7 Un médaillon froid


Des soldats seanchaniens ! Par le fichu sang et les fichues cendres ! Avec les dés qui roulaient dans sa tête, c’était exactement ce qu’il fallait à Mat.

— Noal, trouve Egeanin et préviens-la. Olver, avertis les trois Aes Sedai, Bethamin et Seta.

Ces cinq femmes devaient être ensemble, ou pas très loin les unes des autres. Dès que les sœurs quittaient leur roulotte commune, les deux anciennes sul’dam les suivaient comme leur ombre. Pourvu qu’aucune de ces idiotes ne soit retournée en ville ! Il n’y avait pas meilleure façon d’inciter un renard à s’introduire dans le poulailler…

— Je file jusqu’à l’entrée pour voir si nous allons avoir des problèmes.

— Elle ne répondra pas à ce nom, marmonna Noal en se levant.

Pour un type dont tous les os semblaient avoir été cassés plusieurs fois, il restait très souple.

— Elle n’y répondra pas, c’est certain…

— Tu sais très bien de qui je parle, lâcha Mat au vieil homme avec un regard courroucé pour Tuon et Selucia.

Ce délire à base de nom était leur faute. Selucia avait annoncé à Egeanin qu’elle s’appellerait désormais Leilwin Sans-Navire. Depuis, c’était le nom qu’utilisait la bien-aimée de Domon. Mais Mat n’avait pas l’intention de cautionner ce genre de choses, ni pour Egeanin ni pour lui. Tôt ou tard, il faudrait que Tuon revienne à la raison.

— Je disais ça comme ça…, soupira Noal. Suis-moi, Olver.

Mat emboîta le pas au duo, mais Tuon l’interpella.

— Tu ne nous ordonnes pas de rester dans la roulotte, Jouet ? Et tu ne nous affectes pas des gardes ?

Les dés hurlaient à Mat de dénicher Harnan ou un autre Bras Rouge et de le mettre en faction devant le véhicule, juste au cas où. Mais il ne se laissa pas influencer.

— Tu m’as donné ta parole, dit-il en remettant son chapeau.

Le sourire que lui valut sa noblesse d’âme méritait de courir tous les risques. Lumière ! Le visage de Tuon en était éclairé ! Avec les femmes, on flambait en permanence, mais parfois, un sourire équivalait à ramasser une petite fortune.

Dès qu’il eut gagné l’entrée de la ménagerie, Mat comprit que les jours heureux de Jurador – sans Seanchaniens dans les pattes – étaient définitivement révolus. De l’autre côté de la route, en face de la ménagerie, des centaines de soldats retiraient leur armure, déchargeaient des chariots, dressaient des tentes ou plantaient des piquets pour attacher les chevaux. Des militaires très efficaces. Dans le lot, Mat vit des Tarabonais en armure peinte, leur voile de mailles pendant de leur casque. Équipés de la même façon, des fantassins mettaient en faisceau de longues piques et empilaient des arcs beaucoup plus courts que ceux de Deux-Rivières. À l’absence de voile, Mat supposa qu’il s’agissait d’Amadiciens. Comme les Tarabonais, les Altariens appréciaient peu la marche, et ceux qui servaient les Seanchaniens arboraient des marques différentes sur leur armure. Pourquoi, Mat aurait été incapable de le dire.

Bien entendu, il y avait aussi dans le lot d’authentiques Seanchaniens. Entre vingt et trente, estima Mat. Avec leur casque en forme de tête d’insecte et leur armure de plates se chevauchant, il était impossible de ne pas les reconnaître.

Trois hommes s’engagèrent sur la route pour la traverser. Minces et musclés, c’étaient des guerriers endurcis. Le col rayé de vert et de jaune, leur veste d’uniforme bleue était des plus ordinaires, et on voyait qu’elle avait souffert du frottement avec l’armure. Sur ces types, pas l’ombre d’un galon. De simples soldats, donc, mais quand même aussi dangereux qu’un trio de vipères rouges.

Sur les trois, deux auraient pu être des Andoriens, des Murandiens ou même des gars de Deux-Rivières. Le troisième, lui, avait les yeux inclinés d’un natif du Saldaea et sa peau couleur miel militait dans le même sens.

D’un pas décidé, les militaires remontèrent la file et se présentèrent à l’entrée.

