17 Un ours en bronze


Abandonnant maîtresse Harfor et maître Norry, Elayne, toujours unie à la Source, partit pour la Salle des Cartes. Avec enthousiasme, certes, mais sans précipitation. Devant elle, Deni et trois gardes rapprochées sondaient les couloirs en quête de menaces, et les quatre autres femmes la suivaient comme son ombre.

Que les nouvelles soient bonnes ou mauvaises, Dyelin ne prendrait pas beaucoup de temps pour se rafraîchir.

Les mains croisées dans le dos et la mine maussade, Birgitte marchait en silence près de son Aes Sedai. Si boudeuse qu’elle fût, aucun couloir latéral n’échappait à un examen minutieux, comme si le danger était partout.

Dans le lien, l’inquiétude dominait. Avec la fatigue. Influencée, Elayne bâilla à s’en décrocher la mâchoire.

Si elle marchait à pas lents, ce n’était pas seulement pour couper l’herbe sous le pied à d’éventuelles rumeurs. Dans les couloirs, il n’y avait pas que des domestiques. Par courtoisie, elle avait alloué des chambres aux nobles venus la rejoindre avec leurs soldats. Un grand mot, cependant… Si certains hommes, bien entraînés, portaient une épée chaque jour, d’autres peinaient derrière une charrue avant d’être appelés aux armes par leur seigneur ou leur dame.

Beaucoup de nobles avaient accepté l’hospitalité de la Fille-Héritière. Ceux qui n’avaient pas de résidence à Caemlyn, d’abord, et ceux qui manquaient d’argent. Aux yeux des paysans et des travailleurs, les aristocrates étaient tous très riches – et en comparaison, c’était vrai. Mais les dépenses liées à leur train de vie et à leurs obligations pouvaient les laisser sans le sou, ou au moins, obligés de compter chaque pièce.

Pour les nouveaux arrivants, Elayne ignorait que faire. Quand le lit était assez large, les nobles couchaient déjà à trois ou quatre par chambre. Deux, c’était un minimum, si étroite que fût la couche. Désormais, beaucoup de femmes de la Famille dormaient sur des paillasses, dans le quartier des serviteurs. Par bonheur, au printemps, c’était faisable…

Aujourd’hui, tous les invités semblaient de sortie. Chaque fois qu’on la saluait, Elayne devait s’arrêter et se fendre de quelques mots.

Venu avec dix combattants, le vieux Kelwin Janevor, presque étique dans sa veste bleue reprisée, méritait autant d’égards que Sergase Gilbearn, une petite femme mince en robe d’équitation qui en avait amené vingt. Dans le même ordre d’idées, tous deux devaient être aussi bien traités que le mince Barel Layden et la solide Anthelle Sharplyn, bien qu’ils fussent de Hautes Chaires – de maisons mineures, certes, mais ça ne changeait rien.

Tous avaient volé au secours d’Elayne avec les forces dont ils disposaient et aucun n’était reparti en découvrant les faibles probabilités de succès.

Cela dit, ils ne semblaient pas très joyeux. Pas un seul n’exprima ses doutes – au contraire, tous lui souhaitèrent le meilleur, espérant un couronnement prochain pour la prétendante qu’ils soutenaient –, mais l’angoisse rongeait ces braves gens. Exubérante comme si elle pensait que ses cinquante soldats feraient la différence à eux seuls, Arilinde Branstrom n’était pas la seule femme qui se mordait nerveusement la lèvre inférieure. Massif, taciturne et d’habitude solide comme un roc, Laerid Traehand plissait le front comme la plupart des hommes.

L’arrivée de Guybon et des renforts n’avait pas suffi à inverser la tendance. Dans le camp d’Elayne, on broyait du noir.

— Tu crois qu’ils ont entendu parler de la confiance insolente dont fait montre Arymilla ? demanda Elayne lors d’un des rares moments où elle ne devait pas échanger des civilités. Non, ça ne suffirait pas à ébranler Arilinde ou Laerid.

La présence en ville de l’usurpatrice, avec trente mille hommes, n’aurait pas perturbé ces deux-là.

— Tu as raison, ça ne peut pas être ça, approuva Birgitte. (Elle regarda alentour, cherchant à voir qui, à part les gardes rapprochées, pouvait les entendre.) Ils s’inquiètent peut-être pour la même raison que moi. Quand nous sommes revenues des remparts, tu ne t’es pas perdue. En fait, tu as plutôt eu de l’aide…

Elayne s’arrêta pour dire quelques mots à un couple grisonnant en habits de laine. Malgré leur apparence de fermiers prospères, Brannin et Elvaine Martan étaient des nobles, même si leur manoir ressemblait à une grande ferme où les générations cohabitaient. Un bon tiers de leurs combattants étaient leurs fils, leurs petits-fils, leurs neveux ou leurs petits-neveux. Seuls les plus jeunes ou les plus vieux membres de la lignée étaient restés en arrière pour se charger des semailles. Espérant que ces partisans souriants ne lui en voudraient pas d’avoir été trop brève, la Fille-Héritière reprit très vite son chemin.

— Comment ça, j’ai eu de l’aide ?

— Le palais est… différent. (Un instant, de la confusion passa dans le lien.) C’est dingue, je sais, mais on dirait que toute la structure, à l’origine, avait été construite sur un plan légèrement différent.

Devant les deux femmes, une des gardes rapprochées trébucha et faillit s’étaler.

— J’ai une très bonne mémoire, continua Birgitte.

Elle hésita, des émotions contradictoires déferlant dans le lien. Sur ses vies antérieures, la plupart de ses souvenirs avaient fondu comme neige au soleil. Par exemple, elle ne se rappelait rien qui fût antérieur à la fondation de la Tour Blanche. Quant aux quatre vies qu’elle avait menées entre les guerres des Trollocs et l’époque actuelle, elles commençaient à s’effacer aussi. Alors que rien ne l’effrayait, l’héroïne redoutait pourtant qu’il ne lui reste rien un jour – pas même ses souvenirs de Gaidal Cain.

— Quand j’ai emprunté un chemin, je ne l’oublie jamais. Certains couloirs, ici, ne sont plus comme avant. Quelques-uns ont changé de place, d’autres ont disparu et il y en a de nouveaux. Personne n’en parle, du moins à ma connaissance. Mais je crois que les vieux se taisent parce qu’ils ont peur d’avoir perdu la boule. Les jeunes, eux, redoutent de passer pour des alcooliques et de perdre leur place.

— C’est…, commença Elayne.

Elle n’alla pas plus loin. Non, ce n’était pas impossible. À l’évidence, Birgitte n’était pas sujette à des hallucinations. À cette lumière, le peu d’enthousiasme de Naris à aller chercher les repas s’expliquait parfaitement. Même chose pour la perplexité de Reene.

À choisir, Elayne aurait préféré que sa grossesse l’ait rendue stupide. Mais pourquoi diantre aurait-elle eu cet effet ?

— Ce ne sont pas les Rejetés, dit-elle, catégorique. S’ils pouvaient faire une chose pareille, ils n’auraient pas attendu si longtemps, et pire que ça… Bonjour à vous, seigneur Aubrem.

