Presque à mi-chemin de son zénith, le soleil projetait devant eux les ombres de Galad et de ses trois compagnons en armure. Au trot, les quatre hommes descendaient la route qui traversait en droite ligne une forêt de chênes, de lauréoles, de pins et de tupélos noirs, la plupart de ces végétaux arborant le rouge typique des pousses printanières.
Galad s’efforçait de ne penser à rien – le calme plat –, mais de petits événements le dérangeaient sans cesse. Pourtant, à part le martèlement des sabots, un lourd silence régnait alentour. Pas de trille d’oiseau dans les branches, aucun pépiement d’écureuil… Pour cette période de l’année, une atmosphère trop paisible, comme si la forêt retenait son souffle. Longtemps avant la naissance du Tarabon et de l’Amadicia, cette route était une voie commerciale majeure. De-ci de-là, les pavés émergeant de la terre dure et jaunâtre témoignaient de cette splendeur passée.
Loin devant, la charrette solitaire d’un paysan, tirée par un bœuf, était le seul signe de vie humaine, si on exceptait les cavaliers. Les activités commerciales ayant migré au nord, les villages et les fermes se faisaient de plus en plus rares dans la région – d’autant que les légendaires mines perdues d’Aelgar restaient bel et bien… perdues dans la chaîne de montagnes dont les contreforts se trouvaient à quelques lieues au sud. Dans cette direction, des nuages noirs annonçaient de la pluie pour l’après-midi, si les quatre hommes continuaient à avancer au même rythme.
Longeant la lisière des arbres dans un sens puis dans l’autre, un faucon aux ailes rouges tentait de repérer une proie.
Comme Galad, n’était que la sienne se tapissait au cœur de la forêt, pas à sa lisière…
Lorsque le manoir attribué par les Seanchaniens à Eamon Valda apparut, Galad tira sur les rênes de sa monture. Navré de ne pas avoir pour prétexte une mentonnière de casque à boucler, il se contenta de rudoyer son ceinturon d’armes pour le remettre en place – alors qu’il n’était pas le moins du monde de travers.
Porter une armure n’aurait eu aucun sens. Si la matinée se déroulait comme il l’espérait, il devrait de toute façon retirer son plastron et sa cotte de mailles. Dans le cas contraire, une armure ne l’aurait pas mieux protégé que sa cape blanche.
Ancienne résidence forestière du roi d’Amadicia, le manoir était un grand bâtiment au toit bleu muni de balcons peints en rouge. En d’autres termes, un palais de bois, aux quatre flèches également de bois, érigé sur des fondations de pierre semblables à une colline basse aux versants pentus. Tout autour, les dépendances se pressaient les unes contre les autres dans la vaste clairière. Également peints en bleu et en rouge, les ateliers des artisans, les écuries, les granges et les petites maisons des travailleurs n’avaient presque rien à envier au manoir en matière de magnificence.
Réduits à de petites silhouettes, à cette distance, des hommes et des femmes s’affairaient entre les bâtiments tout en surveillant du coin de l’œil les jeux de leurs enfants. L’image même de la normalité, en un lieu où rien n’était normal.
Très droits sur leur selle, les compagnons de Galad le regardaient sans trahir l’ombre d’un sentiment. Leur vitalité matinale peu entamée par une brève chevauchée, leurs montures piaffaient d’impatience de repartir.
— Il est compréhensible que tu hésites, Damodred, finit par dire Trom. C’est une grave accusation, plus amère que la bile, mais…
— Je n’hésite pas, coupa Galad.
Depuis la veille, son siège était fait. Pourtant, il fut reconnaissant envers Trom, qui lui offrait l’ouverture idéale.
Alors qu’il chevauchait, les trois hommes s’étaient joints à lui sans desserrer les lèvres. Sur le coup, les mots avaient semblé inutiles.
— Mais qu’en est-il de vous trois ? En m’accompagnant, vous prenez des risques. Des risques inutiles, faut-il préciser. Quoi qu’il arrive aujourd’hui, on vous fera des reproches. Or, ce sont mes affaires, et je vous encourage à aller vous occuper des vôtres.
Un peu rude, cette façon de parler. Mais ce matin, un nœud dans la gorge, Galad était à court d’éloquence.
Trom secoua la tête.
— La loi, c’est la loi. Autant tirer parti de mon nouveau grade.
Sous le soleil flamboyant qui ornait sa cape blanche, les trois nœuds d’or en forme d’étoile d’un capitaine brillaient au soleil. À Jeramel, il y avait eu de lourdes pertes, dont trois seigneurs capitaines. À l’époque, les Seanchaniens étaient des ennemis, pas des alliés…
— Au service de la Lumière, dit Byar, j’ai commis des actes bien sombres…
Ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites brillant sur son visage décharné comme s’il venait d’encaisser une insulte personnelle, il ajouta :
— Des actes plus obscurs qu’une nuit sans lune… Très probablement, je recommencerai, mais en matière de noirceur, certaines limites ne doivent pas être dépassées.
On eût dit que Byar, de mépris, allait cracher sur le sol.
— C’est vrai, approuva le jeune Bornhald en s’essuyant la bouche du revers d’une main gantée de fer.
Malgré leur faible différence d’âge, Galad voyait toujours Dain comme un gamin. Les yeux injectés de sang, le « jeune homme » avait encore forcé sur l’alcool, la veille.
— Même au service de la Lumière, quand on agit mal, il faut faire ce qui s’impose pour compenser.
Byar accueillit cette tirade d’un grognement. À l’évidence, ce n’était pas ça qu’il avait en tête.
— Dans ce cas, continua Galad, tout est parfait. Mais si l’un d’entre vous veut rebrousser chemin, je ne lui en tiendrai pas rigueur. Cette affaire ne concerne que moi.
Malgré cette profession de foi, Galad, lorsqu’il repartit, fut ravi d’entendre ses compagnons se lancer au galop pour le rattraper puis chevaucher à ses côtés, leur cape blanche gonflée par le vent. Il aurait continué seul, bien entendu, mais leur présence lui épargnerait peut-être une arrestation suivie d’une pendaison sans autre forme de procès.
Quoi qu’il arrive, il n’espérait pas survivre. Mais quel qu’en soit le prix, quand il fallait agir, il le fallait !
Alertés par le bruit des sabots sur la rampe de pierre qui montait jusqu’au manoir, les hommes présents dans la grande cour tournèrent la tête vers les quatre visiteurs.
Cinquante Fils de la Lumière en plastron, cotte de mailles et casque conique… La plupart en selle, des palefreniers amadiciens en veste noire tenant les rênes des montures encore sans cavalier.
Sur les balcons, il n’y avait personne, à part quelques domestiques qui faisaient mine de balayer alors qu’ils ne perdaient pas une miette du spectacle.
À l’écart des autres Fils, six Confesseurs, le bâton de berger rouge, juste sous le soleil flamboyant, ornant le côté gauche de leur cape, entouraient Rhadam Asunawa, leur Haut Inquisiteur. En toutes circonstances, les membres de la Main de la Lumière gardaient leurs distances avec les Fils lambda. Une façon de faire dont ceux-ci ne se plaignaient pas. Les cheveux gris, Asunawa était si émacié que Byar, en comparaison, aurait pu passer pour un chérubin joufflu. Dans la cour, le Haut Inquisiteur était le seul Fils sans casque ni plastron, et sur sa cape blanche figurait uniquement le bâton de berger. Encore une façon de se singulariser…
Après avoir balayé les Fils du regard, Galad se concentra sur le seul qui l’intéressait. Asunawa pouvait être impliqué dans l’affaire – ça restait à déterminer –, mais seul le seigneur général était habilité à lui demander des comptes.
Peu impressionnant physiquement, Eamon Valda avait dans le regard la dureté des hommes qui s’attendent à être obéis – comme si c’était l’ordre naturel des choses. Bien campé sur ses pieds bottés, la tête droite, il rayonnait d’autorité dans le tabard blanc et or qui couvrait son plastron doré. Un vêtement de soie plus richement brodé que tous ceux que Pedron Niall avait pu porter durant sa vie entière. Également en soie, sa cape blanche arborait des deux côtés le soleil des Fils de la Lumière, et on retrouvait ces motifs sur sa tunique tout aussi blanche. Sous un bras, il tenait un casque doré lui aussi orné du soleil – sur le front – et un saphir jaune décoré d’un astre diurne étincelant brillait sur la chevalière d’or qu’il arborait au majeur de son gantelet renforcé de fer. Un autre témoignage de reconnaissance des Seanchaniens.
Tandis que Galad et ses compagnons mettaient pied à terre puis le saluaient, un poing sur le cœur, Valda plissa presque imperceptiblement le front. Au pas de course, des palefreniers vinrent soulager les quatre visiteurs des rênes de leur monture.
— Pourquoi n’es-tu pas en chemin pour Nassad, Trom ? demanda Valda sans cacher sa désapprobation. Les autres seigneurs capitaines doivent avoir déjà fait la moitié de la route, à l’heure qu’il est.
Aux rendez-vous avec les Seanchaniens, Valda arrivait toujours en retard, sans doute pour affirmer l’indépendance des Fils de la Lumière. Qu’il soit déjà prêt au départ avait de quoi surprendre. À l’évidence, cette rencontre devait être très importante. Cela dit, le chef des Fils faisait toujours en sorte que les autres officiers de haut rang soient ponctuels, même quand ça impliquait de partir avant l’aube. Apparemment, il n’était pas recommandé de trop jouer avec la patience des nouveaux maîtres des Fils. Car chez les Seanchaniens, la méfiance envers ces alliés récents restait de mise.
Trom ne trahit en rien la gêne qu’aurait dû éprouver un homme promu depuis moins d’un mois.
— Une affaire urgente, seigneur général, dit-il calmement en s’inclinant juste ce qu’il fallait – et pas un pouce de plus ou de moins que l’exigeait le protocole. Un Fils placé sous mes ordres accuse un des nôtres d’avoir maltraité une femme de sa famille. Il réclame un Jugement Sous la Lumière, que la loi vous autorise à accorder ou à refuser.
— Une étrange requête, mon enfant, fit Asunawa, les mains croisées et la tête inclinée.
Sans laisser à Valda le temps de répondre, le Haut Inquisiteur ne dissimulait pas son affliction. À l’évidence, l’ignorance de Trom lui brisait le cœur. Mais des charbons ardents semblaient briller dans ses yeux.
— En général, c’est l’accusé qui demande un tel jugement, laissant aux épées le soin de trancher. D’après ce que je sais, ça arrive surtout quand il sait que les preuves l’accableraient. Quoi qu’il en soit, voilà quatre cents ans qu’on n’a plus requis une telle procédure. Donne-moi le nom de ce sale type, et je me chargerai de lui…
Le regard toujours brûlant, le Haut Inquisiteur ajouta d’un ton glacial :
— Nous sommes au milieu d’étrangers… Pas question de les laisser apprendre que l’un des nôtres est capable d’actes répugnants.
— Asunawa, lâcha Valda, c’est à moi que s’adressait la requête.
Dans le regard du seigneur général, c’est de la haine qu’on aurait cru identifier. Mais il détestait peut-être simplement qu’on parle à sa place. Rejetant en arrière un pan de sa cape, il dévoila le pommeau et la longue poignée de son épée, posa la main dessus et se redressa de toute sa hauteur. Toujours prêt à en rajouter pour la postérité, il parla (déclama, plutôt) d’une voix assez puissante pour qu’on l’entende à l’intérieur du manoir :
— Beaucoup de nos anciennes coutumes devraient reprendre vie, j’en suis convaincu, et cette loi n’a jamais été abrogée. Venue du fond des âges, elle ne le sera jamais ! La Lumière dispense la justice parce qu’elle est la justice. Trom, dis à ton homme qu’il pourra lancer son défi, et affronter à l’épée le Fils qu’il accuse. Si ce dernier refuse, je tiendrai sa réaction pour un aveu de culpabilité, et il sera pendu sans autre forme de procès. Comme le prescrit la loi, ses biens et son grade reviendront à son accusateur. Telle est ma décision.
Ses derniers mots, Valda les ponctua d’un regard noir pour l’Inquisiteur. Après tout, entre eux, il était peut-être bien question de haine.
Trom s’inclina de nouveau.
— Seigneur général, l’accusé, vous venez de l’informer vous-même de ce qui l’attend… Damodred, à toi de parler !
Le sang de Galad se glaça dans ses veines. Pas de terreur, mais à cause du vide qui l’envahissait. Quand Dain, à demi soûl, avait répété les vagues rumeurs parvenues à ses oreilles, puis quand Byar, à contrecœur, avait affirmé qu’il ne s’agissait pas de rumeurs, Galadedrid Damodred avait éprouvé une rage dévorante – de celles qui font perdre la raison, quand on n’y prend pas garde. Si son cœur n’explosait pas le premier, s’était-il dit, ce serait son cerveau. Désormais, exempt de toute émotion, il était froid comme une lame.
Comme Trom, il s’inclina à la perfection. Une grande partie de ce qu’il avait à dire était codifiée par la loi, mais le reste, il devrait le choisir soigneusement, pour préserver la mémoire d’une femme qui lui était chère.
— Eamon Valda, Fils de la Lumière, je réclame contre toi un Jugement Sous la Lumière. Et ce pour avoir infligé des outrages et des blessures à Morgase Trakand, la reine d’Andor, avant de lui ôter la vie.
Personne n’avait pu confirmer que Morgase, la femme que Galad tenait pour sa mère, était morte. Pourtant, comment aurait-il pu en être autrement ? Une dizaine d’hommes affirmaient qu’elle avait disparu de la Forteresse de la Lumière avant que celle-ci tombe entre les mains des Seanchaniens. Une dizaine d’autres juraient que la reine n’était pas en mesure de s’en aller de son propre gré.
Valda ne tressaillit pas sous l’accusation. Son sourire aurait pu manifester une certaine compassion face à la folle accusation de Galad, mais il exprimait trop de mépris pour ça. Alors qu’il allait répondre, Asunawa lui brûla de nouveau la politesse :
— C’est ridicule, fit-il, plus affligé que furieux. Arrêtons ce fou et découvrons à quel complot des Suppôts il participe. Encore une infamie visant à discréditer les Fils de la Lumière.
Sur un geste de leur chef, deux Confesseurs firent un pas vers Galad. Un sourire cruel sur les lèvres, l’un jubilait tandis que l’autre, impassible, se contentait d’exécuter ses basses œuvres.
Les deux hommes ne firent pas plus d’un pas.
Dans toute la cour, le bruit de l’acier qui coulisse dans du cuir retentit. Alors que la plupart des hommes tiraient à demi leur épée, une dizaine la dégainèrent carrément puis laissèrent retomber leur bras le long de leur flanc.
Tentant de disparaître, les palefreniers se firent aussi petits que possible. S’ils l’avaient osé, ils auraient pris leurs jambes à leur cou.
Asunawa regarda autour de lui, n’en crut pas ses yeux et serra les poings. Bizarrement, Valda lui-même semblait troublé. Après sa tirade, il ne s’attendait sûrement pas à ce que les Fils acceptent l’arrestation de Galad. Et s’il l’avait espéré en secret, il n’en montra rien.
— Vous voyez, Asunawa, dit-il, presque guilleret. Les Fils m’obéissent et respectent la loi, pas les caprices d’un Inquisiteur. (Il tendit son casque à un Fils.) Jeune Galad, je conteste tes accusations, et je te ferai ravaler tes mensonges. Car tu es un menteur, ou un crétin qui gobe les ignominies répandues par les Suppôts des Ténèbres ou d’autres ennemis des Fils de la Lumière. Quoi qu’il en soit, puisque tu as souillé mon honneur, je relève ton défi. Nous nous battrons, et je te tuerai.
En matière de rituel, Valda prenait ses aises avec le protocole. Cela dit, il avait contesté les charges et accepté le duel. Que demander de plus ?
S’avisant qu’il tenait toujours son casque, Valda fit signe à un des Fils pas encore en selle. Originaire du Saldaea, le sous-lieutenant Kashgar obéit à contrecœur. Encore juvénile, malgré la grosse moustache tombante qui s’étendait sous son nez crochu, il s’empara du casque sans cacher sa mauvaise volonté. Histoire d’en rajouter, Valda défit son ceinturon, le tendit à l’impertinent et grogna :
— Fais attention à cette lame, Kashgar. C’est une épée au héron.
Le seigneur général se défit de sa cape et de son tabard, puis il s’attaqua aux fixations de son plastron sans chercher à voir si certains de ses hommes étaient prêts ou non à l’aider. Très calme en apparence, seul son regard promettait un châtiment exemplaire – et pas seulement à Galadedrid Damodred.
— Si j’ai bien compris, Damodred, ta sœur veut devenir une Aes Sedai. Ça me donne une idée sur l’origine de ces calomnies. Il fut un temps où j’aurais regretté ta mort, mais il est révolu. J’enverrai peut-être ta tête à la Tour Blanche, histoire que les sorcières récoltent le fruit de leur machination.
Mort d’inquiétude, Dain prit la cape et le ceinturon d’armes de Galad. Puis il dansa d’un pied sur l’autre, comme s’il n’était pas sûr de bien faire. Mais Galad lui avait donné une chance de se défiler, et il ne l’avait pas saisie. À présent, c’était trop tard.
Une main posée sur l’épaule de Galad, Byar se pencha à son oreille :
— Il aime frapper aux membres, souffla-t-il avec un regard en biais pour Valda.
À voir son expression, il avait un conflit avec le seigneur général. Quoi que… Avenant, il ne l’était jamais.
— Petite plaie après petite plaie, il affaiblit un adversaire en le vidant de son sang, puis il porte le coup de grâce. Rapide comme une vipère, il vise le plus souvent la gauche de sa cible, et il s’attendra à ce que tu fasses de même.
Galad acquiesça. Beaucoup de droitiers procédaient ainsi, mais chez un maître de la lame, ça semblait une étrange faiblesse. Lors de sa formation, Gareth Bryne et Henre Haslin avaient appris à Galad à alterner la position de ses mains sur la poignée de son arme – un correctif permettant de ne pas tomber dans ce travers. D’autre part, il semblait étrange que Valda aime faire durer les choses. Ne disait-on pas qu’un duel devait être le plus court et le plus « propre » possible ?
— Merci, Byar, souffla Galad.
L’homme aux joues creuses eut une énigmatique grimace. Tout sauf sympathique, il n’aimait personne, à part le jeune Bornhald. Des trois compagnons de Galad, il se révélait le plus… inattendu. Mais il était là, et ça parlait en sa faveur.
Les poings sur les hanches, splendide dans sa tunique blanc et or, Valda pivota sur lui-même.
— Tout le monde se plaque contre le mur, ordonna-t-il.
Dans le vacarme des sabots, les Fils de la Lumière et les palefreniers obéirent.
Asunawa et ses Confesseurs s’exécutèrent aussi. Fou de rage, le Haut Inquisiteur ne fit rien pour le cacher.
— Dégagez le centre de la cour, reprit Valda. Le jeune Damodred et moi nous y affronterons et…
— Avec tout mon respect, seigneur général, intervint Trom, étant impliqué dans le Jugement, vous ne pouvez pas en être l’arbitre. Après le Haut Inquisiteur, auquel la loi interdit ce rôle, je suis le plus haut gradé, si on vous excepte. Donc, avec votre permission…
Valda foudroya le capitaine du regard, puis il vint se camper près de Kashgar, les bras croisés sur la poitrine. Histoire de montrer son impatience, il tapa du pied, attendant qu’on en ait fini avec les préparatifs.
Galad soupira à pierre fendre. Si ça tournait mal pour lui, comme il le pressentait, son ami devrait subir la rancœur tenace de l’homme le plus puissant parmi les Fils de la Lumière. Trom n’était sûrement pas dans les petits papiers de Valda avant cette affaire, mais ça n’arrangerait rien.
— Garde un œil sur eux, dit Galad à Bornhald en désignant les Confesseurs à cheval massés près de la porte autour de leur chef.
— Pourquoi ? Asunawa lui-même ne peut plus intervenir. Ce serait contraire à la loi.
Galad dut se retenir de soupirer encore. Si jeune qu’il fût, Dain appartenait aux Fils de la Lumière depuis plus longtemps que lui, et son père avait porté la cape blanche toute sa vie. Pourtant, le « gamin » semblait en savoir moins sur les Fils que le premier bleu venu. Pour les Confesseurs, la loi, c’était ce qu’ils décrétaient.
— Surveille-les, c’est tout.
Au milieu de la cour, Trom leva son épée, la lame parallèle au sol. Contrairement à Valda, il respecta le rituel à la lettre :
— Sous la Lumière, nous sommes ici pour assister à un Jugement, un droit sacré dont bénéficie tout Fils de la Lumière.
» Si la Lumière brille d’habitude sur la vérité, là, elle devra éclairer la justice. Que personne ne parle, à part celui qui en a le droit, et que nul n’intervienne sous peine d’une exécution sommaire. En ce lieu, la justice sera rendue par un homme qui a consacré sa vie aux Fils. Que la force de son bras fasse son œuvre en accord avec la volonté de la Lumière ! À l’endroit même où je me tiens, les deux adversaires viendront sans arme pour se parler en privé. Puisse la Lumière les aider à trouver les mots capables d’éviter un bain de sang. Dans le cas contraire, un Fils de la Lumière mourra aujourd’hui. Son nom effacé de nos registres, il sera frappé d’anathème. Sous la Lumière, il en sera ainsi.
Alors que Trom s’écartait, Valda avança vers le centre de la cour en exécutant une figure arrogante et moqueuse appelée le Chat qui Traverse le Jardin. Certain qu’aucun mot n’éteindrait la querelle, il était déjà prêt à combattre.
Galad le rejoignit sans faire de fioritures. Même s’il était plus grand d’une bonne tête que Valda, celui-ci paradait comme s’il était sûr de sa supériorité et de sa victoire.
Cette fois, il n’y eut que du mépris dans son sourire.
— Rien à dire, mon garçon ? Quoi d’étonnant, puisqu’un maître de la lame va bientôt te décapiter ? Avant de t’occire, je veux t’assurer d’une chose. La dernière fois que je l’ai vue, la dame était vivante, et si elle a rendu l’âme depuis, je le regrette. (Le sourire s’élargit, de plus en plus dédaigneux.) C’est la meilleure jument que j’aie jamais chevauchée, et j’espère bien recommencer un jour.
Le sang de Galad ne fit qu’un tour, mais il parvint à se retenir. Tournant le dos à Valda, il s’éloigna, utilisant sa colère pour alimenter une flamme imaginaire, comme le lui avaient enseigné ses deux instructeurs.
« Quand il se bat avec la rage au cœur, un homme meurt enragé, et c’est tout ce qu’il aura gagné. »
Lorsqu’il eut rejoint Bornhald, Galad avait déjà atteint l’état d’esprit que Gareth et Henre nommaient « harmonie ultime ». Dans son cocon de calme, il tira son épée du fourreau que lui tendait Bornhald. Aussitôt, la lame légèrement incurvée devint une part de lui-même.
— Que t’a-t-il dit ? demanda Dain. Un instant, tu as eu une expression meurtrière.
— Ne le déconcentre pas, souffla Byar en tirant le jeune homme par le bras.
Mais rien n’aurait pu arracher Galad à sa concentration. Chaque grincement de selle clair et distinct à ses oreilles, il captait le moindre bruit de sabot raclant les pavés, et il entendait bourdonner des mouches qui volaient à plus de dix pas de lui. Pour un peu, il aurait juré qu’il voyait le mouvement de leurs ailes. Avec les mouches, la grande cour et ses deux compagnons, il ne faisait plus qu’un. Dans cet état, rien ne pouvait le distraire ni le déranger.
Valda attendit qu’il se soit retourné pour dégainer sa propre lame – si vite qu’on eut à peine le temps de voir qu’il la faisait passer de sa dextre à sa sénestre, puis la prenait à deux mains avant d’avancer de nouveau, toujours en exécutant le Chat qui Traverse le Jardin.
Levant sa lame, Galad avança lui aussi. D’instinct, il adopta une démarche probablement influencée par son état d’esprit. On nommait ce phénomène « le Vide », et il fallait un œil sacrément exercé pour voir qu’il ne se contentait pas de marcher mais conservait un équilibre parfait à chaque milliseconde de sa progression.
Valda ne devait pas son épée au héron à du favoritisme. Cinq maîtres de la lame, pas moins, l’avaient regardé évoluer avant de voter pour lui à l’unanimité. Un seul désaccord, et tout aurait été perdu. Pour obtenir une épée au héron, le seul autre moyen, c’était de tuer en duel un adversaire qui en portait une.
À l’époque de sa cooptation, Valda était plus jeune que Galad. Mais ça ne changeait rien. Le fils adoptif de Morgase n’était pas focalisé sur la mort du seigneur général. À dire vrai, il n’était plus focalisé sur rien. Mais il désirait cette mort, même s’il lui fallait pour ça exécuter le Fourreau de l’Épée, autrement dit accepter que la lame au héron lui traverse le corps. Si c’était requis pour atteindre son objectif, il y était prêt.
Valda ne perdit pas de temps en préludes. Dès que Galad fut à sa portée, Cueillir la Pomme sur une Branche Basse fendit l’air en direction de son cou, comme si le seigneur général avait bel et bien l’intention de le décapiter presque sans y penser.
Contre cette attaque, il existait plusieurs défenses, toutes devenues instinctives au fil d’un entraînement exigeant. L’avertissement de Byar dérivant dans son esprit – sans compter que Valda l’avait prévenu de ses intentions –, Galad ne tomba pas dans le piège. Alors que Cueillir la Pomme devenait la Caresse du Léopard, il s’écarta et plongea en avant.
Quand sa lame rata d’un souffle la cuisse gauche de Galad, Valda écarquilla les yeux – d’autant plus lorsque Entailler la Soie laissa une marque sanglante sur son avant-bras droit.
Vif comme l’éclair, il passa aussitôt à l’Envol de la Colombe – si vite que Galad dut bondir en arrière pour ne pas y perdre un bras. De justesse, il para l’attaque avec le Roi Pêcheur qui Tourne autour de la Mare, mais il avait eu chaud.
Comme s’ils exécutaient un ballet, les deux hommes multiplièrent les figures d’escrime. Un Lézard dans le Buisson d’Épineux dévia un Éclair à Trois Dents, et une Feuille au Vent para une Anguille au Milieu des Nénuphars.
Dans la foulée, Deux Lièvres Bondissants s’opposèrent au Colibri qui Étreint le Chèvrefeuille.
Tout ça avec grâce et souplesse, comme lors d’une démonstration.
Galad multiplia les attaques, mais Valda, dut-il admettre, était vraiment rapide comme une vipère.
Les Danses du Grand Tétras gratifièrent Galad d’une entaille sur l’épaule gauche et le Faucon Rouge qui Chasse une Colombe lui valut la même punition sur le bras droit – pas une estafilade, cette fois, mais une plaie plus profonde.
S’il n’avait pas réagi par une Pluie dans les Hauts Courants, un Fleuve de Lumière aurait pu aisément lui coûter un bras.
Dans le vacarme de l’acier, le ballet mortel continua. Combien de temps ? Galad n’aurait su le dire. En de pareilles circonstances, seul comptait l’instant. Quoi qu’il en fût, il aurait juré que Valda et lui se déplaçaient comme s’ils étaient immergés, la résistance de l’eau ralentissant leurs mouvements.
Bien qu’il transpirât d’abondance, le seigneur général souriait toujours, pas le moins du monde perturbé par son avant-bras blessé. La seule plaie qu’il eût récoltée jusque-là.
De la sueur ruisselait aussi sur le front de Galad, faisant piquer ses yeux. Et sur son bras touché, du sang dégoulinait. Au bout du compte, ses blessures le ralentiraient, si ce n’était pas déjà fait. Les pires zébraient sa cuisse gauche, et il sentait son pied baigner dans le sang au fond de sa botte. Depuis peu, il boitillait, et ça deviendrait plus grave au fil du temps. Si Valda devait mourir, il fallait que ce soit très bientôt.
Délibérément, Galad prit une profonde inspiration, puis une autre, comme s’il avait du mal à s’oxygéner. Que Valda le croie donc à bout de souffle !
Moins vite qu’il l’aurait voulu, Enfiler l’Aiguille fondit sur l’épaule gauche du seigneur général. Parant d’un Envol de l’Hirondelle, Valda enchaîna aussitôt avec des Bonds du Lion.
Galad encaissa une troisième entaille sur la cuisse gauche. S’il voulait abuser son adversaire, il ne devait surtout pas se montrer plus rapide en défense qu’en attaque.
En inspirant comme un soufflet de forge, il multiplia les Enfiler l’Aiguille, toujours avec la même cible. Par pure chance, il évita de récolter d’autres plaies pendant ces passes d’armes.
Ou la Lumière brillait-elle pour de bon sur ce combat ?
Le sourire de Valda s’élargit. À l’évidence, il croyait son adversaire au bout du rouleau, donc à sa merci. Alors que Galad repartait à l’assaut, beaucoup trop lentement, le futur vainqueur exécuta un Envol de l’Hirondelle d’un parfait académisme.
Mobilisant ce qui lui restait d’énergie, Galad modifia sa figure. Son Faucher l’Orge fit mouche, entamant la chair sous les côtes du seigneur général.
Un instant, Valda ne sembla pas remarquer qu’il était touché. Avançant d’un pas, il esquissa l’Avalanche le Long de la Falaise, ou quelque chose d’approchant. Puis ses yeux s’arrondirent, il vacilla, lâcha son épée et tomba à genoux.
Enfin, il porta les mains à son ventre et tenta de retenir les entrailles qui s’en déversaient. La bouche ouverte, il riva sur Galad des yeux déjà vitreux. Quoi qu’il ait eu l’intention de dire, ce fut du sang qui jaillit de ses lèvres. Puis il bascula en avant et ne bougea plus.
D’instinct, Galad inclina sa lame pour la débarrasser du fluide vital du vaincu. Après, il l’essuya sur la belle tunique blanche du seigneur général.
Le combat fini, la douleur qu’il bloquait revint au galop. Son épaule et son bras blessés l’élançaient et sa cuisse gauche semblait en feu. Avait-il mimé l’épuisement, ou en était-il au bord ? Ce duel, combien de temps avait-il duré ?
Certain que venger sa mère l’emplirait de joie, Galad n’éprouvait pourtant qu’un grand vide. La mort de Valda ne suffirait pas. Pour le consoler, il aurait fallu que Morgase Trakand revienne à la vie.
Soudain, il entendit des sons rythmiques. Levant les yeux, il vit que les Fils de la Lumière l’applaudissaient en tapant sur leur épaule cuirassée. Tous, à part Asunawa et ses Confesseurs – parce qu’ils n’étaient plus là.
Byar accourut avec un petit sac de cuir. Très délicatement, il écarta la manche fendue du vainqueur.
— Il faudra des points de suture, marmonna-t-il, mais ça pourra attendre.
S’agenouillant près de Galad, il sortit des bandages de son sac et entreprit de panser la cuisse trois fois entaillée.