Un des colosses qui filtraient le public siffla trois fois de suite – un signal qui commença à se répercuter dans toute la ménagerie. Son compagnon, un gaillard aux yeux plissés nommé Bollin, tendit son pichet transparent aux trois visiteurs potentiels.

— Un sou d’argent par tête, capitaine, dit-il d’un ton mielleux dangereusement trompeur.

Mat l’avait entendu parler ainsi une seconde avant d’abattre une chaise sur la tête d’un autre palefrenier.

— S’ils dépassent ma taille, les enfants paient cinq pièces de cuivre, et trois s’ils ne la dépassent pas. Mais l’accès n’est gratuit que pour les bébés.

Le Seanchanien à la peau de miel leva une main comme s’il voulait chasser Bollin de son chemin. Mais il hésita, le visage plus dur qu’avant – si c’était possible.

Les deux autres, derrière lui, bombèrent le torse, les poings serrés. Alors que des bruits de bottes annonçaient l’arrivée de tous les mâles de la ménagerie, aurait-on dit – des artistes en collant aux hommes de peine en laine fatiguée –, Mat remarqua que tous les nouveaux venus brandissaient une massue – y compris Luca, plus extravagant que jamais dans une veste brodée d’étoiles scintillantes, et même l’incroyable Petra, l’homme le plus doux que Mat eût jamais rencontré. Mais là, il ne semblait pas commode du tout.

Bon sang, ça allait tourner au massacre, avec les frères d’armes des trois types à moins de cent pas de là. Des tueurs professionnels, avec leurs armes à portée de la main.

Le genre d’endroit où Mat Cauthon n’aurait pas dû s’attarder. Discrètement, il vérifia la présence dans ses manches de ses couteaux de lancer, puis haussa les épaules pour sentir celui qu’il avait glissé entre ses omoplates. Pour ceux qu’ils avaient cachés sous sa veste ou dans ses bottes, aucun moyen de vérifier sans se faire remarquer.

Dans sa tête, les dés faisaient un boucan d’enfer. Déjà, il ourdissait des plans pour sortir de là Tuon et tous les autres. Mais ça allait devoir attendre un peu…

Avant que le désastre se confirme, un autre Seanchanien approcha. Une Seanchanienne, plutôt, en armure peinte en bleu, vert et jaune, mais portant son casque sous le bras. Dans ses cheveux noirs, quelques mèches blanches évoquaient une sorte de balafre, et elle arborait les yeux inclinés et la peau couleur de miel de son peuple. D’un bon pied plus petite que les trois types, elle n’avait pas de plume sur son casque, juste une courte crête, sur le devant, qui faisait penser à une tête de flèche en bronze.

Plume ou pas, les trois soldats se mirent au garde-à-vous dès qu’ils la virent.

— Murel, pourquoi ne suis-je pas étonnée de te trouver ici, face à ce qui semble bien être un début d’émeute ? Que se passe-t-il donc ?

En plus de l’accent traînant typique des Seanchaniens, l’inconnue avait une voix étrangement nasillarde.

— Nous avons payé notre place, porte-bannière, répliqua l’autre Seanchanien, mais ils nous demandent plus parce que nous sommes des soldats de l’Empire.

Bollin voulut se défendre, mais la femme le fit taire d’un geste. À l’évidence, l’autorité, ça la connaissait. Balayant du regard les hommes armés de massues, elle s’attarda un moment sur Luca, puis s’adressa à Mat :

— As-tu vu ce qui s’est passé ?

— Oui. Ces hommes ont essayé d’entrer sans payer.

— Une bonne nouvelle pour toi, Murel. Et pour tes deux comparses. Ne me regarde pas comme ça, idiot ! Tous les trois, vous économiserez de l’argent, puisque je vous consigne dix jours dans le camp. À mon avis, cette ménagerie sera partie bien avant ça. Je vous mets aussi à l’amende de dix jours de solde. Vous aviez ordre de décharger des chariots, pour que les gens du coin n’aillent pas imaginer que nous nous sentons supérieurs à eux. Mais tu préfères peut-être une accusation d’insubordination ?

Les trois hommes accusèrent le coup. Dans toutes les armées, c’était une charge gravissime.

— On dirait bien que non… Allez, hors de ma vue ! Retournez au travail avant que je vous en mette pour un mois au lieu de dix jours.