Mince, buriné et chauve, à part une fine couronne de cheveux blancs, Aubrem Pensenor aurait dû être en train de faire sauter ses petits-enfants sur ses genoux. Au lieu de ça, il était arrivé parmi les premiers à Caemlyn – avec cent combattants et une nouvelle : c’était Arymilla qui marchait sur la ville, Naean et Elenia comptant parmi ses soutiens. Alors que le vieil homme évoquait le temps où il avait chevauché pour Morgase, dans des circonstances similaires, Birgitte rappela à Elayne que dame Dyelin devait déjà l’attendre.

— Dans ce cas, fit Aubrem, je ne vous retarderai pas, ma dame. Saluez dame Dyelin de ma part. Elle est si occupée que je ne lui ai pas parlé depuis mon arrivée. Assurez-la de mes meilleurs sentiments.

La maison Pensenor était une alliée historique de Dyelin Taravin.

— Pas les Rejetés, je suis d’accord, dit Birgitte dès que le vieux seigneur fut hors de portée d’oreille. Mais savoir qui est responsable n’est que la première question. Le phénomène peut-il se reproduire ? Et si c’est le cas, les changements seront-ils aussi… anecdotiques ? Ou risquera-t-on de se réveiller dans une chambre sans porte ni fenêtres ? Et qu’arrivera-t-il si on s’endort dans une pièce qui disparaît ? Quand un couloir peut se volatiliser, tout est possible. Et si cette folie ne se limite pas au palais ? Il faut vérifier que toutes les rues mènent encore au même endroit. Imagine qu’une partie du mur d’enceinte disparaisse, la prochaine fois ?

— Tu vois toujours le bon côté des choses…, ironisa Elayne.

Même en étant unie au Pouvoir, les évocations de Birgitte lui retournaient l’estomac.

La Championne joua distraitement avec les quatre nœuds d’or qui ornaient son épaule.

— C’est depuis que je porte ces galons…

Étrangement, l’inquiétude transmise par le lien était moins forte, à présent que Birgitte avait parlé de ses tourments. Elayne espéra que la Championne n’imaginerait pas qu’elle détenait toutes les réponses. Non, ça, c’était vraiment impossible. Birgitte connaissait trop bien son Aes Sedai pour croire ça d’elle.

— Deni, ça te fait peur ? demanda Elayne. Moi, j’avoue que ça me fiche la trouille.

— Rien ne m’effraie vraiment, ma dame, répondit la garde rapprochée sans cesser de sonder le couloir, devant elle.

Alors que les sept autres avaient la main sur la poignée de leur épée, Deni gardait la sienne sur son gourdin. Impassible, elle parlait sur le ton de la conversation.

— Un jour, un conducteur de chariot – un colosse nommé Eldrin Hackly – a failli me briser la nuque. Un type pacifique, d’habitude, mais ce soir-là, il était ivre mort. N’étant pas dans une bonne position, quand j’ai frappé, mon gourdin a paru rebondir sur sa tête sans même l’entamer. Là, j’ai eu peur, parce que j’ai cru que ma dernière heure avait sonné. Aujourd’hui, nous sommes face à une possibilité. Chaque matin peut être le dernier, ma dame, il faut vivre avec ça.

« Chaque matin peut être le dernier. » Une saine philosophie, songea Elayne. Pourtant, elle frissonna. Jusqu’à la naissance des bébés, elle serait en sécurité – mais tous les autres risqueraient leur vie.

Les deux hommes qui montaient la garde devant la Salle des Cartes étaient des guerriers expérimentés. Le plus petit était d’une minceur presque maladive, et l’autre arborait des épaules si larges qu’il semblait petit lui aussi, alors qu’il n’avait rien d’un nain. Extérieurement, rien ne distinguait ce duo des autres Gardes. Mais pour surveiller cette salle, on choisissait uniquement des escrimeurs d’élite à la loyauté sans faille.

Le petit type salua Deni de la tête, puis il se mit au garde-à-vous quand Birgitte lui coula un regard désapprobateur.

Deni sourit timidement à son galant. Timidement !

Comme toujours, deux femmes allèrent inspecter la salle pendant que la Fille-Héritière attendait dehors.

Birgitte voulut parler, mais Elayne lui posa une main sur le bras. La Championne ne désarma pourtant pas :

— Quand ils sont en service, ce n’est pas bon, Elayne ! Ils doivent se concentrer sur leur devoir, pas roucouler bêtement.

Ayant l’ouïe fine, Deni cessa de sourire, rosit un peu et recommença à sonder le couloir.

Les choses étaient mieux ainsi, peut-être… Mais quel dommage ! Quelqu’un ne pouvait-il pas avoir un peu de plaisir dans sa vie ?

La Salle des Cartes était par la taille la deuxième salle de bal du palais. Avec ses quatre cheminées de marbre veiné de rouge, sa voûte à dorures, ses grandes colonnes et ses murs de marbre récemment délestés de leurs tapisseries, c’était un espace vivement éclairé par les dizaines de lampes à déflecteur qui compensaient l’absence de fenêtres.

La plus grande partie du sol en mosaïque représentait une carte détaillée de Caemlyn. Une création qui remontait à plus d’un millier d’années, après l’achèvement de la Nouvelle Cité – mais avant que commence l’expansion de Caemlyn la Basse. Bref, longtemps avant la fondation d’Andor et la naissance d’Artur Aile-de-Faucon.

Au fil des indispensables rénovations, on prenait garde à apporter des rectifications, histoire que les rues soient toujours correctement situées. Même si pas mal de bâtiments avaient changé au fil des ans, beaucoup de venelles étaient restées inchangées.

Enfin, jusqu’à présent… Veuille la Lumière qu’il en soit toujours ainsi.

Cela dit, il n’y aurait pas de bal ici avant longtemps. Entre les colonnes, de longues tables exposaient d’autres cartes, certaines si grandes qu’elles débordaient du plateau. Le long des murs, sur des étagères, s’entassaient des rapports pas assez sensibles pour qu’il faille les mettre sous clés voire les brûler après les avoir mémorisés.

Le bureau de Birgitte, couvert de documents, se dressait tout au fond de la salle. Considérant son grade, elle disposait d’une pièce pour elle seule, mais la Salle des Cartes lui avait plu au premier coup d’œil. Ce plan, sur le sol, était vraiment un outil formidable.

Un petit disque en bois, peint en rouge, indiquait l’endroit où venait de se dérouler une bataille. En passant, Birgitte le ramassa et le jeta sur son bureau, dans un panier déjà plein de ses semblables.

Elayne secoua la tête. Le panier n’était pas bien grand, mais s’il fallait utiliser un jour tous les disques rouges en même temps…

— Dame Birgitte, dit une femme aux cheveux gris en tendant un document, voici le rapport sur nos réserves de fourrage que vous m’avez demandé.

Sur la poitrine de sa robe marron, la femme arborait un Lion Blanc miniature. Dans la pièce, cinq autres fonctionnaires étaient en plein travail. L’élite des subordonnés de maître Norry… Quant aux six messagers en livrée rouge et blanc qui se tenaient le long du mur du fond, maîtresse Harfor les avait sélectionnés en personne.