— Là aussi, il faudra recoudre. Mais jusque-là, tu ne saigneras pas à mort…
Des Fils approchèrent pour féliciter le vainqueur. Les hommes à pied au premier rang et les cavaliers au deuxième, aucun n’accorda un regard au cadavre du vaincu – à part Kashgar, qui ramassa l’épée au héron et l’essuya sur la tunique déjà souillée du mort.
— Où est parti Asunawa ? demanda Galad.
— Il s’est éclipsé quand tu as ouvert le ventre de Valda, répondit Dain, nerveux. Il doit filer vers le camp, pour en ramener des Confesseurs.
— Non, dit un Fils. Il est parti dans l’autre sens, vers la frontière.
En direction de Nassad, située juste au-delà.
— Pour rejoindre les seigneurs capitaines…, fit Galad.
Trom acquiesça.
— Damodred, aucun Fils ne permettrait aux Confesseurs de t’arrêter à cause de ce qui vient d’arriver. Sauf si un seigneur capitaine en donne l’ordre. Et quelques-uns le feraient, je crois.
Des grognements coururent dans les rangs. À l’évidence, les hommes n’étaient pas prêts à une telle infamie. Les mains levées, Trom calma le jeu :
— Vous y seriez obligés, dit-il. Sinon, ce serait de l’insubordination.
Un lourd silence suivit cette déclaration. Dans les rangs des Fils, il n’y avait jamais eu de mutinerie. Jusqu’à ce jour, en tout cas, car potentiellement, on n’en était pas loin.
— Galad, je vais rédiger le document attestant que les Fils de la Lumière t’accordent l’immunité. Quelqu’un pourra toujours ordonner ton arrestation, mais il faudra te mettre la main dessus, et tu auras beaucoup d’avance. Asunawa n’aura pas rattrapé les seigneurs capitaines avant des heures. Si certains se rallient à lui, ils arriveront ici après la tombée de la nuit.
Galad secoua rageusement la tête. Trom disait juste, mais tout ça… sonnait faux. Oui, quelque chose clochait.
— Garantiras-tu l’immunité à tous les hommes ici présents ? Asunawa trouvera un biais pour les accuser, tu le sais très bien. Et protégeras-tu les Fils qui refusent d’aider les Seanchaniens à conquérir notre continent au nom d’un homme mort depuis plus de mille ans ?
Plusieurs Tarabonais échangèrent un regard et acquiescèrent. D’autres Fils les imitèrent, et tous ne venaient pas d’Amadicia.
— Et les héros qui ont défendu la Forteresse de la Lumière ? Un document suffira-t-il à les libérer de leurs chaînes et à interdire aux Seanchaniens de les faire trimer comme des bœufs ?
Les grognements se multiplièrent. Ces prisonniers étaient un point sensible pour tous les Fils.
Les bras croisés, Trom étudia Galad comme s’il venait de le rencontrer.
— Que proposes-tu, dans ce cas ?
— Eh bien, que les Fils trouvent quelqu’un – n’importe qui ! – qui combat les Seanchaniens, et qu’ils s’allient à lui. Ainsi, au lieu d’aider l’ennemi à traquer les Aiels et à s’emparer de nos nations, les Fils de la Lumière participeront à l’Ultime Bataille.
— N’importe qui ? répéta d’une voix de fausset un Cairhienien nommé Doirellin.
Personne ne se moquait jamais du timbre de ce gaillard. De petite taille, Doirellin était au moins aussi large que haut, et il n’avait pas une once de graisse. Entre ses doigts, il pouvait craquer quatre noix en même temps sans le moindre effort.
— Ça inclut les Aes Sedai ?
— Quand on veut participer à Tarmon Gai’don, il faut être prêt à combattre aux côtés de ces femmes.
À cette idée, Bornhald grimaça de dégoût, et il ne fut pas le seul. Toujours penché sur Galad, Byar se redressa à demi, puis se remit à l’ouvrage.
Cela dit, personne n’émit d’objection. Doirellin hocha pensivement la tête, comme s’il n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle.
— Je n’aime pas non plus ces sorcières, marmonna Byar sans relever les yeux.
Du sang suintait des bandages qu’il enroulait consciencieusement.
— Mais vous savez ce que disent nos Préceptes… Pour combattre un corbeau, il faut s’allier avec le serpent… jusqu’à la victoire.
Les hommes acquiescèrent avec un bel ensemble. Le « corbeau » symbolisait le Ténébreux, mais c’était aussi l’emblème de l’Empire seanchanien.
— Je me battrai aux côtés des sorcières, dit un Tarabonais élancé. Et aussi de ces Asha’man dont tout le monde parle – s’ils se dressent contre les Seanchaniens. Même chose lors de l’Ultime Bataille. Et gare à tout homme qui m’accusera d’avoir tort !
Le Tarabonais défia son petit monde du regard, histoire de prouver qu’il ne plaisantait pas.
— On dirait que les choses vont dans ton sens, seigneur général, dit Trom en s’inclinant devant Galad – avec bien plus de conviction que face à Valda. Jusqu’ici, en tout cas. Qui sait ce qui arrivera cet après-midi, et plus encore demain ?
À sa grande surprise, Galad éclata de rire. La veille, il aurait juré que ça ne lui arriverait plus jamais.
— Ta plaisanterie n’est pas très bonne, Trom…
— C’est ce que prescrit la loi. Valda l’a proclamé à voix haute. En outre, tu as eu le mérite de dire tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas, moi compris. Ton plan pour les Fils de la Lumière, mon ami, est le meilleur que j’aie entendu depuis la mort de Pedron Niall.
— Ça ne rend pas la plaisanterie moins mauvaise…
Quoi que « prescrive » la loi, cette partie des textes n’était plus en vigueur depuis la fin de la guerre des Cent Années.
— Nous verrons ce qu’en diront les Fils, fit Trom avec un grand sourire. Ce qu’ils répondront quand tu leur demanderas de te suivre pour combattre avec les sorcières lors de l’Ultime Bataille.
Les hommes se tapèrent de nouveau sur l’épaule – plus fort qu’à l’issue du duel. Quelques-uns commencèrent, puis tous les imitèrent, y compris Trom.
Tous, sauf Kashgar. S’inclinant humblement, il tendit à Galad l’épée au héron glissée dans son fourreau.
— Elle est à toi, désormais, seigneur général.
Galad soupira d’accablement. Avec un peu de chance, cette absurdité serait terminée lorsqu’ils atteindraient le camp. Y retourner était assez imprudent pour ne pas ajouter au défi une folle revendication. Très vraisemblablement, Galad et ses compagnons seraient dégradés et mis aux fers, si on ne décidait pas de les battre à mort.
Mais Galadedrid Damodred devait retourner au camp. C’était la seule option honorable.
Même si le soleil n’apparaissait toujours pas à l’horizon, la lumière de l’aube pointait par une fraîche matinée de printemps. Levant sa longue-vue cerclée d’or, Rodel Ituralde entreprit d’étudier l’agglomération qui s’étendait au pied de la colline où il s’impatientait, perché sur son hongre rouan. Attendre qu’il y ait assez de lumière pour pouvoir étudier ce village niché au cœur du Tarabon lui avait tapé sur les nerfs.
Afin qu’aucun reflet ne le trahisse, il laissait reposer le bout de la longue-vue sur son pouce et protégeait la lentille avec le reste de sa main. À cette heure, quand le risque d’une attaque nocturne disparaissait, les sentinelles relâchaient leur vigilance. Cela dit, depuis qu’il traversait la plaine d’Almoth, le général entendait parler de raids aiels au Tarabon. S’il avait dû monter la garde, des Aiels rôdant peut-être alentour, il lui aurait poussé une paire d’yeux supplémentaire.
À cause des guerriers du Désert, la région entière aurait dû être affolée comme une fourmilière après avoir reçu un grand coup de pied. Mais il n’en était rien. Étrange, ça…
Étrange et pas de très bon augure. Partout, des hommes armés grouillaient – des Seanchaniens et des Tarabonais leur ayant juré allégeance –, et des hordes de colons impériaux construisaient des fermes et même des villages. Pourtant, arriver jusqu’ici s’était révélé facile. Trop facile, même. Mais aujourd’hui, c’en était terminé…
Derrière le général, sous le couvert des arbres, des chevaux piaffaient d’impatience. Les cent Domani qui accompagnaient Ituralde ne bronchaient pas – à peine si une selle grinçait de-ci de-là quand un cavalier changeait de position –, mais il sentait leur tension.
Le général aurait préféré avoir deux fois plus d’hommes. Cinq fois, même… Au début, commander une force composée pour l’essentiel de Tarabonais avait paru un acte de foi, mais cette décision semblait de plus en plus contestable. Hélas, il était trop tard pour revenir en arrière.
À mi-chemin entre Elmora et la frontière avec l’Amadicia, Serana se nichait au cœur d’une vallée luxuriante flanquée de collines boisées. Dans toutes les directions, sauf celle où se trouvait le général, une demi-lieue au minimum séparait le village des arbres. Alimenté par deux gros cours d’eau, un petit lac entouré de roseaux s’étendait entre la position d’Ituralde et l’agglomération. En d’autres termes, un site impossible à attaquer par surprise en plein jour.
Déjà de bonne taille avant l’arrivée des Seanchaniens, Serana était une étape pour les caravanes commerciales en route vers l’est. On dénombrait une bonne dizaine de rues, et au moins autant d’auberges et de tavernes. Matinaux, les villageois étaient déjà à l’ouvrage. Un panier en équilibre sur la tête, des femmes allaient et venaient dans les rues pendant que d’autres allumaient les feux sous les lessiveuses, derrière les maisons. En chemin pour leur lieu de travail, les hommes se croisaient en silence ou s’arrêtaient un moment pour échanger quelques mots. Une matinée normale, avec son lot habituel d’enfants courant partout, poussant leur cerceau ou jonglant avec des balles à grain au milieu des adultes.
Même si tôt, les échos d’une forge se faisaient déjà entendre et les cheminées cessaient les unes après les autres de recracher la fumée du petit déjeuner.
Dans le champ de vision d’Ituralde, personne à Serana n’accordait d’attention aux trois binômes de sentinelles, leur plastron strié de rayures, qui patrouillaient autour du village, leur monture tenue par la bride. Beaucoup plus grand que l’agglomération, le lac défendait très efficacement son quatrième côté. Du coup, les sentinelles se fondaient dans le paysage, comme si elles n’étaient pas vraiment utiles. Et le camp seanchanien qui avait carrément doublé la taille de Serana passait tout aussi inaperçu.
Ituralde secoua la tête, désapprobateur. Lui, il n’aurait sûrement pas accolé le camp au village. Si tous leurs toits étaient en tuiles – rouges, vertes ou bleues – les bâtiments restaient en bois, et un incendie se serait très rapidement répandu dans le camp, dévastant les grands pavillons-entrepôts et les tentes plus modestes où dormaient les soldats. Sans parler des caisses et des tonneaux entassés un peu partout…
Dans des conditions pareilles, tenir à distance les villageois indélicats devait être impossible. Dans toutes les communautés, on trouvait de fieffés voleurs – et la tentation, parfois, faisait basculer d’honnêtes gens du mauvais côté de la loi.
Cet emplacement, cependant, réduisait la distance à parcourir pour aller puiser de l’eau dans le lac… et vider des pintes dans les auberges et les tavernes. Plutôt commode pour les soldats, ça. Mais un signe, surtout, que le commandant n’était pas très exigeant sur la discipline.
Laxisme ou non, on s’activait déjà dans le camp. Comparée à celle des soldats, la journée de travail d’un paysan aurait pu paraître reposante. Le long des lignes de piquets, des hommes s’occupaient déjà des montures tandis que des officiers passaient en revue leurs camarades. Partout, des centaines de costauds chargeaient ou déchargeaient des chariots dont les palefreniers harnachaient déjà l’attelage. Chaque jour, des caravanes arrivaient de l’est ou de l’ouest et d’autres partaient dans les mêmes directions.
Ituralde admirait l’efficacité des Seanchaniens en matière de ravitaillement des troupes. Pour disserter sur ce sujet, les fidèles du Dragon s’étaient montrés très coopératifs, certains proposant même de se rallier au général. Très amers, ces hommes croyaient dur comme fer que les Seanchaniens réduisaient à néant leurs rêves, et ils cherchaient à se venger. Selon leurs dires, ce camp contenait tout ce qu’il fallait pour équiper de pied en cap des milliers de combattants. Bottes, épées, flèches, fers à cheval, outres d’eau – rien ne manquait à l’appel.
Pour l’ennemi, le coup ferait très mal…
Le général abaissa sa longue-vue pour chasser une grosse mouche verte qui voletait autour de son nez. Deux autres vinrent aussitôt la remplacer. Le Tarabon grouillait de mouches. Y était-il habituel que ces insectes naissent si tôt ? Quand Ituralde serait revenu en Arad Doman, ces nuisances commenceraient à peine à apparaître.
S’il retournait un jour chez lui… Non, il ne fallait pas penser ainsi ! Il y retournerait, c’était sûr. Sinon, Tamsin serait mécontente, et ce n’était pas le genre d’épouse dont on avait intérêt à susciter le courroux.
Dans le camp, la plupart des « costauds » étaient des travailleurs civils, pas des soldats, et les Seanchaniens formaient une petite minorité. Pourtant, un détachement de trois cents Tarabonais, leur armure ornée de rayures peintes, avait déboulé la veille à midi, obligeant le général à modifier son plan. Au coucher du soleil, un autre détachement, aussi important, était arrivé juste à temps pour dîner puis dérouler les couvertures là où il y avait de la place. Pour des soldats, disposer de bougies et de lampes à huile était le grand luxe…
Dans le camp, il y avait une de ces femmes tenues en laisse – une fichue damane. Ituralde aurait aimé attendre qu’elle s’en aille – pourquoi serait-elle restée dans un camp de ce genre, dédié à l’intendance ? – mais on était le jour J et il ne voulait pas donner aux Tarabonais l’impression qu’il temporisait. À coup sûr, certains en auraient profité pour se défiler. Quoi qu’il arrive, ils finiraient par le faire, mais il était vital de les garder quelques jours de plus.
Sans porter la longue-vue à son œil, Ituralde tourna la tête vers l’ouest.
— Maintenant ! souffla-t-il.
Comme s’ils obéissaient à son ordre, deux cents hommes au visage couvert d’un voile de mailles jaillirent au galop du couvert des arbres. Lance pointée, ils s’immobilisèrent aussitôt – dans le plus grand désordre – tandis que leur chef remontait et descendait les rangs pour rétablir un semblant de discipline.
De si loin, Ituralde n’aurait pas pu distinguer un visage, même avec sa longue-vue. Cependant, il imaginait aisément la fureur de Tornay Lanasiet, contraint de participer à cette mascarade. Petit mais râblé, ce fidèle du Dragon voyait rouge dès qu’il était question de Seanchaniens. N’importe quels Seanchaniens ! Pour l’empêcher d’attaquer le jour même où ils avaient traversé la frontière, le général avait dû y mettre du sien. La veille, le gaillard s’était réjoui de pouvoir enfin effacer de son plastron les rayures symboles de loyauté vis-à-vis des Seanchaniens. Mais qu’importait sa fougue ! Jusque-là, il exécutait à la lettre les ordres du général.
Alors que les sentinelles les plus proches de Lanasiet tournaient bride pour foncer vers le village et le camp, Ituralde tourna la tête vers leur destination et leva de nouveau sa longue-vue.
Les guetteurs allaient donner l’alerte en vain, car tout mouvement avait cessé. Quelques hommes désignaient du doigt les soldats qui venaient d’apparaître, et les autres, travailleurs compris, les regardaient avec des yeux ronds. Des maraudeurs, ici ?
Raid des Aiels ou non, les Seanchaniens tenaient le Tarabon pour leur fief, et ils s’y sentaient en sécurité. Dans le village, tout le monde fixait les attaquants, et personne ne semblait en croire ses yeux. Ces gens-là non plus ne s’attendaient pas à une attaque.
Selon Ituralde, les Seanchaniens avaient raison de se sentir chez eux au Tarabon. Une opinion qu’il ne partagerait avec aucun Tarabonais, en tout cas dans un avenir immédiat.
Chez des hommes entraînés, cela dit, la surprise ne durerait pas longtemps. Dans le camp, des soldats couraient déjà vers leur monture. Malgré les palefreniers qui s’agitaient autour, tous les équidés n’étaient pas encore sellés, mais ça changerait vite.
Une centaine d’archers ennemis formèrent les rangs et entreprirent de traverser Serana au pas de course. Comprenant que la menace était grave, les villageois avaient pris les plus jeunes enfants dans les bras et poussaient les autres vers les maisons. En un clin d’œil, les rues se vidèrent, ne laissant que les archers en armure laquée, si facilement reconnaissables à leur étrange casque.
Ituralde tourna sa longue-vue vers Lanasiet et découvrit qu’il menait la charge à la tête de ses hommes.
— Attends encore un peu, marmonna le général. Attends !
Comme s’il entendait de si loin, le Tarabonais leva un bras pour arrêter ses guerriers. À quelque chose comme un quart de lieue du village, ce qui n’était pas si mal… Mais cette tête brûlée aurait dû être au double de distance, tout près de la lisière des arbres, et encore occupée à lutter contre l’indiscipline feinte de ses gars. Mais il faudrait faire avec un quart de lieue…
Le général s’empêcha de tripoter le rubis qu’il portait à l’oreille gauche. La bataille était engagée, et dans l’action, il fallait à tout prix faire croire qu’on était suprêmement détendu et détaché de tout. Montrer qu’on brûlait d’envie d’assommer un de ses alliés n’était jamais judicieux. Les émotions de leur chef contaminaient les hommes, et dès qu’ils ferraillaient avec la rage au cœur, ils multipliaient les bourdes, tombaient comme des mouches et accumulaient les défaites honteuses.
Touchant la mouche en forme de demi-lune qui ornait sa joue – un jour pareil, un homme devait être sur son trente et un –, le général se força à respirer jusqu’à ce qu’il ait retrouvé un calme intérieur équivalent à celui qu’il affichait. Puis il s’intéressa de nouveau au camp.
Presque tous les Tarabonais étaient en selle, à présent. Mais ils attendaient une vingtaine de Seanchaniens commandés par un grand officier au casque orné d’une unique plume. Dès que la jonction fut faite, le groupe partit au galop, suivi de loin par le détachement arrivé la veille au soir.
L’observant chaque fois qu’il apparaissait entre les bâtiments, Ituralde étudia le chef de cette force. La plume unique signalait un lieutenant, voire un sous-lieutenant. En d’autres termes, un jeunot encore vert ou un vétéran grisonnant – pas la même paire de manches, loin de là. Bizarrement, la damane reliée par une chaîne d’argent à une autre femme, montée sur un cheval différent, galopait aussi vite que les autres. Pourtant, ne disait-on pas que ces femmes étaient des prisonnières ? Celle-là, en tout cas, semblait aussi avide d’en découdre que sa sul’dam. Peut-être que…
Soudain, le général eut le souffle coupé et il cessa de s’intéresser à la damane. Dans les rues, il restait encore du monde. Un groupe de sept ou huit hommes et femmes qui marchaient juste devant les cavaliers dont ils ne semblaient pas entendre le vacarme menaçant.
Même s’ils l’avaient voulu, les Seanchaniens n’auraient pas pu s’arrêter. D’ailleurs, pourquoi l’auraient-ils fait, alors que des ennemis se tenaient en face d’eux ?
Malgré la distance, le général remarqua un détail révélateur. Quand ses hommes et lui piétinèrent les malheureux, les mains de l’officier ne tremblèrent pas sur ses rênes. Un vétéran, à l’évidence…
Ituralde murmura une prière pour les morts, puis il abaissa sa longue-vue. Pour voir la suite, l’instrument ne lui servirait à rien.
À deux cents pas hors du village, le grand officier fit former les rangs là où les archers s’étaient déjà arrêtés, prêts à tirer. Après avoir indiqué des directions aux Tarabonais qui le suivaient, l’impitoyable lieutenant se tourna de nouveau vers Lanasiet et porta une longue-vue à son œil. Le soleil s’étant levé, sa lumière se refléta sur le cylindre de l’instrument.
Avec un bel ensemble, les Tarabonais aux armures peintes se répartirent en deux groupes, toutes les lances inclinées selon le même angle. Une démonstration de discipline ! En un clin d’œil, chaque unité fut en position sur un flanc des archers.
Se penchant sur sa selle, le lieutenant échangea quelques mots avec la sul’dam. S’il lançait les deux femmes sur les attaquants, l’opération risquait de tourner au désastre. Mais ça pouvait arriver même s’il ne le faisait pas.
Les derniers Tarabonais se mirent en position derrière leurs camarades. Après avoir enfoncé leur lance dans le sol, ils tirèrent leur arc de l’étui accroché à leur selle.
Lanasiet, qu’il soit maudit, venait de relancer la charge.
Tournant la tête, Ituralde parla assez fort pour que les hommes cachés derrière lui l’entendent.
— Préparez-vous !
Des grincements de cuir signalèrent que l’ordre avait été compris.
Après une autre prière pour les morts, le général lança le mot décisif :
— Maintenant !
Comme un seul homme, les trois cents Tarabonais du général levèrent leur arc et tirèrent. Sans recourir à son instrument optique, Ituralde vit bientôt que la damane, la sul’dam et l’officier, criblés de flèches, venaient de tomber de selle. Donner un ordre pareil lui avait coûté, mais les deux femmes étaient de loin le plus grand danger parmi les combattants adverses.
Les autres flèches de cette première volée éliminèrent presque tous les archers et un bon nombre de cavaliers. Sans laisser aux morts le temps de toucher terre, une deuxième volée vint parachever le travail.
Pris par surprise, les Tarabonais vendus aux Seanchaniens tentèrent de contre-attaquer. Une partie chargèrent, lance abaissée, et les autres, cédant peut-être à la folie qui s’empare des hommes sur un champ de bataille, entreprirent de tirer leur arc de son étui.
Une troisième volée fit un massacre. En venant de haut, les flèches transperçaient sans peine les plastrons. Leur lucidité revenue, les survivants s’avisèrent qu’ils étaient… des survivants, précisément. Presque tous leurs frères d’armes gisaient sur le sol, et la plupart des autres s’efforçaient de rester debout avec deux ou trois projectiles dans le corps.
Le nombre était désormais en faveur des attaquants. Quand quelques défenseurs eurent tourné bride, tous les autres les imitèrent, filant vers le sud avec à leurs basques une dernière volée de flèches qui éclaircit encore leurs rangs.
— Cessez le tir, dit Ituralde. Ça suffit.
Quelques Tarabonais lâchèrent un trait de plus, mais les autres obéirent. L’ennemi étant encore à portée, ils auraient pu lui infliger d’autres pertes, mais à quoi bon risquer de gaspiller des projectiles contre des adversaires en déroute ? Bel exemple de sagesse, aucun cavalier ne se lança à la poursuite des vaincus.
En matière de sagesse, Lanasiet n’avait rien d’un expert. Cape battant au vent, ses deux cents gars et lui collèrent le train aux fugitifs. Le général crut les entendre crier comme des chasseurs sur la piste d’une proie blessée…
— Je crois que nous ne verrons plus Lanasiet, général, dit Jaalam.
Il immobilisa son cheval gris près du hongre d’Ituralde.
— C’est possible, mon jeune ami… Sauf s’il reprend ses esprits. Mais je n’ai jamais cru que les Tarabonais retourneraient en Arad Doman avec nous. Et toi ?
— Même chose, seigneur… En revanche, j’aurais dit que l’honneur de Lanasiet ne sombrerait pas dès la première bataille.
Avec sa longue-vue, le général observa le chef des fidèles du Dragon tarabonais. Cet homme avait perdu l’esprit, et rien ne permettait d’espérer qu’il le retrouverait un jour, car le bon sens lui manquait sans doute depuis la naissance.
Résultat ? Le général venait de perdre un tiers de ses forces – exactement comme si la damane avait fait un massacre. C’était prévu, mais pas si tôt. De quoi devoir de nouveau modifier ses plans, voire viser un objectif différent.
Lanasiet promptement oublié, le général braqua sa longue-vue sur l’endroit où les cavaliers avaient écrabouillé des villageois. De surprise, il lâcha un grognement. On ne voyait pas trace de corps en bouillie. Des amis et des voisins avaient-ils emporté les cadavres ? Au milieu d’une bataille, ce n’était guère vraisemblable. Mais les victimes n’avaient pas pu non plus se relever et rentrer chez elles…
— L’heure est venue de brûler tous ces beaux entrepôts seanchaniens, fit le général.
Après avoir rangé la longue-vue dans son étui de selle, il mit son casque puis talonna sa monture. Jaalam le suivit, et les hommes se mirent en mouvement en colonne par deux.
Des ornières de chariots, sur une partie un peu affaissée de la berge, indiquaient la présence d’un gué.
— Jaalam, que quelques hommes aillent dire aux villageois de mettre à l’abri ce qu’ils veulent sauver. Qu’ils commencent par les maisons les plus proches du camp.
Lorsque le feu pouvait se propager dans un sens, rien ne l’empêchait de se répandre dans un autre.
À dire vrai, Ituralde avait déjà allumé l’incendie principal – soufflé sur les premières braises, au minimum. Si la Lumière brillait pour lui, personne n’aurait cédé à la précipitation ni sombré dans le désespoir face à l’emprise des Seanchaniens sur le Tarabon. Dans ce cas, et en supposant qu’aucune avanie n’ait saboté le plan, plus de vingt mille hommes, partout dans le pays, avaient porté à l’ennemi le même genre de coup qu’ici – ou l’auraient fait avant la fin de la journée. Et demain, ils recommenceraient.
Quant à Ituralde, il ne lui restait plus qu’à rentrer chez lui – en ferraillant le long de quelque cent vingt lieues –, à se débarrasser de tous les fidèles du Dragon tarabonais, à rassembler ses hommes et à retraverser la plaine d’Almoth.
Si la Lumière brillait pour lui, les Seanchaniens, fous de rage, se lanceraient à sa poursuite. Plus ils seraient furieux, et mieux ça vaudrait, car ainsi, ils se précipiteraient dans le piège qui les attendait.
S’ils ne tombaient pas dans le panneau, le général aurait au moins débarrassé son pays des fidèles tarabonais et convaincu ceux de l’Arad Doman de combattre pour le roi et non pour leur idole.
Si les Seanchaniens suivaient mais voyaient le piège…
En dévalant la colline, Ituralde sourit. S’ils voyaient le piège, il avait un autre plan dans sa manche, et un autre encore, juste au cas où. Habitué à prévoir les événements à très long terme, il était prêt à tout, comme d’habitude. Sauf à voir le Dragon Réincarné apparaître devant lui. Mais en matière de plans, il estimait en avoir assez fait, pour le moment…
Les yeux grands ouverts dans son lit, la Haute Dame Suroth Sabelle Meldarath contemplait le plafond. Par une nuit sans lune, les fenêtres à triple arche qui donnaient sur un des jardins du palais étaient des puits d’obscurité. Sa vision s’y étant accoutumée, Suroth parvenait pourtant à distinguer les contours des moulures peintes. Alors que l’aube approchait – peut-être dans une heure, deux au maximum –, la Haute Dame n’avait pas encore fermé l’œil. Depuis la disparition de Tuon, c’était ainsi chaque nuit jusqu’à ce que l’épuisement la contraigne à baisser les paupières. Dormir lui valait des cauchemars qu’elle aurait donné cher pour oublier.
À Ebou Dar, il ne faisait jamais vraiment froid. La nuit, cependant, un semblant de fraîcheur aidait la Seanchanienne à veiller, un drap de soie sur le corps. La question qui pourrissait ses rêves était aussi simple que percutante. Tuon était-elle vivante ou morte ?
L’évasion des damane atha’an miere et l’assassinat de la reine Tylin militaient en faveur de la seconde possibilité. Que trois événements si importants – des évasions, un meurtre et une disparition – se produisent par hasard la même nuit était quasiment impensable. La gravité des deux premiers n’augurait rien de bon pour Tuon. À l’évidence, quelqu’un tentait de semer la terreur parmi les Seanchaniens qui revenaient chez eux. Le but était-il de saboter le Retour ? Dans ce cas, éliminer Tuon était un coup de maître.
Pour ne rien arranger, le coup devait venir de l’intérieur. Tuon étant arrivée voilée sur ce continent, aucun indigène ne pouvait savoir qui elle était. Et Tylin avait sûrement été tuée avec le Pouvoir de l’Unique – l’œuvre d’une sul’dam et de sa damane. Par commodité, Suroth avait souscrit à la thèse selon laquelle des Aes Sedai avaient fait le coup. Mais tôt ou tard, quelqu’un d’important demanderait comment ces femmes, dans une ville grouillant de damane, avaient pu s’introduire dans un palais tout aussi peuplé de femmes enchaînées sans que nul ne s’en aperçoive.
Pour libérer les damane du Peuple de la Mer, il avait fallu qu’une sul’dam au moins soit complice. Or, deux sul’dam de Suroth s’étaient volatilisées la même nuit.
Plus précisément, on avait remarqué leur absence deux jours plus tard, mais personne ne les avait vues depuis la disparition de Tuon. La Haute Dame doutait de leur implication, même si elles avaient séjourné dans les chenils. Que Renna ou Seta puissent retirer son collier à une damane semblait impossible. En revanche, elles avaient toutes les raisons de filer et de chercher un emploi très loin d’Ebou Dar, auprès d’une personne ignorant leur répugnant secret. Quelqu’un comme Egeanin Tamarath, déjà coupable du vol d’un duo de damane. Une étrange façon de se comporter, quand on venait tout juste d’être admise au sein du Sang.
Étrange, peut-être, mais secondaire, car Suroth ne voyait aucun lien entre ce forfait et le reste. Selon toute probabilité, pour une simple femme marin, la complexité et les responsabilités de la noblesse s’étaient révélées trop écrasantes. Tôt ou tard, cette canaille serait découverte et mise sous les verrous.
Ce qui importait, risquant de devenir une affaire de vie ou de mort, c’était le départ de Renna et de Seta – à un moment que nul n’était en mesure de préciser. Si la mauvaise personne remarquait que leur fuite coïncidait avec les trois drames et en tirait des conclusions hâtives…
Suroth plaqua la paume de ses mains sur ses yeux et expira lentement avec une sorte de gémissement.
Si Tuon était morte et qu’elle parvienne à ne pas être accusée de sa fin, Suroth devrait quand même s’excuser devant l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Pour la mort de l’héritière du Trône de Cristal, il faudrait s’excuser très longuement, sans lésiner sur l’humiliation ni reculer devant la souffrance. Et malgré tout, l’affaire pouvait se solder par une exécution, ou, pire encore, une longue vie de servitude et de tourments.
