intimidante, si Egwene s’était laissé faire.
— J’ai entendu parler de tes fautes, dit Adelorna avant de s’emparer d’une brosse en ivoire posée sur un guéridon, près de son fauteuil. Si tu essaies de m’embrouiller, je te montrerai une façon originale d’utiliser cet objet.
Egwene n’y coupa pas. En trois occasions, elle dut se coucher sur les genoux de la sœur, qui se révéla effectivement une virtuose de la brosse punitive. Du coup, un cours qui devait durer une heure s’éternisa pendant plus de deux.
— Je peux partir, maintenant ? demanda Egwene en séchant dignement ses larmes avec un mouchoir déjà trempé.
Aspire la souffrance… Absorbe le feu…
— Je suis de corvée d’eau pour les sœurs rouges, et je ne voudrais pas arriver en retard.
Le front plissé, Adelorna étudia la brosse avant de la reposer sur le guéridon qu’Egwene avait renversé deux fois en battant des jambes. Puis elle dévisagea sa victime, comme si elle essayait de deviner ses pensées.
— J’aimerais que Cadsuane soit ici, souffla-t-elle. Même pour elle, tu serais un sacré défi.
Egwene se demanda si elle rêvait, ou s’il y avait bien du respect dans la voix de l’Aes Sedai.
En un sens, ce jour fut un tournant décisif.
D’abord parce que Silviana décida qu’Egwene passerait à deux guérisons par jour.
— On dirait que tu demandes à être battue, mon enfant ! C’est de l’insubordination, et je ne te lâcherai pas. La réalité, tu devras la regarder en face. Lors de ta prochaine visite, nous passerons à la badine ou à la ceinture. On verra bien si tu aimes ça.
Alors qu’elle abaissait le jupon d’Egwene, la Maîtresse des Novices se pétrifia.
— Je me trompe, ou tu souris ? Aurais-je dit quelque chose d’amusant ?
— Non, j’ai seulement pensé à un truc drôle. Rien d’important.
Rien d’important pour Silviana, en tout cas.
D’un seul coup, Egwene venait de comprendre comment accueillir la douleur. Elle était engagée dans une guerre, pas dans une seule bataille. Chaque fois qu’elle allait dans le bureau de Silviana pour y être tabassée, ça indiquait qu’elle venait de livrer une bataille en refusant de se rendre. La douleur, dans ce cas, était l’équivalent d’une médaille.
Lors de cette séance, elle cria et battit des jambes autant que d’habitude, mais lorsqu’elle sécha ses joues, après l’orage, elle se surprit à fredonner. Accepter une médaille, il n’y avait rien de plus facile.
Dès le deuxième jour, l’attitude des novices commença à changer. Travaillant aux écuries, Areina venait souvent voir Nicola. À dire vrai, ces filles semblaient si proches qu’Egwene se demanda si elles n’étaient pas complices d’oreiller. Toujours à murmurer entre elles ou à sourire d’un air mystérieux, ces deux commères s’étaient répandues en glorieux récits au sujet de la prisonnière. Sans lésiner sur l’exagération. Grâce à elles, Egwene aurait pu passer pour la somme de toutes les sœurs de légende de l’histoire. Et des héroïnes, aussi, égalant Birgitte Arc-d’Argent ou même Amaresu, et brandissant l’Épée du Soleil sur les champs de bataille.
Du coup, une moitié des novices l’admirait tandis que l’autre, furieuse pour une raison inconnue, ne lui mégotait pas son mépris. Suicidairement, certaines filles tentèrent d’imiter son comportement en cours, mais une avalanche de passages dans le bureau de Silviana les en découragea vite.
Au déjeuner, le troisième jour, plus de vingt novices mangèrent debout, les joues rouges de honte. Nicola était du lot, tout comme Alvistere – une sacrée surprise, ça. Au dîner, ce nombre chuta à sept, et le quatrième jour, seules Nicola et la Cairhienienne persévérèrent. Après, le phénomène cessa.
Egwene craignait que certaines filles lui en veuillent parce qu’elle continuait à résister alors qu’elles avaient capitulé. Bien au contraire, sa résilience lui gagna de nouvelles partisanes, et le nombre de ses ennemies diminua d’autant. Cela dit, personne ne tenta de devenir son amie, et elle s’en félicita. En robe blanche ou non, elle restait une Aes Sedai, et il aurait été inconvenant qu’une sœur se rapproche trop d’une novice. La tête enflée, la pauvre aurait risqué de se mettre en danger.
En revanche, les filles en blanc commencèrent à lui demander son avis ou à requérir son aide pour mieux retenir leurs leçons. Au début, il y en eut deux ou trois, mais le nombre grossit chaque jour. Egwene se découvrit prête à les soutenir. Le plus souvent, ça consistait simplement à stimuler la confiance d’une adolescente, à convaincre une jeune femme que la patience était d’or, ou à faire la démonstration, au ralenti, d’un tissage particulièrement compliqué.
Sans une sœur ou une Acceptée pour les superviser, les novices n’avaient pas le droit de canaliser le Pouvoir. Plus souvent qu’à leur tour, elles passaient outre – et de toute façon, Egwene était une sœur.
Cependant, elle refusa d’aider plus d’une novice à la fois. Si elle formait des groupes, ça finirait par se savoir, et une foule d’innocentes finiraient dans le bureau de Silviana. Pour sa part, Egwene était prête à y aller aussi souvent que nécessaire, mais elle ne souhaitait ça à personne.
Quant aux avis… Les novices étant strictement coupées des hommes, il n’y avait pas grand-chose à leur dire… Et tant pis si les tensions entre complices d’oreiller pouvaient être aussi… explosives que les passions plus conventionnelles.
Un soir, au retour d’une énième séance avec Silviana, Egwene entendit Nicola parler avec deux filles qui ne devaient pas avoir plus de quinze ou seize ans. Avait-elle été un jour si jeune ? Franchement, ça ne lui paraissait pas possible. Ou ça remontait à un siècle.
Solide Murandienne aux yeux bleus malicieux, Marah ouvrait en grand ses oreilles, tout comme Namene, une fine Domani qui gloussait presque en permanence.
— Demandez à Mère, était en train de dire Nicola.
Quelques novices appelaient Egwene ainsi, désormais – quand elles étaient loin des oreilles indiscrètes, par bonheur. Des têtes de linotte, mais pas des abruties !
— Elle est toujours prête à donner des conseils.
En gloussant bêtement, Namene se tordit les mains.
— Je ne voudrais surtout pas la déranger…
— De plus, dit Marah, sa voix toujours aussi mélodieuse, il paraît qu’elle donne toujours les mêmes conseils.
— Oui, et ils sont très bons, intervint Nicola.
Elle brandit un index puis énuméra :
— Obéis aux Aes Sedai. Obéis aux Acceptées. Travaille dur. Puis travaille encore plus dur.