Assez joli garçon, l’un d’eux esquissa une courbette avant de se reprendre. Sur la question du protocole, Birgitte était très claire. Le travail avant tout ! Tout noble que ça défrisait n’avait qu’à éviter la Salle des Cartes.

— Merci, maîtresse Anford. Je le consulterai plus tard… Vos collègues et vous, pourriez-vous attendre un peu dehors ?

La digne femme eut tôt fait de sortir avec tout ce petit monde – en laissant à peine le temps aux fonctionnaires de reboucher leur encrier. Dans le lot, personne ne sembla étonné. Les réunions privées étaient fréquentes ici. Dans les couloirs, Elayne entendait parfois parler de la « Salle des Secrets ». Une exagération, néanmoins. Tout ce qui ne devait pas tomber entre n’importe quelles mains était stocké dans ses appartements.

Les employés sortis, Elayne approcha de la table où s’étalait la carte de Caemlyn et de ses environs – sur vingt lieues dans toutes les directions. La Tour Noire y figurait, vaste carré sombre situé à moins de deux lieues au sud de la cité.

Sur le beau visage d’Andor, une verrue dont il était impossible de se débarrasser… Via des portails, Elayne y envoyait toujours des patrouilles, mais dans un si vaste endroit, les Asha’man auraient pu mijoter n’importe quoi sans qu’elle en soit informée.

De grosses épingles à tête émaillée signalaient la position des huit camps d’Arymilla, autour de la ville. D’autres petits marqueurs indiquaient la présence de plusieurs autres camps.

Un faucon doré miniature montrait la position des Aiels Goshien. Enfin, leur ancienne position. Où étaient-ils, à présent ?

Elayne prit le faucon et le glissa dans sa poche. Aviendha avait tout d’un oiseau de proie… De l’autre côté de la table, Birgitte arqua un sourcil.

— Les Aiels sont partis, ou sur le point de le faire, lui dit Elayne.

Il y aurait des retrouvailles. Aviendha n’était pas partie pour toujours.

— Envoyés je ne sais où par Rand. Que la Lumière le brûle !

— Je m’étonnais qu’Aviendha ne soit pas avec toi…

Elayne posa un doigt sur un cavalier en bronze pas plus haut qu’une main placé à quelques lieues au sud-ouest de la ville.

— Il faut aller jeter un coup d’œil au camp de Davram Bashere. Les forces du Saldaea vont-elles aussi lever le camp ? Et les légions du Dragon ?

La réponse à ces questions importait peu, en réalité. La Lumière en soit louée, ces forces ne s’étaient pas mêlées du conflit, et plus personne ne pensait que leur présence modérerait les ardeurs d’Arymilla. Quoi qu’il en soit, Elayne détestait qu’il se passe des choses dans son royaume sans qu’elle en soit informée.

— Demain, envoie des Gardes à la Tour Noire. Et dis-leur de compter les Asha’man.

— Ainsi, fit Birgitte, les yeux baissés sur la carte, le Dragon prépare une grande bataille. Contre les Seanchaniens, j’imagine. Si nous n’avions pas nos propres soucis, je chercherais où et quand ça aura lieu.

Sur la carte, on trouvait toutes les raisons qui poussaient Arymilla à agir vite. Au nord-est de Caemlyn, l’arrière-train dans le vide, reposait la silhouette en bronze d’un ours endormi, les pattes avant sur les yeux.

La position de quelque deux cent mille hommes, à savoir l’équivalent de presque tous les soldats entraînés que le royaume d’Andor pouvait réunir. Accompagnés par quelque chose comme douze Aes Sedai qu’ils tentaient de cacher, quatre dirigeants des Terres Frontalières cherchaient Rand pour une ou des raisons inconnues.

Les Frontaliers n’avaient aucun motif logique de se retourner contre Rand – sinon le fait qu’il ne les avait pas liés à lui, à l’inverse des autres nations. Les Aes Sedai, c’était autre chose, surtout avec leur tendance à se rallier au petit bonheur la chance. De plus, douze était un chiffre dangereux, même pour Rand.

En partie, les quatre dirigeants avaient compris pourquoi Elayne les avait appelés en Andor. Mais au sujet de Rand, elle était parvenue à les rouler dans la farine, leur cachant où il était. Hélas, malgré leur réputation de rapidité, les Frontaliers s’étaient dirigés vers le sud à une lenteur d’escargots. À présent, ils ne bougeaient plus, soucieux d’éviter de s’approcher d’une ville assiégée. C’était compréhensible, bien entendu, et même louable. Des armées étrangères trop proches de combattants andoriens, voilà qui aurait risqué de faire des étincelles. Dans chaque camp, on trouvait des enragés. Des escarmouches, des batailles, peut-être une guerre – n’importe quoi pouvait arriver dans de telles circonstances.

Même ainsi, contourner Caemlyn n’allait pas être facile. Avec les averses, les routes secondaires n’étaient plus que des bourbiers où aucune armée digne de ce nom ne se serait engagée.

Elayne aurait pu souhaiter que les Frontaliers approchent un peu plus de Caemlyn – une dizaine de lieues, par exemple. À un moment, elle espérait que leur présence aurait un effet dissuasif. Au fond, c’était peut-être encore possible.

Plus important encore – à coup sûr pour Arymilla et peut-être pour la Fille-Héritière –, à quelques lieues au-delà la Tour Noire se tenait un petit fantassin en argent, épée brandie, accompagné d’un hallebardier sorti du même atelier de bijouterie. L’un était à l’ouest du carré noir, et l’autre à l’est. Dans ces deux camps, Luan, Ellorien et Abelle d’un côté, Aemlyn, Arathelle et Pelivar de l’autre, avaient à eux tous près de soixante mille soldats. En d’autres termes, tous les hommes aptes au combat enrôlés dans leurs domaines et dans ceux de leurs vassaux.

Dyelin revenait de ces deux camps, où elle avait tenté d’en apprendre plus sur les intentions des nobles.

Le petit garde maigre ouvrit un des battants de la porte et le tint pour laisser passer une vieille servante lestée d’un plateau en argent torsadé où trônaient deux grandes carafes entourées d’une petite armée de gobelets en porcelaine bleue du Peuple de la Mer. Ignorant combien de gens assisteraient à la réunion, Reene avait vu grand. Soucieuse de ne rien renverser, la servante avançait à petits pas. Pour l’aider, Elayne tissa quelques flux d’Air, mais elle ne les utilisa pas. Insinuer que l’honorable dame était incapable de faire son travail aurait été insultant.

En revanche, elle la remercia profusément, lui arrachant un sourire qui venait du cœur. Son fardeau posé, la servante se fendit d’une révérence impressionnante pour ses vieilles articulations.

Dyelin arriva sur ces entrefaites. Incarnation même de la vigueur, comme toujours, elle renvoya la domestique puis fit la grimace en découvrant le contenu d’une des carafes. Du lait de chèvre, devina Elayne pendant que Dyelin s’emparait de l’autre carafe et se servait un gobelet de vin.