Même si cette possibilité hantait ses nuits, Suroth savait qu’elle n’en arriverait jamais là. Glissant une main sous son oreiller, elle s’assura de la présence de son poignard sans fourreau. À peine plus longue que sa main, la lame était assez tranchante pour lui ouvrir les veines, de préférence dans un bain chaud. Au cas où elle devrait s’excuser, Suroth était résolue à ne pas arriver vivante à Seandar. Si assez de gens tenaient son suicide pour une forme de réhabilitation, son nom serait peut-être moins souillé que prévu. Pour qu’il en aille ainsi, elle avait prévu de laisser une lettre d’explications…
Mais il restait une chance que la Fille des Neuf Lunes soit vivante, et il fallait s’y accrocher. La tuer et se débarrasser de son corps pouvait être une machination ourdie depuis le Seanchan – l’œuvre d’une des sœurs encore en vie de Tuon, par exemple. Toutes ces filles convoitaient le trône et n’étaient pas étouffées par la morale.
Cela dit, Tuon avait plus d’une fois mis en scène sa propre disparition, et rien n’interdisait de penser que c’était encore le cas. Pour étayer cette thèse, il suffisait de se souvenir que la der’sul’dam de Tuon, neuf jours plus tôt, avait conduit toutes ses sul’dam et ses damane hors du palais, prétendument pour les entraîner. Depuis, on ne les avait pas revues. De plus, neuf jours pour entraîner des damane, c’était incroyablement long. Et le jour même – non, la veille, et ce depuis des heures déjà – Suroth avait appris que le capitaine des gardes du corps de Tuon avait lui aussi quitté la ville – en même temps que les femmes et avec le gros de ses hommes. Ce groupe aussi ne s’était plus remontré.
Une avalanche de coïncidences qui finissaient par former un réseau de preuves. Un réseau fragile, hélas…
Les précédentes disparitions de Tuon, cela dit, avaient toujours fait partie de sa stratégie pour se gagner l’estime de l’Impératrice (puisse-t-elle vivre éternellement !) et l’inciter à la nommer héritière. À chaque occasion, une de ses sœurs s’était laissée aller à commettre quelque bassesse qui se retournait contre elle quand Tuon réapparaissait. Ici, à quoi aurait rimé une telle manœuvre ? Et qui aurait-elle visé, hors de l’Empire ? Même en se creusant la cervelle, Suroth ne parvenait pas à trouver une cible plausible.
Elle-même ? Elle y avait pensé, mais ça ne tenait pas la route. Pour la priver de son rôle dans le Retour, Tuon n’aurait eu que trois mots à dire. Son voile retiré, nul n’aurait pu lui faire obstacle. La Fille des Neuf Lunes, fer de lance du Retour, aurait été la voix officielle de l’Empire.
Le simple soupçon que Suroth pût être une Atha’an Shadar – ce qu’on appelait ici un Suppôt des Ténèbres – aurait suffi pour qu’elle finisse entre les mains des Limiers, les plus fins enquêteurs de l’Empire…
Décidément, la mascarade de Tuon visait quelqu’un ou quelque chose d’autre. Si elle ne pourrissait pas déjà sous terre.
Il fallait qu’elle soit encore en vie !
Même si elle refusait l’idée de mourir, Suroth éprouva du pouce le double tranchant de son poignard.
La cible du coup monté importait peu. L’essentiel était de savoir où Tuon se cachait. Ça, c’était même vital.
Bien qu’on eût annoncé la formation d’une vaste équipe de recherche terrestre et maritime, les membres du Sang murmuraient que l’héritière avait bel et bien rendu l’âme. Plus l’absence de Tuon durerait, plus ces rumeurs prendraient de la vigueur, forçant tôt ou tard Suroth à regagner Seandar pour implorer la clémence de son Impératrice.
Traîner les pieds serait possible, mais jusqu’à un certain point seulement. Au-delà, tenue pour sei’mosiev, la Haute Dame ne pourrait plus compter que sur ses serviteurs et ses esclaves – et encore ! Ses yeux ne fixant plus que le sol, elle devrait supporter le mépris du Haut Sang, de l’inférieur et peut-être même des gens ordinaires. Un jour ou l’autre, qu’elle le veuille ou non, elle se retrouverait sur un bateau en partance pour le Seanchan.
Sans nul doute, si son stratagème était déjoué, Tuon en concevrait un profond déplaisir – pas suffisant, cependant, pour qu’elle condamne Suroth à abdiquer son honneur et à s’ouvrir les veines. En conséquence, il fallait retrouver la Fille des Neuf Lunes !
Tous les Limiers présents en Altara étaient sur sa piste – ceux que Suroth connaissait, en tout cas. Ceux de Tuon, tous anonymes, ne devaient pas être en reste, bien au contraire. Sauf si elle les avait mis dans la confidence.
En dix-sept jours, malgré cette mobilisation, tout ce qu’on avait découvert, c’était une histoire ridicule. Tuon extorquant des bijoux à des joailliers ! De quoi éclater de rire, vraiment. Cela dit, le dernier des soldats était au courant. Alors peut-être que…
La porte surmontée d’une arche de l’antichambre commençant à s’ouvrir, Suroth se couvrit les yeux pour que la lumière filtrant de la pièce ne perturbe pas sa vision nocturne. Dès que le battant fut assez entrebâillé, une femme aux cheveux clairs vêtue de la tunique transparente d’une da’covale se glissa dans la chambre. Une fois entrée, l’intruse referma la porte, plongeant de nouveau la pièce dans l’obscurité.
Rouvrant les yeux, Suroth parvint à distinguer la silhouette qui approchait de son lit. Dans un coin de la chambre, une autre ombre bougea. Alarmé, Almandaragal, le fidèle lopar de Suroth, venait de se redresser d’un bond. En un éclair, il aurait pu traverser la pièce et briser la nuque de l’inconnue, ce qui n’empêcha pas Suroth de saisir son poignard. Même quand la première ligne de défense semblait inexpugnable, en prévoir une seconde ne faisait pas de mal.
À un pas du lit, la da’covale s’immobilisa, le souffle court à force d’anxiété.
— Tu essaies de prendre ton courage à deux mains, Liandrin ? railla Suroth.
Les cheveux blond pâle tressés de l’ancienne Aes Sedai suffisaient à l’identifier.
Avec un petit cri, celle qui n’était plus qu’une da’covale tomba à genoux et pressa le visage contre le tapis. Une leçon qu’elle avait retenue, au moins…
— Haute Dame, je n’avais pas l’intention de vous faire du mal, mentit Liandrin. Vous savez bien que j’en serais incapable.
Paniquée, la misérable débitait son discours à toute allure. Savoir quand parler et se taire semblait tout aussi hors de sa portée qu’adopter en toutes circonstances un ton respectueux.
— Haute Dame, nous sommes toutes les deux au service du Grand Seigneur. N’ai-je pas maintes fois prouvé mon utilité ? Pour vous, n’ai-je pas éliminé Alwhin ? Vous désiriez sa mort, et j’ai fait ce qu’il fallait.
Suroth fit la grimace puis s’assit dans son lit, le drap glissant sur ses genoux. Oublier la présence d’une da’covale était si facile – du coup, on révélait des choses qu’on aurait dû garder secrètes. Alwhin, l’incompétente Voix de Suroth, n’avait jamais été dangereuse – au maximum une nuisance. Ayant atteint une position au-delà de toutes ses espérances, elle n’aurait trahi sa maîtresse sous aucun prétexte, sauf une récompense quasiment inimaginable. Si elle s’était cassé le cou dans un escalier, la Haute Dame en aurait conçu quelque satisfaction, comme quand une allergie cesse de démanger. Mais le poison qui l’avait laissée toute violacée, les yeux exorbités, voilà qui était une autre affaire. Malgré la recherche effrénée de Tuon, l’incident avait attiré l’attention des Limiers sur la maison de Suroth. Sa Voix ayant été assassinée, elle avait même dû faire mine d’exiger une enquête…
Qu’il y ait des espions dans son entourage ne la dérangeait pas trop. De toute façon, c’était le lot de toutes les maisons. Mais les Limiers, eux, ne se contentaient pas d’épier. Fourrant leur nez partout, ils risquaient de découvrir ce qui devait rester secret.
Cacher sa colère étant moins facile que prévu, la Haute Dame parla d’un ton plus glacial qu’elle l’aurait voulu.
— J’espère que tu ne m’as pas réveillée pour plaider à nouveau ta cause, Liandrin ?
— Non ! Non ! (L’idiote leva les yeux et osa regarder Suroth.) Un émissaire du général Galgan est arrivé, Haute Dame. Cet officier entend vous conduire à son chef.
Suroth en tressaillit d’irritation. En plus d’oser croiser son regard, cette vermine avait tardé à lui transmettre un message de Galgan ?
Dans le noir, la première offense était vénielle, certes, mais Suroth aurait volontiers étranglé de ses mains l’impudente. Sauf que… Une deuxième mort suspecte, peu après la première, aurait eu sur les Limiers l’effet d’un chiffon rouge sur un taureau. Certes, mais Elbar aurait pu faire disparaître le cadavre. Pour ces choses-là, c’était un génie.
Là encore, sauf que… Suroth s’amusait beaucoup du pouvoir qu’elle exerçait sur une ancienne sœur rouge qui l’avait regardée de si haut, par le passé. En faire une da’covale modèle selon tous les critères en vigueur serait très plaisant. Cela dit, il était temps de lui mettre un collier. Parmi les serviteurs, une rumeur se faisait de plus en plus insistante. En leur sein, prétendaient-ils, il y aurait eu une marath’damane en liberté.
Quand la sul’dam qui prendrait Liandrin en charge verrait qu’elle était incapable de canaliser le pouvoir – à cause d’un bouclier –, on en ferait des gorges chaudes, inutile de rêver. Au moins, ça expliquerait pourquoi l’impudente blonde ne portait pas de collier.
Cela dit, Elbar devrait dénicher une Atha’an Shadar parmi les sul’dam. Ce ne serait pas un jeu d’enfant, parce que ces femmes se tournaient rarement vers le Grand Seigneur, mais pour superviser Liandrin, il faudrait quelqu’un de confiance.
— Allume deux lampes, ordonna Suroth en sortant du lit, puis apporte-moi une robe de chambre et des pantoufles.
Liandrin rampa quasiment jusqu’à la table et chercha à tâtons la coupe de sable qui reposait sur un trépied doré. Se brûlant quand elle la trouva, elle grogna d’agacement, mais fut prompte à saisir les pinces et à s’emparer d’une braise sur laquelle elle souffla. Après avoir allumé avec les lampes d’argent, elle régla la longueur des mèches pour que les flammes soient stables et qu’il n’y ait pas de fumée.
Son insolence verbale aurait pu faire croire qu’elle se croyait l’égale de Suroth et non sa chose. Mais le fouet lui avait appris à exécuter les ordres sans traîner.
Quand elle se retourna, une lampe à la main, découvrir Almandaragal, toujours debout dans son coin, lui arracha un petit cri – d’autant plus que l’animal ne la quittait pas des yeux. À croire qu’elle n’avait jamais vu le compagnon de Suroth ! Cela dit, il était impressionnant avec ses dix pieds de haut, ses deux mille livres et sa peau semblable à du vieux cuir. Comme pour taquiner l’idiote, il fléchit les pattes avant, histoire de faire saillir ses griffes.
— Tout doux ! lança Suroth au lopar.
Toujours mutin, le monstre ouvrit la gueule, dévoilant ses crocs, avant de se laisser retomber sur le sol, la tête sur les pattes avant comme un gentil toutou.
Toutou ou pas, il ne referma pas les yeux. Malgré leur apparence, les lopar étaient très intelligents et celui-là se méfiait de Liandrin au moins autant que Suroth.
Sans cesser de jeter des coups d’œil furtifs au monstre, la da’covale trouva assez rapidement dans la grande armoire une paire de pantoufles en velours bleu et une robe de chambre en soie blanche brodée de fils verts, rouges et bleus.
Elle présenta le vêtement à Suroth pour qu’elle l’enfile, mais la Haute Dame dut nouer la longue ceinture elle-même. Dans le même ordre d’idées, il lui fallut tendre ostensiblement un pied pour que Liandrin daigne s’agenouiller et lui mettre les pantoufles. Quelle crétine bonne à rien, décidément !
À la chiche lumière des lampes, Suroth s’inspecta dans son grand miroir en pied. De fatigue, elle avait les yeux cernés et la queue de sa crête de cheveux pendait lamentablement dans son dos – un relâchement acceptable la nuit. À l’évidence, son crâne aurait eu besoin d’un coup de rasoir. Parfait ! Ainsi, l’émissaire de Galgan penserait qu’elle mourait d’inquiétude pour Tuon – la vérité, à un ou deux détails près.
Avant d’écouter le message du général, Suroth devait encore s’acquitter d’une formalité.
— Va voir Rosala et implore-la de te rouer de coups, ordonna-t-elle à Liandrin.
La bouche trop fine de la da’covale s’arrondit de surprise et ses yeux devinrent ronds comme des billes.
— Pourquoi ? gémit-elle. Je n’ai rien fait de mal !
Pour ne pas se charger elle-même de la correction, Suroth s’occupa les mains en resserrant le nœud de sa ceinture. Si on apprenait qu’elle avait frappé une da’covale, elle devrait garder les yeux baissés pendant un bon mois.
Bien entendu, une Haute Dame ne devait aucune explication à son esclave. Mais quand Liandrin serait parfaitement formée, sa maîtresse regretterait de ne plus pouvoir l’humilier en lui mettant le nez dans ses déjections. Alors, autant en profiter avant qu’il soit trop tard.
— Toi, n’avoir rien fait ? Pour commencer, tu as tourné autour du pot au sujet de l’émissaire. Et tu continues à multiplier les « je », au lieu de parler de toi en disant « Liandrin », comme il sied à une vermine. Surtout, tu as osé me regarder dans les yeux.
Une tirade que Suroth avait sifflée à la manière d’une vipère… Se recroquevillant sur elle-même à chaque mot, Liandrin se décida à baisser les yeux, comme si ça pouvait compenser son arrogance passée.
— Au lieu d’obéir, continua Suroth, tu as discuté mes ordres… Mais tout ça n’est rien. Tu seras battue parce que j’ai envie que tu le sois. À présent, file, et répète toutes ces raisons à Rosala, histoire qu’elle mette du cœur à l’ouvrage.
— Liandrin a entendu et t’obéira, Haute Dame ! s’écria la da’covale.
Enfin un comportement adéquat !
Fonçant vers la porte, Liandrin faillit s’emmêler les pinceaux et perdit une de ses savates blanches. Trop terrifiée pour se retourner – voire pour s’apercevoir de ce qui lui arrivait –, elle ouvrit la porte et détala.
En principe, envoyer une esclave se faire châtier n’aurait pas dû être une source de jubilation. En principe, oui…
Suroth prit le temps de se calmer. Paraître abattue et inquiète, d’accord, mais avoir l’air excitée comme une puce…
Hélas, Liandrin l’avait mise hors d’elle, le souvenir de ses cauchemars la hantait et elle s’inquiétait du sort de Tuon – moins que du sien, cependant.
Lorsque son reflet parut enfin d’un calme de statue, elle franchit à son tour la porte de sa chambre.
L’antichambre était décorée avec le manque de goût typique d’Ebou Dar. Plafond peint en bleu avec de gros nuages blancs, murs jaunes et carrelage vert et jaune. Même en remplaçant les meubles par de somptueux paravents – presque tous décorés d’oiseaux ou de fleurs par les meilleurs artistes –, un décor criard restait un décor criard.
En découvrant la porte du couloir laissée ouverte par Liandrin, Suroth sentit la moutarde lui monter au nez, mais elle se ressaisit et chassa la da’covale de ses pensées – provisoirement, en tout cas. Maîtresse d’elle-même, elle se concentra sur l’homme qui étudiait le paravent orné d’un félin tacheté de Sen T’jore. En armure rayée de bleu et de jaune, l’officier mince et grisonnant se retourna et mit un genou à terre, bien qu’il n’appartînt pas au Sang. Le casque qu’il serrait sous son bras arborant trois fines plumes bleues, le message devait être important. Mais ça tombait sous le sens ; sinon, Galgan n’aurait pas dérangé Suroth à une heure pareille. Du coup, pour cette fois, elle ne lui en tiendrait pas rigueur.
— Général de bannière Mikhel Najirah, Haute Dame. Le capitaine général Galgan vous présente ses hommages et vous informe qu’il a reçu des nouvelles du Tarabon.
Involontairement, Suroth fronça les sourcils. Le Tarabon ? Ce pays était aussi sûr que Seandar… D’instinct, les doigts de la Haute Dame composèrent des mots, mais elle n’avait pas encore trouvé de remplaçante à Alwhin. Du coup, elle allait devoir parler à cet homme. Cette idée l’agaça, et elle ne fit rien pour le cacher. En plus, ce rustre s’était agenouillé au lieu de se prosterner.
— Quelles nouvelles ? Si on m’a réveillée pour des histoires d’Aiels, je n’apprécierai pas, général de bannière.
La tirade n’impressionna pas le mufle, qui osa même lever les yeux sur Suroth.
— Il n’est pas question d’Aiels, Haute Dame. Le capitaine général veut vous en parler lui-même, pour qu’aucun détail ne vous échappe.
Suroth en rata une inspiration. Que Najirah n’ait pas envie d’être le porteur de mauvaises nouvelles ou qu’on lui ait ordonné d’agir ainsi, ça ne sentait pas bon.
— Je te suis, général de bannière.
Sur ces mots, Suroth sortit dans le couloir sans attendre l’officier et fit de son mieux pour ignorer les deux Gardes de la Mort immobiles comme des statues. L’honneur d’être protégée par ces hommes en armure rouge et vert lui valait des frissons glacés. Depuis la disparition de Tuon, elle s’efforçait de faire comme s’ils n’existaient pas.
Éclairé par des lampes à déflecteur dorées, le couloir orné de tapisseries à motifs marins était désert, si on exceptait les quelques serviteurs déjà à l’ouvrage. Pensant qu’une simple révérence suffisait, ces gueux et ces gueuses se permettaient en outre de poser les yeux sur Suroth.
Devait-elle en toucher un mot à Beslan ? Non… En termes juridiques, le nouveau roi d’Altara était son égal, et il ne consentirait pas à imposer la discipline à ses serviteurs. Pour ne plus voir les insultes répétées de la vermine, Suroth garda les yeux rivés devant elle.
Najirah la rattrapa et marcha à ses côtés. En réalité, elle n’avait pas besoin d’un guide. Galgan, elle devinait où il l’attendait.
La salle était à l’origine réservée aux bals. Carrée et très vaste, elle arborait un plafond peint et décoré d’oiseaux et de poissons évoluant dans ce qui semblait être un mélange de nuages et de vagues. Ce monument de laideur était le seul vestige de la vocation première des lieux. Aujourd’hui, éclairés par des lampes à pied, des rayonnages lestés de dossiers occultaient les murs rouge clair. En redingote marron, des fonctionnaires allaient et venaient le long de la grande table couverte de cartes. Aucune plume n’ornant son casque rouge et jaune, un jeune sous-lieutenant frôla Suroth sans manifester la moindre intention de se prosterner. Distraits, les fonctionnaires daignaient à peine s’écarter pour la laisser passer. Sous la férule de Galgan, la discipline se relâchait. Histoire de « gagner du temps lors des crises », selon le capitaine général. Pour Suroth, il s’agissait surtout de goujaterie.
Sa tunique rouge brodée d’oiseaux aux ailes étincelantes, Lunal Galgan arborait une crête de cheveux blancs dont la queue, tressée mais pourtant en bataille, tombait sur ses épaules. Debout devant la table, il était entouré d’autres officiers de haut rang – certains en plastron, d’autres en tunique et tous aussi échevelés que lui. Visiblement, Suroth n’était pas la première à avoir reçu une « convocation ».
Encore une offense ! Décidément, garder son calme tenait de l’exploit.
Galgan était arrivé avec Tuon. Pour Suroth, c’était un quasi-inconnu, mais elle savait quand même que ses ancêtres avaient compté parmi les premiers à soutenir Luthair Paendrag et qu’il jouissait d’une solide réputation de guerrier et de commandant. Parfois, la réputation et la vérité se recoupaient. Quoi qu’il en soit, Suroth abominait ce rustre.
Pour l’accueillir, il lui posa les mains sur les épaules, selon le protocole, puis l’embrassa sur les joues. Forcée de lui retourner l’embrassade, la Haute Dame s’efforça de ne pas plisser le nez quand elle capta de forts effluves masculins.
Les traits aussi détendus que le lui permettaient ses rides, Galgan avait néanmoins une ombre d’inquiétude dans le regard. Parmi les hommes et les femmes qui l’entouraient – pour l’essentiel des membres du Sang inférieur ou de la plèbe –, beaucoup avaient le front plissé.
La carte du Tarabon déroulée sur la table et tenue aux quatre coins par des lampes expliquait la tension ambiante. Dessus, des flèches rouges indiquaient les forces seanchaniennes en mouvement et des étoiles de la même couleur représentaient les troupes en garnison. Sur chaque marqueur, un petit drapeau indiquait le numéro et la composition de la division.
Mais ce n’était pas ça le hic. Sur toute la carte, des disques noirs signalaient les sites d’escarmouche ou de bataille, et des blancs symbolisaient les troupes ennemies – presque toujours sans indication de nationalité. Comment pouvait-il y avoir tant d’ennemis au Tarabon ? Un pays aussi sûr que…
— Que s’est-il passé ? demanda Suroth.
— Il y a trois heures, des raken sont arrivés avec des messages du lieutenant général Turan, annonça Galgan sur le ton de la conversation.
Une manière de ne pas faire son rapport… Et en gardant les yeux baissés sur la carte, pour ne pas croiser ceux de Suroth.
— Mis bout à bout, continua l’officier, ces messages composent un rapport, mais celui-ci n’est pas complet, et il restera ainsi un moment… Mais on peut dégager de grandes lignes. Depuis l’aube d’hier, sept camps d’intendance majeurs ont été attaqués et incendiés. Une vingtaine, bien plus petits, ont subi le même sort. Autant de caravanes au moins ont fini en cendres et dix-sept avant-postes mineurs ont été rayés de la carte. Ajoutons à ce compte les onze patrouilles portées disparues et les quinze escarmouches diverses. Ah, j’allais oublier les raids contre nos colons. Les pertes civiles sont légères – pour l’essentiel des fermiers qui tentaient de défendre leurs biens –, mais les dégâts matériels se révèlent importants. Beaucoup de chariots, d’entrepôts et même de fermes ont brûlé. Et partout, on trouve le même message : « Fichez-le camp du Tarabon. »
» Ces exactions sont l’œuvre de bandes qui comptaient entre deux cents et cinq cents hommes. En tout, on estime que dix mille soldats, ou peut-être le double, les ont perpétrées. Presque tous des Tarabonais, faut-il préciser. Et la plupart arboraient une armure couverte de rayures…
Suroth aurait volontiers grincé des dents. Si Galgan commandait les soldats du Retour, c’était elle qui dirigeait les Éclaireurs, et à ce titre, elle avait l’autorité sur lui malgré sa crête et ses ongles vernis de rouge.
Si Galgan, jusque-là, n’avait pas cherché à prendre sous son commandement les Éclaireurs, c’était à cause de la disparition de Tuon. Fine mouche, le gaillard ne tenait pas à en assumer la responsabilité. Et surtout, il n’avait aucune envie de devoir s’excuser, si les choses tournaient mal.
« Abominer » était un euphémisme. En réalité, Suroth vomissait Galgan.
— Une mutinerie ? lâcha-t-elle, fière de son ton glacial.
À l’intérieur, elle bouillait de rage.
Galgan secoua la tête, faisant osciller sa crête blanche.
— Non. Les rapports sont unanimes : tous nos Tarabonais se sont bien battus. Et parmi nos rares prisonniers, aucun n’appartient à nos alliés. En revanche, beaucoup sont des fidèles du Dragon qu’on croyait réfugiés en Arad Doman.
» En outre, un nom revient très souvent. Rodel Ituralde. Ce Domani tirerait les ficelles de l’entière opération. De ce côté de l’océan, on le tient pour un des plus grands généraux, et je veux bien croire que tout ça porte sa signature.
Suroth en frémit d’indignation. Ce crétin semblait pétri d’admiration pour un ennemi !
— Ce n’est pas une mutinerie, Haute Dame, mais une attaque massive. Cela dit, notre adversaire ne s’en sortira pas avec tous ses hommes.
Fidèles du Dragon… Comme une arête de poisson, ce nom restait coincé dans la gorge de Suroth.
— Il y a des Asha’man dans le coup ?
— Ces hommes capables de canaliser ? (L’air révulsé, Galgan esquissa un signe censé conjurer le mal.) Aucun rapport ne les mentionne, et ils ne seraient pas passés inaperçus.
Suroth aurait voulu couvrir Galgan d’injures, mais se défouler sur un autre membre du Haut Sang aurait entaché son honneur. Pis encore, ça n’aurait servi à rien. Mais il fallait que sa rage sorte.
La Haute Dame était très fière de ce qu’elle avait accompli au Tarabon. Et soudain, ce pays semblait être revenu au chaos dont elle l’avait tiré. Tout ça à cause d’un seul homme.
— Ce maudit Ituralde, je veux sa tête, capitaine général.
— Il paiera, ne vous inquiétez pas… (Galgan baissa les yeux sur la carte pour étudier certains petits drapeaux.) Turan ne tardera pas à le renvoyer en Arad Doman, la queue entre les jambes. Avec un peu de chance, il le fera même prisonnier.
— Un peu de chance ? s’écria Suroth. Je ne me fie jamais au hasard.
Cette fois, elle explosait, et elle n’envisagea pas de se contenir. Comme si Ituralde s’y cachait, elle balaya la carte du regard.
— Si Turan doit traquer une centaine de bandes, selon vos dires, il lui faudra beaucoup d’éclaireurs pour les repérer. Et je veux qu’elles le soient toutes. Surtout celle que dirige ce Domani de malheur. Général Yulan, je veux que quatre raken sur cinq – non, neuf sur dix ! – présents en Altara et en Amadicia soient transférés au Tarabon. Avec ça, si Turan ne réussit pas, nous verrons si sa tête suffira à apaiser ma colère.
Petit homme à la peau noire en tunique bleue brodée d’aigles à crête sombre, Yulan devait s’être apprêté trop vite pour appliquer sur son crâne la substance qui tenait en place sa perruque. Sinon, pourquoi l’aurait-il touchée sans cesse pour ajuster sa position ?
Yulan était capitaine de l’air au sein des Éclaireurs. Son homologue dans le Retour était seulement général de bannière, car son supérieur, plus gradé, avait péri pendant le voyage. Du coup, Yulan ne risquait pas que ce rival lui mette des bâtons dans les roues.
— Une excellente décision, Haute Dame. Cela dit, puis-je suggérer de laisser en place les raken d’Amadicia et ceux que commande la générale de bannière Khirgan ? Les raken sont sans égaux quand il s’agit de repérer des Aiels, et en deux jours, nous n’avons toujours pas localisé les Capes Blanches. Le général Turan aurait quand même…
— Les Aiels nous posent chaque jour un peu moins de problèmes, coupa Suroth. Et une poignée de déserteurs ne représente rien.
Une main tenant sa perruque, Yulan hocha la tête. Après tout, il n’était pas membre du Haut Sang.
— Sept mille hommes, marmonna Galgan, ça fait beaucoup pour une « poignée »…
— On ne discute pas mes ordres ! explosa Suroth.
Que les soi-disant Fils de la Lumière soient maudits ! Pour l’heure, elle n’avait pas encore décidé si Asunawa et ses quelques milliers de fidèles, restés loyaux à l’Empire, deviendraient ou non des da’covale. Ils n’avaient pas trahi, certes, mais combien de temps ça durerait ? D’autant plus qu’Asunawa ne cachait pas sa haine des damane. Un grand instable, celui-là…
Comme si rien de tout ça ne le dérangeait, Galgan haussa les épaules. Du bout d’un ongle verni de rouge, il traça des lignes sur la carte, anticipant des mouvements de troupes.
— Tant que vous ne voudrez pas aussi les to’raken, je n’émettrai aucune objection. Ce plan-là doit se poursuivre. L’Altara est tombé entre nos mains comme un fruit mûr, je ne suis pas encore prêt à passer à l’Illian, et nous devons effectivement pacifier de nouveau le Tarabon. Si on ne garantit pas sa sécurité, le peuple se retournera contre nous.
Suroth regretta d’avoir laissé paraître sa colère. Ce type n’émettrait pas d’objections ? Il n’était pas prêt à passer à l’Illian ? À mots couverts, que disait-il sinon qu’il ne se sentait pas obligé d’obéir aux ordres de la Haute Dame ? De l’insubordination, mais feutrée, histoire de ne courir aucun risque.
— J’entends qu’on transmette à Turan le message suivant, dit Suroth d’un ton serein qui lui coûta des trésors de volonté. Même s’il doit traquer Rodel Ituralde jusqu’au fin fond de l’Arad Doman puis dans la Flétrissure, je veux qu’il m’envoie un jour sa tête. Et s’il n’y parvient pas, je me consolerai avec la sienne.
Galgan fit la moue puis consulta de nouveau la carte.
— Turan a parfois besoin qu’on lui chauffe un peu les fesses… Quant à l’Arad Doman, il le connaît comme sa poche. Très bien, Haute Dame, votre message sera envoyé.
Incapable de rester plus longtemps dans la même pièce que ce pantin, Suroth partit sans prononcer un mot. Pour ne pas crier, c’était la seule solution.
Sur le chemin de sa chambre, elle ne prit pas la peine de cacher sa rage. Les Gardes de la Mort firent comme s’ils ne voyaient rien, comme d’habitude. Hors d’elle, Suroth claqua derrière elle la porte de l’antichambre. Un bruit qui ferait peut-être sursauter les deux colosses.
Sur le chemin de son lit, Suroth se débarrassa de ses pantoufles, défit la ceinture de sa robe de chambre et laissa tomber le vêtement sur le sol. Elle devait trouver Tuon. C’était impératif.
Si elle avait pu deviner le plan de la Fille des Neuf Lunes, ça lui aurait donné une idée de sa cachette. Si seulement…
Soudain, les murs, le plafond et même le sol de la chambre émirent une lumière argentée. Avec un petit cri, Suroth pivota lentement sur elle-même pour étudier la cage de lumière où elle était prisonnière. Ce faisant, elle découvrit une femme composée de flammes crépitantes et vêtue de feu liquide.
De nouveau debout, Almandaragal n’attendait qu’un ordre pour attaquer.
— Je suis Semirhage, annonça la femme, sa voix sonnant comme un glas.
— Couché, Almandaragal ! cria Suroth.
Enfant, parce que le voir se prosterner devant elle l’amusait, elle avait appris au lopar à obéir à cet ordre. Mais c’était la première fois qu’elle le lançait tout en se mettant elle aussi à plat ventre. Le visage contre le tapis, elle souffla :
— Je vis pour obéir et servir, Grande Maîtresse.
Sur l’identité de la femme, aucun doute n’était possible. Au monde, personne n’aurait osé usurper ce nom-là ! Et qui d’autre pouvait prendre l’apparence d’un feu vivant ?