— À vos ordres, porte-bannière, firent en chœur les trois hommes.

Puis ils détalèrent sans demander leur reste. Des durs, oui, mais la porte-bannière était plus dure encore.

Et elle n’en avait pas terminé. Alors que Luca approchait puis s’inclinait théâtralement, elle coupa court à d’éventuels remerciements.

— Je n’aime pas qu’on menace mes gars avec des massues, dit-elle, sa main libre sur la poignée de son épée. Même quand il s’agit de Murel. Cela dit, ça prouve que vous avez des tripes. L’un de vous veut-il mener une vie semée d’aventures et de gloire ? Traversez la route avec moi, et je vous enrôlerai. Toi, le comique en veste rouge, par exemple. Tu as la morphologie d’un lancier d’élite. En un rien de temps, je pourrais faire de toi un héros.

Tous les artistes secouèrent la tête. Voyant qu’il n’y aurait pas de grabuge, certains s’esquivèrent, dont le formidable Petra.

Luca, lui, semblait avoir été frappé par la foudre, et d’autres gars paraissaient sonnés par la proposition de la Seanchanienne. L’art payait mieux que la castagne, et on ne risquait pas de finir avec un pied d’acier dans le bide.

— Bon, tant que vous ne filez pas, je peux sans doute vous convaincre. Dans l’armée, vous ne deviendrez pas riches, mais la solde est à l’heure, le plus souvent, et on a parfois la chance de participer à une mise à sac – suite à un ordre, bien entendu. Si ce n’est pas fréquent, ça arrive… La nourriture est inégale, mais chaude, en général, et presque toujours suffisante pour caler l’estomac d’un honnête homme. Les journées sont longues, mais quoi de mieux pour bien s’endormir le soir ? Quand on n’est pas de garde, évidemment. Quelqu’un est intéressé ?

Luca s’ébroua pour s’arracher à sa torpeur.

— Non merci, capitaine, dit-il.

Certains crétins pensaient flatter un militaire en lui donnant un grade plus élevé qu’en réalité. Et certains idiots tombaient dans le panneau.

— À présent, si vous voulez bien nous excuser… Nous avons une représentation à donner. Et des clients qui perdront leur calme si on les fait trop attendre.

Sur un dernier regard méfiant à la Seanchanienne – comme s’il craignait qu’elle l’entraîne de force dans son camp –, le saltimbanque se tourna vers les hommes qui l’accompagnaient :

— Au travail, tous ! Qu’est-ce qui vous prend de traînasser ici ? Tout va très bien, ne craignez rien. Mais allez bosser avant que les clients exigent qu’on les rembourse.

La catastrophe ultime, dans le monde de Valan Luca. Entre une émeute et un remboursement, son cœur aurait penché, puis basculé du côté de l’émeute.

Face à la débandade de ses recrues potentielles, la Seanchanienne se tourna vers Mat, le dernier homme sur les lieux, à l’exception des deux colosses.

— Et toi, mon ami ? À ton allure, tu es taillé pour faire un officier. Qui sait ? Tu finiras peut-être par me donner des ordres.

La porte-bannière semblait amusée par cette éventualité.

Mat comprenait parfaitement ce qu’elle faisait. Dans la queue, les gens avaient vu trois Seanchaniens s’éclipser à la hâte – sans pouvoir dire exactement pourquoi ils détalaient ainsi. Ensuite, ils avaient vu une femme seule disperser une foule apparemment menaçante. Bien joué, ça. Sans réfléchir une seconde, Mat lui aurait bien proposé une place dans la Compagnie de la Main Rouge.

— Je ferais un très mauvais soldat, répondit-il en portant une main à son chapeau.

La Seanchanienne éclata de rire.

Alors qu’il s’éloignait, Mat entendit Bollin lancer :

— Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit à ce type ? C’est un sou d’argent par personne. Donc, un pour toi, l’ami, et un autre pour ta femme. (Des pièces cliquetèrent dans le pichet.) Merci beaucoup !

Les choses étaient revenues à la normale. Mais les dés roulaient toujours.