En avançant vers sa cellule, Egwene sourit. Quand elle était la Chaire d’Amyrlin officielle, discipliner Nicola avait été impossible. En « redevenant » une novice, elle semblait avoir réussi au-delà de ses espérances. Stupéfiant…
En plus du reste, elle pouvait faire une chose très importante pour les novices : les rassurer.
Si impossible que ça parût, la configuration intérieure de la tour fluctuait. Sur le chemin de salles qu’elles connaissaient comme leur poche, des femmes s’égaraient. D’autre part, on voyait des inconnues sortir des murs ou les traverser. En règle générale, elles étaient vêtues à l’ancienne mode – voire n’importe comment. Ces bizarreries allaient de la simple toge à la longue tunique portée sur des pantalons bouffants, avec, entre les deux, des extravagances inouïes. Pourquoi une femme aurait-elle mis une robe qui exposait totalement ses seins ?
Ayant évoqué le sujet avec Siuan dans le Monde des Rêves, Egwene comprit que c’étaient des signes avant-coureurs de l’Ultime Bataille. Une idée très déplaisante, certes, mais comme il n’y avait rien à faire contre… Là encore, le maître mot était « accepter ». Après tout, Rand lui-même n’était-il pas un des hérauts de Tarmon Gai’don ?
Dans la tour, certaines sœurs devaient également savoir de quoi il s’agissait. Distraites par leurs mystérieuses affaires, elles ne prenaient pas le temps de rassurer – ou au moins de réconforter – les novices mortes de peur.
Egwene, elle, se donnait cette peine.
— Le monde est plein de merveilles, dit-elle un jour à Coride, une fille aux cheveux blonds et au teint pâle qui sanglotait sur son lit.
À peine plus jeune qu’Egwene, et présente à la tour depuis un an et demi, Coride était encore une enfant.
— Pourquoi s’étonner qu’on en trouve aussi à la Tour Blanche ? N’est-ce pas l’endroit idéal, au contraire ?
Devant ces filles, Egwene ne mentionnait jamais l’Ultime Bataille. Ç’aurait été une curieuse façon de les rassurer…
— Mais la femme que j’ai vue a traversé un mur ! s’écria Coride.
Le visage rouge et gonflé, elle avait les joues brillantes de larmes.
— Un mur ! Après, aucune d’entre nous n’a réussi à trouver la salle de classe. Pedra s’est perdue aussi, et elle s’est défoulée sur nous. En principe, elle ne s’énerve jamais. Mais elle avait peur…
— D’accord, mais je parie qu’elle n’a pas éclaté en sanglots.
Egwene s’assit au bord du lit et fut ravie de constater que ça ne la faisait pas grimacer. Les matelas des novices n’étaient pas connus pour leur moelleux…
— Les morts ne peuvent pas faire de mal aux vivants, Coride. Ils sont même incapables de nous toucher, et je crois qu’ils ne nous voient pas. En outre, il s’agit d’initiées de la tour ou de domestiques. Ici, c’était chez eux, comme pour nous. Quant aux salles et aux couloirs baladeurs, pense à ma remarque sur les merveilles du monde. Avec cette notion en tête, tu n’auras plus d’angoisses.
Un discours qui n’aurait pas convaincu celle qui le prononçait. Pourtant, Coride se sécha les yeux et jura qu’elle n’aurait plus jamais peur.
Hélas, il y avait cent deux novices dans son état, et toutes ne furent pas si faciles à réconforter. La démission des Aes Sedai, sur ce point pourtant vital, augmenta le ressentiment qu’Egwene éprouvait à leur égard.
Les journées ne se réduisaient pas à suivre des cours, à cajoler des novices et à encaisser les coups de Silviana – même si cette dernière activité était sacrément chronophage. Sur le plan du temps libre, la Maîtresse des Novices ne s’était pas trompée, d’autant qu’une fille en blanc croulait sous les corvées. Très souvent, c’étaient de pures brimades, puisque la tour disposait de plus d’un millier de domestiques des deux sexes pour s’acquitter de ces tâches – sans compter les travailleurs extérieurs –, mais l’effort physique aidait à renforcer le caractère, du moins selon la doctrine officielle. Cerise sur le gâteau – enfin, en théorie –, ça empêchait les novices de penser aux hommes.
Là où les autres croulaient sous les corvées, Egwene était déjà… à plat ventre sur le sol. En ce qui la concernait, tout le monde s’y mettait ! Certaines sœurs parce qu’elles la tenaient pour une fugitive, d’autres, comme Silviana, parce qu’elles pensaient contribuer ainsi à la « mater ».
Chaque jour, après au moins un repas, Egwene récurait des chaudrons dans une pièce dédiée des grandes cuisines. De temps en temps, Laras jetait un coup d’œil par la porte, mais sans desserrer les lèvres. Cela dit, elle ne se servait jamais de sa louche, même quand elle surprenait la « novice » en train de râler contre son sort au lieu de récurer. Laras allait même jusqu’à distribuer des coups aux filles de cuisine et aux aides-cuisinières qui tentaient de bizuter Egwene, comme il était de règle avec les novices condamnées à des corvées.
Chaque fois, Laras rappelait aux petites farceuses qu’elles étaient là pour travailler, les blagues et autres âneries étant réservées à leur temps libre. Cela dit, Egwene remarqua que la Maîtresse des Cuisines était moins prompte à sévir quand on s’en prenait à une autre novice qu’elle, par exemple en lui versant un gobelet d’eau glacée dans le dos.
Jusqu’à un certain point, la prisonnière avait une alliée. Mais sa fiabilité restait à démontrer.
La corvée d’eau, avec une longue perche sur les épaules, un seau accroché à chaque extrémité, forçait Egwene à traverser quasiment toute la tour, des cuisines jusqu’au quartier des Aes Sedai en passant par celui des Acceptées. Tout ça en montée, bien entendu.
Elle portait aussi leurs repas aux sœurs, ratissait les allées, arrachait les mauvaises herbes, accomplissait diverses missions, bichonnait les représentantes, balayait et lavait les sols, briquait les parquets en se traînant à genoux… La liste aurait pu être dix fois plus longue, mais bon…
En public, Egwene ne se plaignait jamais de ces corvées – en partie pour qu’on ne la traite pas de paresseuse, mais il n’y avait pas que ça. En un sens, ces corvées, elle les voyait comme une punition, parce qu’elle ne s’était pas préparée comme il fallait avant de transformer en cuendillar la chaîne du port. Et les châtiments, il fallait les accepter avec dignité. Pour autant que c’était possible en briquant un parquet…
En outre, aller dans le quartier des Acceptées lui donnait l’occasion de découvrir ce qu’on y pensait d’elle. Dans la tour, on comptait trente et une Acceptées. Ces femmes étant en permanence en train de donner des leçons ou d’en recevoir, on en trouvait rarement plus d’une dizaine dans leurs chambres, disposées autour d’un petit jardin.