— On dirait bien que tu vis aussi pour gouverner, fit Semirhage, un instant amusée – mais ça ne dura pas. Regarde-moi quand je parle ! Je déteste cette façon des Seanchaniens de ne jamais croiser mon regard. On dirait que vous me cachez toujours quelque chose… Ma fille, tu n’essaierais pas de m’abuser, pas vrai ?
— Bien sûr que non, Grande Maîtresse, fit Suroth en se redressant assez pour s’asseoir sur les talons. Ça ne me viendrait pas à l’idée.
Levant les yeux, elle les riva sur la bouche de Semirhage. Remonter jusqu’à ses yeux la terrorisait trop. Mais sûrement que ce gros effort suffirait.
— C’est mieux…, approuva l’Élue. Bien, jusqu’où va ton désir de pouvoir, exactement ? Au prix de quelques morts – Galgan et une poignée d’autres –, tu pourrais t’autoproclamer Impératrice. Avec mon aide, évidemment. Ce n’est pas si important que ça, mais l’occasion fait la larronne, et tu serais bien plus coopérative que l’Impératrice actuelle.
L’estomac retourné, Suroth redouta de devoir le vider.
— Grande Maîtresse, le châtiment, pour un tel crime, est de paraître face à la véritable Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement –, puis d’être écorchée vive devant ses yeux. Ensuite…
— Une punition imaginative, bien qu’un peu primaire, coupa Semirhage. Mais ta tirade tombe à plat. L’Impératrice Radhanan est morte. La quantité de sang que peut contenir un corps humain m’étonnera toujours. Le Trône de Cristal en était couvert. Accepte ma proposition, Suroth. Je ne la répéterai pas. Tu me faciliterais la vie, c’est vrai, mais pas assez pour que je m’abaisse à t’implorer.
Suroth dut se forcer à prendre une grande inspiration.
— Alors, Tuon est la nouvelle Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement.
Tuon prendrait un nouveau nom, qui serait rarement prononcé hors du cercle des intimes. L’Impératrice était… l’Impératrice, tout simplement.
Les bras autour du torse, Suroth éclata en sanglots. Alarmé, son lopar la regarda comme s’il entendait venir à son secours.
Semirhage, elle, éclata de rire.
— Tu pleures Radhanan, Suroth ? Ou est-ce l’idée de voir Tuon sur le Trône de Cristal ?
Entre ses sanglots, Suroth expliqua la situation à l’Élue. Héritière en titre, Tuon était devenue Impératrice à la minute même où sa mère rendait l’âme. Sauf si Radhanan avait été assassinée. Un crime ourdi par une de ses sœurs, nécessairement. Et dans ce cas, Tuon aussi avait quitté ce monde…
Rien de tout ça ne faisait la moindre différence. Suroth devrait retourner à Seandar pour s’excuser du décès d’une éphémère Impératrice, et ce devant la femme qui en était responsable. Une fine mouche, qui aurait attendu l’annonce officielle de la mort de Tuon avant de faire valoir son droit au trône.
Suroth ne put se résoudre à dire qu’elle se suiciderait avant d’en arriver là. Énoncée à voix haute, une telle chose était infamante.
De toute façon, elle refusait de mourir ! Ne lui avait-on pas promis la vie éternelle ?
Cette fois, le rire de Semirhage – un coup de poignard – coupa le souffle de la Haute Dame. Sa tête de feu inclinée en arrière, l’Élue s’abandonnait à une hilarité sans borne. Quand elle se fut enfin reprise, elle essuya du bout des doigts les flammèches qui lui tenaient lieu de larmes.
— Je n’ai pas été assez précise, lâcha-t-elle. Radhanan est morte, tout comme ses filles, ses fils et la moitié de la cour. Il n’y a plus de famille impériale, à part Tuon. Et il n’y a plus d’Empire. Comme des dizaines d’autres villes, Seandar est entre les mains d’émeutiers et de pillards. Cinquante nobles au moins se disputent le trône, leurs armées s’entre-tuant. Des monts Aldael à Salaking, la guerre civile fait rage. Du coup, tu peux en toute sécurité te débarrasser de Tuon et prendre sa place. J’ai fait en sorte qu’un bateau arrive bientôt avec des nouvelles du désastre en cours.
S’esclaffant de nouveau, Semirhage prononça une phrase étrange :
— Que règne le Seigneur du Chaos !
Contre sa volonté, Suroth écarquilla les yeux. L’Empire était… détruit ? Semirhage avait assassiné l’Impératrice ? Au sein du Sang, Haut ou non, et même de la famille impériale, le meurtre n’était pas une pratique inconnue. Mais qu’une personne extérieure frappe ainsi le cercle intime du pouvoir était… impensable. Même s’il s’agissait d’une des Da’concion, ces êtres de légende qu’on nommait les Élus sur ce continent.
Devenir Impératrice, même en exil ? Soudain, Suroth eut une folle envie d’éclater de rire. Elle pourrait boucler le cycle, prendre d’abord ce continent, puis charger son armée de reconquérir le Seanchan.
Non sans efforts, elle parvint à reprendre le contrôle de ses nerfs.
— Grande Maîtresse, si Tuon est encore vivante, la tuer sera très difficile.
Ces paroles écorchèrent la gorge de Suroth. Assassiner une Impératrice… L’idée même était glaçante. Oui, mais devenir Impératrice ? Une perspective à vous faire tourner la tête…
— Tuon sera accompagnée de ses sul’dam et de ses damane, et des Gardes de la Mort la protégeront.
Très difficile ? Non, ce serait impossible. Sauf si Semirhage daignait s’en charger. Mais même pour elle, six damane pouvaient être un obstacle insurmontable. De plus, un dicton courait dans les rangs des roturiers : « Les puissants ordonnent aux gueux de creuser la boue. Ainsi, ils gardent les mains propres. »
Suroth avait entendu cet aphorisme par hasard, puis fait châtier l’insolent qui le déclamait. Cela posé, la vérité restait la vérité.
— Réfléchis, Suroth ! S’ils avaient su ce que tramait l’héritière, le capitaine Musenge et ses hommes seraient partis la même nuit que Tuon. À présent, ils la cherchent. Tu dois tout faire pour la trouver la première, mais en cas d’échec, ses Gardes de la Mort ne la protégeront peut-être pas tant que ça. Dans ton armée, tous les soldats savent qu’une partie des Gardes au moins sont complices d’une usurpatrice. De l’avis général, cette femme et tous ceux qui la soutiennent devraient être écartelés, leurs restes enfouis dans un donjon. En secret, pour que la honte ne retombe pas sur l’Empire.
Ce plan tenait la route… Repérer un groupe de Gardes de la Mort serait assez facile. Si elle apprenait combien d’hommes Musenge avait emmenés, Suroth pourrait envoyer Elbar avec une force cinquante fois supérieure. Non, cent fois, pour compenser les damane. Ensuite…
— Grande Maîtresse, tu as conscience que je ne peux pas m’autoproclamer Impératrice avant d’être sûre du décès de Tuon ?
— Ça va de soi, fit Semirhage, de nouveau amusée – un glas joyeux, en voilà encore une nouveauté ! Mais n’oublie pas : si Tuon se remontre, ça ne me dérangera pas. Alors, ne tarde pas à agir.
— C’est compris, Grande Maîtresse. Je tiens à monter sur le trône, et pour ça, il me faut tuer l’Impératrice.
Au fil des minutes, cette idée devenait de moins en moins choquante.
Selon Pevara, les appartements de Tsutama Rath dépassaient toutes les limites de la flamboyance pour sombrer dans le gouffre sans fond de l’extravagance.
Les modestes origines de Pevara – fille d’un humble boucher – n’étaient pour rien dans ce jugement. Le salon, par exemple, lui mettait les nerfs en pelote. Sous des moulures dorées sculptées en forme d’hirondelles en plein vol, deux des murs étaient tendus de tapisseries du plus mauvais effet. L’une « offrait » aux regards un parterre de roses rouges et l’autre un gros buisson de Prostanthera aux fleurs grosses comme les deux mains croisées de Pevara. Sans les dorures et les sculptures qui auraient largement suffi à un trône, les chaises et la table auraient pu être agréables à regarder. Même chose pour les lampes et le manteau de la cheminée, en outre sculpté d’étalons au galop. Au-dessus d’un foyer en marbre veiné de rouge, l’effet était garanti…
Sur les guéridons, des porcelaines du Peuple de la Mer – quatre vases et six coupes, le tout hors de prix – voisinaient avec des statuettes en jade ou en ivoire. Pas des petites pièces, il fallait le préciser. Quant à la figurine de femme en train de danser, un peu plus modeste, elle semblait avoir été taillée dans un rubis géant.
Un grossier étalage de richesses, aux yeux de Pevara. Pour ne rien arranger, en plus de la pendule dorée qui reposait sur le manteau de la cheminée, on en trouvait une deuxième dans la chambre et une troisième dans le boudoir. Trois pendules ! Même sans dorure ni rubis, ç’aurait été ostentatoire.
Pourtant, la pièce faisait un écrin parfait pour la femme assise en face de Pevara et Javindhra. Là encore, le mot « flamboyance » s’imposait. D’une beauté hors du commun, Tsutama portait un filet d’or sur les cheveux et des pierres précieuses énormes ornaient le lobe de ses oreilles et brillaient autour de son cou. Comme toujours, elle était vêtue d’une robe de soie écarlate brodée de fils d’or qui, aujourd’hui, moulait étroitement son opulente poitrine. Sans la connaître, on aurait pu croire qu’elle cherchait à faire bouillir le sang des hommes. En réalité, longtemps avant d’être chassée de la Tour Blanche, elle ne faisait pas mystère de son aversion pour les mâles. Face à un chien enragé, elle aurait fait montre de plus de compassion que devant un membre de la gent masculine.
Avant son exil, Tsutama avait la réputation d’être plus dure que la pierre. Pourtant, lors de son retour parmi les Aes Sedai, beaucoup l’avaient vue comme un roseau brisé. Mais cette impression n’avait pas duré. Très vite, toutes les sœurs qui la fréquentaient s’étaient aperçues que son regard sans cesse en mouvement ne trahissait aucune nervosité. L’exil l’avait changée, certes, mais pas adoucie, très loin de là. Ses yeux, c’étaient ceux d’un félin en chasse, toujours à l’affût d’une proie ou d’un ennemi.
Le reste du visage de cette femme n’était en rien serein. Impassible, oui, et impénétrable comme un masque – sauf quand on la mettait en colère, en tout cas. Même là, sa voix restait calme et glaciale. Une combinaison éprouvante pour les nerfs.
— Ce matin, dit-elle, j’ai entendu des rumeurs dérangeantes sur la bataille des puits de Dumai. Très dérangeantes.
Désormais, les longs silences, sans l’ombre d’un bavardage, suivis de déclarations surprenantes étaient la signature de Tsutama. Et son séjour dans une ferme isolée l’avait initiée à un langage parfois… coloré.
— Par exemple, trois des sœurs mortes appartenaient à notre Ajah ! Par le lait d’une mère dans une tasse !
Toute la tirade sur le même ton monocorde… Mais des yeux accusateurs volant d’une sœur rouge à l’autre.
Pevara ne se laissa pas démonter. Tous les regards de la dirigeante de l’Ajah Rouge semblant accusateurs, il ne fallait surtout pas marquer le coup. Comme un faucon, cette femme fondait en piqué sur la moindre faiblesse.
— Je ne vois pas pourquoi Katerine désobéirait à ton ordre et cesserait de garder pour elle ce qu’elle sait. Et tu ne peux pas penser sérieusement que Tarna serait capable de médire d’Elaida.
Au moins, pas en public. Sur ses sentiments envers Elaida, Tarna veillait plus jalousement qu’un chat sur un trou de souris.
— Mais les sœurs reçoivent des nouvelles de leurs espions. Nous ne pouvons pas les empêcher d’apprendre ce qui s’est passé aux puits. Pour être franche, je m’étonne que ça ait pris si longtemps.
— Pourtant, c’est ainsi, fit Javindhra en tirant sur sa jupe.
À part sa bague au serpent, cette sœur anguleuse de toutes parts ne portait pas de bijoux. Sans aucun ornement, sa tenue était d’un rouge assez sombre pour paraître noir.
— Même si nous nous échinons jusqu’à en faire saigner nos doigts, la vérité sortira tôt ou tard du… puits.
Les lèvres serrées, Javindhra donnait en permanence l’impression de mordre quelque chose. Là, elle semblait pourtant… satisfaite.
Étrange, ça. De notoriété commune, elle était le caniche d’Elaida.
Tsutama la foudroya du regard. Très vite, Javindhra s’empourpra. Sans doute en quête d’un prétexte pour détourner le regard, elle prit sa tasse – dorée à l’or fin et décorée de léopards et de cerfs, selon le style de Tsutama – et but un peu d’infusion.
La Supérieure continua à fixer le même point. Sur Javindhra ou au-delà, Pevara aurait été bien en peine de le dire.
Lorsque Katerine avait évoqué la mort de Galina, aux puits de Dumai, Tsutama, quasiment par acclamation, avait été choisie pour la remplacer. Avant d’être impliquée dans les événements peu glorieux qui avaient provoqué sa chute, elle jouissait en tant que représentante d’une excellente réputation. Parmi les sœurs rouges, beaucoup pensaient qu’il était temps d’élire une dirigeante plus dure encore que toutes celles qui l’avaient précédée.
La fin de Galina avait soulagé Pevara d’un poids écrasant. La Supérieure de l’Ajah Rouge, un Suppôt des Ténèbres ? Quelle torture !
Pourtant, au sujet de Tsutama, Pevara restait… dubitative. Chez cette femme, depuis son retour, il y avait quelque chose de… sauvage. Une part d’imprévisibilité, en tout cas. Était-elle totalement saine d’esprit ?
Certes, mais cette question ne valait-elle pas pour toute la Tour Blanche ? Désormais, combien de sœurs n’étaient pas au bord de la folie ?
Comme si elle lisait les pensées de Pevara, Tsutama posa ses yeux de glace sur elle. Contrairement à Javindhra et à tant d’autres, celle-ci ne sursauta pas et ses joues ne se colorèrent pas. Cela dit, elle regretta que Duhara ne soit pas là, histoire de fournir à la Supérieure une troisième cible.
Plus sérieusement, elle aurait donné cher pour savoir où était partie cette femme et pour quelle raison. Enfin, une armée rebelle campait autour de Tar Valon ! Et Duhara, sans un mot d’explication, avait pris un bateau pour une direction qui restait inconnue.
Par les temps qui couraient, Pevara se méfiait de tout… et presque de toutes.
— Supérieure, nous as-tu convoquées à cause du contenu de cette lettre ? demanda enfin Pevara.
Sous le regard de glace de la dirigeante, elle avait tenu le coup longtemps. À présent, elle aurait bien pris aussi sa tasse, en regrettant qu’elle ne contienne pas du vin.
Joignant le geste à l’intention, elle but et reposa la tasse sur l’étroit accoudoir de son fauteuil. Sous le regard des deux autres femmes, elle eut le sentiment que des araignées grouillaient sur sa peau.
Après une petite éternité, Tsutama baissa les yeux sur la lettre posée sur ses genoux. Si elle ne l’avait pas tenue, la missive se serait enroulée pour former un petit cylindre. Sur le nouveau type de parchemin très fin qui servait à envoyer des messages par pigeon – du « papier », disait-on –, les petites lettres apparaissaient par transparence. Un texte très dense, visiblement…
— C’est une lettre de Sashalle Anderly, annonça la dirigeante de l’Ajah Rouge.
Cette nouvelle arracha un grognement indistinct à Javindhra. Pevara, elle, eut une moue désolée. Pauvre Sashalle…
Inaccessible à la compassion, Tsutama continua sur le même ton neutre :
— Cette maudite femme doit croire que Galina s’en est tirée, puisque la lettre lui est adressée. Pour l’essentiel, son récit confirme ce que nous savons par d’autres sources, y compris Toveine. Mais sans jamais les nommer, elle ose affirmer être « à la tête de la plupart des sœurs présentes à Cairhien ».
— Comment peut-elle commander ne serait-ce qu’une sœur ? fit Javindhra, l’air de ne pas en croire ses oreilles. Aurait-elle perdu l’esprit ?
Pevara se garda de tout commentaire. Tsutama lâchait des informations quand ça lui chantait – donc, très rarement lorsqu’on lui posait une question. Également adressée à Galina, la lettre antérieure de Toveine ne mentionnait pas du tout Sashalle ni les deux autres sœurs calmées après la bataille des puits de Dumai. Mais bien entendu, Toveine était révulsée par ce sujet. Y penser suffisait à lui donner le sentiment de mordre dans une prune pourrie. En conséquence, l’essentiel de son discours consistait à faire reposer le blâme sur Elaida – indirectement, certes, mais en la chargeant au maximum.
Comme des armes de jet, les yeux de Tsutama semblèrent vouloir transpercer ceux de Javindhra, mais elle reprit quand même sa tirade.
— Sashalle décrit la fichue visite à Cairhien de Toveine et des autres sœurs – en compagnie des Asha’man de malheur. À l’évidence, elle ignore tout du maudit « lien ». Du coup, elle a trouvé très étrange que des sœurs fraient avec des Asha’man en des termes « tendus, certes, mais souvent amicaux ». Par le fichu sang et les fichues cendres ! Que la Lumière me brûle, c’est ainsi qu’elle évoque les choses.
Le ton de la Supérieure – parfait pour discuter le prix de la dentelle sur un marché – et son langage leste ne trahissaient rien de ce qu’elle pensait vraiment sur cette affaire.
— Quand ils sont tous partis, ajouta Sashalle, ces gens ont emmené les fichus Champions des sœurs qui, selon elle, sont avec le garçon. Si deux et deux font bien quatre, il semble certain que Toveine et les autres cherchaient al’Thor, et qu’elles l’ont probablement trouvé à l’heure actuelle. Sashalle ignore pourquoi elles le cherchaient. En revanche, elle confirme ce que Toveine prétendait au sujet de Logain. Apparemment, ce maudit type n’est plus apaisé.
— Impossible, marmonna Javindhra dans les profondeurs de sa tasse.
Apparemment, Tsutama n’entendit pas. C’était tant mieux, parce qu’elle détestait qu’on mette en doute sa parole. Prudente, Pevara garda son opinion pour elle et but une nouvelle gorgée d’infusion. Jusque-là, cette lettre semblait n’avoir aucun intérêt, à part peut-être le passage où Sashalle prétendait être « chef » des autres sœurs. Mais quel intérêt avaient les faits et gestes de cette femme ? Ou ses intimes convictions ?
L’infusion avait un goût prononcé de myrtille. Où Tsutama en avait-elle trouvé au début du printemps ? Mais il s’agissait peut-être de fruits séchés…
— La suite, je vais vous la lire, dit Tsutama.
Dépliant la lettre, elle la parcourut du regard, presque jusqu’à la fin, avant de commencer. Visiblement, Sashalle était entrée dans les détails. Combien la Supérieure en avait-elle gardé pour elle ?
Des soupçons, toujours…
— « Je suis restée longtemps sans écrire, parce que je ne savais pas comment m’y prendre pour dire ce qui doit être dit. À présent, j’ai compris qu’exposer les faits, tout simplement, est le seul moyen. Comme beaucoup d’autres sœurs, auxquelles je laisse la liberté de le révéler ou non, j’ai juré allégeance au Dragon Réincarné. Un engagement qui durera jusqu’à ce que l’Ultime Bataille ait eu lieu. »
Javindhra écarquilla les yeux et poussa un petit cri. Pevara, elle, ne broncha pas. Ta’veren… Oui, ce devait être ça. Cette notion, sans nul doute, expliquait presque toutes les rumeurs perturbantes qui arrivaient de Cairhien.
Imperturbable, Tsutama continua sa lecture :
— « Ce que j’ai fait, c’était pour le bien de l’Ajah Rouge et de la Tour Blanche. Si on me désavoue, je me plierai docilement à tout ce qu’on m’imposera – après Tarmon Gai’don, bien entendu. Comme vous le savez peut-être, Supérieure, Irgain Fatamed, Ronaille Vevanios et moi avons été calmées après l’évasion du Dragon Réincarné, aux puits de Dumai. Mais nous avons été guéries par un Asha’man nommé Damer Flinn, et nous semblons être redevenues comme avant. Si invraisemblable que ça paraisse, je jure sur la Lumière que c’est la vérité. Désormais, j’attends avec impatience mon retour à la Tour Blanche, où je prêterai de nouveau les Trois Serments pour réaffirmer ma loyauté à l’Ajah Rouge et à notre communauté. »
Tsutama replia la lettre et hocha pensivement la tête.
— Ce n’est pas la fin, mais le reste est un fichu plaidoyer. Du bla-bla pour insister sur sa dévotion pour la tour et pour notre Ajah.
Dans les yeux de la Supérieure, une lueur laissa penser que Sashalle, si elle s’en sortait, regretterait d’avoir survécu à l’Ultime Bataille.
— Si Sashalle a vraiment été guérie…, commença Pevara.
Ne pouvant pas aller plus loin, elle trempa les lèvres dans son infusion, puis en but une gorgée. Cette affaire semblait trop belle pour être vraie. Un flocon de neige qui fondrait dès qu’on le toucherait.
— C’est impossible, fit Javindhra, mais sans grande conviction.
Prudente, elle adressa ce commentaire à Pevara, histoire que la Supérieure ne le prenne pas pour elle. Le front plissé, celle-ci ne paraissait pas commode.
— On ne peut pas guérir les hommes apaisés ou les femmes calmées. Avant que ça change, les moutons auront des ailes. Sashalle a des hallucinations.
— Toveine peut se tromper, dit Tsutama avec une grande conviction, mais dans ce cas, je ne vois pas pourquoi ces maudits Asha’man auraient admis Logain en leur sein, et, plus encore, pourquoi ils le laisseraient commander. Quant à Sashalle… Comment pourrait-elle faire erreur sur son propre cas ? En outre, elle n’écrit pas comme une folle qui a des visions. Parfois, ce qui est fichtrement impossible le reste seulement jusqu’à ce qu’une sœur démontre le contraire. Donc, une femme calmée au moins a été guérie – par un homme. Les satanés envahisseurs seanchaniens enchaînent toutes les femmes capables de canaliser qui leur tombent sous la main, y compris un certain nombre d’Aes Sedai. Il y a douze jours… Mais vous savez aussi bien que moi ce qui est arrivé. Désormais, le monde est plus dangereux qu’à l’époque des guerres des Trollocs, voire de la Dislocation. En conséquence, Pevara, j’ai décidé de poursuivre notre plan concernant les maudits Asha’man. C’est risqué et désagréable, mais nous n’avons pas le choix. Avec Javindhra, tu te chargeras des opérations.
Pevara fit la grimace. Pas à cause des Seanchaniens – de simples humains malgré les étranges ter’angreal qu’ils possédaient. Au bout du compte, ils seraient vaincus. En revanche, ce que les Rejetés avaient fait douze jours plus tôt… Pour manier tant de Pouvoir sur un seul site, il fallait que ce soit eux. Le plus possible, Pevara tentait de ne pas penser à ce qu’ils avaient tenté de faire. Ou pire encore, à ce qu’ils avaient réussi.
Mais il n’y avait pas que ça… Avoir pour mission de lier des Asha’man à des sœurs n’avait rien de plaisant. Cela dit, dès qu’elle avait présenté à Tsutama la proposition de Tarna – en frémissant à l’idée de l’explosion de colère qui risquait de s’ensuivre –, c’était devenu inévitable. N’avait-elle pas évoqué en plus la possibilité de renforcer les cercles en y incluant des hommes ? Pour lutter contre l’extraordinaire déchaînement de Pouvoir, tout était bon à prendre…
Bizarrement, il n’y avait pas eu de colère et même pas d’irritation. Très calme, Tsutama avait annoncé qu’elle réfléchirait à la question – et insisté pour que la bibliothèque lui fasse parvenir les textes relatifs aux cercles et aux mâles.
Le plus désagréable, dans tout ça, restait de devoir travailler avec Javindhra pour accomplir une mission plus que déplaisante. Outre que collaborer avec cette femme n’était jamais une sinécure – à part à ses propres suggestions, elle n’acquiesçait jamais à rien sans discutailler –, Pevara avait d’autres chats à fouetter pour le moment.
Javindhra, à l’origine, était opposée à l’idée de lier des Asha’man aux sœurs rouges. En réalité, elle aurait réagi ainsi même s’il s’était agi d’hommes incapables de canaliser. L’ordre venant de tout en haut, elle ne pouvait plus rien faire. Ce qui ne l’empêcha pas de bavasser :
— Elaida ne permettra jamais ça, marmonna-t-elle.
Tsutama foudroya de nouveau sa subordonnée du regard. Pétrifiée, Javindhra n’osa plus respirer.
— Elle n’en saura rien avant qu’il soit trop tard, ma fille. Ses secrets tels que le désastre du raid contre la Tour Noire ou la débandade des puits de Dumai, je les préserve parce qu’elle est originaire de l’Ajah Rouge. Mais en tant que Chaire d’Amyrlin, elle appartient à tous les Ajah et à aucun. Or, cette affaire ne concerne que l’Ajah Rouge. Donc, elle ne la regarde pas.
Le ton menaçant, Tsutama n’avait pas lâché un seul juron. La preuve qu’elle était à bout de patience.
— Me contredirais-tu sur ce point ? Comptes-tu prévenir Elaida contre ma volonté ?
— Non, Supérieure, répondit très vite Javindhra avant de plonger quasiment le nez dans sa tasse – très bizarrement, pour cacher un sourire, aurait-on dit.
Pevara se contenta de hocher la tête. Si le plan devait être exécuté – et selon elle, il le fallait –, Elaida ne pouvait pas avoir son mot à dire. Mais pourquoi ce sourire de Javindhra ? Décidément, les soupçons foisonnaient…
— Je suis très contente que vous soyez toutes les deux d’accord avec moi, lâcha sèchement Tsutama. À présent, veuillez me laisser.
Les deux sœurs prirent juste le temps de poser leur tasse et de saluer leur dirigeante. Dans l’Ajah Rouge, quand la Supérieure parlait, nul ne discutait, y compris les représentantes. L’unique exception, selon les lois de l’Ajah, était les votes dans le Hall. Mais certaines détentrices du poste, avant Tsutama, avaient fait en sorte qu’aucun scrutin important n’aille contre leur volonté. L’actuelle Supérieure, Pevara l’aurait juré, était du lot. À l’évidence, la lutte serait déplaisante. Mais avec un peu de chance, elle pourrait rendre coup pour coup.
Dans le couloir, Javindhra marmonna quelque chose au sujet d’une « correspondance », puis elle partit à la course sur les dalles blanches marquées de la flamme rouge de Tar Valon avant que Pevara ait pu ouvrir la bouche. Non qu’elle ait eu l’intention de parler, mais… Eh bien, aussi sûr que les noyaux de pêche étaient empoisonnés, cette maudite bonne femme se débrouillerait pour traîner les pieds et lui laisser tout le travail. La dernière chose dont elle avait besoin, au pire moment possible.
Passant chez elle pour prendre son châle et vérifier l’heure – midi moins le quart –, elle manqua être déçue que son horloge donne la même indication que celle de Tsutama. Avec ces mécanismes, c’était loin d’être toujours le cas…
Sans tarder, Pevara quitta les quartiers de l’Ajah Rouge et descendit jusqu’aux salles communes. Vivement éclairés par des lampes à déflecteur, les grands couloirs étaient presque déserts, ce qui leur donnait une allure vaguement caverneuse malgré leurs murs blancs décorés de frises. Dès qu’une tapisserie bougeait sous l’effet d’un courant d’air, on aurait juré que la soie ou la laine prenaient vie – un peu comme dans un rêve où des spectres apparaissent.
En chemin, Pevara croisa seulement des serviteurs des deux sexes, la flamme de Tar Valon sur la poitrine de leur livrée. Pressés, ils prenaient à peine le temps de saluer la sœur rouge, mais ils gardaient au moins les yeux baissés. Alors que la guerre des Ajah faisait rage, la tension et l’agressivité contaminaient aussi les domestiques. À tout le moins, elles les terrorisaient.
À la tour, selon l’estimation de Pevara, il restait moins de deux cents sœurs. Sachant qu’elles se confinaient dans leurs quartiers, sauf absolue nécessité, en rencontrer une était peu probable. Du coup, Pevara sursauta quand Adelorna Bastine déboula devant elle au sortir d’un escalier latéral. Petite et mince et pourtant majestueuse, la sœur originaire du Saldaea n’accorda pas un coup d’œil à sa collègue. Portant elle aussi son châle – désormais, aucune Aes Sedai ne s’aventurait hors du fief de son Ajah sans ce signe de reconnaissance –, Adelorna était suivie par ses trois Champions. De taille et de corpulence différentes, tous portaient une épée au côté et leurs yeux volaient sans cesse de droite à gauche. Dans la tour, des Champions en armes et sur leurs gardes… Voilà où on en était arrivé. Si banal que ce fût, désormais, Pevara en aurait pleuré. Enfin, s’il n’y avait pas eu trop de raisons de se lamenter pour se concentrer sur une seule. Faute de mieux, autant se consoler en arrangeant ce qui pouvait l’être…
Tsutama pouvait bien entendu ordonner aux sœurs rouges de se lier à des Asha’man et de ne pas en avertir Elaida. Cela dit, il semblait judicieux de commencer par des femmes enclines à se rallier spontanément à cette idée. Surtout depuis qu’on parlait à voix basse de trois sœurs occises par des Asha’man.
Tarna Feir ayant souscrit au plan – et même plus que ça –, une conversation très privée avec elle s’imposait. Si tout allait bien, elle connaîtrait d’autres femmes partageant son point de vue. Après, la grande difficulté serait de présenter l’idée aux Asha’man. Même s’ils avaient lié cinquante et une sœurs, il semblait improbable qu’ils se montrent enthousiastes. Au nom de la Lumière, cinquante et une !
Pour tenter de les convaincre, il faudrait une sœur douée pour la diplomatie et maîtresse de l’éloquence – avec en sus des nerfs d’acier. Pevara passait des noms en revue lorsqu’elle vit la femme qu’elle venait rencontrer, en avance au point de rendez-vous et donnant le change en feignant d’admirer une tapisserie.
Petite et mince mais le port royal dans sa robe de soie argentée, de la dentelle un rien plus foncée autour du cou et des poignets, Yukiri, très détendue, semblait pour de bon fascinée par la tapisserie. Pevara l’avait vue s’énerver en une seule occasion, et ce jour-là, devoir soumettre Talene à la question avait bouleversé toutes les sœurs présentes.
Comme toujours, Yukiri était seule. Pourtant, racontait-on, elle songeait à reprendre un Champion. Sans doute à cause de sa situation personnelle et des temps qui couraient… Pevara elle-même n’aurait pas craché sur un ou deux protecteurs…
— C’est tant soit peu réaliste, lança Pevara, ou tout est sorti de l’imagination de l’artiste ?
La tapisserie montrait une très ancienne bataille contre les Trollocs – du moins le prétendait-elle. Très souvent, ces œuvres étaient réalisées longtemps après les faits, et les tapissiers avaient tendance à… broder. Cette pièce était si ancienne qu’il avait fallu la renforcer pour l’empêcher de tomber en poussière.