En traversant la ménagerie, où les acrobates et les jongleurs se déchaînaient pour épater la foule, Mat jeta un coup d’œil aux chiens de Clarine, en équilibre sur de gros ballons de bois, et aux léopards de Miyora, assis sur leur postérieur dans une cage qui semblait à peine assez solide pour les retenir s’ils piquaient une colère. Sans doute par association d’idées – pas avec les clébards, avec les félins –, Mat décida d’aller voir où en étaient les Aes Sedai.

Dans le camp des Seanchaniens, les soldats passaient la journée à trimer. Pas les officiers. D’ici peu, quelques-uns viendraient jeter un coup d’œil à la ménagerie. Si bizarre que ce fût, le jeune flambeur se fiait à Tuon. Quant à Egeanin, elle serait assez futée pour ne pas se montrer si des compatriotes à elle venaient fouiner dans le camp. Mais des sœurs futées, en revanche, il n’en existait pas des masses. Même Teslyn et Edesina, pourtant contraintes de jouer les damane pendant quelque temps, prenaient des risques inconsidérés. Joline, qui avait échappé à ce sort, se croyait carrément invulnérable.

Au sein de la ménagerie, tout le monde savait que les trois femmes étaient des sœurs. Pourtant, leur grande roulotte simplement blanchie à la chaux stationnait toujours près des chariots bâchés de l’intendance, pas loin des piquets où on attachait les chevaux.

Pour une Haute Dame qui lui offrait sa protection, Luca avait bien voulu modifier ses habitudes. Pour des Aes Sedai sans le sou qui lui faisaient courir des risques, il n’en était pas question. En majorité, les femmes, parmi les artistes, éprouvaient de la compassion pour les sœurs. Les hommes, eux, s’en méfiaient comme de la peste. Avec les Aes Sedai, il en allait souvent ainsi. Sans l’or de Mat, Luca les aurait probablement éjectées de sa précieuse ménagerie.

Dans les pays contrôlés par les Seanchaniens, les Aes Sedai étaient effectivement un danger mortel. En les protégeant, Mat ne s’attendait pas à se gagner leur reconnaissance. Cela dit, qu’on lui témoigne un peu de respect n’aurait pas été de trop.

Certes, mais il ne fallait pas rêver.

Les Champions de Joline, Blaeric et Fen, n’étant nulle part en vue, Mat n’eut pas besoin de parlementer avec eux pour approcher de la roulotte. Mais quand il fut à deux pas du marchepied, le médaillon en forme de renard, sous sa chemise, devint d’un froid mortel. Un instant, le jeune flambeur se pétrifia. Ces triples buses canalisaient dans leur véhicule ! Se reprenant, Mat gravit les marches et tambourina à la porte.

Toutes les femmes qu’il s’attendait à voir étaient présentes. D’abord Joline, une sœur verte mince et jolie, puis Teslyn, une sœur rouge aux épaules étroites qui donnait le sentiment d’être toujours en train de mordre des pierres, et enfin Edesina, une sœur jaune plus mignonne que belle avec la crinière noire qui cascadait jusqu’à ses hanches.

Ces femmes, Mat les avait toutes sauvées des griffes des Seanchaniens. Teslyn et Edesina en les arrachant à leur condition de damane, ce qui n’était pas rien. Pourtant, la gratitude ne les étouffait pas, c’était le moins qu’on pouvait dire.

Noire comme Tuon mais grande et plutôt rondelette, Bethamin faisait la paire avec la blonde Seta. Avant d’être forcées de participer à l’évasion des trois sœurs, toutes les deux étaient des sul’dam.

Les cinq furies partageaient cette roulotte histoire de se surveiller mutuellement. Aucune n’aurait revendiqué cette mission, mais l’hostilité évidente entre les deux groupes garantissait qu’elle serait accomplie avec brio.

Une sixième femme était là. Celle-là, Mat ne s’attendait pas à la voir. Setalle Anan, patronne de La Vagabonde à Ebou Dar, puis, pour une raison qui ne regardait qu’elle, membre actif de l’équipe de « secours ».

Entre autres qualités, Setalle avait le don de s’intégrer à un groupe. Ou plutôt, d’y faire intrusion. Entre Tuon et Mat, elle ne cessait pas de se mêler de ce qui ne la regardait pas.

Ce que faisaient les six femmes, en revanche, ne manqua pas de surprendre Mat.