Quand Egwene arrivait, la nouvelle circulait vite, et elle ne se trouvait jamais en manque d’auditoire. Au début, cependant, pas mal d’Acceptées tentèrent de la noyer sous un torrent d’ordres – en particulier Mair, une ressortissante de l’Arafel un rien boulotte, et Asseil, une blonde aux yeux bleus originaire du Tarabon. Encore novices lors de l’arrivée à la tour d’Egwene, elles n’avaient pas apprécié sa rapide promotion au statut d’Acceptée. Avec elles, dès la deuxième phrase, c’était : « Va donc chercher ceci » ou : « Porte cela là-bas. »
Pour toutes ces femmes, elle était la « novice » qui avait semé le trouble – celle qui se prenait pour la Chaire d’Amyrlin. Alors qu’elle portait de l’eau jusqu’à en gémir de douleur, et sans se plaindre, Egwene refusait d’obéir à ces ordres-là. Une insubordination qui se traduisait par des visites supplémentaires à Silviana, bien entendu.
Au fil des jours, alors que les séances avec la Maîtresse des Novices n’avaient pas le moindre effet, les Acceptées cessèrent de l’accabler ainsi. En réalité, toutes autant qu’elles étaient, y compris Asseil et Mair, elles n’avaient pas voulu être dures avec la novice, cherchant simplement à se comporter selon ce qu’elles estimaient être « la bonne façon ». Mais si on creusait un peu, on découvrait qu’elles ne savaient que faire avec l’étrange prisonnière.
Parmi les Acceptées, certaines réagissaient mal aux morts qui marchaient et aux salles et couloirs vagabonds. Dès qu’elle en voyait une avec les yeux rouges ou le teint blafard, Egwene lui servait le même discours réconfortant qu’aux novices. Pas en s’adressant directement à elle – une audace qui aurait pu la brusquer –, mais en « pensant » tout haut, comme si elle parlait seule.
Sa tirade fonctionna aussi bien qu’avec les novices. Souvent, quand elle se lançait, sa « cible » la foudroyait du regard, comme si elle allait lui ordonner de se taire, mais ça n’allait jamais jusque-là. Et en s’éloignant, elle laissait toujours derrière elle une femme plongée dans une profonde réflexion.
En somme, si les Acceptées continuaient à affluer dans la galerie circulaire lorsqu’elle s’y montrait, elles la regardaient désormais en silence, se demandant qui elle était vraiment.
Au bout du compte, Egwene le leur ferait découvrir. Et aux sœurs aussi…
Quand elle s’occupait des représentantes et des sœurs, une fille en blanc sagement debout dans un coin faisait vite partie du décor, même quand elle était… célèbre. Bien sûr, dès qu’elles remarquaient sa présence, les Aes Sedai changeaient de sujet de conversation, mais l’un dans l’autre, Egwene entendit pas mal de choses intéressantes. Pour l’essentiel, sur des plans ourdis par un Ajah pour se venger d’un autre – qu’il y ait ou non une véritable offense à laver.
Bizarrement, presque toutes les sœurs se méfiaient plus des autres Ajah présents à la tour que des renégates qui l’assiégeaient. Sur ce point, les représentantes ne se montraient pas plus futées.
Egwene aurait volontiers giflé ces idiotes. D’accord, ça augurait bien des relations à venir, après la réunification de la tour, mais quand même…
À l’occasion, la prisonnière entendit des choses plus intéressantes. Par exemple, sur le fiasco d’une expédition lancée contre la Tour Noire. Certaines sœurs parlaient d’une « fausse nouvelle », mais on voyait bien qu’elles tentaient de s’illusionner.
Après une grande bataille, beaucoup d’Aes Sedai, capturées, avaient dû jurer fidélité à Rand. Egwene avait eu vent de cette affaire, et elle ne s’en réjouissait pas. Même chose sur les rumeurs au sujet de sœurs liées à des Asha’man…
Être ta’veren, voire le Dragon Réincarné en personne, n’excusait pas tout. Dans l’histoire, aucune Aes Sedai n’avait prêté serment à un homme.
Les sœurs et les représentantes jacassaient en permanence sur les « coupables ». Alors que Rand et les Asha’man figuraient sur les deux plus hautes marches du podium, la troisième revenait immanquablement à… Elaida do Avriny a’Roihan.
Un autre grand sujet : comment mettre la main sur Rand avant Tarmon Gai’don ? Bien qu’incapable de réconforter les novices et les Acceptées, les sœurs savaient ce que voulaient dire les signes. Pour capturer Rand, il ne leur restait pas beaucoup de temps…
À l’occasion, Egwene se risquait à intervenir. Par exemple, en évoquant le drame de Shemerin, dépouillée de son châle en violation de toutes les coutumes. Ou en rappelant que le décret d’Elaida, au sujet de Rand, était la meilleure façon de l’inciter à garder ses distances avec la tour.
Parfois, Egwene exprimait sa sympathie pour les sœurs capturées par les Asha’man ou faites prisonnières aux puits de Dumai – toujours en lâchant comme par hasard le nom d’Elaida. D’autres fois, elle déplorait que les rues de Tar Valon, naguère immaculées, soient devenues une enfilade de décharges d’ordures. Dans ce cas, inutile de mentionner Elaida, car tout le monde savait qu’elle était responsable de la ville.
Comme de juste, ces commentaires perfides valurent à Egwene des visites supplémentaires à Silviana et une petite montagne de corvées. Mais ça se révéla très loin d’être systématique. Fine mouche, elle grava dans sa mémoire les visages des sœurs qui la morigénaient à peine – ou mieux encore, qui la laissait parler sans intervenir. Avant de se reprendre, quelques-unes allaient jusqu’à approuver du chef ses propos.
En outre, certaines corvées permettaient de faire des rencontres intéressantes.
Le matin du deuxième jour, Egwene dut utiliser un râteau à long manche pour repêcher des détritus dans les mares du Jardin Aquatique. Lors d’un orage, la veille, le vent avait déposé des feuilles et de l’herbe au milieu des nénuphars et des iris en bouton. Egwene retrouva même un oiseau mort, qu’elle inhuma discrètement dans un parterre de fleurs.
Sur un des ponts, penchées au garde-fou comme si elles regardaient passer les poissons multicolores, deux sœurs rouges l’observaient du coin de l’œil.
Jaillissant d’un buisson, une demi-douzaine de corbeaux prirent leur envol et filèrent en silence vers le nord.
Des corbeaux ? Les jardins de la tour, en principe, étaient protégés contre les corbeaux et les corneilles. Curieusement, les sœurs rouges semblaient ne même pas avoir remarqué les oiseaux.
Assise sur les talons au bord d’une mare, Egwene se lavait les mains après les funérailles sommaires du pauvre moineau. Levant la tête, elle vit qu’Alviarin approchait, son châle à franges blanches serré contre le torse, comme si la matinée n’avait pas été claire et clémente.