En matière d’ablutions, Dyelin s’était contentée d’un débarbouillage et de quelques coups de brosse dans ses cheveux blond semé de gris. Sur sa robe d’équitation ornée d’une grande broche où figuraient le Hibou et le Chêne de Taravin, les taches de boue séchée témoignaient qu’elle n’avait pas pris la peine de se changer.

— Quelque chose ne va pas du tout, annonça-t-elle en faisant tourner le vin dans son gobelet sans songer à le boire. Ce palais, j’y suis venue des centaines de fois, et aujourd’hui, je me suis perdue à deux reprises.

— Nous sommes au courant, répondit Elayne.

En quelques mots, elle exposa le peu que Birgitte et elle avaient découvert et évoqua ce qu’elle avait l’intention de faire. Tissant un dôme de silence, comme elle en avait pris l’habitude, elle ne fut pas surprise de sentir une décharge de saidar. Eh bien, la personne qui l’espionnait venait de prendre un coup en retour, et elle n’allait pas pleurer sur son sort. Une petite décharge, hélas, vu la faible quantité de saidar impliquée – sinon, elle l’aurait sentie depuis longtemps.

La prochaine fois, il serait peut-être possible d’augmenter la violence du choc. Ainsi, les espionnes se montreraient moins audacieuses.

— Donc, ça peut se reproduire, conclut Dyelin quand la Fille-Héritière en eut terminé.

Extérieurement calme, l’alliée d’Elayne s’humecta les lèvres et but une gorgée de vin, comme si elle avait la gorge sèche.

— Eh bien… Si tu ignores la cause de ces changements, et à quel rythme ils risquent de se reproduire, qu’allons-nous faire ?

Elayne dévisagea Dyelin. Encore quelqu’un qui la croyait en possession de réponses qu’elle ne détenait pas. Cela dit, c’était le destin d’une reine, dont on attendait toujours les solutions, en temps de crise. Et c’était aussi le fardeau d’une Aes Sedai.

— Comme on ne peut pas empêcher ces changements, il faudra vivre avec et faire en sorte que les gens n’aient pas trop peur. Je rendrai public ce que j’en sais, et les autres sœurs feront de même. Ainsi, les gens sauront que les Aes Sedai sont informées, et ça les rassurera jusqu’à un certain point.

Aux yeux d’Elayne, l’effort semblait minimal. Pourtant, Dyelin n’émit pas d’objections.

— Je ne pourrais rien proposer de mieux. Pour bien des gens, les Aes Sedai sont capables de résoudre tous les problèmes. En l’occurrence, cette conviction devrait suffire.

Et quand il serait évident que c’était faux, que se passerait-il ? Eh bien, ce fleuve, Elayne le traverserait quand elle l’aurait atteint…

— Alors, les nouvelles sont bonnes ou mauvaises ?

Avant que Dyelin ait pu répondre, la porte se rouvrit.

— Il paraît que Dyelin est de retour ? Tu aurais dû nous envoyer chercher, Elayne. Tu n’es pas encore sur le trône, et je déteste que tu me caches des choses. Où est Aviendha ?

Jeune femme imprévisible et incontrôlable – jeune fille, en réalité, encore à des mois de la majorité, même si son tuteur lui avait laissé la bride sur le cou –, Catalyn Haevin, dressée sur ses ergots, pointait agressivement son menton grassouillet. Était-ce à cause de la broche arborant l’Ours Bleu d’Haevin qui serrait le col montant de sa robe d’équitation de la même couleur ? À dire vrai, c’était possible. Depuis qu’elle partageait un lit avec Dyelin et Sergase, la jeune sotte semblait avoir appris le respect. Avec Elayne, cependant, elle persistait à jouer les Hautes Chaires intouchables.

— Nous sommes tous là, dit Conail Northan.

Grand et mince dans sa veste rouge en soie, ce garçon aux yeux rieurs et au nez crochu était majeur – de justesse, son seizième anniversaire étant passé de quelques semaines. Enclin à rouler des mécaniques et à caresser trop souvent la poignée de son épée, il semblait cependant inoffensif. Hélas, l’immaturité, chez une Haute Chaire, était un défaut rédhibitoire.

— Aucun d’entre nous ne pouvait attendre de savoir quand Luan et les autres arriveront. Si on les avait laissés faire, ces deux-là auraient couru sur tout le chemin.

Conail ébouriffa les cheveux des deux jeunes garçons qui le flanquaient. Si Brinlet Gilyard le foudroya du regard puis se repeigna en passant les mains dans sa tignasse, Perival Mantear se contenta de rougir. Petit mais déjà beau garçon, il était à douze ans le benjamin du groupe. Cela dit, Brinlet avait à peine un an de plus.

Elayne soupira à pierre fendre. Hélas, elle ne pouvait pas leur demander de sortir. S’ils étaient encore presque tous des enfants – tous, si on considérait le comportement de Conail –, ils n’en restaient pas moins les Hautes Chaires de leurs maisons, et, à ce titre, les principaux alliés d’Elayne avec Dyelin. Mais comment avaient-ils découvert l’objectif du voyage de Dyelin ? Jusqu’à son retour, la mission devait être secrète. Un nouveau défi à relever pour Reene, ça. Un bavard invétéré, parfois, pouvait se révéler plus dangereux qu’un espion.

— Où est Aviendha ? demanda de nouveau Catalyn.

Bizarrement, elle s’intéressait beaucoup à l’Aielle. Ou était fascinée par elle, plus précisément. Avec son obstination coutumière, elle l’avait harcelée pour qu’elle lui apprenne à manier une lance.

— Alors, ma dame, demanda Conail en se versant un gobelet de vin, quand arriveront-ils ?

— La mauvaise nouvelle, répondit Dyelin, c’est qu’ils ne viendront pas. La bonne, c’est qu’ils ont tous refusé de s’allier à Arymilla.

Voyant Brinlet tendre une main vers la carafe de vin, Dyelin se racla la gorge. Empourpré, le gamin saisit l’autre carafe, comme si c’était son intention depuis le début. La Haute Chaire de la maison Gilyard ! Un gosse, malgré l’épée qui battait son flanc.

Armé lui aussi d’une épée – trop longue pour ses jambes, elle traînait par terre –, Perival s’était déjà servi du lait de chèvre.

En se versant du vin, Catalyn eut un sourire supérieur à l’intention des deux garçons. Quand Dyelin la foudroya du regard, elle rectifia le tir.

— Pour appeler ça une bonne nouvelle, maugréa Birgitte, il ne faut pas être regardante. Tu nous ramènes un écureuil à demi mort de faim et tu nous le présentes comme un bovin primé.

— Toujours directe, la Championne, grogna Dyelin.

Les deux femmes se défièrent du regard et Birgitte serra les poings. L’air de rien, Dyelin laissa glisser sa main en direction de sa dague.

— Pas de dispute ! cria Elayne, tranchante.

La colère qu’elle captait dans le lien l’incitait à faire montre d’autorité. Si on n’y mettait pas le holà, ces deux femmes en viendraient un jour aux mains.

— Aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à supporter vos prises de bec.