Au milieu de la roulotte, Bethamin et Seta, raides comme des poteaux, se tenaient épaule contre épaule entre les deux couchettes qui ne pouvaient pas être relevées contre le mur. Debout face à elles, Joline giflait Bethamin, changeant en permanence de main. Alors que des larmes roulaient sur les joues de sa compagne, Seta semblait attendre son tour en tremblant de peur. Les bras croisés, Edesina et Teslyn regardaient la scène sans broncher. Maîtresse Anan, elle, ne cherchait pas à cacher sa désapprobation. Suscitée par la punition ou par le forfait de Bethamin ? Bien malin qui aurait pu le dire.

De plus, Mat s’en fichait comme d’une guigne.

En deux pas, il fut derrière Joline, lui saisit le bras au vol et la força à se retourner.

— Au nom de la Lumière, que crois-tu donc faire ?

Le jeune flambeur ne put pas aller plus loin. De sa main libre, Joline lui flanqua une baffe qui fit tinter ses oreilles.

— Là, la coupe est pleine ! s’écria-t-il.

Des points lumineux dansant toujours devant ses yeux, il se laissa tomber sur une couchette, entraîna Joline avec lui et la réceptionna à cheval sur ses genoux. En un éclair, sa main droite s’abattit sur le postérieur de la sœur, qui en cria de surprise et de douleur.

Le médaillon devint encore plus froid et Edesina resta muette de surprise quand aucune riposte à base de Pouvoir ne frappa l’insolent. S’efforçant de garder à l’œil les deux autres sœurs – et de surveiller la porte au cas où les Champions débouleraient –, Mat frappa aussi fort et aussi vite qu’il en était capable. Ignorant combien de couches de vêtements la sœur portait sous sa robe de laine bleue usée, il entendait s’assurer qu’elle n’oublie jamais ce moment.

À force, il eut le sentiment que sa main battait la mesure pour les dés qui s’affolaient dans sa tête. Se tortillant plus qu’un ver, Joline se mit à jurer comme un conducteur de chariot.

Le médaillon, de plus en plus glacé, pouvait-il brûler la peau de l’implacable justicier ?

À ses insultes, Joline mêla des cris de douleur. S’il ne représentait en rien une menace pour Petra, Mat était loin d’être un gringalet. S’entraîner à l’arc et au bâton de combat faisait un bien fou aux bras.

Edesina et Teslyn semblaient aussi stupéfiées que les deux anciennes sul’dam. Même si elle paraissait aussi surprise que Seta, Bethamin souriait aux anges.

Quand Mat estima enfin que les cris de Joline étaient plus nombreux que ses imprécations, maîtresse Anan tenta de se frayer un chemin entre les Aes Sedai. Bizarrement, Teslyn lui fit signe de rester où elle était.

En ce monde, très peu de femmes – et pas plus d’hommes – auraient osé braver l’ordre d’une sœur. Avec un regard noir, Setalle Anan se glissa entre les deux Aes Sedai en marmonnant quelque chose qui leur fit arquer les sourcils de surprise.

Setalle dut encore forcer le passage entre Bethamin et Seta. Fine mouche, Mat profita de ce répit pour assener un ultime coup, puis il expulsa la sœur verte de ses genoux. De toute façon, sa main commençait à lui faire mal.

Joline atterrit lourdement sur le sol et couina de rage.

Campée devant Mat, si près qu’elle contraria les efforts de reptation de Joline, maîtresse Anan croisa les bras et se pencha afin de dévisager le rustre : une recette infaillible pour approfondir son décolleté déjà généreux. Malgré sa tenue, elle n’était pas originaire d’Ebou Dar – avec des yeux noisette pareils, c’était impossible –, pourtant elle portait un gros anneau à chaque oreille et un couteau de mariage entre les seins. Sur le manche de l’arme, des pierres précieuses rouges et blanches représentaient ses fils et ses filles. Un couteau à lame incurvée sur la hanche droite, elle arborait une robe vert foncé au côté gauche relevé pour dévoiler ses jupons rouges. Avec ses cheveux grisonnants, elle incarnait l’archétype de l’aubergiste d’Ebou Dar dans toute sa majesté. Une femme sûre d’elle-même et habituée à donner des ordres.

S’attendant à un sermon – dans l’art de la réprimande, elle était aussi bonne qu’une Aes Sedai –, Mat fut étonné quand Setalle parla d’un ton posé mais perplexe.