La troisième fois qu’Egwene voyait la Gardienne déchue. Et comme les deux premières, elle était seule. Pourtant, les sœurs blanches, par les temps qui couraient, se déplaçaient le plus souvent en groupe. Fallait-il y voir un indice ? Oui, mais de quoi ? Alviarin était-elle un paria pour son propre Ajah ? Non, la tour ne pouvait pas être tombée si bas…
Un œil sur les sœurs rouges, Alviarin approcha d’Egwene, faisant crisser les graviers du sentier.
— Tu es tombée de haut, dit-elle quand elle fut assez près pour pouvoir chuchoter. Ça ne doit pas être facile.
Egwene se releva, s’essuya les mains sur le devant de sa robe et ramassa son outil.
— En matière de chute, je ne suis pas seule…
Avant l’aube, alors qu’elle sortait du bureau de Silviana, Egwene avait vu Alviarin attendre dans le couloir. Tous les matins, c’était un rituel, et les novices en faisaient des gorges chaudes.
— Ma mère me disait toujours de ne pas pleurer sur le lait renversé. Dans ces circonstances, le conseil paraît judicieux.
Alviarin rosit très légèrement.
— Pourtant, on dirait que tu pleures beaucoup. Presque en permanence, selon certaines sources. Si tu pouvais t’en empêcher, tu ne t’en priverais pas.
Egwene repêcha une nouvelle feuille de chêne et la fit tomber dans le seau de bois où elle les collectait.
— Ta loyauté envers Elaida est chancelante, n’est-ce pas ? osa-t-elle lancer.
— Pourquoi dis-tu ça ? fit Alviarin, soupçonneuse.
Après un coup d’œil sur les sœurs rouges, qui faisaient mine d’être fascinées par les poissons, l’ancienne Gardienne approcha encore, invitant à des messes basses.
Egwene s’attaqua à des herbes entremêlées que le vent avait dû charrier depuis les plaines qui bordaient le fleuve. Devait-elle mentionner la lettre qu’Alviarin avait envoyée à Rand, lui promettant plus ou moins que la Tour Blanche serait à ses pieds ? Non, cette information pouvait être utile, mais à condition de ne s’en servir qu’une fois. Et là, c’était trop tôt.
— Elaida t’a dépouillée de ton étole puis condamnée à une dure pénitence. En général, ça n’incite pas à la loyauté.
Si les traits d’Alviarin restèrent de marbre, le nœud de ses épaules sembla se défaire un peu. Chez une Aes Sedai, c’était une réaction extrême. Pour se contrôler si mal, la sœur blanche devait subir une énorme pression. Après un nouveau coup d’œil aux sœurs rouges, elle souffla :
— Pense à ta situation… Si tu veux une… échappatoire, tu pourrais bien en trouver une.
— Je suis très satisfaite de ma situation, répondit Egwene.
Alviarin fronça les sourcils, n’en croyant pas un mot. Après un ultime coup d’œil aux sœurs rouges – l’une ayant cessé de contempler les poissons –, elle s’éloigna en glissant plus qu’elle marchait. Chez n’importe qui d’autre, on aurait parlé d’un sauve-qui-peut.
Les trois jours qui suivirent, la Gardienne déchue se remontra tandis qu’Egwene s’acquittait de l’une ou l’autre corvée. Sans jamais proposer d’aider la prisonnière à s’évader, elle évoqua chaque fois cette possibilité à mots couverts, et ne cacha pas sa frustration quand sa proie refusa de mordre à son hameçon. Car il s’agissait bien de ça, à coup sûr.
Egwene se méfiait de cette femme. À cause de la lettre, qui était sans doute un piège visant à faire tomber Rand entre les griffes d’Elaida ? Sans doute, mais il y avait aussi cette façon d’attendre que la captive fasse le premier pas – en implorant de l’aide, peut-être. L’idéal pour qu’Alviarin pose ses conditions…
Quoi qu’il en soit, Egwene ne comptait pas s’enfuir, sauf si elle n’avait pas le choix. Du coup, elle répétait inlassablement :
— Je suis très satisfaite de ma situation.
En entendant ces mots, Alviarin commença à grincer des dents.
Le quatrième jour, alors qu’Egwene, à genoux, lavait les dalles bleues et blanches d’un couloir, elle vit passer à côté d’elle les bottes de trois hommes et les fines chaussures d’une Aes Sedai.
Après quelques pas supplémentaires, le quatuor s’immobilisa.
— Ce doit être elle, dit un des hommes avec un lourd accent illianien. Quelqu’un me l’avait montrée. Je crois que je vais lui parler.
— Ce n’est qu’une novice parmi d’autres, Mattin Stepaneos, lâcha la sœur. Ne voulais-tu pas marcher un peu dans les jardins ?
Plongeant sa brosse dans l’eau savonneuse, Egwene s’attaqua à une nouvelle rangée de dalles.
— Que la Fortune me patafiole, Cariandre ! Nous sommes à la Tour Blanche, c’est vrai, mais je reste le roi légitime de l’Illian. Si je veux lui parler – avec toi en guise de chaperon, pour que la morale soit sauve –, c’est tout à fait mon droit. On raconte qu’elle a grandi dans le même village que Rand al’Thor.
Une paire de bottes, cirées jusqu’à en être éblouissantes, approcha de la prisonnière.
Elle décida enfin de se redresser, sa brosse dégoulinante au poing. D’un revers de l’autre main, elle écarta les mèches qui tombaient sur ses yeux. Alors que ses reins la torturaient, elle s’interdit de les masser, même si elle en mourait d’envie.
Costaud, presque chauve et le visage parcheminé, Mattin Stepaneos arborait une barbe blanche taillée avec soin. Dans ses yeux, Egwene lut une grande colère. Sans nul doute, une cuirasse lui serait mieux allée que sa veste de soie verte, des abeilles d’or décorant les manches et les revers.
— Une novice parmi d’autres ? répéta-t-il. Tu te trompes grandement, Cariandre.
Les lèvres pincées, la sœur rouge boulotte s’écarta des deux serviteurs, la Flamme de Tar Valon brodée sur leur torse, et rejoignit le souverain. Avant de se river sur lui, son regard glissa dédaigneusement sur Egwene.
— Cette novice, la plus punie de toutes, doit récurer un sol. Viens, seigneur. Ce matin, les jardins sont en beauté.
— Peut-être, mais parler à quelqu’un d’autre qu’une sœur me fera du bien. D’autant plus que j’ai exclusivement droit à l’Ajah Rouge. Au fait, bravo d’avoir réussi à me couper des autres ! En plus, les serviteurs qu’on m’a affectés pourraient être sourds et muets. Quant aux gardes de la tour, je parie qu’ils ont reçu l’ordre de se taire en ma présence.
Le roi se tut, car deux autres sœurs rouges approchaient. Plutôt enveloppée, les yeux bleus, Nesita, plus teigneuse qu’un chien enragé, salua poliment Cariandre. Sa collègue, Barasine, tendit à Egwene le gobelet désormais familier.