— Où est Aviendha ?

— Elle est partie, Catalyn ! Dyelin, qu’as-tu appris d’autre ?

— Partie où ?

— Quelque part… (Source ou pas Source, Elayne aurait volontiers giflé l’enquiquineuse.) Dyelin ?

Pour rompre le contact avec Birgitte sans paraître capituler, Dyelin baissa les yeux sur son gobelet puis le porta à ses lèvres. Allant rejoindre Elayne, elle s’empara du fantassin en argent, le fit tourner entre ses doigts puis le reposa.

— Aemlyn, Arathelle et Pelivar ont tenté de me persuader de revendiquer le trône, mais avec moins d’insistance que lors de notre dernière rencontre. Je crois les avoir presque convaincus que je n’en ferais rien.

— Presque ? répéta Birgitte, pleine d’ironie.

Dyelin l’ignora ostensiblement.

Elayne fronça les sourcils à l’intention de sa Championne, qui baissa les yeux et fit diversion en allant se servir un gobelet de vin.

Une petite victoire très satisfaisante. Quel que soit le truc qu’Elayne ait trouvé, elle espéra ne pas le perdre.

— Ma dame, fit Perival en s’inclinant.

Deux gobelets dans les mains, il en tendit un à Elayne. Du lait de chèvre ! Un breuvage qu’elle prenait en horreur.

— Luan et Abelle ne se sont pas mouillés, continua Dyelin. Ils finiront peut-être par se rallier à toi. (À son ton, elle n’y croyait pas une seconde.) J’ai rappelé à Luan qu’il m’a aidée à arrêter Naean et Elenia, tout au début, mais ça ne l’a pas plus impressionné que Pelivar.

— Du coup, ils doivent tous espérer qu’Arymilla triomphera, lâcha Birgitte, amère. Si c’est toi qui l’emportes, ils te soutiendront après coup. Sinon, une des femmes se déclarera candidate au trône contre l’usurpatrice. Après toi, Ellorien est la première sur la liste de succession, pas vrai ?

Dyelin se rembrunit mais ne démentit pas cette affirmation.

— Et Ellorien, justement ? intervint Elayne. Qu’a-t-elle dit ?

La Fille-Héritière connaissait d’avance la réponse. Sa mère avait fait fouetter Ellorien – sous l’influence de Rahvin, mais peu de gens semblaient le croire. Moins encore avaient compris que Rahvin était un alias de Gaebril.

— Cette femme est une tête de mule ! lâcha Dyelin. Si ça lui semblait judicieux, elle annoncerait ma candidature à ma place. Heureusement, elle a conscience que ça ne servirait à rien.

Elayne nota que Dyelin n’envisageait pas qu’Ellorien puisse vouloir participer à la course.

— Quoi qu’il en soit, j’ai chargé Keraille Surtovni et Julanya Fote de surveiller ce petit monde. Je doute fort que ces gens bougeront, mais si je me trompe, nous le saurons aussitôt.

Pour la même raison, trois femmes de la Famille qui devaient former un cercle pour pouvoir Voyager gardaient un œil sur les Frontaliers.

Pas l’ombre d’une bonne nouvelle, quoi que veuille en dire Dyelin. La présence des Frontaliers, selon Elayne, aurait dû pousser plusieurs maisons nobles à se rallier à elle.

Dire que j’ai autorisé les Frontaliers à traverser mon royaume… Au moins, une de mes raisons tient encore…

Même si elle ne montait jamais sur le trône, elle aurait rendu ce service à Andor. Sauf si la nouvelle reine sabotait le travail. Arymilla, par exemple, en était très capable.

Mais elle ne porterait jamais la Couronne de Roses, c’était sûr. D’une manière ou d’une autre, il faudrait la neutraliser.

— Donc, nous en sommes à six, six et six, dit Catalyn.

Passant un index sur la longue bague qu’elle portait à la main gauche, elle plissa le front, pensive. Une nouveauté, chez elle. D’habitude, elle balançait tout sans réfléchir.

— Même si la maison Candraed nous rejoint, nous serons loin des dix requises.

Se demandait-elle pourquoi elle avait engagé sa maison dans un conflit perdu d’avance ? Engagé, certes, mais pas « lié ». Il lui restait l’option de se retirer…

— J’étais sûr que Luan nous rejoindrait, marmonna Conail. Même chose pour Abelle et Pelivar. (Il but une rasade de vin.) Mais quand nous aurons vaincu Arymilla, ils viendront. Croyez-moi sur parole.

— Qu’ont-ils en tête ? s’enquit Brinlet. Ils veulent une guerre opposant trois camps ?

Sa voix passant sans cesse du grave à l’aigu, le pauvre garçon était rouge jusqu’à la racine des cheveux. Baissant les yeux sur son gobelet, il grimaça. À l’évidence, il adorait le lait de chèvre autant qu’Elayne.

— C’est à cause des Frontaliers…, fit Perival d’une voix de fausset – mais il semblait pourtant très sûr de lui. Personne ne s’engage, et c’est compréhensible. Qui que soit la future reine, il faudra quand même faire face aux Frontaliers. (Il s’empara de l’ours et le soupesa comme si connaître son poids pouvait l’aider à répondre à toutes ses questions.) Mais je ne comprends pas pourquoi ils nous envahissent ! Nous sommes si loin de leurs terres. De plus, pourquoi n’ont-ils pas fondu sur Caemlyn pour l’attaquer ? Ils n’auraient fait qu’une bouchée d’Arymilla, et pour les empêcher d’entrer en ville, nous n’aurions pas été à la fête. Au bout du compte, pourquoi sont-ils ici ?

Souriant, Conail tapa sur l’épaule du jeune garçon.

— Quand nous serons face aux Frontaliers, la bataille vaudra le détour. Les Aigles de Northan et l’Enclume de Mantear deviendront la fierté du royaume d’Andor.

Perival acquiesça, mais cette idée ne semblait pas l’enthousiasmer. Conail, lui, s’en rengorgeait d’avance.

Elayne consulta du regard Dyelin et Birgitte, qui semblaient toutes les deux surprises. La Fille-Héritière elle-même n’en revenait pas. Ses compagnes savaient, bien entendu, mais le jeune Perival était passé près de dévoiler un secret qui devait être gardé. Au fil du temps, des gens comprendraient sans doute que les Frontaliers étaient là pour inciter les maisons à choisir le camp Trakand. Mais il ne faudrait jamais rien confirmer.

— Luan et les autres ont demandé une trêve à Arymilla, annonça Dyelin, le temps que les Frontaliers aient été repoussés. Elle a exigé un délai de réflexion. Si je ne me trompe pas, c’est à partir de là que les attaques contre la muraille se sont intensifiées. Pour le reste, elle a fait savoir qu’elle réfléchissait toujours.

— Avant toute autre considération, intervint Catalyn, ça montre pourquoi Arymilla ne mérite pas le trône. Elle place ses ambitions au-dessus de la sécurité d’Andor. S’ils ne s’en aperçoivent pas, Luan et les autres sont des crétins.

— Non, fit Dyelin. Seulement des hommes et des femmes qui pensent voir mieux que nous l’avenir.