— Pevara, j’en sais autant sur les tentures qu’un cochon sur les métiers de la forge…
Malgré toute son élégance, Yukiri tardait rarement à laisser paraître ses origines paysannes. Tirant sur son châle, elle fit onduler ses franges argentées.
— Tu es en retard… Donc, entrons dans le vif du sujet. Je me sens comme une poule épiée par un renard. Marris a craqué ce matin, et je lui ai fait prêter le serment d’obéissance, mais comme d’habitude, son unique contact au sein d’un autre « Cœur » est à l’extérieur de la tour. Avec les renégates, je suppose.
Avisant deux servantes qui approchaient avec un gros panier d’osier plein de linge propre soigneusement plié, Yukiri se tut en attendant qu’elles soient passées.
Pevara soupira de frustration. Au début, tout avait paru si encourageant. Terrifiant et écrasant, aussi, mais ça semblait bien parti. Talene connaissait le nom d’une seule sœur noire présente à la tour. Une fois Atuan promptement enlevée – Pevara aurait préféré parler d’une « arrestation », mais vu le nombre de lois et de coutumes violées, c’était impossible –, elle avait très vite été « incitée » à livrer les deux autres membres de son « Cœur » : Karale Sanghir, une Domani de l’Ajah Gris, et Marris Thornhill, une Andorienne du Marron. Dans le lot, seule Karale avait un Champion – lui aussi un Suppôt des Ténèbres. Coup de chance, après avoir appris que son Aes Sedai l’avait trahi, il avait absorbé du poison dans la pièce souterraine où il était enfermé pendant qu’on interrogeait sa complice. Appeler ça un « coup de chance » semblait bizarre, mais le Bâton des Serments agissait seulement sur les personnes capables de canaliser, et les chasseuses de sœurs noires étaient trop peu nombreuses pour surveiller et entretenir des prisonniers.
Oui, un très bon début, malgré la tension et l’angoisse, mais à présent, les « chasseuses » étaient dans une impasse, sauf si une des autres sœurs noires revenait à la tour. En attendant, il faudrait recommencer à chercher des contradictions entre ce que certaines sœurs prétendaient avoir fait et ce qu’elles avaient réellement accompli, preuves à l’appui. Un exercice périlleux, quand on connaissait la tendance à l’ambiguïté de la plupart des Aes Sedai.
Certes, Talene et les trois autres diraient tout ce qu’elles savaient et parleraient de tout ce qui leur était passé entre les mains – serment d’obéissance oblige –, mais tout message moins prosaïque que « prends tel objet et apporte-le à cet endroit » serait rédigé dans un code connu seulement de l’expéditrice et de la destinataire. Certains étaient même protégés par un tissage qui désintégrait l’encre si le sceau était brisé par la mauvaise personne. Cette défense nécessitait une si petite quantité de Pouvoir qu’elle passait inaperçue, sauf quand on la recherchait spécifiquement. Même là, il n’existait pas de moyen de la neutraliser.
Si la notion d’impasse était peut-être exagérée, les chasseuses, en matière de succès, vivaient une période de vaches maigres. Et bien entendu, il restait le risque que leurs proies apprennent leur existence et se transforment à leur tour en chasseuses. Des ennemies tout aussi invisibles quand elles vous traquaient que lorsqu’on les pourchassait…
Au moins, Pevara et ses compagnes connaissaient quatre noms de sœurs noires et détenaient quatre femmes qui avoueraient publiquement être des Suppôts. Comme les trois autres, Marris s’empresserait d’annoncer qu’elle reniait les Ténèbres, se repentait de ses péchés et revenait sous la Lumière. Tout ça avec assez de conviction pour rouler son monde dans la farine…
Selon toute probabilité, l’Ajah Noir était informé de tout ce qui se passait dans le bureau d’Elaida. Pourtant, le risque devait peut-être être couru. Malgré les dires de Talene, Pevara refusait de croire que la Chaire d’Amyrlin fût un Suppôt des Ténèbres. Après tout, c’était elle qui avait lancé la traque. Et elle avait le pouvoir de mettre la tour sens dessus dessous. La soudaine révélation que l’Ajah Noir existait bel et bien pouvait avoir l’effet que n’avait pas eu le retour des renégates avec une armée. En clair, inciter les Ajah à cesser de se feuler à la figure et à se serrer les coudes. Très profondes, les blessures de la Tour Blanche exigeaient un remède de cheval.
Les servantes s’étant éloignées, Pevara voulut formuler sa suggestion, mais Yukiri fut plus prompte à prendre la parole :
— La nuit dernière, Talene a reçu l’ordre de comparaître devant le « Conseil Suprême » de l’Ajah Noir. (La sœur grise fit la grimace, comme si ces mots avaient mauvais goût.) Il semble que ça arrive seulement quand on reçoit une distinction, quand on va être chargée d’une très importante mission ou quand on est soumise à un interrogatoire.
Yukiri refit la grimace. D’après ce que les chasseuses avaient appris, un interrogatoire, dans l’Ajah Noir, était une procédure incroyable et répugnante. Contraindre une femme à intégrer un cercle ? Compter sur celui-ci pour la faire souffrir ? Pevara elle-même en eut la nausée.
— Talene ne s’attend ni à une récompense ni à une mission spéciale…, reprit Yukiri. Logiquement, elle nous demande l’asile. Saerin l’a cachée au fond des sous-sols, dans une petite pièce. Talene se trompe peut-être ; pourtant, j’approuve la décision de Saerin. Ne rien faire reviendrait à laisser entrer un renard dans un poulailler en croisant les doigts pour que tout se passe bien.
Pevara leva les yeux sur la tapisserie qui les dominait de trois ou quatre bonnes têtes. À grands coups d’épée, de hache, de lance ou de hallebarde, des hommes en armure taillaient en pièces des monstres vaguement humains qui arboraient une gueule de loup ou de sanglier surmontée de cornes de chèvre ou de bélier. À l’évidence, l’artiste avait vu des Trollocs – ou au moins, des dessins très précis. Dans les rangs des Trollocs, on trouvait aussi des hommes. Des Suppôts des Ténèbres, bien sûr… Parfois, affronter le mal impliquait de verser le sang. Et de recourir à des… remèdes de cheval.
— Laissons Talene honorer ce rendez-vous, dit Pevara. Nous l’accompagnerons toutes, une surprise à laquelle les sœurs noires ne s’attendront pas. Si nous les tuons ou les capturons, nous aurons coupé la tête du poulet. De plus, le Conseil Suprême doit connaître les noms de toutes les traîtresses. Détruire l’Ajah Noir est à notre portée.
Yukiri saisit une frange du châle de Pevara et plissa les yeux.
— Oui, je vois bien, c’est du rouge… Un instant, j’ai cru que tu avais viré au vert pendant que je ne regardais pas. Ces femmes seront treize, au cas où tu aurais oublié. Même si certains membres de ce « conseil » ne sont pas à la tour, d’autres sœurs viendront les remplacer.
— Je sais, répondit Pevara, agacée.
Talene avait déversé des tombereaux d’informations – la plupart à la fois inutiles et terrifiantes. Presque plus qu’un esprit sain pouvait en supporter…
— Nous mobiliserons tout le monde. On peut ordonner à Zerah et aux autres de nous épauler, même chose pour Talene et ses trois homologues. Crois-moi, toutes marcheront droit.
Au début, Pevara était mal à l’aise vis-à-vis du serment d’obéissance. Mais avec le temps, on s’habituait à tout.
— Dix-neuf d’entre nous contre treize sœurs noires…, murmura Yukiri, beaucoup trop patiente pour que ce soit vrai.
Même sa façon de rajuster son châle exsudait la… patience.
— Enfin, quand je dis treize… Il y aura sans doute des sœurs pour assurer la sécurité de la réunion. Personne ne veille aussi jalousement sur sa bourse qu’un voleur…
Un vieux dicton agaçant que Pevara ne connaissait pas. Sans doute parce que Yukiri venait de l’inventer.
— Mieux vaut estimer que nous serons à égalité, voire en infériorité numérique. Combien déplorerons-nous de pertes ? Et pour combien de victimes en face ? Plus important, combien de ces femmes s’échapperont-elles ? N’oublie pas qu’elles cachent leur visage lors de ces réunions. Si une seule s’en sort, nous ignorerons son identité, mais elle saura qui nous sommes et le répétera à toutes ses collègues noires. Couper la tête du poulet, as-tu dit ? Moi, je crois plutôt que ça revient à combattre un léopard dans l’obscurité.
Pevara ouvrit la bouche mais la referma sans dire un mot. Yukiri avait raison. Les chiffres, elle aurait dû les estimer aussi, et en tirer les mêmes conclusions. Mais elle avait envie de frapper sur n’importe qui ou n’importe quoi, et ça n’avait rien de surprenant.
La Supérieure, peut-être folle à lier, l’avait chargée de convaincre les sœurs rouges – rétives à prendre un Champion depuis des lustres – de se lier avec des Asha’man, rien que ça ! En outre, la traque des Suppôts, dans la tour, était pour le moment au point mort.
Frapper ? Pevara aurait voulu mordre, oui ! De préférence une brique, pour y faire des trous.
Alors que Pevara pensait la rencontre terminée – venue pour apprendre comment les choses se passaient avec Marris, elle repartirait avec une amère récolte –, Yukiri lui tapota le bras.
— Marchons ensemble un moment… Nous sommes restées ici trop longtemps, et je voudrais te demander quelque chose.
Ces derniers mois, les conversations entre sœurs de différents Ajah faisaient naître les rumeurs les plus folles. Bizarrement, parler en marchant éveillait moins les soupçons. Une absurdité, mais qu’y faire ?
Yukiri prit tout son temps pour formuler sa question. Alors que les dalles du sol passaient d’une alternance de vert et de bleu à une combinaison de jaune et de marron, les deux femmes étaient descendues de cinq niveaux dans le grand couloir en spirale avant qu’elle se décide :
— L’Ajah Rouge a-t-il entendu quelque chose au sujet des Aes Sedai parties avec Toveine ?
Pevara faillit s’emmêler les pinceaux. Pourtant, elle aurait dû s’attendre à cette question. Toveine n’était sûrement pas la seule à avoir envoyé une lettre depuis Cairhien.
— Nous avons entendu parler de Toveine elle-même…
Pevara dévoila presque tout le contenu de la lettre de Toveine. Dans les circonstances présentes, qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Elle omit cependant les accusations visant Elaida et ne précisa pas la date d’arrivée de la missive. Le premier point concernait exclusivement l’Ajah Rouge, pouvait-on espérer, et le second aurait requis des explications embarrassées.
— Nous avons eu une lettre d’Akoure Vayet, révéla Yukiri. Par le sang et les cendres !
Pevara en plissa le front de surprise. Volontiers terre à terre, Yukiri ne se montrait quasiment jamais vulgaire. Cela dit, elle n’avait pas non plus précisé la date d’arrivée de la lettre d’Akoure, il fallait le noter. L’Ajah Gris avait-il reçu d’autres lettres de Cairhien, en provenance de sœurs ralliées au Dragon Réincarné ? Il n’était pas possible de le demander. Dans cette traque, chaque chasseuse mettait sa vie entre les mains des autres, certes, mais les secrets des Ajah restaient… des secrets.
— Que comptez-vous faire des informations d’Akoure ?
— Ne pas les révéler, pour le bien de la Tour Blanche. Seules la dirigeante et les représentantes sont au courant. Evanellein pense qu’il faudrait renverser Elaida, mais ce n’est pas le moment. Avec la tour à sauver, les Seanchaniens à vaincre et les Asha’man à gérer, cette heure ne viendra peut-être jamais.
Une perspective qui ne réjouissait pas Yukiri.
Pevara ravala son irritation. Yukiri avait bien le droit de ne pas aimer Elaida, mais quand il s’agissait de la Chaire d’Amyrlin, la question n’était pas là. Une kyrielle de femmes antipathiques avaient porté l’étole… et contribué au rayonnement de la Tour Blanche. Mais faire capturer cinquante et une sœurs, était-ce servir efficacement la tour ? Et le désastre des puits de Dumai, avec quatre Aes Sedai mortes et plus de vingt tombées entre les mains d’un ta’veren – une autre sorte de captivité ?
Aucune importance ! Elaida était originaire de l’Ajah Rouge, et il y avait bien trop longtemps que l’étole n’avait plus reposé sur les épaules d’une sœur de cette obédience. Toutes les actions précipitées et les décisions hâtives ne comptaient plus depuis l’arrivée des renégates et de leur armée. Et la dernière initiative d’Elaida compensait tous ses errements.
Bien entendu, Pevara ne présenta pas les choses ainsi.
— C’est elle qui a lancé la traque, Yukiri. Elle mérite d’assister à son terme. Tout ce que nous avons découvert jusque-là, c’est par hasard, et nous n’avançons plus du tout. Pour que ça reparte, nous aurons besoin de l’autorité de la Chaire d’Amyrlin.
— Je ne sais pas trop, fit Yukiri, troublée. Nos quatre prisonnières disent toutes que l’Ajah Noir sait tout ce qui se passe dans son bureau. (Elle se mordilla la lèvre et haussa les épaules, mal à l’aise.) Si nous pouvions la rencontrer en privé, dans un autre endroit…
— Enfin, je vous trouve ! lança une voix. Je vous ai cherchées partout.
Pevara se retourna, très calme, mais Yukiri sursauta et lâcha une imprécation entre ses dents. Si elle continuait comme ça, elle deviendrait aussi mal embouchée que Doesine… ou Tsutama.
Seaine se hâta de rejoindre ses collègues, les franges de son châle voletant derrière elle. Croisant le regard noir de Yukiri, elle en fronça les sourcils de surprise. Une sœur blanche tout craché : logique en toutes circonstances et souvent aveugle au monde qui l’entourait. La moitié du temps, elle semblait ignorer que les chasseuses étaient en grand danger.
— Tu nous cherchais ? marmonna Yukiri, les poings plaqués sur les hanches.
Malgré sa petite taille, elle donnait souvent l’impression de regarder les gens de haut. Là, c’était sans doute dû en grande partie à la surprise. Convaincue que Seaine devait être surveillée de près pour sa propre sécurité – quoi que Saerin ait décidé –, elle s’étonnait de la voir déambuler toute seule.
— Je vous cherchais, ainsi que Saerin et toutes les autres, répondit Seaine, impassible.
L’angoisse qui la taraudait jusque-là – l’Ajah Noir découvrant la mission que lui avait assignée Elaida – semblait avoir disparu. Si on exceptait son regard bleu encore un peu chaleureux, elle était redevenue le prototype d’une sœur blanche : froideur, sérénité et assurance.
— J’ai des nouvelles urgentes, dit-elle sur le ton de la conversation de salon. Voici la moins importante. Ce matin, j’ai vu une lettre d’Ayako Norsoni, arrivée il y a quelques jours de ça. Avec Toveine et toutes les autres, elle a été capturée par les Asha’man, et… (Perplexe, Seaine étudia ses deux collègues.) Vous ne semblez pas du tout surprises. Bien, j’ai compris. Vous avez aussi reçu des lettres… De toute façon, on ne peut rien faire pour le moment…
Pevara consulta Yukiri du regard, puis elle lâcha :
— C’est ça, ta nouvelle la moins importante, Seaine ?
La représentante blanche perdit un peu de sa superbe. Les lèvres serrées, elle plissa les yeux et saisit à deux mains les franges de son châle.
— De notre point de vue, oui… Je reviens du bureau d’Elaida. Elle m’a interrogée sur les progrès de mon enquête.
Seaine prit une profonde inspiration avant de continuer :
— Tout ce qui l’intéresse, c’est de savoir si Alviarin a entretenu une correspondance secrète avec le Dragon Réincarné. À l’époque, elle m’a présenté les choses d’une manière si tordue que j’ai cru, en toute bonne foi, que l’Ajah Noir était ma principale cible…
— Je crois qu’un renard marche sur ma tombe…, murmura Yukiri.
Pevara acquiesça. Désormais, l’idée de rencontrer Elaida n’avait plus aucun sens. Avec sa méprise, Seaine les avait mises dans une situation intenable. Car la seule preuve qu’Elaida n’appartenait pas à l’Ajah Noir venait de disparaître en fumée.
Au moins, les sœurs noires ne connaissaient toujours pas leur existence. Cet avantage, elles l’avaient encore. Mais pour combien de temps ?
— Sur la mienne aussi, soupira Pevara. Oui, sur la mienne aussi…
Glissant sur le sol plus qu’elle marchait, Alviarin arpentait les couloirs d’un niveau inférieur de la tour avec sur le visage la façade de sérénité qu’elle maintenait envers et contre tout. Malgré les lampes à déflecteur, la nuit semblait s’accrocher aux murs et des ombres spectrales dansaient un étrange ballet là où il n’aurait pas dû y en avoir. L’imagination d’Alviarin ? Sans doute, sauf que ces fantômes évoluaient à la limite de son champ de vision, comme l’auraient fait de « vraies » apparitions.
Alors que le second service du dîner venait à peine de se terminer, les corridors étaient quasiment déserts. Par les temps qui couraient, beaucoup de sœurs préféraient se faire apporter les repas dans leur chambre. Les plus dures à cuire s’aventuraient encore parfois jusqu’au réfectoire, et une minorité d’irréductibles le fréquentait encore régulièrement.
Quoi qu’il en soit, Alviarin n’aurait pas permis que des Aes Sedai la voient presser le pas en rasant les murs. Pas question qu’elles la croient réduite à rôder furtivement dans la tour !
De toute façon, elle détestait que quiconque la regarde. Mais là, extérieurement très calme, elle bouillonnait à l’intérieur.
Soudain, elle s’avisa qu’elle touchait sans cesse le point, sur son front, où Shaidar Haran l’avait marquée – en d’autres termes, l’endroit où le Grand Seigneur en personne avait indiqué qu’elle lui appartenait. À cette idée, Alviarin faillit basculer dans l’hystérie, mais elle parvint à se maîtriser au prix d’un effort surhumain. Pour s’occuper les mains, elle souleva l’ourlet de sa robe blanche, histoire qu’il ne traîne pas par terre.
Le Grand Seigneur l’avait marquée. Normalement, il aurait mieux valu ne pas y penser. Mais comment faire autrement ? Le Grand Seigneur…
Oui, extérieurement, Alviarin était un parangon d’équanimité. À l’intérieur, elle éprouvait un mélange de mortification, de haine et de terreur. Cela dit, seule son apparence importait. De plus, une lueur d’espoir brillait dans l’obscurité. Quand même, il fallait en tenir compte. Une sorte d’espoir plutôt étrange, on devait l’avouer, mais au bord d’un gouffre, on se raccrochait à n’importe quoi.
S’arrêtant devant une tapisserie où une femme couronnée se prosternait devant une Chaire d’Amyrlin de jadis, Alviarin fit mine de la contempler. En douce, elle en profita pour sonder les deux côtés du couloir. À part elle, il n’y avait pas plus de mouvements que dans un tombeau. Glissant une main derrière la tapisserie, elle en tira un message plié et reprit aussitôt son chemin. Un miracle que ce billet soit arrivé si vite. Pour l’heure, il semblait lui brûler la peau, mais elle ne pouvait pas le déplier et le lire ici.
D’un pas toujours mesuré, elle monta à contrecœur jusqu’aux quartiers de l’Ajah Blanc. Toujours avec sa façade de calme, mais de plus en plus dévastée à l’intérieur.
Le Grand Seigneur l’avait marquée. Et d’autres sœurs poseraient tôt ou tard les yeux sur elle.
Déjà le plus petit de tous, l’Ajah Blanc avait un peu plus de vingt Aes Sedai présentes à la tour. Mais toutes semblaient avoir décidé de sortir en même temps. Pour Alviarin, le simple fait de traverser le hall d’entrée aux dalles blanches revint à relever un défi.
Malgré l’heure tardive, Seaine et Ferane allaient sortir des quartiers blancs. Drapée de son châle comme sa compagne, Seaine eut un sourire plein de commisération pour la Gardienne déchue. Bien entendu, ça donna à Alviarin l’envie de tuer cette représentante qui fourrait toujours son nez là où elle n’aurait pas dû.
Ferane fut plus directe, foudroyant Alviarin du regard avec une intensité qu’aucune Aes Sedai n’aurait dû se permettre.
L’ancienne Gardienne se força à ignorer la femme à la peau cuivrée – pas trop ostensiblement, pour ne pas s’attirer d’ennuis. Petite et trapue, le visage rond et le nez éternellement taché d’encre, Ferane était aussi loin que possible de l’idée qu’on se faisait d’une Domani. Cela dit, la Première Penseuse de l’Ajah Blanc avait bien le caractère incandescent de ces femmes. Sans pitié, elle distribuait les pénitences pour des peccadilles, surtout quand il lui semblait que la coupable avait déshonoré l’Ajah Blanc ou sa propre personne.
Dépouillée de son étole de Gardienne des Chroniques, Alviarin était désormais une honte pour son Ajah. Et beaucoup de sœurs lui en voulaient à cause de la perte d’influence que ça impliquait. Depuis sa déchéance, Alviarin croulait sous le poids des regards désapprobateurs – souvent lancés par des sœurs qui lui étaient inférieures et auraient dû lui obéir au doigt et à l’œil si elle leur avait donné un ordre. Les Aes Sedai de son niveau, elles, lui battaient carrément froid.
Elle continua d’avancer, très droite sous les regards culpabilisateurs, et s’efforça de ne pas accélérer le pas. Mais le rouge commençait à lui monter aux jours. Pour enrayer le phénomène, elle se concentra sur l’atmosphère apaisante des quartiers de son Ajah.
Le long des murs simplement blancs, des lampes très sobres éclairaient des tapisseries tout aussi humbles. Des images de monts au pic enneigé, de forêts ombragées ou d’étendues de bambous inondées de soleil. Depuis qu’elle portait le châle, Alviarin, en temps de crise, utilisait ces représentations pour échapper à l’anxiété.
Le Grand Seigneur l’avait marquée ! Pour forcer ses mains à rester le long de ses flancs, elle serra plus fort le tissu de sa robe. Dans sa main droite, le message semblait toujours lui brûler la peau.
Un pas lent et mesuré…
Deux des sœurs qu’elle croisa la dédaignèrent simplement parce qu’elles ne l’avaient pas vue. Aujourd’hui, Astrelle et Tesan parlaient des réserves de nourriture avariées. À dire vrai, elles se disputaient, le visage de marbre mais les yeux brillants et la voix à la limite de l’hostilité. Jusqu’au fond de l’âme, c’étaient des Suppôts de l’Arithmétique. Comme si la logique, selon elles, se réduisait à des séries de chiffres – sur lesquelles, soit dit en passant, elles ne parvenaient pas à se mettre d’accord.
— Selon les critères de déviation de Radun, grogna Astrelle, la prévalence est onze fois trop élevée. En d’autres termes, ça indique une intervention des Ténèbres…
Secouant la tête, ce qui fit tintinnabuler les perles de ses tresses, Tesan ne s’en laissa pas conter :
— Pour les Ténèbres, je veux bien, mais les critères de Radun, c’est de la préhistoire. Pour être rigoureuse, il faut appliquer la Première Loi des Médianes de Covanen et faire la distinction entre les vivres pourris et les vivres en train de pourrir. Sinon, la modélisation est biaisée. Les réponses exactes, comme je te l’ai déjà dit, sont : treize fois dans le premier cas et neuf dans le deuxième. Je n’ai pas encore intégré la farine, les haricots et les lentilles, mais intuitivement, il semble évident que…
Astrelle bomba le torse. Comme elle était plutôt en chair et dotée d’une opulente poitrine, le résultat fut des plus impressionnants.
— La Première Loi de Covanen ? s’étrangla-t-elle. Jusque-là, on n’a pas démontré son exactitude. Quand on est sérieux, on se fie à des méthodes reconnues et prouvées, et on ne procède pas au doigt mouillé…
En s’éloignant, Alviarin faillit sourire. Ainsi, quelqu’un s’était enfin aperçu que le Grand Seigneur avait mis la main sur la Tour Blanche. Mais le savoir n’empêcherait rien.
Soudain consciente qu’elle souriait peut-être pour de bon, la Gardienne déchue se ressaisit lorsqu’elle entendit une voix.
— Ramesa, déclara Norine, si tu recevais la badine ou le fouet tous les matins avant le petit déjeuner, tu tirerais la tête aussi !
Une déclaration bien trop tonitruante pour les oreilles d’Alviarin.
Grande et mince, des clochettes d’argent accrochées aux manches de sa robe blanche brodée, Ramesa parut interloquée d’être interpellée ainsi. Très probablement, c’était sincère. De notoriété publique, Norine avait très peu d’amies, voire aucune. Avec un regard en biais pour Alviarin, histoire de s’assurer qu’elle entendait, elle continua :
— Qualifier une pénitence de « privée » et faire comme si de rien n’était est irrationnel, surtout quand la sentence vient directement de la Chaire d’Amyrlin. Mais la rationalité de cette femme a toujours été surcotée, si tu veux mon avis.
Par bonheur, Alviarin n’était plus très loin de ses appartements. Une fois entrée, elle ferma la porte puis la verrouilla. Personne ne risquait de la déranger, certes, mais pourquoi prendre des risques inutiles ? Par une soirée de printemps plutôt fraîche, des flammes crépitaient dans la cheminée et toutes les lampes étaient allumées. Au moins, les servantes faisaient toujours leur travail. Mais elles aussi, elles étaient au courant…
Des larmes d’humiliation ruisselèrent sur les joues d’Alviarin. Comme elle aurait voulu tuer Silviana ! Mais à quoi bon ? Une nouvelle Maîtresse des Novices l’aurait torturée chaque matin, et ce jusqu’à ce que le courroux d’Elaida s’apaise. S’il s’apaisait un jour, ce qui semblait peu probable. Du coup, la personne à tuer, c’était cette maudite Chaire d’Amyrlin. Mais en matière de meurtres majeurs, on devait se montrer parcimonieux. Trop de morts à la suite soulèveraient des questions potentiellement dangereuses.
Cela dit, Alviarin avait fait tout son possible contre Elaida. Les nouvelles de la fameuse bataille, envoyées par Katerine, circulaient déjà dans tout l’Ajah Noir et même au-delà. Des sœurs qui n’appartenaient pas à l’Ajah secret parlaient en détail du désastre des puits de Dumai, et si le récit devenait de plus en plus dramatique chaque fois, il ne fallait surtout pas s’en plaindre.
Bientôt, ce serait du fiasco de la Tour Noire qu’on ferait des gorges chaudes dans les couloirs de la Blanche. Hélas, depuis l’arrivée des renégates, rien de tout cela ne suffirait pour qu’Elaida soit renversée puis bannie. Mais la menace qui pesait en permanence sur sa tête – deux catastrophes, ça faisait beaucoup – l’empêcherait de saboter l’œuvre d’Alviarin. Ne lui avait-on pas ordonné de briser la Tour Blanche de l’intérieur ? Eh bien, elle l’avait fait, semant partout la zizanie et le chaos.
Au début, une part d’elle-même avait souffert de devoir exécuter un tel ordre. En un sens, ça la peinait toujours, mais sa loyauté allait d’abord au Grand Seigneur. Alors qu’Elaida avait porté le premier coup à la tour, la Gardienne déchue en avait démoli une bonne moitié.
De nouveau, elle s’aperçut qu’elle touchait la marque, sur son front. Rageuse, elle s’obligea à baisser la main. Sur sa peau, il n’y avait rien à voir ni à sentir du bout d’un doigt. Chaque fois qu’elle se regardait dans un miroir, elle vérifiait malgré elle.
Pourtant, trop souvent, elle aurait juré que les sœurs fixaient son front et voyaient quelque chose qui lui échappait. C’était impossible – de la pure démence –, pourtant cette idée revenait la hanter, quoi qu’elle fasse pour s’en débarrasser.
Après avoir essuyé ses larmes avec la main qui tenait le message récupéré derrière la tapisserie, elle sortit de sa bourse les deux autres qu’elle avait collectés puis approcha de la table de travail collée contre un mur.
Une table très ordinaire, comme tous les meubles d’Alviarin, si mal assortis qu’ils devaient venir d’une pléthore d’ébénistes différents. Quelle importance, tant qu’ils rendaient le service qu’on attendait d’eux ?
Après avoir laissé les trois messages sur la table, près d’une coupe en cuivre martelé, Alviarin sortit une clé de sa poche, ouvrit le coffre de bois renforcé de bandes de cuivre posé sur le sol et examina les livres qu’il contenait jusqu’à ce qu’elle ait trouvé les trois qu’elle cherchait. Si quelqu’un d’autre qu’elle les ouvrait, les pages s’effaceraient en un clin d’œil.
Pour qu’on puisse les mémoriser, il existait bien trop de codes. Du coup, perdre ces volumes aurait été une dure épreuve, car les remplacer n’aurait pas été facile – d’où le coffre et sa serrure.
Sans perdre de temps, Alviarin retira les fines bandes qui enveloppaient le message trouvé derrière la tapisserie. Les passant sur la flamme d’une lampe, elle les laissa tomber dans la coupe où elles se consumèrent. C’étaient seulement des consignes sur les endroits où déposer le message – une pour chaque porteuse plus des leurres destinés à cacher le nombre d’étapes que franchirait la missive avant d’atteindre sa destinataire. Prendre trop de précautions, c’était tout simplement impossible ! Même les autres membres du « Cœur » d’Alviarin ne se fiaient pas à elle, et elle le leur rendait bien. Au sein du Conseil Suprême, trois femmes seulement connaissaient son identité – et elle aurait aimé qu’il n’y en ait aucune, si ça n’avait pas été impossible. Être trop prudente, ça n’existait pas, surtout en un moment pareil.
Une fois transcrit sur une autre feuille et décodé, le message correspondait à ce qu’elle attendait depuis la veille au soir, quand Talene ne s’était pas présentée à la convocation. Tôt ce jour-là, la femme avait quitté les quartiers des sœurs vertes avec un petit coffre et des sacoches de selle bourrées jusqu’à la gueule. Sans recourir à un domestique, elle s’était chargée elle-même de porter ses bagages. Comme on pouvait s’y attendre, nul ne savait où elle était partie. Avait-elle paniqué en recevant une convocation du Conseil Suprême ? Ou y avait-il plus que ça ?
Il y avait plus que ça, décida Alviarin. Talene avait regardé Yukiri et Doesine comme si elle cherchait à être… guidée, ou quelque chose de ce genre. Alviarin ne pouvait pas avoir imaginé ça. Vraiment ? C’était ça, la lueur d’espoir. Il devait y avoir plus qu’une simple panique. Il fallait qu’une menace pèse sur les sœurs noires, sinon, le Grand Seigneur lui retirerait sa protection.
Furieuse, elle éloigna sa main de son front.
Pas un instant elle ne songea à utiliser le petit ter’angreal, soigneusement caché, qui lui servait à appeler Mesaana. Tout d’abord, mais ce n’était pas rien, parce que cette femme prévoyait de la tuer, et ce malgré la protection du Grand Seigneur. Si elle perdait cette protection, l’Élue passerait à l’action la seconde d’après.