L’Ajah Rouge semblait être chargé de la prisonnière. En tout cas, ses geôlières en faisaient toutes partie. Pointilleuses, ces femmes laissaient rarement passer de plus d’une minute l’heure de la fourche-racine. Fataliste, Egwene vida le gobelet et le rendit à Barasine. Nesita parut déçue qu’elle ne tente pas de refuser, mais à quoi bon essayer ? Elle s’y était risquée une fois, et la sœur rouge l’avait forcée à boire en lui enfonçant dans la gorge un entonnoir qu’elle cachait dans sa bourse. Devant Mattin Stepaneos, se donner en spectacle ainsi aurait été humiliant.
Alors que le roi observait la scène avec intérêt, Cariandre le tira par la manche, mais il ne se laissa pas entraîner.
— Quand tu as soif, des sœurs t’apportent à boire ? demanda-t-il à Egwene alors que les deux Aes Sedai s’éclipsaient.
— Une infusion censée améliorer mon humeur, oui… Mattin Stepaneos, tu as l’air très en forme. Pour un homme enlevé par Elaida, je veux dire…
Cette histoire-là aussi était un grand sujet de conversation entre les novices.
Cariandre voulut ouvrir la bouche, mais le roi lui brûla la politesse.
— Elaida m’a sauvé, sinon, al’Thor m’aurait assassiné.
Cariandre approuva du chef.
— Pourquoi avoir peur de lui ? s’étonna Egwene.
— À Caemlyn, il a tué Morgase – et Colavaere à Cairhien. Pour ce faire, à ce qu’on dit, il a dévasté la moitié du Palais du Soleil. J’ai aussi entendu parler de Hauts Seigneurs empoisonnés ou poignardés à Cairhien. Qui sait combien d’autres dirigeants il a éliminés, faisant disparaître leur corps ?
Cariandre en sourit d’aise. Quant à Mattin, il faisait penser à un gamin qui récite sa leçon.
La sœur rouge ne comprenait-elle rien aux hommes ? Sans nul doute, le roi s’en était aperçu. Les dents serrées, il ferma brièvement les poings.
— Colavaere s’est pendue, dit Egwene d’un ton délibérément très conciliant. Le Palais du Soleil fut endommagé plus tard, à cause de tueurs qui s’en sont pris au Dragon Réincarné. Des Rejetés, peut-être…
» Selon Elayne Trakand, sa mère a été victime de Rahvin. Rand soutient la Fille-Héritière dans sa quête du trône du Lion et de celui du Soleil. Enfin, il n’a exécuté aucun rebelle cairhienien ou tearien. Au contraire, il a nommé l’un d’eux Régent de Tear…
— Je crois que cette conversation…, commença Cariandre en tirant sur son châle.
Egwene ne tint pas compte de l’interruption.
— N’importe quelle sœur aurait pu te dire tout ça, Mattin Stepaneos. À condition de le vouloir – et d’en être informées en se parlant entre elles. Demande-toi pourquoi tu es entouré uniquement de sœurs rouges. As-tu vu des Aes Sedai d’Ajah différents s’adresser la parole ? Tu as été enlevé et conduit de force à bord d’un navire en train de sombrer…
— Maintenant, ça suffit ! s’écria Cariandre. Quand tu auras briqué ce sol, file chez la Maîtresse des Novices et dis-lui de te punir pour cause de paresse. Et d’insolence envers une Aes Sedai.
Sans broncher, Egwene soutint le regard furibard de la sœur.
— J’ai peu de battement entre cette corvée et ma leçon avec Kiyoshi. Puis-je aller voir Silviana après le cours ?
Cariandre parut déstabilisée par le calme de la prisonnière.
— C’est ton problème, pas le mien, grogna-t-elle. Suis-moi, Mattin Stepaneos. Tu as déjà trop aidé cette insolente à tirer au flanc.
Quand elle sortit du bureau de Silviana, Egwene comprit qu’elle n’aurait pas le temps de se changer et de se donner un coup de brosse. Sinon, elle serait en retard pour son cours – sauf si elle courait, et elle refusait de s’abaisser à ça.
Même sans se changer, elle arriva en retard. Un problème, parce que Kiyoshi était très à cheval sur la ponctualité et la tenue. Implacable, la mince sœur grise la renvoya dans le maudit bureau, où Silviana s’en donna à cœur joie.
En sus de la philosophie aielle, une autre chose aida Egwene à traverser cette épreuve. Le souvenir du regard pensif de Mattin Stepaneos, tandis que Cariandre l’entraînait, et les deux occasions où il s’était retourné pour la regarder.
Une autre graine plantée ! Encore quelques-unes, et de belles pousses fissureraient peut-être le sol, sous le piédestal d’Elaida.
À force, elle finirait par en tomber.
Très tôt, lors de son septième jour de captivité, alors qu’elle portait de l’eau une nouvelle fois – pour l’Ajah Blanc, ce coup-ci –, Egwene s’immobilisa brusquement, le souffle coupé comme si quelqu’un l’avait frappée au ventre. Dans le couloir en spirale, deux femmes au châle à franges grises approchaient, un duo de Champions dans leur sillage.
Egwene reconnut Melavaire Someinellin, une robuste Cairhienienne aux cheveux noir mêlé de blanc.
L’autre Aes Sedai, aux yeux bleus et aux cheveux blond foncé, c’était tout simplement… Beonin !
— Ainsi, c’est toi qui m’as trahie ! s’écria Egwene.
Aussitôt, une pensée lui traversa l’esprit. Comment Beonin avait-elle pu la trahir après lui avoir juré fidélité ?
— Tu es de l’Ajah Noir, c’est ça ?
Melavaire se redressa de toute sa hauteur, ce qui n’alla pas très loin, puisqu’elle était plus petite qu’Egwene. Les poings plaqués sur ses larges hanches, elle ouvrit la bouche pour déverser un torrent d’imprécations.
Egwene avait eu un cours particulier avec cette sœur. Assez agréable en temps normal, en colère, elle pouvait effrayer n’importe qui.
Beonin posa une main sur le bras potelé de sa compagne.
— Laisse-moi lui parler seule à seule, je t’en prie…
— J’espère que tu ne mâcheras pas tes mots. Comment peut-on oser lancer une accusation pareille ? Voire évoquer une telle abomination ?
Révulsée, Melavaire recula dans le couloir. Encore plus en chair qu’elle, son Champion la suivit, ses mouvements fluides et félins malgré son embonpoint.
Beonin fit un geste discret à son Champion, un type très mince au visage barré par une balafre, qui alla rejoindre les deux autres.
— Je n’ai trahi personne, Egwene. Mais je ne t’aurais jamais prêté allégeance sans l’attitude du Hall, qui m’aurait fait fouetter, s’il avait découvert les secrets que tu gardes jalousement. Fouetter, oui, et sans doute plus d’une fois ! Une raison suffisante pour prêter serment, non ? Ai-je jamais fait mine de t’apprécier ? Pourtant, jusqu’à ta capture, je te suis restée fidèle. Mais tu n’es plus la Chaire d’Amyrlin… Prisonnière, sans grand espoir d’être secourue, tu vas jusqu’à refuser qu’on essaie. Désormais, tu n’es plus qu’une novice, et mon serment n’a plus de valeur. Cette idée de rébellion était du délire. Aujourd’hui, c’est terminé. La tour sera bientôt réunifiée, et je m’en réjouis d’avance.