— Joline doit avoir essayé de t’arrêter, dit-elle, idem pour ses deux collègues, mais à l’évidence, c’était hors de leur portée. Selon moi, ça nous apprend que tu détiens un ter’angreal capable de dissiper les flux de Pouvoir. J’ai entendu parler de tels artefacts. D’après ce qu’on dit, Cadsuane Melaidhrin en détient un. Moi, je n’ai jamais vu un de ces objets. Il ne me déplairait pas que ça change. Bien entendu, je ne tenterai pas de te le voler, mais j’aimerais beaucoup le voir.

— D’où connais-tu Cadsuane ? demanda Joline en s’efforçant d’épousseter le derrière de sa robe.

Le premier contact avec sa propre main la fit grimacer. Elle insista, les yeux rivés sur Mat pour lui montrer qu’elle ne l’oubliait pas. Des larmes roulèrent sur ses joues, mais elle ne les regretta pas, car ce mufle paierait un jour pour tout ça.

— Elle a dit quelque chose sur l’épreuve, marmonna Edesina.

— Oui, confirma Teslyn. « Comment passer l’épreuve quand on est paralysée à des moments pareils ? »

Maîtresse Anan fit la moue, mais même si le coup avait porté, elle ne fut pas longue à se reprendre.

— Faut-il rappeler que je possédais une auberge ? Beaucoup de clients descendaient chez moi, et certains avaient peut-être la langue trop longue pour leur propre bien.

— Aucune sœur n’aurait bavardé…, commença Joline.

D’instinct, elle se retourna pour regarder Blaeric et Fen gravir le marchepied. Deux gaillards des Terres Frontalières… Et deux sacrés costauds. Prêt à utiliser ses couteaux, Mat se leva d’un bond. Ces gars pouvaient le rosser, ça ne faisait aucun doute, mais ils en paieraient le prix.

Bizarrement, Joline fonça vers la porte et la claqua au nez de Fen avant de la verrouiller. Le Champion n’essaya pas de l’ouvrir, mais Mat aurait parié sa chemise que son compagnon et lui seraient toujours là quand il partirait.

Lorsqu’elle se retourna, les yeux brûlants et pleins de larmes, Joline sembla avoir oublié Setalle Anan.

— Si tu espères seulement…, commença-t-elle, un index rageusement braqué sur Mat.

Le jeune flambeur avança et lui brandit également un doigt sous le nez – si vite qu’elle recula en catastrophe et percuta la porte. Rebondissant vers l’intérieur du véhicule, elle s’empourpra jusqu’à la racine des cheveux.

De colère ou d’humiliation ? Mat n’aurait su le dire, et il s’en fichait. En revanche, quand elle voulut parler, il l’en dissuada d’un regard noir.

— Sans moi, lâcha Mat, presque aussi furieux que sa victime, tu porterais un collier de damane et tes deux collègues aussi. En échange, vous essayez de m’intimider. Avec votre égoïsme, vous nous mettez tous en danger. Quelle idée de canaliser alors qu’il y a des Seanchaniens de l’autre côté de la route ! Et s’ils ont une damane avec eux ? Ou une dizaine, tant qu’on y est ?

Il doutait qu’il y en ait une, mais on pouvait toujours se tromper, et de toute façon, il n’allait pas révéler ses doutes à cette femme. Pas maintenant, en tout cas.

— Je devrais peut-être faire avec une partie de tout ça, dit-il, même si je suis presque à bout de patience. Mais je ne tolérerai plus que tu me frappes. Si tu recommences, je te chaufferai les fesses deux fois plus longtemps. Parole de Cauthon.

— Et si ça arrive, intervint maîtresse Anan, je n’essaierai plus de l’en empêcher.

— Même chose pour moi, ajouta Teslyn.

Non sans hésiter, Edesina finit par lui faire écho.

Joline semblait sonnée, comme si on lui avait flanqué un coup de marteau entre les deux yeux.

De quoi jubiler, pour Mat. S’il trouvait un moyen de ne pas se faire écrabouiller par Blaeric et Fen.

— À présent, quelqu’un veut bien me dire pourquoi vous avez décidé de canaliser comme si nous en étions à l’Ultime Bataille ? (Mat désigna Bethamin et Seta.) Edesina, vous êtes obligées de faire ça pour les contrôler ?