Et s’ils avaient raison ? se demanda Elayne. Si c’était Dyelin et elle qui se trompaient ? Pour sauver le royaume, elle aurait soutenu Dyelin. Pas de gaieté de cœur, mais pour la survie du pays, elle l’aurait fait.

Dyelin aurait eu le soutien de dix maisons – non, plus que ça ! Même Danine Candraed aurait fini par se ranger à ses côtés. Sauf que… Eh bien, Dyelin ne voulait pas être reine. Selon elle, la Couronne de Roses devait revenir à Elayne.

Une opinion partagée par la Fille-Héritière… Oui, mais si elle se trompait ? Si Dyelin faisait aussi erreur ? Cette question, Elayne ne se la posait pas pour la première fois. Mais là, elle semblait s’y engluer.


Ce soir-là, après un dîner sans relief, à l’exception de délicieuses petites fraises, Elayne alla lire dans le grand salon de ses appartements. Essayer de lire, plutôt…

Son ouvrage traitait de l’histoire d’Andor, comme presque toujours ces derniers temps. Pour avoir une idée de la vérité, il fallait collecter énormément de données puis croiser les références en éliminant les biais.

Le premier de tous était aisément repérable. Un livre publié sous le règne d’une reine ne mentionnait jamais ses erreurs, ni celles des deux ou trois femmes qui la précédaient, si elles appartenaient à sa lignée. Ainsi, pour découvrir les faux pas des reines Mantear, il fallait piocher dans un ouvrage écrit sous le règne d’une Trakand. Quant aux errements de la lignée Norwelyn, c’était dans les traités d’histoire Mantear qu’on les trouvait.

Les erreurs des autres pouvaient aider Elayne à ne pas commettre les mêmes. La première chose que lui avait enseignée sa mère.

Hélas, elle ne parvenait pas à se concentrer. Très souvent, elle se surprenait à fixer une page sans vraiment voir les mots. Pensant à sa sœur d’élection, elle s’apprêtait à lui dire quelque chose avant de se rappeler qu’elle n’était plus là.

Le soir, Elayne se sentait atrocement seule – ce qui était hautement ridicule. Dans un coin, Sephanie attendait de combler ses moindres désirs, et huit gardes rapprochées se tenaient en permanence devant sa porte, côté intérieur. L’une d’entre elles, Durit Azeri, était douée pour les conversations. Muette sur son passé, certes, mais finement cultivée.

Mais qui aurait pu remplacer Aviendha ?

Quand Vandene entra dans le salon, suivie par Kirstian et Zarya, la Fille-Héritière se sentit bizarrement soulagée. Comme il se devait, les deux novices se postèrent dans l’entrée. Ayant échappé au Bâton des Serments, Kirstian avait l’allure normale d’une femme dans la force de l’âge. Avec son nez busqué et ses yeux inclinés, Zarya semblait beaucoup plus jeune. Elayne remarqua qu’elle tenait un objet enveloppé dans du tissu blanc.

— Désolée de t’interrompre, fit Vandene.

Bien qu’elle eût le visage sans âge d’une Aes Sedai, la sœur verte donnait le sentiment d’être… vieille. Ses traits évoquaient une femme entre vingt et quarante ans – chez elle, ça changeait en permanence –, mais ses yeux exprimaient un chagrin et une lassitude incompatibles avec la jeunesse. Sans doute parce qu’ils en avaient trop vu…

Elle semblait épuisée, aussi. Le dos bien droit, certes, mais le cœur chancelant.

— Ça ne me regarde pas, bien entendu, dit-elle avec sa délicatesse coutumière, mais as-tu une raison d’avoir en toi une telle quantité de Pouvoir ? Dans le couloir, avant d’entrer, j’ai cru que tu exécutais un tissage majeur…

Non sans surprise, Elayne s’avisa qu’elle était gorgée de saidar – juste en dessous de la limite dangereuse. Comment était-ce possible ? Quand avait-elle puisé plus de pouvoir ? Sans tarder, elle se coupa de la Source, navrée que le monde redevienne immédiatement… ordinaire.

En même temps, son humeur vira à l’orage.

— Tu n’interromps rien du tout, grommela-t-elle en posant son livre sur la table.

Elle avait à peine lu trois pages…

— Puis-je m’assurer que nous serons en privé ? demanda Vandene.

Elayne hocha la tête, maussade. La quantité de saidar qu’elle avait puisée ne regardait pas cette fichue bonne femme, et elle le savait pertinemment.

Dès que la Fille-Héritière eut ordonné à Sephanie d’attendre dans l’antichambre, Vandene tissa un dôme de silence.

Protection ou pas, elle attendit pour parler que la porte se soit refermée sur la servante.

— Reanne Corly est morte, Elayne.

— Par la Lumière, non !

La mauvaise humeur s’en fut, balayée par un torrent de sanglots. Pour essuyer ses larmes, Elayne tira de sa manche un mouchoir bordé de dentelle. Toujours ses maudites sautes d’humeur ! Mais là, au moins, Reanne méritait d’être pleurée. Elle rêvait tellement de devenir une sœur verte !

— Comment ?

Que la Lumière la brûle ! Elayne aurait tant aimé cesser de pleurnicher. Vandene, elle, avait les yeux secs. Peut-être parce qu’il ne lui restait plus de larmes.

— On l’a étouffée avec le Pouvoir. Le coupable en a utilisé bien plus que nécessaire. Dans la pièce où on l’a trouvée, il flottait encore des résidus de saidar. L’assassin tenait à ce qu’on sache comment elle est morte.

— C’est absurde, Vandene.

— Peut-être pas tant que ça… Zarya ?

La novice posa son paquet sur la table et le déballa pour révéler une poupée en bois articulée. Une antiquité, la robe en lambeaux, la peinture du visage écaillée et un œil manquant, comme la moitié des longs cheveux.

— Cette poupée appartenait à Mirane Larinen, dit Zarya. Derys Nermala l’a trouvée derrière un buffet.

— Le rapport avec la mort de Reanne ? demanda Elayne en s’essuyant les yeux. Une poupée derrière un buffet ?

Mirane était une des femmes de la Famille qui s’étaient enfuies.

— Il y en a un, de rapport…, répondit Vandene. Quand Mirane est entrée à la tour, elle a caché la poupée à l’extérieur, parce qu’elle savait que toutes ses possessions seraient brûlées. Après son expulsion, elle a récupéré son bien et ne s’en est plus séparée. Jamais. Cela dit, elle avait une manie. Chaque fois qu’elle s’installait quelque part, elle cachait de nouveau la poupée. Ne me demande pas pourquoi… Mais elle ne se serait pas enfuie en l’abandonnant.

Sans cesser de se tamponner les yeux, Elayne s’adossa à son siège. Elle ne sanglotait plus, mais des larmes continuaient à rouler sur ses joues.

— Donc, Mirane ne s’est pas enfuie. On l’a assassinée, puis on a disposé de son corps. (Une façon macabre de dire les choses.) C’est pareil pour les autres, tu crois ? Toutes les autres ?