Egwene posa la perche qui pesait sur ses épaules et croisa les bras. Depuis sa capture, elle s’efforçait de rester calme – sauf pendant les châtiments corporels –, mais cette rencontre aurait mis à mal l’équanimité d’une pierre.
— De très longues explications, Beonin… Avec l’espoir de te convaincre toi-même ? Tu n’y arriveras pas, ma fille. Si la rébellion est terminée, où sont les légions de sœurs qui se prosternent devant Elaida, prêtes à accepter ses sentences ? Par la Lumière, qu’as-tu trahi d’autre ? Tout ce qui pouvait l’être ?
C’était plus que probable. En Tel’aran’rhiod, Egwene avait plus d’une fois fouiné dans le bureau d’Elaida. Si la boîte où l’usurpatrice gardait son courrier était toujours vide, ça ne devait rien au hasard…
Beonin s’empourpra de rage.
— Je n’ai trahi personne et…
Sa phrase se terminant sur un grognement étranglé, Beonin porta une main à sa gorge, comme si c’était elle qui refusait de laisser passer un mensonge. Une preuve qu’elle n’appartenait pas à l’Ajah Noir. Et la confirmation d’un point encore plus important.
— Tu as vendu nos espionnes. Sont-elles toutes emprisonnées au sous-sol ?
Beonin jeta un coup d’œil à Melavaire, qui conversait avec son Champion. Aussi large que sa protégée, il était quand même un peu plus grand.
Tervail, le Champion de Beonin, la regardait sans dissimuler son inquiétude. De si loin, aucun des trois n’avait pu entendre un mot. Pourtant, Beonin baissa encore le ton.
— Elaida les fait surveiller – mais les Ajah, selon moi, gardent pour eux tout ce qu’ils voient. Très peu de sœurs disent à la Chaire d’Amyrlin autre chose que le strict minimum. Ce que j’ai fait, c’était nécessaire, comprends-le… Comment aurais-je pu revenir à la tour et ne pas dénoncer ces espionnes ? Au bout du compte, ça se serait retourné contre moi.
— Dans ce cas, il faut que tu avertisses ces femmes.
Egwene ne parvint pas à dissimuler son mépris. Non contente de couper les cheveux en quatre, Beonin utilisait une hache ! Après avoir pris le premier prétexte venu pour se dégager de son serment, elle s’était empressée de dénoncer des femmes qu’elle avait contribué à choisir. Par le fichu sang et les fichues cendres !
Jouant distraitement avec son châle, Beonin se tut un long moment. Puis elle coupa le souffle à Egwene en lâchant :
— J’ai prévenu Meidani et Jennet. (Les deux sœurs grises du groupe d’espionnes.) Pour ces deux femmes, j’ai fait tout ce que je pouvais. Les autres devront surnager seules – ou se noyer. Des sœurs ont été attaquées pour s’être trop approchées du quartier d’un autre Ajah. Moi, je ne tiens pas à retourner dans ma chambre vêtue de mon seul châle et couverte de marques de fouet, juste par goût de la provocation.
— Considère ta punition sous un autre angle, coupa Egwene. Celui de la rédemption, par exemple.
Lumière ! Des sœurs attaquées ? Décidément, les choses étaient pires qu’Egwene l’aurait cru. Mais au fond, ça ferait un terreau idéal pour ses graines.
Beonin jeta un nouveau coup d’œil dans le couloir. Croyant qu’elle l’appelait, Tervail fit mine d’avancer, mais elle secoua la tête. Cela dit, intérieurement, elle devait bouillir.
— Tu sais que je pourrais t’envoyer chez la Maîtresse des Novices ? siffla-t-elle à l’intention d’Egwene. À ce qu’on raconte, tu y passes déjà le plus clair de ton temps, à couiner comme une truie. D’autres séances te défriseraient, pas vrai ?
Egwene sourit à la traîtresse. Moins de deux heures plutôt, elle avait réussi à sourire à l’instant même où Silviana cessait de cogner. Là, c’était moins facile…
— Qui peut dire à propos de quoi je couinerai ? De serments, peut-être…
Beonin devint blanche comme un linge. Gagné ! Elle ne voulait pas que cette affaire s’ébruite.
— Tu t’es convaincue que je ne suis plus la Chaire d’Amyrlin ? Eh bien, il est temps de te persuader du contraire. Quoi qu’il t’en coûte, avertis les autres espionnes. Et dis-leur de rester loin de moi jusqu’à nouvel ordre. On les surveille déjà assez comme ça. Mais à partir de maintenant, tu devras me voir au moins une fois par jour, pour savoir si j’ai de nouvelles consignes les concernant. Comme aujourd’hui…
Très vite, Egwene donna à Beonin la liste des sujets à lancer dans les conversations : l’injustice frappant Shemerin et la complicité d’Elaida dans les désastres de la Tour Noire et des puits de Dumai. Bref, toutes les graines qu’elle avait commencé à planter. Il était temps d’intensifier les semailles.
— Je ne peux pas parler pour les autres Ajah, dit Beonin quand Egwene en eut fini, mais dans le Gris, les sœurs évoquent souvent ces affaires. Ces derniers temps, les espionnes de tout poil sont très actives. Les secrets d’Elaida sortent au grand jour, qu’elle aime ça ou non. Oui, en y réfléchissant, ce doit être pareil dans tous les Ajah. Il est donc inutile que je…
— Avertis ces femmes et transmets-leur mes consignes, coupa Egwene.
Elle remit la perche sur ses épaules, cherchant la position la plus confortable. Si elle tardait trop, deux ou trois sœurs blanches n’hésiteraient pas à la frapper avant de l’envoyer chez Silviana. Accepter la douleur, voire l’accueillir, ne signifiait pas qu’on la cherchait avec une lanterne.
— Et souviens-toi : c’est une punition que je t’inflige.
— Je t’obéirai, lâcha Beonin avec toute la réticence du monde.
Ses yeux devinrent très durs, mais ça ne visait pas Egwene.
— Assister à la chute d’Elaida ne me briserait pas le cœur, dit-elle d’un ton hargneux.
Puis elle partit rejoindre Melavaire.
Cette rencontre ahurissante, transformée en victoire inattendue, plongea Egwene dans une sorte d’euphorie. Et tant pis si Ferane décida finalement qu’elle avait trop tardé. Plus que replète, cette sœur blanche avait des bras dignes de ceux de Silviana.