Tout ça parce que Alviarin avait vu le visage de Mesaana, et n’ignorait rien de son humiliation. Aucune femme n’aurait laissé passer ça, et moins encore une Rejetée.
Chaque nuit, Alviarin rêvait qu’elle exécutait Mesaana. Le jour, quand son esprit vagabondait, elle songeait à la meilleure manière de réaliser ce projet. Mais elle devrait attendre de pouvoir démasquer cette femme sans qu’elle s’en aperçoive. Jusque-là, il lui faudrait plus d’arguments. Car il était peu probable que Mesaana et même Shaidar Haran tiennent Talene pour la preuve de quelque menace que ce soit. Par le passé, même si c’était rare, des sœurs s’étaient déjà enfuies après avoir paniqué. Supposer que la Rejetée et le Grand Seigneur puissent l’ignorer était hautement dangereux.
L’un après l’autre, Alviarin embrasa le message original et sa transcription, puis elle les laissa brûler eux aussi dans la coupe. Quand ce fut fait, elle saisit la pierre noire et lisse qui lui servait de presse-papiers, écrasa les cendres puis les remua longuement. Aucun pouvoir n’était en mesure de reconstituer des mots à partir de cendres, mais là encore, on ne se montrait jamais trop prudente.
Toujours debout, la Gardienne déchue décoda les deux autres messages. Yukiri et Doesine, apprit-elle, dormaient toutes les deux dans des chambres protégées contre les intrusions. Rien de surprenant. Ces derniers temps, aucune sœur, ou presque, ne se retirait pour la nuit dans une pièce sans protection. Mais enlever ces femmes, dans de telles conditions, serait difficile. Les opérations de ce genre étaient toujours plus simples lorsque des sœurs du même Ajah que la victime les réalisaient aux heures les plus sombres de la nuit.
En outre, il se pouvait que ces échanges de regards, entre Talene et les deux sœurs, aient été purement fortuits. Ou même imaginaires. Cette éventualité ne pouvait pas être négligée.
Avec un soupir, Alviarin prit d’autres petits livres dans son coffre puis, très précautionneusement, s’assit sur le coussin en plume d’oie de sa chaise. Malgré sa délicatesse, elle fit la grimace quand elle fut en place, et dut même étouffer un gémissement. Au début, elle était persuadée que les coups de Silviana seraient plus humiliants que douloureux. Mais au fil des jours, la souffrance s’installait et ne cessait plus vraiment. Ses fesses étaient en charpie. Et le lendemain matin, la Maîtresse des Novices s’acharnerait encore dessus. Même chose le surlendemain, puis le jour d’après… Était-ce ça, son avenir ? Une éternité à hurler sous les coups de Silviana, puis à lutter contre elle-même pour soutenir le regard des sœurs qui savaient ce qu’elle subissait dans le bureau de la tortionnaire ?
Tentant de bannir cette pensée de son esprit, Alviarin trempa une plume à pointe d’acier dans son encrier et commença à rédiger des ordres codés. Talene devait être retrouvée et capturée, bien entendu. Pour jugement et exécution, si elle avait simplement paniqué. En revanche, si elle avait trouvé un moyen de renier ses serments… Songeant à cette lueur d’espoir, la Gardienne déchue ordonna qu’on surveille de près Yukiri et Doesine. Impérativement, il fallait les capturer. Même si les regards étaient imaginaires, ou n’avaient rien à voir avec l’Ajah Noir, on pourrait toujours tirer quelque chose des informations qu’on arracherait à ces sœurs.
Alviarin contrôlerait la circulation des flux dans le cercle. Oui, ça serait sûrement fructueux…
Toute à sa rédaction, elle ne s’aperçut pas que sa main libre, comme aimantée, volait vers son front en quête de la marque invisible.
Au-dessus de l’immense camp des Shaido, le soleil de l’après-midi filtrait de la frondaison des grands arbres alignés en rangs serrés sur la butte où se tenait Galina. Sur les branches, des oiseaux chanteurs lançaient leurs trilles tandis que des cardinaux et des geais bleus fendaient l’air comme des éclairs miniatures.
Le matin, il avait plu à verse, et l’air restait agréablement frais sous un ciel où dérivaient désormais des nuages blancs épars.
Galina sourit. L’encolure élégante et la démarche dynamique, sa jument grise avait sans doute appartenu à une noble dame ou, au moins, à une riche négociante. Sinon, à part une sœur, aucune femme n’aurait pu s’offrir un si bel animal.
Galina adorait les chevauchées qu’elle s’offrait sur l’équidé baptisé Rapide par ses soins – parce qu’un jour, rapidement, il la porterait jusqu’à la liberté. Dans le même ordre d’idées, elle appréciait les moments de solitude où elle pouvait penser à ce qu’elle ferait, une fois libre. Parmi ses projets, plusieurs visaient à châtier toutes les femmes qui l’avaient trahie, en commençant par Elaida. Peaufiner ses plans et imaginer leurs fruits était un grand moment de joie.
Oui, Galina aimait ses longues promenades solitaires – mais jusqu’à un certain point. Parce que ce « privilège », quand on creusait bien, indiquait combien elle appartenait à Thevara – au même titre que sa robe de soie, sa ceinture incrustée de pierres précieuses et son collier.
Le sourire vira à la grimace. Les privilèges et les ornements étaient un hochet pour un gentil toutou autorisé à s’amuser quand il n’était pas en train de divertir son maître. Des ornements, d’ailleurs, dont elle ne pouvait pas se défaire, même à l’extérieur du camp, parce qu’on risquerait toujours de la voir. Si elle s’éclipsait, c’était pour échapper aux Aiels, mais rien n’interdisait d’en rencontrer dans la forêt. Et si Thevara apprenait qu’elle se permettait des transgressions…
Si difficile que ce fût à admettre, Galina crevait de peur face à la Matriarche aux yeux de faucon. Thevara hantait ses nuits, désormais peuplées de cauchemars. Fréquemment, elle se réveillait en larmes et lustrée de sueur. Qu’elle se rendorme ou pas, cependant, échapper à ces ignobles songes était toujours un immense soulagement.
Il n’y avait jamais eu d’ordre lui interdisant de s’évader pendant les promenades – une consigne qu’elle aurait été obligée de respecter, bien entendu. Une raison de plus pour mijoter dans l’amertume. Thevara savait que sa prisonnière reviendrait en dépit de tous les mauvais traitements qu’elle subissait. Parce qu’elle gardait l’espoir qu’un jour la Matriarche la libérerait du maudit serment d’obéissance. Si ça arrivait, Galina serait de nouveau en mesure de canaliser à volonté, et non sur commande.
Très rarement, Sevanna la contraignait à utiliser le Pouvoir pour des tâches subalternes – une façon d’asseoir son emprise sur une Aes Sedai, sans doute. C’était si peu fréquent que Galina guettait avec impatience ces occasions de s’unir au saidar.
Thevara, elle, lui refusait de simplement toucher la Source. Quand Galina l’implorait, s’abaissant toujours plus, il lui arrivait de céder, mais en interdisant à sa captive de tisser ne serait-ce qu’un fil de Pouvoir.
Pour ces miettes de plénitude, Galina s’était bel et bien humiliée, ne reculant devant aucune vilenie. S’avisant qu’elle grinçait des dents, elle se força à arrêter.
Le Bâton des Serments, pour l’instant hors de portée à la tour, pourrait peut-être la libérer de son fardeau – comme l’aurait pu l’artefact quasiment identique de Thevara –, mais ça restait sujet à caution. Les deux objets n’étaient pas rigoureusement authentiques. La différence concernait les signes apposés sur les deux artefacts, mais comment savoir si ça ne permettait pas de distinguer sur lequel on avait prêté tel ou tel serment ? Faute de connaître la réponse à cette question, Galina refusait de s’enfuir sans emporter le bâton de Thevara.
L’Aielle le laissait souvent sous sa tente, à la vue de toutes. Mais Galina, avait-elle déclaré, ne réussirait jamais à le soulever.
De fait, elle pouvait toucher le bâton blanc au diamètre équivalent à celui de son poignet, et rien ne l’empêchait de passer les doigts sur sa surface dure et lisse. En revanche, impossible de refermer la main dessus ! (En tout cas, sans que quelqu’un lui ait tendu le bâton.) Avec un peu de chance, ces transgressions mineures ne seraient pas tenues pour une tentative de s’emparer de l’artefact. Il fallait qu’il en soit ainsi. Parce que s’il en allait autrement, la punition serait dévastatrice…
Quand Galina regardait le bâton, l’avidité qui brillait dans ses yeux arrachait à Thevara un de ses rares sourires.
« Ma petite Lina voudrait être libérée de son serment ? raillait-elle. Pour ça, il faut qu’elle soit un très gentil caniche. Si elle veut que je la délivre un jour, elle doit me convaincre qu’elle restera mon toutou, même après avoir recouvré son libre arbitre. »
Toute une vie à être la chose de Thevara et son souffre-douleur ? Un bouc émissaire sur lequel cogner chaque fois que Sevanna lui marchait sur les pieds ? « Calvaire » n’était pas un mot assez fort pour décrire un tel destin. « Horreur » convenait mieux, même si ça restait trop faible. En y pensant, Galina redoutait de sombrer dans la folie, si ça arrivait.
Mais la folie, face à un tel enfer, ne serait même pas un moyen de s’enfuir…
Sa relative bonne humeur envolée, Galina mit une main en visière puis leva les yeux pour vérifier la position du soleil. Alors que Thevara avait émis le « souhait » qu’elle revienne avant la nuit, il restait deux bonnes heures de jour. Pourtant, avec un soupir accablé, la sœur captive fit volter Rapide et prit le chemin du camp.
Les Matriarches adoraient renforcer l’obéissance de leurs esclaves sans passer par des ordres directs. Ainsi, quand elle désirait contraindre « Lina » à ramper, Thevara disposait d’une kyrielle de moyens. Si on ne voulait pas prendre de risques, la moindre suggestion de cette femme devait être entendue comme un ordre. Quelques minutes de retard, par exemple, impliquaient des châtiments que Galina ne pouvait pas évoquer sans frissonner.
Les sangs glacés, elle talonna sa monture. Thevara n’acceptait aucune excuse.
Jaillissant de derrière un arbre, un Aiel se campa sur le chemin de l’Aes Sedai. Très grand, ce guerrier en cadin’sor avait glissé ses lances dans le harnais qui tenait l’étui de son arc, dans son dos, et son voile était abaissé. Sans un mot, il saisit la bride de Rapide.
Un instant, Galina en resta bouche bée. Puis elle se redressa sur sa selle et rugit d’indignation :
— Imbécile ! À force, tu devrais me reconnaître ! Laisse-moi passer, sinon, Sevanna et Thevara t’écorcheront vif.
En règle générale, les Aiels n’étaient pas expressifs. Pourtant, celui-là écarquilla ses yeux verts. Puis il saisit à pleine main le devant de la robe de Galina et la fit basculer de sa selle.
— Silence, gai’shain ! lança-t-il quand sa proie cria à pleins poumons.
En réalité, il semblait se moquer comme d’une guigne qu’elle obéisse ou non.
Au début de sa captivité, Galina avait dû se soumettre. Trop d’Aiels s’étant aperçus qu’elle ne pouvait rien refuser, certains, par pure cruauté, la chargeaient de corvées loufoques qui l’empêchaient de répondre « présent » lorsque Thevara ou Sevanna avaient besoin d’elle.
Désormais, elle ne devait plus obéissance qu’à certaines Matriarches et à Sevanna. En conséquence, elle se débattit et cria avec l’espoir d’attirer l’attention d’une personne informée qu’elle appartenait à Thevara.
Au moins, si on lui avait permis de porter un couteau. Dans le cas présent, ç’aurait été utile… Mais comment ce guerrier pouvait-il ignorer son identité ? Ou au moins, ne pas reconnaître sa ceinture et son collier, dont la signification était limpide.
Si grand que fût le camp – aussi peuplé que bien des grosses villes –, tout le monde connaissait la gai’shain originaire des Terres Mouillées dont Thevara revendiquait la propriété. Dans un avenir très proche, la Matriarche ferait écorcher vif ce sale type, et Galina se jura de ne pas manquer une minute du spectacle.
Très vite, il devint évident qu’un couteau n’aurait servi à rien. Malgré la fureur de Galina, son ravisseur la maintenait sans effort. Lui relevant la capuche, il tira ensuite dessus pour qu’elle recouvre les yeux de sa proie.
La prisonnière bâillonnée, il la jeta au sol, la fit rouler sur le ventre et lui saucissonna les poignets et les chevilles. Sans le moindre effort, comme s’il était en train de jouer à la poupée. Galina lutta encore, mais c’était perdu d’avance.
— Gaul, il nous a chargés de capturer un ou une gai’shain non aiel, mais tu crois qu’une femme en robe de soie, couverte de bijoux et libre de chevaucher fera l’affaire ?
En entendant cette voix, Galina se pétrifia. Le nouveau venu n’était pas un guerrier du Désert. En revanche, il avait l’accent du Murandy.
— D’habitude, vous ne traitez pas ainsi les gai’shain.
— Ces maudits Shaido ! se contenta de lancer l’Aiel.
— Si on veut apprendre des choses utiles, il faut dénicher quelques spécimens de plus… Dans ce camp, il y a des dizaines de milliers de gens en tenue blanche, et nous ne savons pas où est Faile.
— Fager Neald, lâcha Gaul, je parie que cette femme dira à Perrin Aybara tout ce qu’il brûle de savoir.
Galina eut l’impression de se transformer en statue de glace. Ces brutes étaient envoyées par Perrin Aybara ? S’il attaquait les Shaido pour sauver sa femme, ce crétin se ferait tuer, et Galina n’aurait plus aucun moyen de pression sur Faile. Son mari mort, la jeune idiote se ficherait de son propre sort, et pour faire chanter les autres femmes, il faudrait se lever tôt, car elles n’avaient aucun secret à cacher.
Une nouvelle fois, Galina vit fondre comme neige au soleil ses chances de s’emparer du bâton. Elle devait arrêter Aybara. Mais comment ?
— Qu’est-ce qui te fait penser ça, Gaul ?
— C’est une Aes Sedai. Et une amie de Sevanna, dirait-on.
— Tu en es sûr ? fit le Murandien, pas convaincu.
Bizarrement, les deux hommes ne semblaient pas troublés à l’idée de poser la main sur une Aes Sedai. Dès le début, l’Aiel avait agi en toute connaissance de cause. Même s’il s’agissait d’un Shaido renégat, il ne pouvait pas savoir que sa victime, sans l’ordre requis, n’était pas en mesure de canaliser. À part Sevanna et une poignée de Matriarches, personne n’était au courant. Au fil des secondes, cette histoire devenait de plus en plus incohérente.
Sans crier gare, quelqu’un souleva Galina du sol et la posa sur le ventre en travers de… sa propre selle, s’avisa-t-elle. Quelques instants plus tard, elle commença à rebondir sur le cuir très dur, une main d’homme l’empêchant de glisser tandis que la jument avançait.
— Fager Neald, dit l’Aiel, conduis-nous jusqu’à un endroit où tu pourras faire un de tes étranges trous.
— Sur l’autre versant, Gaul… Tu sais, je suis venu assez souvent ici pour pouvoir ouvrir un portail à peu près n’importe où. Les Aiels sont capables de courir partout ?
Un portail ? Que racontait cet imbécile ? Oubliant ces fadaises, Galina recensa ses options et n’en trouva pas de bonnes. Saucissonnée comme un agneau en route pour un marché, bâillonnée de telle façon que ses cris soient des murmures, elle n’avait guère de chances de s’évader, sauf si des sentinelles tombaient sur le paletot de ses ravisseurs. Mais avait-elle envie que ça arrive ? Si elle ne rejoignait pas Aybara, comment l’empêcher de tout saboter ? Cela dit, à quelle distance était le camp de Perrin ? Pas très près d’ici ; sinon, les Shaido l’auraient déjà repéré. Des éclaireurs, elle le savait, avaient passé la zone au peigne fin dans un rayon de quatre lieues autour du camp. Et le temps qu’il faudrait pour gagner celui de Perrin devrait être doublé pour être revenue auprès de Thevara. Là, il ne s’agirait plus de minutes de retard, mais de jours…
Pour ça, Thevara ne la tuerait pas, mais elle lui ferait regretter d’être encore vivante. Sauf si Galina trouvait une bonne explication. Une capture, par une horde de brigands ? Non, deux seulement. Imaginer qu’un duo d’intrus s’était approché du camp était déjà difficile, alors, une bande…
Incapable de canaliser, arguerait Galina, il lui avait fallu du temps pour fausser compagnie à ses ravisseurs. Oui, la fable pouvait être convaincante. Assez pour persuader Thevara ? Peut-être en disant que… Non, c’était perdu d’avance. La première fois que Thevara l’avait punie à cause d’un retard, sa sangle de selle s’était cassée, et elle avait dû rentrer à pied, sa jument tenue par la bride. La Matriarche n’avait pas retenu les circonstances atténuantes. Un enlèvement ne serait pas mieux reçu. Galina aurait eu envie de pleurer. Puis elle s’avisa que des larmes roulaient déjà sur ses joues.
Quand la jument s’arrêta, Galina ne prit pas le temps de réfléchir. Se tortillant comme un ver, elle tenta de glisser de sa selle et cria aussi fort que son bâillon le lui permettait.
L’Aiel et le Murandien essayaient sûrement d’éviter les sentinelles. Si celles-ci revenaient au camp avec Galina et ses ravisseurs, Thevara lui pardonnerait peut-être son retard. Même si Faile devenait veuve, elle trouverait sûrement un moyen de la manipuler.
Une gifle coupa le souffle de Galina.
— Silence ! lui ordonna l’Aiel.
Puis la jument se remit en chemin.
Galina recommença à pleurer, la soie de sa capuche très vite trempée. Pour la punir, Thevara la ferait hurler de douleur.
En pleurant, elle réfléchit pourtant à ce qu’elle allait dire à Aybara. Au moins, elle préserverait ses chances de s’approprier le bâton. Mais Thevara lui… Non ! Non ! Elle devait se concentrer sur ce qu’elle pouvait influencer. L’image de la Matriarche brandissant un fouet ou une badine – voire un rouleau de corde, pour l’attacher sadiquement – ne quitterait pas son esprit, mais elle pouvait en « détourner les yeux » et se consacrer aux questions qu’Aybara ne manquerait pas de poser. Que devrait-elle répondre pour le convaincre de lui confier la sécurité de sa femme ?
Malgré toutes ses spéculations, Galina n’en revint pas quand l’Aiel la fit glisser de sa selle et la remit debout une heure au maximum après le début de l’expédition.
— Noren, dit le Murandien, desselle son cheval et attache-le avec les autres.
— Compris, maître Neald, répondit une voix à l’accent cairhienien.
Autour des chevilles de Galina, les liens disparurent et une lame de couteau s’inséra entre ses poignets pour les libérer. Puis le bâillon lui fut retiré et elle cracha des peluches de tissu humides de salive.
Un petit homme en veste noire entraînait déjà Rapide entre un mélange de grandes tentes marron raccommodées et de huttes rudimentaires qui semblaient faites avec des branches – y compris des pins aux aiguilles brunâtres. Combien de temps fallait-il pour que des aiguilles changent de couleur ? Des jours, à coup sûr, et plus probablement des semaines…
Les quelque soixante hommes qui s’occupaient des feux de cuisson ou étaient assis sur des tabourets ressemblaient à des fermiers et en arboraient la tenue. Mais certains aiguisaient des épées, des lances ou des hallebardes, et il y avait des faisceaux d’armes presque partout où on posait les yeux. Au-delà des tentes et des huttes, des deux côtés, Galina vit d’autres hommes qui allaient et venaient. Un grand nombre, en plastron et casqués, brandissaient de très longues lances tout en se tenant bien droit sur leur selle. Des soldats en partance pour une patrouille…
Combien d’autres y en avait-il, hors du champ de vision de Galina ? Aucune importance ! Ce qu’elle voyait était impossible ! Les éclaireurs des Shaido ne seraient pas passés à côté d’un tel camp. Ça tombait sous le sens.
— Si son visage de marbre n’avait pas suffi à me convaincre, fit l’homme qui devait être Neald, sa façon de tout observer froidement le ferait. On dirait qu’elle étudie des vers sous un rocher qu’elle vient de retourner.
Le gringalet en veste noire lissa sa moustache cirée en s’efforçant de ne pas en déranger les pointes. S’il portait une épée, ce type n’avait rien d’un soldat ni d’un aventurier.
— Allons, suis-moi, Aes Sedai, dit-il en prenant Galina par le bras. Le seigneur Perrin a des questions à te poser.
Galina se dégagea mais Neald lui reprit le bras – plus fermement, cette fois.
— Ne joue pas à ça avec moi !
L’Aiel géant, Gaul, prit l’autre bras de Galina, qui se retrouva devant un choix très simple : marcher avec ses ravisseurs ou les forcer à la porter. La tête haute, elle opta pour la marche, feignant de prendre les deux brutes pour une escorte. Mais quiconque verrait comment ils la tenaient ne tomberait pas dans le panneau.
Le regard rivé devant elle, Galina eut pourtant conscience que des paysans en armes, pour l’essentiel très jeunes, la suivaient des yeux. Sans paraître étonnés, mais quand même un peu pensifs.
Comment Gaul et Neald pouvaient-ils se comporter si légèrement avec une Aes Sedai ? Certaines Matriarches, pas au courant qu’un serment l’entravait, allaient jusqu’à douter de l’identité de Galina. Comment une sœur pouvait-elle obéir ainsi et craindre à ce point Thevara ? Mais l’Aiel et le Murandien, eux, savaient très bien à qui ils avaient affaire. Pourtant, ils s’en fichaient ! Les paysans aussi savaient, et ils ne s’étonnaient pas du traitement qu’on réservait à une Aes Sedai.
Galina en eut des frissons glacés.
Quand ils furent assez près d’une grande tente rayée de rouge et de blanc, elle entendit des voix derrière le rabat ouvert.
— … a assuré qu’il est prêt à venir tout de suite, finissait de dire un homme.
— Je ne peux pas me permettre d’avoir une bouche de plus à nourrir, répondit un autre. Surtout sans savoir pour combien de temps. Par le sang et les cendres ! Pour organiser une réunion avec ces gens, il faut une éternité.
Gaul dut se baisser pour entrer sous la tente. Galina, elle, avança d’un pas régalien, comme si elle pénétrait dans ses appartements, à la tour. Prisonnière ou non, elle restait une Aes Sedai, et c’était un puissant avantage. Et une arme tout aussi dévastatrice.
Qui donc voulait rencontrer Perrin Aybara ? Pas Sevanna, probablement. En tout cas, il fallait l’espérer.
Contrairement au camp, fait de bric et de broc, la tente était un modèle d’harmonie et de rigueur. Un tapis couvrait le sol, et deux tentures brodées d’oiseaux et de fleurs, dans le style cairhienien, pendaient du toit.
Galina se concentra sur un grand jeune homme aux larges épaules. En manches de chemise, il lui tournait le dos et, en appui sur les poings, sondait les cartes déroulées sur une table aux pieds sculptés élégants et fins.
À Cairhien, Galina avait à peine aperçu Perrin Aybara. Pourtant, elle fut sûre au premier coup d’œil d’avoir devant elle le jeune campagnard venu du même village que Rand al’Thor. La chemise de soie et les bottes superbement cirées (jusqu’aux revers) n’y changeaient rien.
Sous la tente, tous les regards étaient braqués sur le jeune homme. Un indice plus que concluant.
Alors que Galina avançait, une grande femme en robe de soie verte à col montant, un rien de dentelle au cou et aux poignets, posa une main sur l’avant-bras du jeune seigneur.
Galina reconnut immédiatement cette brune à la longue crinière.
— Elle est sur ses gardes, Perrin, dit Berelain.
— Pas par peur d’un piège, selon moi, ajouta un homme grisonnant au visage dur, son plastron ornementé porté sur une veste écarlate.
Un haut gradé du Ghealdan, devina Galina. Sa présence et celle de Berelain expliquaient celle des soldats – bien réelle, tout aussi impossible que ce fût.
Galina se félicita de ne pas avoir rencontré la femme à Cairhien, car ça aurait encore compliqué la situation. Elle aurait aimé pouvoir essuyer ses vestiges de larmes, mais Gaul et Neald lui tenaient toujours fermement les bras. Sans pouvoir canaliser, elle était impuissante contre ça. Mais elle restait une Aes Sedai, et cela seul comptait. Elle devait voir les choses ainsi et s’y tenir. Bien dans son rôle, elle ouvrit la bouche pour prendre le contrôle des opérations…
Comme s’il avait senti sa présence, Aybara la regarda par-dessus son épaule, et découvrir ses yeux jaunes lui coupa le souffle. Ce garçon, prétendaient certaines sœurs, avait un regard de loup, mais elle n’y avait jamais cru une seconde. Pourtant… Des yeux de loup, oui, dans un visage de pierre qui n’avait plus rien de juvénile. À côté de lui, le gradé du Ghealdan avait presque l’air… doux.
Derrière la barbe coupée court de Perrin, une grande tristesse se cachait. À cause de sa femme, sans doute. Un bon levier, ça…
— Une Aes Sedai dans une tenue blanche de gai’shain, lâcha Aybara en se tournant vers sa « visiteuse ».
Presque aussi grand que l’Aiel, il en imposait encore plus, son regard jaune ne ratant aucun détail.
— Et prisonnière, qui plus est… Elle ne voulait pas venir ?
— Pendant que Gaul la ligotait, seigneur, répondit Neald, elle gigotait comme une truite qu’on vient de jeter sur la berge. Moi, je n’ai rien eu à faire, sinon observer le spectacle.
Une étrange remarque, surtout dite sur un ton si lourd de sens. Cet avorton, qu’aurait-il pu… ?
Soudain, Galina s’avisa de la présence d’un autre homme en veste noire. Un costaud aux traits burinés, une barrette d’argent en forme d’épée ornant son col montant. Alors, l’Aes Sedai se rappela où elle avait vu des hommes ainsi vêtus. Aux puits de Dumai, ils avaient surgi de trous béant dans l’air, juste avant qu’un triomphe espéré se transforme en désastre.
Neald et ses « trous ». Des portails, en réalité. Ces hommes étaient en mesure de canaliser.
Galina dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas tenter d’échapper à la prise du Murandien. Être si près de ce type lui retournait l’estomac. Et devoir supporter qu’il la touche…
Galina eut envie de gémir, une réaction qui la stupéfia. Enfin, elle était bien plus solide que ça ! En s’efforçant de ramener un peu d’humidité dans sa bouche plus sèche que du vieux parchemin, elle se concentra sur le calme extérieur, sa meilleure arme en toutes circonstances.
— Elle prétend être amie avec Sevanna, annonça Gaul.
— Une amie de Sevanna, fit Aybara, vêtue d’une robe blanche de gai’shain ? Une robe en soie, et avec des bijoux, mais quand même… Tu ne voulais pas venir, mais tu n’as pas canalisé le pouvoir pour empêcher Gaul et Neald de t’emmener ? Et tu parais morte de peur.
Aybara secoua la tête. Comment savait-il, pour la peur ?
— Après les puits de Dumai, je m’étonne de voir une Aes Sedai en compagnie de Shaido. Ignorerais-tu tout de cette bataille ? Gaul, Neald, lâchez-la donc. Après s’être laissé amener ici, je doute qu’elle essaie de s’enfuir.
— Les puits de Dumai ne comptent pas, fit Galina alors que ses ravisseurs obéissaient à Aybara.
Cela dit, ils restèrent sur ses flancs pour la surveiller, et elle se félicita d’avoir pu parler d’un ton si ferme. Il y avait deux hommes capables de canaliser sous la tente, et elle était seule – sans une once de Pouvoir, en plus de tout. Pourtant, elle se tenait bien droite, la tête haute. Une Aes Sedai se campait face à ces monstres, et elle devait leur en imposer. Mais Aybara, comment savait-il qu’elle avait peur ? Dans sa voix, ça ne s’entendait pas. Et sur son visage, on ne lisait sûrement rien.
— La Tour Blanche a des objectifs que seules les Aes Sedai peuvent connaître ou comprendre. Je suis ici au nom de la tour, et vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas. Une mauvaise idée pour tout homme attaché à sa tranquillité.
L’officier du Ghealdan hocha gravement la tête, comme s’il avait payé très cher cette leçon. Impassible, Aybara se contenta de dévisager Galina.
— Perrin Aybara, continua l’Aes Sedai, si je n’ai pas malmené ces deux-là, c’est parce que l’un d’eux a prononcé ton nom.
Si le Murandien ou l’Aiel faisait remarquer qu’un long moment s’était écoulé entre la capture et l’évocation du jeune seigneur, Galina avait une défense toute prête : trop surprise au début, elle avait réagi à retardement.
Par bonheur, les deux brutes se turent, et elle enchaîna :
— Ta femme, Faile, est sous ma protection, comme la reine Alliandre. Quand je n’aurai plus rien à faire avec Sevanna, je partirai avec ces deux prisonnières puis je les aiderai à gagner la destination de leur choix. En attendant, ta présence ici, Aybara, est une grave interférence. Ça, je ne puis l’accepter. De plus, ton inconscience met en danger la vie de ton épouse, de la reine… et la tienne. Dans le camp, il y a des dizaines de milliers d’Aiels. S’ils vous attaquent – et leurs éclaireurs vous localiseront vite, si ce n’est pas déjà fait –, ils vous réduiront en bouillie. En représailles, ils feront du mal aux deux prisonnières. Sevanna, rien ne garantit que je pourrais l’arrêter. Cette femme est cruelle, et quatre cents de ses Matriarches au moins savent canaliser le Pouvoir. Alors que je suis une Aes Sedai tenue par ses serments, ces sauvages s’autorisent toutes les formes de violence. Pour préserver Faile et Alliandre, tourne le dos au camp aiel et galope aussi vite que possible. Avec un peu de chance, les guerriers du Désert ne poursuivront pas des fuyards. Pour ta femme et tes hommes, c’est le seul espoir.
Du bon travail. S’il portait ses fruits, Aybara serait obligé de filer.
— Si Alliandre est en danger…, commença l’officier du Ghealdan.
D’une main levée, Perrin lui intima le silence. Miraculeusement, il l’obtint. Oui, comme ça, en une fraction de seconde. L’officier parut mécontent, mais il n’insista pas.
— Tu as vu Faile ? demanda Aybara, la voix tremblante. Elle va bien ? Pas de blessure ?
L’abruti semblait n’avoir pas compris un mot de la tirade de Galina.
— Elle va bien, oui, et elle est sous ma protection, je le répète, seigneur Perrin.
Si ce bouseux voulait se donner des airs de noble, Galina était disposée à entrer dans le jeu, pour un court moment.
— Tout comme Alliandre.
L’officier foudroya Galina du regard, mais il resta muré dans son silence.
— Tu devrais m’écouter, Aybara. Les Shaido te tueront.