Vandene acquiesça. Un instant, ses fines épaules s’affaissèrent.

— J’en ai bien peur, dit-elle en se redressant. Je suppose qu’on trouvera des indices dans les objets que ces femmes laissent derrière elles – des trésors comme cette poupée ou un bijou de famille. La meurtrière a cru cacher ses crimes très intelligemment, mais elle n’est pas si maligne que ça. En revanche, nous avons été idiotes de ne rien voir, et ça l’a encouragée à se montrer plus audacieuse.

— Pour effrayer les membres de la Famille et les inciter à fuir, murmura Elayne.

Si ces femmes l’abandonnaient, elle s’en remettrait, mais elle serait de nouveau livrée aux caprices des Régentes des Vents, qui se montraient de moins en moins coopératives.

— Combien de femmes de la Famille sont au courant ?

— Toutes, à cette heure…, répondit Vandene. Zarya a dit à Derys de se taire, mais cette femme adore le son de sa propre voix.

— Tout ça semble me viser, pour aider Arymilla à monter sur le trône. Mais en quoi ça intéresse une sœur noire ? Je ne peux pas imaginer qu’il y ait deux meurtrières parmi nous… Au moins, au sujet de Merilille, nous sommes fixées. Vandene, consulte Sumeko et Alise. Elles feront en sorte que les autres ne paniquent pas.

Dans la hiérarchie de la Famille, Sumeko venait juste après Reanne. Moins haut placée, Alise était néanmoins très influente.

— Dès cet instant, plus aucune femme de la Famille ne doit rester seule. Elles seront à deux au minimum, trois ou quatre étant préférable. Et préviens-les de se méfier de Careane et de Sareitha.

— Je suis contre cette mesure, dit Vandene. En groupe, elles ne risqueront rien, et si on les avertit, ça arrivera aux oreilles de Careane et de Sareitha. Une mise en garde contre des Aes Sedai ? Les membres de la Famille se trahiraient dans la seconde !

Kirstian et Zarya acquiescèrent gravement.

Non sans hésiter, Elayne se rangea à l’opinion de Vandene. En groupe, les membres de la Famille seraient sans doute en sécurité.

— Il faut informer Chanelle à propos de Reanne… et des autres. Je ne pense pas que les Régentes soient en danger – les perdre serait pour moi un coup bien moins dur qu’être privée de la Famille –, mais si elles décidaient de partir, ce serait merveilleux, non ?

Merveilleux mais très peu probable. Chanelle n’aurait aucune envie de retourner chez les siens sans avoir rempli sa part du marché. Pourtant, le départ des Atha’an Miere aurait été une lueur d’espoir dans une journée sinistre. Au moins, il semblait que rien de pire ne pouvait plus arriver avant le lendemain.

En principe… Si la Lumière le voulait bien.


Avec une grimace, Arymilla repoussa son assiette de ragoût. Pour la nuit, on lui avait proposé des lits, et sa servante, Arlene, était en train de choisir. Depuis le temps, elle savait ce qu’aimait sa maîtresse.

Avant de se coucher, Arymilla espérait faire un repas digne de ce nom. Mais le mouton, trop gras, avait comme un goût de pourri. Là, c’était la goutte qui faisait déborder le vase. Le cuisinier serait fouetté, cette fois ! Arymilla ignorait quel noble employait cet homme, mais il était censé être le meilleur – quelle farce ! –, et de toute façon, ça ne changerait rien. Pour l’exemple, il serait flagellé. Puis renvoyé, bien entendu. Après l’avoir puni, il ne fallait surtout plus se fier à un cuisinier.

Sous la tente, l’atmosphère était pesante. Plusieurs nobles de ce camp avaient espéré une invitation à dîner, mais ils n’étaient pas d’assez haut rang. Pourtant, Arymilla regrettait de ne pas en avoir convié un ou deux – tant pis, même piochés dans la suite de Naean ou d’Elenia. Au fond, ç’aurait pu être amusant.

Là, ses plus proches alliés dînaient avec elle, et on se serait cru à un repas funèbre.

Le vieux Nasin, sa tignasse blanche en désordre, mangeait avec appétit, comme s’il ne sentait pas le goût infect de la viande. Comme toujours, il tapotait paternellement la main de son hôte. Face à ses sourires, Arymilla se comportait comme une fille douce et obéissante.

Ce soir, l’imbécile portait une de ses vestes à fleurs – une robe de chambre de femme, quasiment. Par bonheur, ses sourires lubriques, il les réservait à Elenia, qui blêmissait chaque fois que ses yeux croisaient ceux du satyre. Comme si c’était elle la Haute Chaire et non son mari, Elenia dirigeait la maison Sarand. Pourtant, elle craignait qu’Arymilla la livre aux fantaisies répugnantes de Nasin. Une menace dont la future reine n’avait pas vraiment besoin, mais en avoir une sous la main ne faisait jamais de mal.

Bref, si traquer Elenia réjouissait Nasin, tous les autres broyaient du noir. Leur ragoût à peine touché, ils demandaient sans cesse aux deux serviteurs d’Arymilla de remplir leur gobelet de vin. Les domestiques des autres, il valait mieux ne pas s’y fier non plus.

Au moins, le vin n’était pas tourné.

— Je maintiens que nous devrions attaquer en force, marmonna Lir, le nez plongé dans son gobelet.

Sa veste rouge usée par les attaches de son armure, la Haute Chaire de Barin était connue pour sa brutalité. La subtilité, ce n’était pas pour Lir, et il ne s’en cachait pas.

— Mes espions m’ont informé que de nouveaux combattants arrivent en ville chaque jour via des « portails ».

Il secoua la tête et marmonna quelque chose entre ses dents. Cet idiot croyait dur comme fer aux rumeurs sur les Aes Sedai qui « grouillaient » au palais.

— Les petites attaques, ça sert uniquement à perdre des hommes…

— Je suis d’accord, fit Karind en jouant avec sa grande broche émaillée ornée du Renard d’Anshar.

Les paupières tombantes, elle était au moins aussi ivre que Lir.

— Au lieu de perdre bêtement des hommes, il faut mettre une pression maximale. Une fois en ville, notre avantage numérique fera le reste.

Arymilla eut un rictus. Ces gens auraient quand même pu lui témoigner le respect dû à la prochaine reine d’Andor. Au lieu de ça, ils la contredisaient sans cesse. Hélas, les maisons Baryn et Anshar avaient avec elle un lien moins fort que Sarand et Arawn. Contrairement à Jarid et Naean, Lir et Karind n’avaient jamais confirmé par écrit qu’ils la soutenaient. Nasin non plus, mais l’idée de le perdre n’avait rien d’affolant. Ce vieux type, elle le portait autour de son poignet, comme un bracelet.

Avec un sourire forcé, Arymilla parla d’un ton jovial :

— Nous perdons des mercenaires, et ils sont faits pour ça : mourir à la place de nos hommes.

La future reine tendit son gobelet, qu’un de ses serviteurs s’empressa de remplir. S’empressa trop, puisqu’il lui renversa une goutte sur la main. Sous le regard courroucé de sa maîtresse, il sortit un mouchoir de sa poche et essuya la tache rouge.