Ce soir-là, après le dîner, Egwene se traîna jusqu’aux cellules ouvertes. À part quelques leçons, et des heures à gémir sous les coups de Silviana, elle avait passé sa journée à porter de l’eau. Le dos en compote et les jambes en feu, elle titubait de fatigue. En revanche, depuis sa capture, elle ne souffrait plus de migraine, et elle ne faisait plus les cauchemars qui la laissaient terrifiée, même si elle ne se souvenait de rien. Néanmoins, elle redoutait un mal de tête, cette nuit. Du coup, il lui serait difficile de distinguer ses vrais songes des faux. Dommage, parce qu’elle en avait fait de très agréables, ces derniers temps. Au sujet de Rand, de Mat, de Perrin – et même de Gawyn. Mais avec lui, les rêves étaient toujours… délicieux.
Trois sœurs blanches qu’elle connaissait un peu surveillaient Leane. Mince comme une liane, ses cheveux clairs noués en couronne sur sa nuque, Nagora était assise bien droit pour dissimuler son physique frêle. Très jolie mais souvent aussi détachée de la réalité qu’une sœur marron, Norine semblait un peu plus lucide que d’habitude. Grande et plutôt grasse, les cheveux gris, Miyasi ne supportait pas les bêtises – hélas, elle en voyait partout.
Enveloppée par l’aura du saidar, Nagora maintenait le bouclier qui coupait Leane de la Source. Ça n’empêchait pas les trois femmes de se chicaner sur un point de logique auquel Egwene ne comprit rien, car elle arrivait trop tard dans le débat. Deux positions différentes s’affrontaient. Trois, peut-être… Bien entendu, on ne criait pas, on ne montrait pas le poing et on gardait un visage de marbre, mais ça n’était pas pour autant une polémique amicale. Des femmes normales auraient braillé de rage – voire échangé des coups.
Intensément concentrées, les trois sœurs ne remarquèrent pas l’arrivée d’Egwene.
En les lorgnant du coin de l’œil, la visiteuse approcha de la cage ajourée et s’y accrocha pour ne pas s’écrouler. Comment pouvait-on être fatiguée à ce point ?
— Aujourd’hui, j’ai vu Beonin, annonça-t-elle. À l’en croire, son serment vis-à-vis de moi ne vaut plus rien parce que je ne suis plus la Chaire d’Amyrlin.
Leane lâcha un petit cri, se leva et approcha des barreaux au point de les toucher avec le nez.
— Elle nous a trahies !
— La fragilité inhérente à toute structure dissimulée est une donnée de base, dit Nagora, glaciale même quand elle philosophait. De base.
Bien, les sœurs étaient toujours dans leur bulle…
— Elle dit que non, souffla Egwene, et je la crois. En revanche, elle a dénoncé nos espionnes. Pour le moment, Elaida se contente de les faire surveiller, mais j’ai ordonné à Beonin de les avertir. Elle a dit qu’elle le ferait. À l’en croire, elle a déjà prévenu Meidani et Jennet, mais pour quelle raison agir ainsi avec des gens qu’on a vendus ? Enfin, elle a parlé avec délectation de l’éventuelle chute d’Elaida. Mais pourquoi s’être précipitée dans ses jupes, si elle désire toujours la renverser ? En même temps, elle reconnaît être la seule à avoir renié notre cause… Je n’y comprends rien, et je suis trop fatiguée pour me creuser la cervelle.
Egwene bâilla à s’en décrocher la mâchoire.
— Les structures dissimulées sont postulées par quatre des cinq axiomes du sixième ordre de rationalité, objecta Miyasi à l’argument de Nagora. C’est une évidence.
— Le sixième ordre de rationalité, intervint Norine, est une aberration rejetée par tout esprit normalement constitué. Les structures dissimulées, en revanche, sont indispensables pour comprendre ce qui se passe chaque jour ici. La réalité s’altère, changeant d’heure en heure…
Leane jeta un coup d’œil aux sœurs blanches.
— Certaines des nôtres pensent depuis toujours qu’Elaida a infiltré des espionnes dans nos rangs. Si Beonin en faisait partie, t’avoir juré fidélité l’a peut-être entravée jusqu’à ce qu’elle se soit convaincue que tu n’étais plus la Chaire d’Amyrlin. Mais si elle n’a pas été reçue ici comme elle l’espérait, elle a peut-être changé une nouvelle fois d’avis. Tu sais combien elle est ambitieuse. Quand elle ne reçoit pas ce qu’elle tient pour son dû… (Leane écarta les mains.) Beonin exige toujours son dû, souvent avec un petit bonus…
— La logique est toujours applicable au monde réel, affirma Miyasi. Mais seule une novice pourrait penser que le monde réel se soumet à la logique. Ce qui fonde tout, ce sont les idéaux, pas les contingences de l’univers.
Avec un regard noir, Nagora serra les dents. On eût dit que sa collègue venait de lui arracher les mots de la bouche.
Les joues vaguement roses, Norine se leva et approcha d’Egwene. Les deux autres la suivant du regard, elle tira nerveusement sur son châle, comme si elle sentait quelque chose peser sur son dos.
— Mon enfant, tu as l’air épuisée. Va donc te coucher.
Egwene ne demandait rien de mieux, mais il lui restait une question à poser. Pour ça, elle allait devoir être prudente et rusée. Les trois sœurs blanches l’observaient, à présent.
— Leane, les sœurs qui viennent te voir posent-elles toutes la même question ?
— Au lit ! répéta Norine.
Elle tapa dans ses mains, comme si ça pouvait faire obéir une Chaire d’Amyrlin.
— Oui, répondit Leane. Je vois ce que tu veux dire. Une certaine dose de confiance est peut-être possible…
— Une faible dose, oui…
Norine plaqua les poings sur les hanches. Désormais, elle n’était plus distraite, et ce n’était pas une bonne nouvelle.
— Puisque tu refuses d’aller au lit, que dirais-tu de passer voir Silviana pour lui apprendre que tu as encore désobéi à une sœur ?
— D’accord, d’accord…, marmonna Egwene avant de se tourner pour partir.
Elle tenait sa réponse ! Beonin n’avait pas livré le tissage permettant de Voyager – d’où l’insistance des sœurs auprès de Leane –, donc, elle n’avait rien vendu d’autre. Du coup, on devait pouvoir se fier à elle – un peu, en tout cas.
Nagora et Miyasi approchaient pour soutenir leur collègue. Or, Egwene refusait qu’on la traîne jusqu’au bureau mille fois honni. Avec ses bras encore plus puissants que ceux de Ferane, Miyasi en était bien capable…
Le neuvième matin du séjour d’Egwene à la Tour Blanche, Doesine en personne vint la guérir. Dehors, il pleuvait à verse. Avec un regard noir pour Doesine, les deux sœurs rouges qui avaient veillé sur la prisonnière lui donnèrent sa ration de fourche-racine et filèrent à toutes jambes.
Quand la porte se fut refermée sur elles, la représentante jaune en ricana de mépris. Pour la guérison, elle pratiquait toujours l’ancienne méthode, qui gelait Egwene jusqu’aux os et la laissait avec une faim dévorante… et un fessier tout neuf !
L’usage exclusif de l’ancienne méthode, à la tour, prouvait que Beonin avait préservé certains secrets. Mais comment s’y était-elle prise ? Selon elle, beaucoup de sœurs ne croyaient pas aux nouveaux tissages et ne cherchaient pas à les apprendre.