— Approche et regarde ce document, dit le jeune seigneur.
— Ne te formalise pas du manque de courtoisie de ce garçon, Aes Sedai, souffla Berelain en tendant à la sœur une coupe de vin rouge. Comme tu peux le comprendre, il est sous tension, dans les circonstances présentes. Mais je ne me suis pas présentée : Berelain, Première Dame de Mayene.
— Je sais… Tu peux m’appeler Alyse.
Berelain sourit comme si elle devinait que c’était un faux nom mais se résignait à l’accepter. Pas pour la première fois, Galina regretta d’être obligée de négocier avec le fichu garçon et pas avec un de ces nobles cultivés qui se croyaient assez intelligents et fins pour rouler les Aes Sedai dans la farine.
Un abruti comme Aybara, lui, pouvait faire montre d’un entêtement à toute épreuve à cause, justement, de son ignorance. Mais au sujet des sœurs, il devait quand même avoir appris une ou deux choses. En le regardant de haut, Galina pouvait le convaincre qu’elle était bien plus influente qu’en réalité.
Sur sa langue, le vin se révéla avoir de profondes saveurs florales.
— Il est délicieux, dit-elle avec une parfaite sincérité.
Depuis des semaines, elle n’avait plus bu une gorgée de vin. Thevara se privant de ce plaisir, elle ne l’autoriserait pas à une inférieure. Si elle apprenait que Galina avait découvert plusieurs barriques à Malden, elle réquisitionnerait la piquette et ferait battre sa captive comme plâtre.
— Alyse Sedai, dit Berelain, il y a des sœurs dans ce camp. Par exemple, Masuri Sokawa, Seonid Traighan et même Annoura Larisen, ma conseillère. Quand ton entretien avec Perrin sera terminé, tu aimerais leur parler ?
Avec une désinvolture feinte, Galina releva sa capuche jusqu’à ce que son visage soit noyé dans les ombres. Très calme, elle but une autre gorgée de vin. Berelain étant ici, la présence d’Annoura s’expliquait parfaitement. Mais que faisaient dans ce coin les deux autres sœurs ? Après la déchéance de Siuan et le triomphe d’Elaida, elles avaient fui la tour avec une légion de traîtresses.
À cause d’un ordre d’Elaida, ces femmes ne savaient rien au sujet de l’enlèvement du garçon. Pourtant…
— Leur parler…, répéta Galina. Ce qu’elles font de leur vie les regarde. Même remarque pour moi…
En réalité, elle aurait donné cher pour en savoir plus sur ces femmes, mais pas si ça devait lui valoir d’être démasquée. Un ami du Dragon Réincarné devait savoir assez précisément ce qu’était une sœur rouge.
— Berelain, aide-moi à convaincre Aybara. Tes Gardes Ailés ne pourront rien contre la horde qu’enverront les Shaido. Et les lanciers du Ghealdan ne feront pas de différence. Pour ça, il faudrait une armée entière. Et encore ! Les Shaido sont innombrables, et ils disposent de centaines de Matriarches prêtes à utiliser comme une arme le Pouvoir de l’Unique. Je les ai vues à l’œuvre. Dans ce combat, tu pourrais périr. Ou être capturée. Si ça arrive, je ne te garantis pas de t’arracher à Sevanna quand je partirai.
Berelain éclata de rire comme si des milliers de Shaido et des centaines de Matriarches étaient un sujet de plaisanterie.
— Ne crains pas qu’ils nous trouvent, Aes Sedai ! Leur camp est à trois jours du nôtre, ou peut-être même quatre. Et pas très loin d’ici, le terrain devient très accidenté.
Trois jours, voire quatre. Galina frissonna. Elle avait été trop longue à comprendre. Trois ou quatre jours de voyage bouclés en une heure ! Grâce à un de ces « trous dans l’air » que générait la moitié masculine du Pouvoir. Sans le sentir, elle avait été assez proche d’un flux de saidin pour le toucher. Malgré ce choc, elle ne se démonta pas :
— Même ainsi, tu dois m’aider à les convaincre de ne pas vous attaquer. Ce serait désastreux pour Perrin, pour Faile et pour vous tous. Au-delà de ça, ma mission est importante. Berelain, tu as toujours été un soutien essentiel de la tour.
De la pure flagornerie, pour la dirigeante d’une simple cité-État et de quelques lopins de terre. Mais la brosse à reluire marchait aussi bien avec les nains qu’avec les géants.
— Alyse Sedai, Perrin est très têtu. Je doute qu’il change d’avis. Quand il a une idée en tête, pas moyen de l’en sortir.
Assez bizarrement, la jeune dirigeante eut un sourire mystérieux que n’aurait pas renié une sœur.
— Berelain, peux-tu remettre à plus tard ton bavardage avec cette femme ? intervint Aybara.
Ce n’était pas une vraie demande. Impatient, le jeune seigneur agita le document qu’il tenait.
— Alyse, tu veux bien regarder ?
Là encore, c’était un ordre. Pour qui se prenait ce jeune coq ? Traiter ainsi une Aes Sedai ?
Gagner la table mit un peu de distance entre Galina et Neald, mais ça la rapprocha de l’autre type en veste noire, qui la dévisageait intensément. Par bonheur, il y avait le meuble entre eux. Une barrière précaire, certes, mais qui encouragea Galina à ignorer l’homme et à consulter le document. Ce faisant, elle ne put s’empêcher de froncer les sourcils. C’était un plan de Malden avec l’aqueduc qui amenait en ville l’eau d’un lac situé à quelque deux lieues de là. On y voyait aussi une esquisse du camp des Shaido.
Plus grande surprise encore, des repères semblaient indiquer l’arrivée par vagues des clans, depuis que les Shaido avaient conquis la ville. La preuve que les hommes d’Aybara observaient le camp depuis assez longtemps.
Sur la table, un autre plan montrait exclusivement la ville, mais avec beaucoup plus de détails.
— Vous connaissez la taille du camp des Shaido, à ce que je vois… Donc, vous avez compris qu’une mission de sauvetage est impossible. Et le resterait même si vous disposiez de centaines de… (Prononcer ce nom lui arrachant la gorge, Galina désigna les deux hommes en noir.) Les Matriarches ne se laisseraient pas faire. Au bout du compte, on dénombrerait les morts par milliers. Et ta femme serait peut-être du lot, Aybara.
» Je l’ai dit et redit : Faile et Alliandre sont sous ma protection. Quand ma mission sera terminée, je les conduirai en sécurité. Au nom des Trois Serments, tu sais bien que je ne mens pas ! Ne va pas croire que ton lien avec Rand al’Thor te protégera si tu mets des bâtons dans les roues à la tour. Oui, je sais très exactement qui tu es. Crois-tu que ta femme me l’aurait caché ? Elle me fait confiance, et si tu veux la sauver, tu dois l’imiter.
L’abruti regarda Galina comme si sa tirade était entrée par une oreille pour ressortir par l’autre. Ses yeux étaient vraiment perturbants…
— Où dort-elle ? Et les autres femmes qui l’accompagnaient ? Montre-moi sur le plan.
— Impossible, lâcha Galina. Les gai’shain passent rarement deux nuits de suite au même endroit.
Avec ce mensonge venait de disparaître l’ultime possibilité, pour Galina, de laisser en vie Faile et les autres. À dire vrai, elle n’avait jamais eu l’intention de les aider, car seule son évasion comptait. Mais les tuer, jusque-là, n’aurait pas été indispensable. À présent, ça coulait de source, pour interdire qu’elles s’évadent et puissent dénoncer son énorme mensonge.
— Je la libérerai, grogna Aybara. Coûte que coûte.
Galina réfléchit à toute allure. Dissuader Aybara semblait impossible, mais il devait y avoir moyen de le retarder. Ça, elle devait le faire – au minimum.
— Veux-tu au moins différer ton action ? Pour ma mission, j’ai encore besoin de quelques jours.
Un délai précis stimulerait peut-être Faile. Avant, ç’aurait pu être dangereux. Une menace non exécutée perd tout son impact, et rien ne garantissait que la prisonnière était capable de voler le bâton dans les temps. À présent, prendre le risque s’avérait indispensable.
— Si je réussis à partir avec toutes les prisonnières, tu ne seras pas obligé de mourir pour rien. Quelques jours, Aybara !
Défoulant sa frustration, le jeune idiot tapa du poing sur la table.
— Tu auras ton délai, rugit-il. Peut-être même un peu plus, si…
Aybara ne finit pas sa phrase et riva ses étranges yeux dans ceux de Galina.
— Mais ce sera peut-être moins, car je ne peux rien te promettre. Si je m’écoutais, j’attaquerais sur-le-champ. Alors, ne compte pas que je laisse Faile croupir dans cet enfer en attendant que les plans d’une Aes Sedai portent leurs fruits. Elle est sous ta protection, dis-tu, mais qu’est-ce que ça signifie, venant d’une gai’shain ? Dans ce camp, on voit pas mal d’ivrognes. Parfois, même les sentinelles sont ivres. Les Matriarches boivent aussi ?
Le changement abrupt de sujet faillit déstabiliser Galina.
— Oui, mais uniquement de l’eau, donc n’espère pas les trouver en train de cuver.
La stricte vérité. Quand Galina répondait à une question, ça n’arrivait pas souvent. Cela dit, les Matriarches étaient l’exception qui confirmait la règle. Chez les Shaido, les beuveries se révélaient incessantes. De chaque raid, ils rapportaient de quoi soûler un régiment. Dans le camp, des distilleries produisaient un affreux tord-boyaux. Chaque fois que les Matriarches en détruisaient une, deux autres poussaient à la place. Mais ces informations auraient encouragé Aybara…
— Cela dit, j’ai accompagné d’autres armées, et on y boit plutôt plus que dans celle-là. Je donnerais une estimation de cent poivrots pour dix mille hommes. En quoi ça peut t’aider ? Allons, repose-toi sur moi. Quelques jours, une semaine, peut-être deux…
Aybara baissa les yeux sur le plan et serra le poing droit. Mais il parla calmement :
— Les Shaido vont-ils souvent en ville ?
Galina posa sa coupe sur la table et se redressa de toute sa hauteur. Si difficile qu’il fût de soutenir ce regard jaune, elle y parvint.
— Il est temps que tu me montres un peu de respect, Aybara. Je suis une Aes Sedai. Pas une fille de salle.
— Les Shaido vont-ils souvent en ville ? répéta Perrin – exactement sur le même ton.
Galina se retint d’exploser.
— Non ! Ils ont volé tout ce qui méritait de l’être, et même des choses sans valeur.
L’Aes Sedai regretta ces mots dès qu’ils eurent franchi ses lèvres. En temps normal, ils n’auraient pas tiré à conséquence, mais avec des hommes capables de faire des trous dans l’air…
— Cela dit, ne va pas comprendre qu’ils n’y vont jamais. En moyenne, quelques-uns y entrent chaque jour. Par lot de trente, environ, et parfois plus. Des groupes de deux ou de trois…
Le bouseux serait-il assez futé pour comprendre ce que ça voulait dire ? Méfiante, Galina lui mâcha le travail :
— Impossible de les neutraliser tous. Certains fileront prévenir le camp.
Aybara hocha la tête.
— Quand tu parleras à Faile, transmets-lui ce message. Le jour où elle verra du brouillard sur les crêtes et entendra des loups hurler au soleil, ses compagnes et elle devront gagner la forteresse de dame Cairen, dans le nord de la ville, et ne plus en sortir. Dis-lui aussi que je l’aime, et que je viendrai la sauver.
Des loups ? Ce miteux était-il fou ? Comment pouvait-il savoir que des loups… ? Les yeux jaunes sondant son âme, Galina ne fut plus très sûre de vouloir connaître la réponse.
— Je le lui dirai, mentit-elle.
Aybara comptait peut-être utiliser les hommes en veste noire pour récupérer sa femme et rien de plus. Mais pourquoi avait-il attendu si longtemps, dans ce cas ? Dans ces yeux jaunes se cachaient des secrets que Galina aurait aimé connaître. Ce garçon, qui voulait-il contacter ? Sûrement pas Sevanna. Pour ça, l’Aes Sedai aurait loué la Lumière, si elle ne s’était pas détournée de ces niaiseries depuis longtemps.
Qui arriverait bientôt ? Galina avait entendu parler d’un homme, mais ça pouvait être un roi accompagné de son armée. Ou al’Thor en personne. Celui-là, elle espérait ne jamais le revoir.
La fausse promesse de l’Aes Sedai sembla rassurer son interlocuteur, qui se détendit visiblement.
— La difficulté avec un casse-tête de forgeron, soupira-t-il en tapotant de l’index le plan de Malden, c’est de mettre en place la pièce-clé. Voilà qui est fait. Ou qui le sera bientôt.
— Alyse Sedai, resteras-tu pour le dîner ? demanda Berelain. C’est bientôt l’heure.
Dehors, la nuit tombait. En robe de laine sombre, une servante aux cheveux blancs en chignon vint allumer les lampes.
— Me promets-tu au moins une semaine ? demanda Galina. (Aybara secoua la tête.) Dans ce cas, chaque heure compte. Donc, je dois partir.
En réalité, l’Aes Sedai n’avait jamais envisagé de rester pour socialiser. À contrecœur, elle formula son ultime demande :
— Un de tes hommes pourrait-il me « raccompagner » jusqu’au camp ? Enfin, le plus près possible.
— Fais-le, Neald, ordonna Aybara. Et au moins, essaie d’être courtois.
Oser dire ça, ce mufle !
Galina inspira à fond et remonta sa capuche.
— Je veux que tu me frappes au visage, assez fort pour laisser un bleu.
Enfin, l’Aes Sedai était parvenue à ébranler son interlocuteur. Les grands yeux jaunes s’écarquillant, Aybara glissa les pouces dans sa ceinture, histoire de bloquer ses mains.
— Il n’en est pas question, lâcha-t-il.
L’officier du Ghealdan en resta bouche bée, et la servante n’en croyait pas ses oreilles. Pétrifiée, elle manqua ficher le feu à sa robe.
— Je l’exige, insista Galina. (Tout ce qui pourrait amadouer Thevara était bon à prendre.) Fais-le !
— Je doute qu’il obtempère, fit Berelain en approchant. C’est un vrai gentilhomme. Tu permets que je m’y colle ?
Galina acquiesça. C’était absurde, bien entendu, parce qu’une femme ne parviendrait pas à laisser…
Un instant, tout devint noir autour de l’Aes Sedai, puis sa vision revint, mais elle tituba. Un goût de sang dans la bouche, elle porta une main à sa joue et fit la grimace.
— J’y suis allée trop fort ? demanda Berelain, faussement navrée.
— Non, grogna Galina, luttant pour rester impassible.
En possession de son Pouvoir, elle aurait arraché la tête de cette garce. Mais si elle avait pu canaliser, rien de tout ça ne serait arrivé.
— L’autre joue, maintenant. Après, que quelqu’un aille chercher mon cheval.
Avec le Murandien, Galina traversa la forêt jusqu’à un endroit où de grands arbres gisaient sur le sol, les branches et le tronc lacérés. Pour elle, utiliser ce trou dans l’air serait une épreuve. Pourtant, quand un trait vertical se matérialisa puis s’élargit pour devenir un portail, elle ne songea pas à la souillure du saidin, mais talonna son cheval et traversa promptement.
Sans penser à rien, sinon à Thevara.
En découvrant qu’elle était sur le versant d’une colline, au-dessus du camp, Galina cria de joie. Puis elle tenta de rattraper le soleil couchant, mais perdit cette course.
Comme de juste, elle ne s’était pas trompée. Thevara n’accepta aucune excuse. En revanche, les bleus la perturbèrent. Par principe, elle ne laissait jamais de marques au visage…
La suite égala tous les cauchemars de Galina. Et elle dura plus longtemps qu’un mauvais rêve moyen. Alors qu’elle criait de douleur, l’Aes Sedai oublia jusqu’à son désir éperdu de s’approprier la copie du Bâton des Serments.
Elle se força à y repenser. Récupérer le bâton, tuer Faile et ses amies, puis reprendre sa liberté.
Egwene reprit lentement connaissance et se demanda où elle était. Encore sonnée, elle eut pourtant le réflexe de garder les yeux fermés. Faire semblant d’être toujours inconsciente ne se révéla pas très compliqué.
Sa tête reposait sur l’épaule d’une femme, et elle n’aurait pas pu la soulever, même si elle en avait eu envie.
L’épaule d’une Aes Sedai, elle sentait le Pouvoir…
Dans sa tête embrumée, les pensées dérivaient au ralenti. Ses membres, elle les sentait à peine. Malgré sa chute dans l’eau, sa robe d’équitation et son manteau étaient secs. Avec un tissage très simple, c’était facile à réaliser. Mais on ne l’avait sûrement pas séchée par bienveillance…
Egwene était assise entre deux sœurs, l’une exhalant un parfum floral entêtant. D’une main, chacune tenait la prisonnière à peu près droite. Au tangage permanent et au bruit, Egwene devina qu’elles étaient dans une diligence ou un coche.
Avec précaution, elle entrouvrit les yeux.
Sur les portières du véhicule, les rideaux étaient ouverts. Une mauvaise idée, vu l’odeur de pourri qu’ils laissaient ainsi entrer. Une véritable odeur de décharge d’ordures. Comment avait-on pu en arriver là à Tar Valon ? Une telle négligence, ça faisait déjà une raison de renverser Elaida.
À la lueur de la lune, Egwene distingua les trois Aes Sedai assises en face d’elle. Même si elle n’avait pas senti leur aptitude à canaliser, leur châle à longues franges aurait suffi à les identifier. À Tar Valon, porter un tel accessoire vestimentaire sans être une sœur n’était pas recommandé.
Étrangement, l’Aes Sedai de gauche était plaquée contre la paroi du coche, le plus loin possible des deux autres – qui se serraient l’une contre l’autre comme pour se protéger d’une pestiférée. Très étrange, ça…
Soudain, Egwene s’avisa qu’on ne l’avait pas coupée de la Source. Aucun bouclier. Malgré sa torpeur, elle songea que ça n’avait pas de sens. Ces femmes captaient sa puissance – comme elle sentait la leur – et bien qu’aucune ne fût faiblarde, elle aurait juré pouvoir les maîtriser toutes à condition d’être assez rapide. Comme un soleil brillant derrière son épaule, la Source Authentique l’appelait.
Devait-elle tenter le coup ? Avec l’esprit dans le brouillard, rien ne garantissait qu’elle pourrait s’unir au saidar. Qu’elle réussisse ou non, ses geôlières le sentiraient. Donc, il valait mieux attendre un peu. D’accord, mais combien de temps ? À coup sûr, on ne la laisserait pas indéfiniment sans bouclier.
À titre d’expérience, elle tenta de bouger les doigts de pied dans ses lourdes chaussures de cuir et constata, ravie, qu’ils lui obéissaient. Signe encourageant, la vie revenait dans ses membres. Et elle était de nouveau en mesure de lever la tête, même si ce serait difficile.
La substance qu’on lui avait fait avaler perdait de son efficacité. Combien de temps depuis sa capture ?
Egwene perdit le contrôle des événements à cause de la sœur aux cheveux noirs assise directement en face d’elle. Se penchant, cette femme la gifla assez fort pour qu’elle s’affale sur les genoux de la femme dont l’épaule soutenait sa tête.
D’instinct, la main d’Egwene vola vers sa joue. Plus question de feindre l’inconscience, désormais.
— Ce n’était pas indispensable, Katerine, dit une voix rauque.
Cette sœur-là remit la prisonnière droite. Sa tête tournant toute seule, Egwene vit que sa tortionnaire était Katerine Alruddin, une sœur rouge. Pour une raison étrange, identifier ses ravisseuses semblait vital. Pourtant, de cette Katerine, elle ne connaissait rien, à part son nom de famille et son Ajah. La sœur sur qui elle s’appuyait était blonde, mais à part ça, son visage noyé dans les ombres ne lui disait rien.
— Tu lui as donné trop de fourche-racine, dit-elle.
Egwene frissonna. C’était ça qu’on lui avait fait boire ? Dans sa mémoire, elle chercha tout ce que Nynaeve avait pu lui raconter sur cette infusion traîtresse. Mais elle pensait toujours au ralenti. Enfin, un peu moins, aurait-on dit. Selon Nynaeve, se souvint-elle, les effets mettaient longtemps à se dissiper.
— Je lui ai administré la dose requise, Felaana, répondit Katerine. Comme tu le vois, elle s’est réveillée au moment prévu. Avant que nous soyons à la tour, je veux qu’elle puisse marcher. Pas question de la trimballer encore.
Katerine foudroya du regard la sœur assise sur la gauche d’Egwene. Pritalle Nerbaijan continua pourtant à secouer la tête. Membre de l’Ajah Jaune, Pritalle faisait tout son possible pour ne pas devoir donner des cours aux novices et aux Acceptées. Quand on l’y forçait, elle ne cachait pas quelle corvée c’était pour elle.
— La faire porter par mon Harril n’aurait pas été convenable, dit-elle froidement. Pour ma part, je serais ravie qu’elle marche. Sinon, je ferai avec. Quoi qu’il en soit, j’ai hâte de la livrer aux autres. Si tu n’as aucune envie de la porter, Katerine, moi je refuse de la surveiller toute la nuit dans le donjon.
Katerine hocha nerveusement la tête.
Le donjon ! Bien sûr, pensa Egwene, elle finirait dans une minuscule cellule, dans les sous-sols de la tour. Après, Elaida l’accuserait d’avoir usurpé le titre de Chaire d’Amyrlin. Pour ce crime, le châtiment était la mort. Bizarrement, ça n’angoissa pas la prisonnière. Peut-être à cause de la maudite potion.
De Romanda ou de Lelaine, laquelle « consentirait » à être nommée Chaire d’Amyrlin des rebelles, après sa mort ? Ou ces deux femmes continueraient-elles à se crêper le chignon, laissant la rébellion aller à vau-l’eau – et ses membres retourner sous l’aile d’Elaida ? Une triste perspective, ça. Désespérante, même.
Si la fourche-racine ne bloquait pas ses émotions – puisqu’elle pouvait être triste –, pourquoi Egwene n’avait-elle pas peur ? Du pouce, elle voulut toucher sa bague au serpent et constata qu’on la lui avait confisquée.
Alors, sa colère explosa. Ces femmes pouvaient la tuer, mais elles ne la priveraient pas de son identité d’Aes Sedai.
— Qui m’a trahie ? demanda-t-elle, fière de parler d’un ton égal. Le révéler n’est pas dangereux, puisque je suis entre vos mains.
Les sœurs la regardèrent comme si elles s’étonnaient qu’elle ait encore une voix.
Katerine se pencha de nouveau et arma son bras. Quand Felaana lui saisit le poignet pour bloquer la gifle, les yeux de la sœur rouge lancèrent des éclairs.
— Elle sera exécutée, ça ne fait pas de doute, dit Felaana. Mais c’est une Initiée de la tour, et aucune d’entre nous n’a le droit de la frapper.
— Lâche mon poignet, la marron ! rugit Katerine.
L’aura du saidar l’enveloppa. Plutôt étrange, entre des complices.
En un clin d’œil, l’aura entoura toutes les femmes présentes dans le coche, à l’exception d’Egwene. Comme des chats avant de feuler puis d’attaquer, elles se défièrent du regard.
À part Katerine et la grande sœur assise à côté d’elle, qui ne se regardèrent pas. Mais les autres les bombardèrent de coups d’œil assassins. Par la Lumière, que se passait-il donc ? Dans le coche, l’hostilité était à couper au couteau.
Après un moment, Felaana lâcha le poignet de Katerine et se cala à la banquette. Mais personne ne se déconnecta de la Source.
Egwene devina pourquoi. Aucune de ces femmes ne voulait être la première à le faire. À la lueur de la lune, toutes arboraient une impassibilité de statue, mais Felaana serrait convulsivement son châle et la sœur qui se tenait le plus loin possible de Katerine lissait frénétiquement sa jupe.
— Il est temps de prendre quelques précautions, annonça Katerine en tissant un bouclier. Il serait dommage que tu tentes une manœuvre inutile.
Sous le regard vicieux de la sœur, Egwene se laissa envelopper par le bouclier. Dans son état, elle doutait de pouvoir tisser le saidar. De toute façon, contre cinq femmes déjà unies au Pouvoir, elle n’aurait pas résisté longtemps.
La sagesse de la prisonnière parut décevoir la sœur rouge.
— C’est sûrement la dernière nuit que tu passes en ce monde, lâcha-t-elle. Selon moi, dès demain, Elaida te fera calmer puis décapiter.
— C’est peut-être même pour ce soir, dit la sœur qui se montrait relativement amicale avec sa collègue rouge. Elaida est très pressée de se débarrasser de toi.
Contrairement à Katerine, cette femme se contentait d’énoncer une évidence. Pourtant, c’était sûrement une sœur rouge, comme son « amie ». Du coin de l’œil, elle observait les trois autres Aes Sedai, comme si l’une d’entre elles risquait de tenter quelque chose. De plus en plus étrange.
Refusant de faire plaisir à ces femmes, Egwene resta très calme. Le meilleur moyen de mécontenter Katerine, à coup sûr.
Jusqu’à la hache du bourreau, Egwene entendait préserver sa dignité. Qu’elle ait ou non fait des merveilles à ce poste, elle entendait mourir comme une Chaire d’Amyrlin.
La femme plaquée contre la paroi prit la parole. Son fort accent de l’Arafel aida Egwene à mettre un nom sur son visage étroit et long. Berisha Terakuni, une sœur grise connue pour interpréter les lois avec la plus extrême rigueur, mais en penchant toujours du côté de la répression.
— Ni ce soir ni demain, Barasine, dit-elle. Pour ça, il faudrait qu’Elaida convoque les représentantes au milieu de la nuit, et qu’elles soient assez complaisantes pour voter. Pour une telle affaire, il faut une haute cour, et ça ne s’improvise pas. De plus, le Hall est beaucoup moins prompt à soutenir Elaida, ces derniers temps. Le vote aura lieu, mais nul ne peut dire quand.
— Le Hall répondra dès qu’Elaida claquera des doigts, marmonna Katerine. Sinon, elle distribuera les pénitences, et les représentantes regretteront leur insubordination. Dès que nous avons vu qui nous venions de capturer, Jala et Merym ont filé à bride abattue. Elaida doit déjà être informée, et pour cette proie, je parie qu’elle tirera les représentantes du lit. De ses propres mains, s’il le faut.
S’adressant à Berisha, elle siffla :
— Elle te proposera peut-être pour le Siège du Pardon. Tu aimerais ça ?
Berisha se redressa, indignée, et ajusta son châle. Parfois, la sœur qui défendait une accusée risquait la même sentence que sa cliente. Dans certains cas, c’était sans doute inévitable. Malgré tout ce que Siuan lui avait enseigné, Egwene n’avait pas idée de la réponse.
— Ce qui m’intéresse, dit Berisha à la prisonnière en ignorant superbement les deux femmes assises à côté d’elle, c’est ce que tu as fait à la chaîne du port. Comment inverser le processus ?
— C’est impossible, répondit Egwene. La chaîne est en cuendillar, désormais. Même le Pouvoir ne saurait la briser. Au contraire, il la renforcerait. En revanche, en cassant une bonne partie de la muraille du port, vous pourrez la retirer puis la vendre. Si quelqu’un peut s’offrir un tel poids de cuendillar, bien entendu. Mais qui voudrait d’un objet pareil ?
Cette fois, personne n’empêcha Katerine de gifler la prisonnière. Très fort, bien sûr.
— Ferme-la ! rugit la sœur rouge.
Un bon conseil, si Egwene ne voulait pas se faire tabasser. Ayant déjà le goût du sang dans la bouche, elle tint sa langue, et un lourd silence s’abattit sur le coche où cinq femmes unies à la Source se regardaient en chiens de faïence.
Un spectacle stupéfiant. Pour une mission pareille, pourquoi Elaida avait-elle choisi des sœurs qui se détestaient ? Une démonstration de force, juste pour le plaisir ?
Aucune importance ! Si Elaida la laissait vivre jusqu’au matin, Egwene pourrait informer Siuan de ce qui lui arrivait – et sans doute aussi Leane. Ainsi, Siuan saurait qu’elles avaient été trahies, et avec de la chance, elle démasquerait la coupable. Le seul moyen pour que la rébellion survive à tout ça.
Egwene improvisa sur ce thème une petite prière pour la Lumière. Son sort était secondaire. Pas le reste…
Quand le coche s’immobilisa, la prisonnière était assez ingambe pour en sortir sans aide. La tête encore embrumée, elle tenait debout, mais courir aurait été hors de question. De toute façon, si elle essayait, on la rattraperait après quelques pas. En conséquence, elle resta sagement près du coche laqué de noir et attendit, aussi patiente que les quatre chevaux toujours harnachés. Après tout, elle l’était aussi, en un certain sens.
Levant les yeux, Egwene étudia la Tour Blanche. Peu de fenêtres étaient encore éclairées – toutes non loin du sommet, là où résidait Elaida.
Tout ça était de plus en plus étrange. Prisonnière et promise à mourir bientôt, Egwene avait le sentiment d’être revenue chez elle. La tour lui redonnait de la vigueur.
La flamme de Tar Valon sur la poitrine, les deux laquais en livrée qui avaient fait le trajet sur le marchepied arrière du coche sautèrent à terre et vinrent proposer une main gantée de blanc à toutes les femmes qui descendaient du véhicule. Seule Berisha se laissa aider, sans doute pour être plus vite sur les pavés et pouvoir surveiller les autres.
Barasine foudroya les pauvres domestiques du regard, l’un d’eux blêmissant tandis que l’autre manquait s’étouffer en avalant de travers. Pressée d’épier de nouveau ses compagnes, Felaana congédia les deux malheureux d’un vague geste.
Les cinq sœurs étaient toujours unies à la Source, même ici.
Le coche s’était arrêté sous quatre lanternes de bronze, face à l’entrée principale de derrière, au pied du grand escalier qui menait au deuxième niveau. Non sans surprise, Egwene vit qu’une seule novice attendait sur la dernière marche en resserrant autour d’elle les pans de son manteau blanc. Elaida n’aurait-elle pas dû venir en personne ? N’aurait-elle pas dû triompher lourdement, comme n’importe qui s’y serait attendu ?
Egwene fut encore plus surprise quand elle reconnut la novice. Nicola Treehill ! Le dernier endroit où elle aurait cru trouver cette fugitive, c’était bien la Tour Blanche.
Dès qu’elle reconnut Egwene, Nicola écarquilla les yeux, elle aussi très surprise. Mais elle se ressaisit et s’inclina humblement devant les sœurs.
— Katerine Sedai, dit-elle, la Chaire d’Amyrlin ordonne que la prisonnière soit livrée à la Maîtresse des Novices. Silviana Sedai a déjà ses ordres, bien entendu.
— Finalement, on dirait que tu vas dérouiller, ce soir, grinça Katerine.
Egwene se demanda si cette femme la détestait pour une raison personnelle, si elle abominait ce qu’elle représentait, ou si elle haïssait tout le monde. « Dérouiller », ça voulait dire subir une flagellation, et c’était sûrement pire que tout ce qu’on lui avait jamais infligé.