Le mouchoir de cet homme ? La Lumière savait où ce carré de tissu avait traîné, et il osait la toucher avec ?

Tête basse, le maladroit recula en marmonnant des excuses. Qu’il finisse donc le service. Après, il serait renvoyé.

— Quand j’attaquerai les Frontaliers, nous aurons besoin de tous nos soldats. Pas vrai, Naean ?

Naean sursauta comme si on l’avait piquée avec une épingle. Très pâle dans sa robe jaune qui arborait sur la poitrine les Trois Clés d’Arawn, elle paraissait hagarde depuis quelques semaines, et ça ne semblait pas s’arranger. Où étaient donc passés ses airs supérieurs ?

— Bien entendu, Arymilla, dit-elle docilement avant de vider son gobelet.

Comme Elenia, cette femme était brisée. Mais Arymilla tenait à s’en assurer régulièrement, au cas où elles se seraient refait une santé.

— Si Luan et les autres ne te soutiennent pas, à quoi bon prendre Caemlyn ?

La petite-fille et héritière de Nasin, Sylvase, parlait si rarement que son intervention retentit comme un coup de tonnerre. Boulotte et pas vraiment jolie, elle avait en général un regard plutôt bovin. Mais là, ses yeux bleus brillaient de vivacité. Alors que tout le monde la regardait, elle ne se démonta pas. Elle tenait un gobelet, mais ça devait être son deuxième, seulement.

— Si nous devons affronter les Frontaliers, pourquoi ne pas accepter la trêve de Luan ? Ainsi, le royaume serait uni face à l’ennemi.

Arymilla sourit alors qu’elle aurait volontiers giflé cette idiote. Mais Nasin n’aurait pas apprécié. Il entendait que Sylvase reste une « invitée » d’Arymilla, afin qu’on ne cherche pas à le destituer. S’il semblait en partie conscient d’avoir perdu ses moyens, il comptait rester Haute Chaire jusqu’à son dernier souffle. Cela dit, il aimait sincèrement Sylvase.

— Ellorien et une partie des autres se rallieront à moi, mon enfant, dit Arymilla d’un ton égal.

Égal, mais pas naturel du tout. Pour qui se prenait cette petite sotte ?

— Aemlyn, Arathelle, Pelivar… Tous ont un contentieux avec les Trakand.

Sûrement, ils viendraient tous, quand Elayne et Dyelin ne seraient plus dans le jeu. L’une comme l’autre, elles ne survivraient pas à la chute de Caemlyn.

— Quand la ville sera mienne, tout le reste suivra. Trois des soutiens d’Elayne sont des mioches, et Conail Northan ne vaut guère mieux. Je les convaincrai aisément de me soutenir – oralement, d’abord, puis par écrit.

Et si elle n’y parvenait pas, maître Lounault s’en chargerait à sa place. Mais quel dommage ! Confier des enfants aux bons soins de ce type et de ses cordes.

— Le jour même où chutera Caemlyn, je ceindrai la Couronne de Roses. Pas vrai, père ?

Nasin éclata de rire, projetant partout des petits morceaux de viande mâchouillée.

— Oui, oui, fit-il en tapotant la main d’Arymilla. Sylvase, écoute donc ta tante. En tout point, tu dois lui obéir. Bientôt, elle régnera sur Andor.

Le sourire du vieux satyre s’effaça et il continua d’une voix étrange, presque comme s’il priait :

— N’oublie pas, après ma mort, tu seras la Haute Chaire de la maison Caeren. Oui, après mon décès, tu me remplaceras.

— Si tel est ton désir, grand-père, murmura Sylvase, les yeux baissés.

Quand elle releva la tête, son regard était aussi vide que d’habitude. Un peu plus tôt, il avait dû s’agir d’une illusion d’optique.

Nasin se concentra de nouveau sur son ragoût.

— Mon meilleur repas depuis des jours. Je crois que j’en voudrais une autre assiette. Et du vin ! Serviteur, ne vois-tu pas que mon gobelet est vide ?

Un silence gêné s’ensuivit. Quand Nasin affichait son gâtisme, les gens réagissaient toujours comme ça.

— Je maintiens…, commença Lir.

Il se tut, car un solide soldat de la maison Marne, les quatre Lunes d’Argent sur la poitrine, venait d’entrer sous la tente.

La tête humblement inclinée, l’homme approcha d’Arymilla et se pencha pour lui souffler à l’oreille :

— Maître Hernvil voudrait vous parler en privé, ma dame.

À part Nasin et sa petite-fille, tous les invités firent mine de se concentrer sur leur vin – tendre l’oreille, eux, on n’y pensait pas !

Le vieux satyre continua à se goinfrer et Sylvase fixa bêtement Arymilla. La lueur, dans ses yeux, avait vraiment été une illusion d’optique.

— Je reviens très vite, annonça Arymilla en se levant. (D’un geste, elle désigna la nourriture et le vin.) Jusque-là, régalez-vous.

Lir tendit de nouveau son gobelet.

Dehors, la future reine ne prit pas la peine de relever sa jupe pour l’empêcher de traîner dans la boue. Arlene devrait la laver de toute façon, alors, pourquoi se fatiguer ?

De la lumière filtrait de certaines tentes, mais en moyenne, le camp était obscur sous la demi-lune. Le secrétaire d’Arymilla, Jakob Hernvil, attendait un peu à l’écart de la tente. En veste passe-partout, il tenait une lanterne qui générait un cercle jaune autour de lui. De petite taille, il était très mince, comme si toute sa graisse avait fondu d’un coup un jour. Né pour la discrétion, il n’aurait trahi pour rien au monde Arymilla, qui lui versait des gages somptueux. « Pour rien au monde », c’était beaucoup dire, mais qui, pour le corrompre, aurait offert une fortune à un simple secrétaire ?

— Désolé d’interrompre votre repas, ma dame, dit Hernvil en s’inclinant. Mais je suis sûr que vous n’auriez pas voulu attendre pour apprendre ça.

Quelle expérience bizarre ! Une voix si puissante sortant d’un corps minuscule.

— Ils sont d’accord. Mais ils veulent d’abord la totalité de l’or.

Arymilla pinça les lèvres sans le vouloir. La totalité de l’or ? Elle espérait s’en sortir avec la moitié. Une fois reine, qui aurait osé lui réclamer son dû ?

— Prépare une lettre pour maîtresse Andscale. Demain dès l’aube, je la signerai et la scellerai.

Transférer autant d’or prendrait des jours. Et combien de temps pour que les combattants soient prêts ? Jusque-là, Arymilla ne s’intéressait pas aux détails de ce genre. Lir aurait pu la renseigner, mais elle détestait montrer son ignorance.

— Dis-leur une semaine à partir de demain…

Voilà qui devrait suffire. Dans une semaine, Caemlyn serait à elle. Et le trône aussi. Par la Grâce de la Lumière, Arymilla, reine d’Andor, protectrice du royaume et du peuple, et Haute Chaire de la maison Marne.

Aux anges, la future reine retourna sous la tente pour annoncer la bonne nouvelle aux autres.


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