Ce n’était qu’une hypothèse raisonnable, mais l’Aes Sedai regarda Mat comme si son formidable ter’angreal, en sus de dissiper les flux de Pouvoir, lui permettait aussi de les voir. Quoi qu’il en soit, l’instant d’après, les deux anciennes damane reprirent une posture plus naturelle. Avec un mouchoir blanc, Bethamin entreprit de sécher ses larmes, et Seta s’assit sur une couchette. Tremblant comme une feuille, elle semblait plus ébranlée que sa compagne.

Aucune Aes Sedai ne faisant mine de répondre à la principale question de Mat, maîtresse Anan s’y colla :

— Il y a eu une dispute… Joline désirait aller voir ces Seanchaniens et il n’y avait pas moyen de l’en dissuader. Bethamin a voulu lui donner une leçon – comme si elle n’avait pas pu deviner ce qui allait se passer. (L’aubergiste eut l’air dégoûtée.) Avec l’aide de Seta, elle a tenté de faire basculer Joline sur ses genoux. Mais Edesina a enveloppé ces deux idiotes dans un tissage d’Air.

Sous le regard glacial des trois sœurs, Setalle précisa :

— Une simple supposition… Je ne sais pas canaliser, mais j’ai encore des yeux.

— Ça n’explique pas ce que j’ai senti, grogna Mat. On canalisait bien plus que ça, ici.

Maîtresse Anan et les trois sœurs étudièrent le jeune flambeur, leurs yeux tentant de traverser ses vêtements pour voir le médaillon. Son ter’angreal, elles n’étaient pas près de l’oublier, c’était couru.

Joline prit le relais de Setalle :

— Bethamin a canalisé aussi. Je n’avais jamais vu un tissage pareil, mais un court instant, avant qu’elle se coupe de la Source, des étincelles ont dansé autour de nous trois. À mon avis, elle a utilisé tout le Pouvoir qu’elle est capable de puiser.

Bethamin tituba, manquant s’écrouler, puis elle éclata en sanglots.

— Je n’avais pas prévu ça, gémit-elle. J’ai cru que tu allais me tuer, mais ce n’était pas prémédité. Je le jure.

Regardant sa compagne avec des yeux horrifiés, Seta se berça comme une enfant. Sa compagne ? Son ancienne compagne, peut-être. Toutes deux, elles savaient qu’un a’dam pouvait les contrôler – d’ailleurs, c’était peut-être le cas avec toutes les sul’dam –, mais jusque-là, elles avaient peut-être évité d’en tirer toutes les conséquences. En particulier la plus spectaculaire : toute femme capable d’utiliser un a’dam pouvait apprendre à canaliser. Très probablement, elles s’étaient efforcées d’occulter cette réalité puis de l’oublier, mais elle n’en changeait pas moins tout.

Que la Lumière brûle Mat ! En plus de tout le reste, il lui fallait encore ça !

— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il. (Pour régler ça, il fallait des Aes Sedai.) Maintenant qu’elle a commencé, elle n’arrêtera pas d’elle-même. J’en suis sûr malgré mon ignorance…

— Laissons-la crever, lâcha Teslyn. On la gardera sous un bouclier jusqu’à ce qu’on puisse s’en débarrasser, et après, elle mourra.

— C’est hors de question, fit Edesina, profondément choquée. (Mais pas par l’idée que Bethamin crève, apparemment.) Si nous la laissons partir, elle sera une menace pour tous ceux qui l’entoureront.

— Je ne le ferai plus ! gémit Bethamin, implorante. C’est juré.

Contournant Mat comme s’il était un vulgaire portemanteau, Joline vint se camper face à Bethamin. Les poings sur les hanches, elle leva la tête pour sonder le regard de cette femme plus grande qu’elle.

— Non, tu ne t’arrêteras pas. C’est impossible, quand on y a goûté. Des mois passeront peut-être entre chaque tentative, mais tu y reviendras toujours, et à chaque occasion, tu seras plus dangereuse. (Avec un soupir, elle laissa retomber les mains le long de ses flancs.) Tu es bien trop vieille pour figurer sur le registre des novices, et ça, c’est incontournable. Nous devrons te former. Assez pour que tu ne sois plus un danger, en tout cas.