Très calme, Egwene soutint le regard de Katerine, dont le sourire cruel finit par s’effacer.
Pour encaisser la douleur, les Aiels avaient une méthode. Ils l’accueillaient, s’y abandonnant sans résister ni tenter d’étouffer leurs cris. Qui sait ? ça aiderait peut-être. Selon les Matriarches, la souffrance, quand on procédait ainsi, était évacuée sans avoir vraiment d’emprise sur sa victime.
— Si Elaida a l’intention de faire traîner cette affaire en longueur, dit Felaana, je me retire du jeu pour ce soir. (Elle foudroya tout le monde du regard, Nicola comprise.) Cette fille va être calmée et exécutée. N’est-ce pas suffisant ?
Soulevant l’ourlet de sa robe, la sœur blonde s’engagea dans l’escalier – presque au pas de course. Et sans se séparer de la Source, à tout hasard…
— Je suis d’accord, annonça Pritalle. Harril, je vais t’accompagner aux écuries, où tu dois conduire Lance Sanglante.
Un type trapu au teint sombre sortit des ombres. Tenant un cheval par la bride, il s’inclina devant son Aes Sedai. Le visage de marbre, il portait une cape-caméléon qui le dissimulait presque entièrement quand il restait immobile et changeait en permanence de couleur lorsqu’il se déplaçait. Sans dire un mot, il suivit Pritalle dans les ténèbres – mais en se retournant souvent, pour assurer leurs arrières.
Pritalle aussi restait unie à la Source. Dans cette affaire, quelque chose échappait décidément à Egwene.
Sans crier gare, Nicola s’inclina de nouveau puis se lança dans une étrange tirade :
— Mère, je suis désolée de m’être enfuie. Ici, j’espérais avancer plus vite. Avec Areina, nous pensions…
— Ne l’appelle pas Mère ! aboya Katerine.
Une lanière d’air s’abattit sur les fesses de la novice, lui arrachant un cri de douleur.
— Si tu es au service de la Chaire d’Amyrlin, ce soir, cours lui dire que ses ordres seront exécutés, parole de sœur rouge ! Allez, file !
Avec un dernier regard affolé pour Egwene, la novice détala à toutes jambes – si vite qu’elle faillit par deux fois s’emmêler les pinceaux et tomber. Pauvre Nicola… Ses espoirs avaient sûrement été déçus, et si la tour découvrait son âge… Pour y entrer, elle avait dû mentir – une de ses nombreuses mauvaises habitudes.
Egwene chassa la novice de ses pensées. Son sort ne la regardait plus, désormais.
— Il n’était pas utile de terrifier cette fille, déclara Berisha – contre toute attente. Les novices doivent être guidées, pas tarabustées.
Une entorse à sa rigidité habituelle…
Katerine et Barasine entourèrent la sœur grise et la fixèrent intensément. Deux chattes en colère, toujours, mais qui venaient de repérer une souris.
— Tu entends venir avec nous chez Silviana ? demanda Katerine avec un méchant sourire. Seule ?
— Tu n’as donc pas peur, sœur grise ? railla Barasine. (Elle agita un bras pour faire onduler les franges de son châle.) Rien que toi et nous deux ?
Les laquais ne bougeaient plus. À l’évidence, ils auraient donné cher pour être ailleurs. Faute de mieux, ils se faisaient tout petits.
Pas plus grande qu’Egwene, Berisha se redressa et resserra les pans de son châle autour de son torse.
— Les menaces sont formellement proscrites par les lois de…
— Barasine t’a-t-elle menacée ? coupa Katerine – avec tout le tranchant d’une dague. Elle a simplement voulu savoir si tu avais peur. Serait-ce le cas ?
Blanche comme un linge, Berisha écarquilla de plus en plus les yeux, comme si elle voyait des horreurs qu’elle aurait préféré ne jamais connaître.
— Je… Eh bien, je crois que je vais faire un tour dans le parc, couina-t-elle enfin.
Sans quitter les deux sœurs rouges du regard, elle s’éloigna vivement. Saluant son départ, Katerine eut un petit rire sec.
De la pure folie. Même des sœurs qui se détestaient ne se comportaient pas ainsi. Et aucune femme aussi aisément intimidable que Berisha n’était censée porter le châle. Dans la Tour Blanche, quelque chose clochait – et pas qu’un peu.
— On y va ! lança Katerine en s’engageant dans l’escalier.
Se coupant de la Source, Barasine prit Egwene par le bras et suivit sa collègue rouge. N’ayant pas le choix, la prisonnière se laissa entraîner. Bizarrement, elle se sentait presque euphorique.
Une fois dans la tour, le sentiment d’être de retour chez elle se confirma. Les murs blancs, avec leurs frises et leurs tapisseries… Les dalles du sol de couleurs vives… Tout ça semblait aussi familier que la cuisine de la mère d’Egwene, à Champ d’Emond. Peut-être plus, même… Car la cuisine maternelle, voilà longtemps qu’elle ne l’avait pas vue, alors que ce décor…
À chaque inspiration, Egwene gagnait de la force. Mais il y avait des bizarreries, quand même. Alors qu’il ne pouvait pas être si tard que ça, toutes les lampes étaient allumées, et on ne voyait personne. Même au cœur de la nuit, quelques sœurs arpentaient en permanence les couloirs. Bien avant l’aube, Egwene avait souvent vu l’une ou l’autre sœur s’acquitter d’une mission urgente avec la grâce et la majesté qu’elle doutait d’avoir un jour. En matière d’horaires, les Aes Sedai n’en faisaient qu’à leur tête, et certaines sœurs marron n’étaient quasiment jamais réveillées tant que brillait le soleil. Pour des érudites, la nuit se révélait plus propice à la concentration, et personne ne risquait de les déranger.
Là, il n’y avait pas âme qui vive. Et à première vue, Katerine et Barasine trouvaient ça tout à fait normal. Comme si le vide et le silence étaient de rigueur, désormais.
Sortant d’une cage d’escalier, une sœur finit par apparaître, venant des profondeurs de la tour. Bien en chair et vêtue d’une jupe d’équitation à rayures rouges, cette femme semblait en permanence sur le point de sourire – une illusion dangereuse, considérant son châle aux longues franges rouges.
Katerine et les quatre autres avaient sûrement mis le leur pour qu’on leur fiche la paix sur les quais. À Tar Valon, personne ne cherchait de noises à une sœur – ni n’en approchait, quand c’était possible. Mais pourquoi l’inconnue portait-elle son châle dans la tour ?
Dès qu’elle vit Egwene, la sœur fronça les sourcils noirs qui surplombaient ses yeux d’un bleu brillant. Puis elle plaqua les poings sur ses hanches, laissant son châle glisser jusqu’à ses coudes.
Egwene aurait juré n’avoir jamais vu cette femme. Apparemment, l’inverse était faux.
— Eh bien, mais c’est la fille al’Vere ! C’est elle que la rébellion a envoyée au port du Nord ? Pour cette prise, Elaida vous couvrira de récompenses, vous pouvez me croire. Mais regardez l’arrogance de cette gamine. On dirait que vous l’escortez, pas qu’elle est prisonnière. Je l’imaginais en larmes, implorant notre clémence.
— Les derniers effets de la potion, souffla Katerine avec un regard mauvais pour Egwene.
Barasine secoua la prisonnière par le bras. Après avoir titubé, Egwene réussit à reprendre son équilibre et ne se départit pas un instant de son impassibilité.
— Elle est en état de choc, conclut la sœur rouge enveloppée. (Sans véritable compassion, mais comparée à Katerine, c’était un parangon de bienveillance.) J’ai déjà vu ça.
— Comment ça se passe au port du Sud ? demanda Barasine.
— Pas aussi bien que pour vous, dirait-on. Alors que tout le monde poussait des cris d’orfraie parce que nous étions deux sœurs rouges, j’ai eu peur que nous flanquions la frousse à nos proies. En fait, heureusement que nous étions deux, parce que nous avons pu bavarder… En tout, nous avons coincé une Naturelle, mais pas avant qu’elle ait transformé en cuendillar une bonne moitié de la chaîne. Après, nous avons failli faire crever les chevaux du coche, tellement nous étions pressées de rentrer. Mais Zanica tenait à ce qu’on ne traîne pas. Elle a même remplacé le cocher par son Champion.
— Une Naturelle…, fit Katerine, méprisante.
— La moitié de la chaîne seulement ? intervint Barasine, le soulagement audible dans sa voix. Donc, le port du Sud n’est pas bloqué.
Quand elle saisit ce que ça impliquait, Melare fronça de nouveau les sourcils.
— Nous verrons exactement ce qu’il en est ce matin, dit-elle, quand on abaissera la partie qui est encore en fer. L’autre ne bougera plus, dure comme une barre… de cuendillar. Selon moi, seuls les plus petits navires passeront. (Elle secoua la tête, perplexe.) Il y avait quelque chose d’étrange, cela dit. Plus qu’étrange, même. Au début, nous n’avons pas pu localiser la Naturelle ni sentir qu’elle canalisait. Autour d’elle, il n’y avait pas d’aura, et on ne voyait pas ses tissages. La chaîne est devenue blanche, c’est tout. Si le Champion d’Arabis n’avait pas repéré le bateau, la Naturelle aurait pu nous échapper.
— Bien joué, Leane…, murmura Egwene.
Un court instant, elle ferma les yeux. Leane avait tout planifié avant d’être en vue du port. Son pouvoir occulté, elle avait brouillé les pistes. Si elle s’était montrée aussi astucieuse, Egwene aurait pu s’en sortir. Mais avec des « si », on aurait mis Tar Valon en bouteille.
— Leane, c’est le nom qu’elle nous a donné, dit Melare, le front plissé.
Ses sourcils, très fournis, étaient vraiment expressifs.
— Leane Sharif, de l’Ajah Vert. Deux mensonges incroyablement stupides. Desala est en train de l’écorcher vive, dans les sous-sols, mais elle ne craque pas. J’ai dû prendre un peu l’air. Le fouet, ce n’est pas mon truc, même pour les traîtresses. Tu connais cette astuce, gamine ? Celle qui permet de cacher les tissages.
Par la Lumière ! Ces femmes prenaient Leane pour une Naturelle qui faisait semblant d’être une Aes Sedai !
— Elle dit la vérité… Avoir été calmée lui a coûté son visage sans âge, la faisant paraître plus jeune. Une fois guérie par Nynaeve al’Meara, elle a choisi un nouvel Ajah, puisqu’elle n’appartenait plus au Bleu. Posez-lui des questions auxquelles seule Leane Sharif peut répondre, et vous verrez…
Une boule d’Air emplissant sa gorge, Egwene fut obligée de se taire, la bouche grande ouverte.
— Rien ne nous force à écouter ces bêtises, marmonna Katerine.
Melare sonda pourtant le regard d’Egwene.
— C’est complètement tordu, c’est sûr, finit-elle par dire, mais tout de même, poser d’autres questions que : « Quel est ton nom ? » semble judicieux. Au pire, on s’ennuiera moins en interrogeant cette femme.
» Et celle-là, Katerine ? On la conduit dans les sous-sols ? Je n’ai guère envie de laisser Desala trop longtemps en tête à tête avec l’autre. Elle méprise les Naturelles et déteste les femmes qui se font passer pour des Aes Sedai.
— Les sous-sols, c’est pour plus tard, répondit Katerine. Elaida veut qu’on l’amène chez Silviana.
— Tant que je découvre cette astuce d’occultation, grâce à elle ou à l’autre captive, ça ne me dérange pas.
Après avoir ajusté son châle, Melare prit une grande inspiration et repartit d’où elle venait avec l’expression d’une femme chargée d’une tâche qui ne l’enthousiasme pas.
Egwene eut un peu d’espoir pour Leane. Désormais, elle était « l’autre prisonnière », plus « la Naturelle ».
Katerine reprit son chemin dans le couloir en silence. Sans ménagement, Barasine poussa Egwene devant elle en marmonnant entre ses dents sur l’absurdité d’imaginer qu’on puisse apprendre quoi que ce soit d’une Naturelle ou d’une Acceptée affabulatrice.
Être poussée par une femme aux jambes bien plus longues que les siennes – et avec la bouche ouverte, de la bave dégoulinant sur le menton – n’était pas une situation idéale pour préserver sa dignité. Pourtant, Egwene y parvint autant que c’était possible.
À supposer qu’elle s’en souciât… Car les dires de Melare lui laissaient beaucoup à penser. Melare, en plus des cinq sœurs de son coche ? Ça ne pouvait pas signifier ce qui semblait évident, pas vrai ? Sauf que…
Très vite, les dalles bleues et blanches du sol devinrent rouges et vertes. Entre deux tapisseries à motifs floraux et aviaires, le trio s’arrêta devant une porte de bois sans aucun signe distinctif, mais soigneusement cirée et connue de toutes les Initiées de la tour.
Avec ce qu’on aurait pu interpréter comme de la réticence, Katerine frappa au battant. Quand une voix puissante lança un « Entrez ! » plein d’assurance, elle inspira profondément avant de répondre à cette invitation. Gardait-elle de mauvais souvenirs de ce bureau, du temps où elle était novice ou Acceptée ? Ou n’avait-elle aucune envie de rencontrer la maîtresse des lieux ?
Le bureau était tel qu’Egwene s’en souvenait. Une petite pièce sombre aux murs lambrissés et au mobilier minimaliste. À part le guéridon sculpté, près de la porte, et le cadre du miroir, sur le mur du fond, où s’accrochaient des restes de dorure, rien ici n’était ornementé. Les lampes à pied ou de bureau, pas du tout assorties, n’auraient pas déparé dans un bazar pour nécessiteux.
Chaque nouvelle Chaire d’Amyrlin nommait une Maîtresse des Novices bien à elle. Pourtant, aurait parié Egwene, rien n’avait changé ici depuis des siècles, en particulier la collection de badines et de fouets.
L’actuelle Maîtresse des Novices – à la tour, en tout cas – attendait ses visiteuses debout. Solidement bâtie et presque aussi grande que Barasine, elle arborait un gros chignon brun – une coiffure qui soulignait son menton volontaire.
En permanence, Silviana Brehon dégageait une impression d’autorité obtuse et de rigidité mentale. Sur sa jupe sombre, des rayures rouges proclamaient son appartenance, mais son châle, pour l’heure, reposait sur le dossier d’une chaise, derrière la table de travail.
Les grands yeux de Silviana se posèrent sur Egwene, aussitôt convaincue que cette femme connaissait non seulement la moindre de ses pensées, mais aussi celles qui traverseraient son esprit le lendemain.
— Veuillez attendre dehors, dit la Maîtresse des Novices aux deux sœurs rouges.
— Attendre dehors ? répéta Katerine, incrédule.
— Oui. Lequel de ces deux mots ne comprends-tu pas, Katerine ? Tu veux un dessin ?
Apparemment, ça n’allait pas être utile. Rouge comme une pivoine, Katerine ne desserra pas les lèvres. L’aura du saidar l’enveloppant, Silviana détissa le bouclier avec précaution, sans laisser à la prisonnière une ouverture lui permettant de s’unir à la Source.
Egwene était sûre d’en être capable, à présent. Mais Silviana, loin d’être faible, s’était entourée elle-même d’un bouclier impénétrable.
Le bâillon d’Air disparut aussi. Consciente d’être impuissante, Egwene sortit un mouchoir de sa bourse et essuya la bave qui souillait son menton. Sa bourse ayant été fouillée – elle plaçait toujours le mouchoir tout au-dessus –, elle devrait attendre pour savoir si on lui avait pris autre chose que sa bague au serpent. De toute façon, rien de ce qu’elle rangeait là-dedans n’aurait aidé une prisonnière. Un peigne, des aiguilles, une paire de ciseaux et d’autres petits objets de ce genre. L’étole de la Chaire d’Amyrlin, aussi, très soigneusement pliée…
Quels vestiges de dignité pouvait-on conserver quand on allait être flagellée ? Elle le saurait très bientôt. Pour l’instant, il fallait vivre le moment présent.
Les bras croisés, Silviana étudia sa proie jusqu’à ce que la porte se soit refermée derrière les deux sœurs rouges.
— Au moins, dit-elle, tu n’es pas hystérique. Voilà qui nous facilitera les choses. Mais pourquoi es-tu si calme ?
— L’inverse servirait à quoi ? riposta Egwene en remettant le mouchoir à sa place. Je ne vois pas comment ça pourrait m’aider.
Silviana approcha de son bureau, consulta un document posé dessus et leva les yeux de temps en temps. Sur son visage de marbre, impossible de lire quoi que ce soit.
Egwene attendit paisiblement, les mains sagement croisées. Même de loin et à l’envers, elle avait reconnu l’écriture d’Elaida. La Maîtresse des Novices devait espérer que l’attente lui minerait les nerfs. En vain. La patience était la seule arme qui lui restait, désormais.
— La Chaire d’Amyrlin a mûrement réfléchi à ce que tu subiras, dirait-on…
Si Silviana espérait qu’Egwene sauterait d’un pied sur l’autre ou se tordrait les mains d’angoisse, elle en fut pour ses frais. Mais elle ne trahit pas sa déception.
— Son plan est prêt depuis longtemps. Elle ne veut pas que la Tour Blanche te perde. Même chose pour moi. Selon Elaida, tu as été manipulée, et on ne doit pas te juger coupable. Du coup, tu ne seras pas accusée d’usurpation de titre. En revanche, ton nom a été retiré du registre des Acceptées et réintégré à celui des novices. Tu veux mon avis ? J’approuve cette décision, même si ça n’a jamais été fait. Bien que très puissante dans le Pouvoir, tu n’as rien appris de ce que doit savoir une novice. Mais tu ne risques pas de devoir repasser l’épreuve. Même moi, je ne forcerai pas quelqu’un à vivre ça deux fois.
— Ayant été nommée Chaire d’Amyrlin, dit Egwene, toujours très calme, je suis en fait une Aes Sedai.
Malgré les apparences, lutter pour un titre au péril de sa vie n’était pas absurde. Si elle se pliait à tout, les conséquences, pour la rébellion, serait aussi dévastatrices que son exécution. Et peut-être plus. Redevenir une novice ? C’était risible.
— Je peux citer la loi correspondante, si vous voulez.
Le front plissé, Silviana s’assit, saisit un gros livre relié de cuir et l’ouvrit. Le registre des punitions… Trempant sa plume dans un encrier très simple, elle y ajouta une annotation.
— Tu viens de mériter ta première visite dans mon bureau. Au lieu de… procéder tout de suite, je te laisse la nuit pour réfléchir à tout ça. Un peu de méditation t’éclaircira les idées.
— Pensez-vous me forcer à renier ce que je suis en me menaçant d’une correction ?
Egwene s’efforça de mettre dans sa voix toute l’incrédulité du monde. Sans être sûre d’avoir réussi…
— Il y a correction et correction…, souffla Silviana.
Après en avoir nettoyé la pointe, elle remit la plume sur son support de verre et dévisagea Egwene.
— Tu as eu Sheriam Bayanar comme Maîtresse des Novices… (Silviana secoua la tête.) J’ai consulté son registre des punitions. Elle laissait passer bien trop d’offenses et se montrait laxiste avec ses favorites. Résultat, elle devait distribuer plus de corrections qu’elle l’aurait dû. Par mois, j’en inflige deux tiers de moins qu’elle, parce que je fais en sorte que ça marque l’esprit des filles. Histoire qu’elles n’aient plus à revenir dans mon bureau…
— Quoi que vous fassiez, je ne me renierai pas, assura Egwene. Comment comptez-vous… procéder pour que ça marche ? On m’escortera en cours et je serai en permanence sous un bouclier ?
Silviana s’adossa à son siège et posa les mains sur la table.
— Tu as l’intention de résister aussi longtemps que possible, pas vrai ?
— Je ferai de mon mieux, oui…
— Et moi aussi ! Le jour, tu ne seras pas sous un bouclier. Mais toutes les heures, on te donnera une petite dose de fourche-racine.
Silviana fit la moue en prononçant ce nom. Prenant les instructions d’Elaida, elle sembla vouloir les lire, mais les laissa retomber sur la table et se frotta les doigts comme si une substance toxique y adhérait.
— Je n’aime pas cette potion. Une arme qui semble dirigée directement contre les Aes Sedai. Une femme incapable de canaliser peut boire cinq fois la dose qui terrasse une sœur, et ce en ayant à peine la tête qui tourne. Une décoction répugnante ! Mais très utile. On devrait peut-être en faire boire aux Asha’man… Une faible dose n’altérera pas tes perceptions, mais tu ne pourras pas canaliser le Pouvoir. Enfin, presque pas. Si tu refuses de boire, on t’y forcera. Étant étroitement surveillée, tu n’auras pas la moindre occasion de t’enfuir. La nuit, tu seras placée sous un bouclier. La quantité de fourche-racine requise pour t’assommer jusqu’au matin te rendrait malade toute la journée suivante.
» Tu es une novice, Egwene, et tu le resteras. En dépit des ordres de Siuan Sanche, beaucoup de sœurs te tiennent pour une fugitive, et certaines jugeront qu’Elaida a eu tort de ne pas te faire décapiter. Toutes seront à l’affût de la moindre faute ou infraction. Pour l’instant, ce que tu nommes une « correction » ne te fait pas peur, mais qu’en sera-t-il quand on t’enverra cinq, six ou sept fois par jour dans mon bureau ? Nous verrons combien de temps il te faudra pour changer d’avis.
À sa propre surprise, Egwene eut un petit rire et Silviana fronça les sourcils. Puis sa main se tendit vers sa plume.
— J’ai dit quelque chose de drôle, ma fille ?
— Pas du tout, répondit Egwene, parfaitement sincère.
Elle avait envisagé d’aborder la souffrance à la manière des Aiels. Avec un peu de chance, ça fonctionnerait, et elle pourrait au passage préserver sa dignité. Pendant les punitions, en tout cas. Pour le reste, elle verrait ce qu’elle pourrait faire.
Silviana renonça à saisir sa plume.
— Pour ce soir, j’en ai fini avec toi. Cela dit, je te verrai avant le petit déjeuner. Suis-moi.
Elle se leva et gagna la porte, sûre qu’Egwene la suivrait.
Exactement ce que fit la prisonnière. Attaquer physiquement la Maîtresse des Novices ne lui aurait rien valu d’autre qu’une deuxième annotation dans le registre des punitions.
De la fourche-racine… Eh bien, elle trouverait sans doute une riposte. Sinon… Une possibilité qu’elle refusait d’envisager.
Katerine et Barasine furent plus que surprises en entendant le plan d’Elaida. Et très mécontentes d’apprendre qu’elles devraient surveiller Egwene le jour et la garder sous un bouclier la nuit. Pour les apaiser, Silviana leur assura que d’autres sœurs prendraient le relais après une heure ou deux.
— Pourquoi toutes les deux ? demanda Katerine.
Cette remarque lui valut un regard noir de Barasine. Si une seule devait s’y coller, ça ne serait pas Katerine, plus haut placée dans la hiérarchie.
— Avant tout parce que j’en ai décidé ainsi, fit Silviana.
Elle attendit que ses deux collègues rouges aient acquiescé, ce qu’elles firent à contrecœur, mais très promptement. N’ayant pas mis son châle pour sortir dans le couloir, elle semblait être en porte-à-faux par rapport aux deux autres, mais ça n’était qu’une illusion.
— Ensuite, parce que cette gamine est rusée. Éveillée ou endormie, je veux qu’elle soit surveillée de près. Laquelle de vous a sa bague ?
Non sans hésiter, Barasine sortit la bague de sa bourse.
— Je voulais la garder pour me souvenir que les rebelles sont vaincues. Elles ont tout perdu, désormais.
Un souvenir ? Non, un larcin !
Egwene voulut reprendre sa bague, mais Silviana fut plus rapide et la fit disparaître dans sa bourse.
— Je la garderai jusqu’à ce que tu aies le droit de la porter de nouveau, ma fille. Bien, conduisez-la dans le quartier des novices et montrez-lui sa chambre.
Katerine retissa le bouclier et Barasine voulut de nouveau saisir la prisonnière par le bras. Mais Egwene tendit une main vers Silviana.
— Attendez ! Je dois vous dire quelque chose.
Elle s’était torturé l’esprit à ce sujet, angoissée par le risque d’en révéler plus qu’elle aurait voulu. Mais il fallait le faire.
— J’ai le Don du Rêve. Je sais identifier les songes qui n’en sont pas et les interpréter. J’ai vu une lampe de verre dont la flamme était blanche. Surgissant de la brume, deux corbeaux l’ont percutée puis se sont enfuis. La lampe a manqué tomber, projetant alentour des gouttelettes d’huile enflammée. Certaines se sont consumées dans l’air et d’autres ont fini sur le sol tandis que la lampe vacillait toujours. Ça signifie que les Seanchaniens attaqueront la Tour Blanche et lui infligeront de gros dégâts.
Barasine et Katerine ricanèrent.
— Une Rêveuse, lâcha Silviana. Quelqu’un confirmerait tes dires ? Et dans ce cas, comment peux-tu être sûre que ce sont les Seanchaniens ? Les corbeaux symbolisent aussi les Ténèbres.
— Je suis une Rêveuse. Quand une Rêveuse sait quelque chose, c’est du sérieux. Pas les Ténèbres, les Seanchaniens ! Quant à la confirmation de mon don… La seule femme que vous pouvez consulter, c’est Leane Sharif, détenue dans vos cellules.
Mentionner les Matriarches aurait été trop dangereux.
— Cette femme est une Naturelle, pas une…, commença Katerine.
Silviana leva une main pour lui imposer le silence. Puis elle dévisagea Egwene, le front plissé.
— Tu crois sincèrement ce que tu dis, souffla-t-elle enfin. J’espère que ton Don du Rêve provoquera moins de problèmes que la Prédiction de la jeune Nicola. En supposant que tu Rêves vraiment… Bien, je transmettrai ta mise en garde. Je ne vois pas comment les Seanchaniens nous attaqueraient ici, mais les précautions ne sont jamais inutiles. Sur-le-champ, je vais interroger la prisonnière. Si elle ne confirme pas ton histoire, le passage dans mon bureau, demain matin, sera encore plus mémorable. Katerine, Barasine, emmenez-la avant qu’elle me fasse miroiter une autre pépite qui m’empêchera de fermer l’œil de la nuit.
Cette fois, Katerine ronchonna autant que sa collègue. Mais toutes deux attendirent d’être hors de portée d’oreille de Silviana.
Cette femme allait être une adversaire redoutable, comprit Egwene. De quoi espérer qu’embrasser la douleur soit aussi efficace que le prétendaient les Matriarches. Sinon… Mais ça, il ne fallait pas y penser.
Une mince servante aux cheveux gris indiqua au trio la direction de la chambre qu’elle venait de préparer, dans la troisième galerie des quartiers des novices. Après une rapide révérence, elle s’éloigna aussi vite que possible des deux sœurs rouges. Sans avoir accordé l’ombre d’un regard à Egwene. Pour elle, quel intérêt avait une novice parmi d’autres ?
Egwene serra les dents. Elle allait devoir forcer les gens à ne plus la considérer comme une novice parmi d’autres.
— Regarde son expression, fit Barasine. On dirait qu’elle prend conscience de sa situation.
— Je suis ce que je suis, lâcha Egwene, superbement calme.
Barasine la poussa vers l’escalier qui s’élevait dans la colonne creuse donnant sur une succession de galeries. À la lumière de la lune, avec le souffle de la brise pour seul bruit, l’endroit semblait formidablement paisible.
Aucune lumière ne filtrait des portes. À part celles qui étaient encore de corvée, les novices dormaient toutes, à une heure pareille. Un moment de tranquillité pour ces filles. Pour Egwene, en revanche…
La petite chambre sans fenêtres – ce n’était pas pour rien qu’on l’appelait aussi « cellule » – pouvait très bien être celle qu’elle avait occupée en arrivant à la tour. Dans la cheminée en brique, des flammes éclairaient la couchette encastrée dans le mur. Sur la minuscule table, la lampe brûlait, mais on l’avait réglée au minimum, et son huile, sans doute avariée, dégageait une odeur désagréable.
Une table de toilette complétait le mobilier – sans oublier le tabouret sur lequel Katerine s’assit en ajustant sa jupe comme si elle venait de prendre place sur un trône. Ne voyant aucun endroit où s’installer, Barasine croisa les bras et jeta un regard noir à Egwene.
Quand trois femmes s’y pressaient, la pièce était bondée, mais Egwene ignora ses compagnes et se prépara pour la nuit. Après avoir accroché sa cape, sa ceinture et sa robe à une paterne, elle s’attaqua seule aux boutons de son chemisier puis retira ses bas, les enroula et les posa sur ses chaussures.
Assise en tailleur sur le sol, Barasine se concentrait sur un carnet relié de cuir qu’elle avait dû sortir de sa bourse. Katerine, elle, ne quittait pas la prisonnière des yeux, comme si elle redoutait qu’elle tente de s’enfuir.
Se glissant sous la fine couverture de laine, Egwene posa la tête sur l’oreiller – pas un modèle luxueux en plume d’oie, ça ne faisait aucun doute – et exécuta les divers exercices qui lui permettaient de détendre chaque partie de son corps puis de s’endormir sans peine. Devenue maîtresse en cet art, elle sombra très vite dans le sommeil…
… Soudain sans substance, elle se retrouva dans l’obscurité qui séparait le monde réel de Tel’aran’rhiod – un étroit interstice, entre le rêve et la réalité. Et en même temps, un espace infini où brillaient une myriade de lucioles – les rêves de tous les dormeurs de l’univers.
En ce lieu où le haut et le bas n’existaient pas, ces points lumineux dansaient autour d’Egwene, certains s’éteignant quand un rêve s’achevait et d’autres s’allumant lorsqu’un nouveau commençait.
Egwene reconnut certaines de ces lucioles et identifia du même coup les rêveurs. Mais la femme qu’elle cherchait manquait à l’appel.
C’était à Siuan qu’elle devait parler. Siuan qui, certainement informée du désastre, ne parviendrait pas à s’endormir avant que l’épuisement la terrasse. Eh bien, il suffirait d’attendre. Ici, le temps n’existait pas davantage que la notion d’ennui ou d’impatience.
En revanche, Egwene allait devoir préparer son discours. Tant de choses avaient changé, depuis son dernier réveil. Et elle avait tellement appris…
Après sa capture, sûre que les sœurs « loyales » étaient toutes derrière Elaida, elle avait cru qu’il lui restait peu de temps à vivre. À présent…
Elaida la croyait emprisonnée pour de bon, mais c’était faux. Quant à cette histoire de retour au noviciat… Même si Elaida y croyait dur comme fer, Egwene al’Vere, sa victime supposée, n’y accordait aucune importance. Dans le même ordre d’idées, elle ne se considérait pas comme une prisonnière. Au contraire, elle allait pouvoir livrer bataille au cœur même de la Tour Blanche.
Si elle avait eu des lèvres dans cette zone du Monde des Rêves, Egwene aurait souri.