— Tu n’as pas la fichue intention de capituler, petite ? s’inquiéta Doesine alors que sa patiente retirait sa robe.
Le vocabulaire de Doesine n’allait pas vraiment avec son élégance de tous les instants. Aujourd’hui, elle resplendissait dans une robe bleue brodée de fil d’or. Dans ses cheveux et à ses oreilles, des saphirs brillaient de tous leurs feux.
— La Chaire d’Amyrlin s’est-elle jamais rendue ? répliqua Egwene en se tortillant pour s’attaquer à une rangée de boutons, dans son dos.
Doesine ricana de nouveau, mais sans mépris, cette fois.
— Une profession de foi courageuse, mon enfant. Mais je parie, hélas, que Silviana ne tardera plus à te briser…
Sur ces propos pessimistes, la sœur se retira – sans avoir tancé son élève parce qu’elle s’était parée du titre de Chaire d’Amyrlin.
Ayant un rendez-vous avec Silviana avant le petit déjeuner – comme chaque matin, hélas –, Egwene mit son point d’honneur à ne pas réaliser la prédiction de Doesine. Dès que la ceinture de la Maîtresse des Novices se fut abattue pour la dernière fois, ses larmes cessèrent.
Quand elle se releva du bureau sur lequel elle était pliée en deux – avec un rembourrage de cuir pour ménager ses entrailles, quand même –, elle pensa comme d’habitude aux centaines de femmes qui avaient subi le même calvaire. En leur honneur, elle ne fit pas l’ombre d’une grimace, y compris quand sa jupe et son jupon entrèrent en contact avec ses plaies.
Acceptant la souffrance – l’invitant en elle, en un sens –, elle s’y réchauffa comme elle se serait réchauffé les mains au-dessus d’une belle flambée, par un matin d’hiver glacial.
Pour l’heure, entre ses fesses et un brasier, il ne devait pas y avoir beaucoup de différence.
Dans le miroir où elle se contempla, elle découvrit un visage typique d’Aes Sedai. Les joues peut-être un peu rouges, mais…
— Comment Shemerin a-t-elle pu être rétrogradée au statut d’Acceptée ? demanda-t-elle en s’essuyant les yeux. J’ai fait ma petite enquête, et nos lois ne permettent pas ça…
— À cause de tes « enquêtes », combien de fois es-tu venue me voir ? marmonna Silviana en rangeant dans sa commode la large ceinture de cuir. J’aurais parié que tu renoncerais vite…
— Je suis curieuse de nature… Pourquoi avoir passé outre nos lois ?
— Si les textes n’autorisent pas à déchoir une sœur, ils ne l’interdisent pas non plus. Une énorme faille, ça… Mais n’entrons pas dans ces détails. Si tu insistes, tu y gagneras seulement une nouvelle séance de ceinture.
Silviana secoua la tête, puis alla s’asseoir derrière son bureau, les mains posées sur le plateau de bois.
— Le problème, c’est que Shemerin a accepté la sentence. Des sœurs lui ont conseillé de l’ignorer, mais une fois sûre qu’aucune plaidoirie n’infléchirait la position d’Elaida, elle a déménagé dans le quartier des Acceptées.
L’estomac d’Egwene gargouilla, car elle crevait de faim. Mais son estomac allait devoir attendre. Pour la première fois, elle avait une conversation avec la Maîtresse des Novices. Une conversation étrange, certes, mais…
— Dans ce cas, pourquoi s’est-elle enfuie ? Ses amies n’ont sûrement pas renoncé à lui mettre du plomb dans la tête.
— Certaines parlent d’or, lâcha Silviana. D’autres, en revanche… (Avec ses mains, elle imita les deux plateaux d’une balance, les faisant monter et descendre en quête d’équilibre.) D’autres ont tenté de lui forcer la main. En ce temps-là, je la voyais presque aussi souvent que toi. Ses « visites », je les traitais comme une pénitence privée, mais elle n’avait pas ton…
Silviana se tut abruptement. Les doigts formant une arche au-dessus de sa main, elle dévisagea un moment Egwene.
— Bien joué, ça ! Tu m’as poussée à jacasser. Rien d’interdit, bien sûr, mais quand même déplacé, dans les circonstances actuelles. Va déjeuner ! (Elle saisit sa plume et retira le bouchon d’argent.) Je t’inscris d’office pour midi, puisque tu ne daigneras pas me gratifier d’une révérence.
Egwene crut entendre de la lassitude dans la voix de son bourreau.
Un peu plus tard, lorsqu’elle entra dans le réfectoire, la première fille qui la vit se leva en silence. Dans un concert de raclements de pieds de chaises, les autres novices l’imitèrent. En silence, elles restèrent debout tandis que la prisonnière remontait l’allée centrale.
Sans crier gare, Ashelin, une Altarienne enrobée mais très jolie, se rua vers les cuisines.
Avant qu’Egwene ait atteint la porte, Ashelin ressortit et lui tendit un plateau lesté de l’habituelle tasse d’infusion et de l’assiette de pain, d’olives et de fromage.
Egwene fit mine de prendre le plateau, mais la fille au teint olivâtre le porta jusqu’à la table la plus proche, le posa devant une place libre et recula en se fendant d’une esquisse de révérence. Par bonheur pour elle, les geôlières rouges ne choisirent pas cet instant pour jeter un coup d’œil dans le réfectoire. Un coup de chance aussi pour toutes les filles qui faisaient une haie d’honneur à Egwene.
Sur le siège libre, on avait posé… un coussin. Une vieillerie rapiécée, mais un coussin quand même. Avant de s’asseoir, Egwene le prit et le posa au bout de la table. Désormais, accepter la douleur était un jeu d’enfant. Comme si elle avait appris à se réchauffer à la chaleur des feux qui la brûlaient.
Un long soupir monta des rangs de novices. Pour s’asseoir elles attendirent que la prisonnière ait commencé à manger.
Egwene faillit recracher l’olive qu’elle venait de glisser dans sa bouche. Comment pouvait-on servir de la nourriture presque pourrie ? Affamée après la guérison, elle se contenta de laisser tomber le noyau dans sa paume après l’avoir soigneusement nettoyé. Puis elle se rinça la bouche avec une gorgée d’infusion.
Surprise des surprises, la boisson avait un goût de miel. Un délice auquel les novices avaient rarement droit, hors des occasions spéciales.
Egwene tenta de ne pas sourire tandis qu’elle vidait son assiette, récupérant même les miettes de pain et de fromage du bout d’un index humecté d’un petit coup de langue.
Ne pas sourire lui coûta un gros effort. Le quasi-soutien de Doesine, la lassitude de Silviana, et maintenant, la solidarité des novices. Les deux sœurs avaient plus de poids que les filles en blanc et leur miel, mais tout ça allait dans le même sens. Egwene était bien partie pour gagner sa guerre personnelle.