— La former ? grinça Teslyn. (Cette fois, ce fut elle qui plaqua les poings sur les hanches.) Je persiste et signe : laissons-la mourir ! Vous savez comment ces maudites sul’dam m’ont traitée, quand j’étais leur prisonnière ?

— Non, répondit Joline, parce que à part pour te plaindre, tu ne t’es jamais étendue sur les détails. Si je peux l’éviter, je ne laisserai jamais mourir une femme.

Cela ne mit pas un terme au débat, bien entendu. Quand une femme avait envie de polémiquer, elle pouvait continuer des heures sans contradicteur. Là, toutes les six voulaient en découdre.

Edesina se rangea dans le camp de Joline, tout comme maîtresse Anan, aussi catégorique que si elle avait la même autorité qu’une Aes Sedai.

Rebondissement stupéfiant, Bethamin et Seta soutinrent la position de Teslyn. En gesticulant et braillant autant que les autres, elles affirmèrent n’avoir aucune envie d’apprendre à canaliser.

En homme avisé, Mat profita du tohu-bohu pour sortir en douce de la roulotte et refermer la porte derrière lui. Pourquoi se faire remarquer par ces charmantes dames ? Les Aes Sedai, au minimum, ne tarderaient pas à se souvenir de lui.

Au moins, il pouvait cesser de se demander où étaient les maudits a’dam et cesser de s’inquiéter que les sul’dam essaient de nouveau de les utiliser. Ça, c’était définitivement terminé.

Au sujet des Champions, il ne s’était pas trompé. Blaeric et Fen attendaient au pied de la roulotte, et ils ne semblaient pas très amènes. À coup sûr, ils savaient très exactement ce qui était arrivé à Joline. Mais pas qui accuser, s’avéra-t-il.

— Que s’est-il passé là-dedans, Cauthon ? demanda Blaeric, son regard bleu perçant comme une tête de flèche.

Un peu plus grand que Fen, il avait rasé son toupet du Shienar et ne semblait pas apprécier le duvet qui couvrait actuellement son crâne.

— Tu as trempé dans cette affaire ? s’enquit Fen.

— Comment aurais-je pu ? répondit Mat en descendant les marches comme si rien au monde ne l’inquiétait. Au cas où vous l’auriez oublié, Joline est une Aes Sedai. Si vous voulez en savoir plus long, interrogez-la. Moi, je ne suis pas assez idiot pour en parler, veuillez me croire. Un conseil, cependant : attendez un peu. À l’intérieur, ça continue à s’enguirlander. J’ai saisi la première occasion de filer avec la totalité de ma peau.

Peut-être pas la façon idéale de présenter les choses… Si impossible que ça parût, les deux Champions se rembrunirent. Pourtant, ils laissèrent passer Mat sans qu’il ait besoin de sortir ses couteaux. Toujours ça de gagné !

Fen et Blaeric ne semblaient pas pressés d’entrer dans la roulotte. Prudents, ils s’assirent sur le marchepied, résolus à attendre.

Selon toute probabilité, Joline ne s’épancherait pas auprès d’eux, mais elle risquait de se défouler à leurs dépens sous prétexte qu’ils étaient au courant. À leur place, Mat aurait trouvé des occupations susceptibles de le garder loin de la roulotte pendant… hum, un mois ou deux. Une judicieuse initiative – jusqu’à un certain point. Pour certaines choses, les femmes avaient une mémoire d’éléphant. À partir de ce jour, Mat lui-même devrait regarder par-dessus son épaule pour être sûr que Joline ne le suivait pas… Mais l’expérience valait le risque…

Avec des Seanchaniens de l’autre côté de la route, des Aes Sedai en bisbille, des femmes qui canalisaient comme si elles n’avaient jamais entendu parler de l’Empire et les dés qui se déchaînaient dans sa tête, même deux victoires aux pierres contre Tuon, le soir, ne parvinrent pas à apaiser le jeune flambeur.

Rincé, il alla se coucher – par terre, puisque c’était au tour de Domon d’occuper la seconde couchette. Bien entendu, Egeanin avait en permanence droit à la première.

Même si les dés ne s’arrêtèrent pas, il aurait juré que le lendemain serait bien meilleur que cette abominable journée. Cela dit, quand avait-il prétendu être un type qui avait toujours raison ? À vrai dire, se tromper un peu moins souvent lui aurait suffi, ces derniers temps.


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