Appuyée contre le mur de la maison, Birgitte pensait tristement à Gaidal quand le nœud d’émotions et de sensations physiques qui était Elayne dans sa tête fut parcouru de contractions. Oui, c’était le bon mot pour décrire le phénomène. Quoi que ça signifie, ça dura très peu, et ensuite, le lien ne charria plus que de… l’inertie. Elayne restait consciente, dans un état d’extrême faiblesse. En revanche, elle n’avait pas peur.
Écartant les pans de son manteau, Birgitte s’engagea dans la rue de la Pleine-Lune. Parfois, Elayne se montrait trop courageuse pour son propre bien. Le plus difficile, pour sa Championne, restait de l’empêcher de prendre des risques inconsidérés. Personne n’était indestructible, mais cette fichue Fille-Héritière se prenait pour l’exception qui confirme la règle. Au lieu d’un lys d’or, son sceau aurait dû représenter un lion de fer.
La fenêtre était toujours éclairée, projetant une lumière pâlichonne dans la rue. À part les miaulements d’un chat, dans le lointain, on n’entendait pas un bruit.
— Sareitha se sent… nauséeuse, marmonna Ned Yarman près de l’archère.
Sous la capuche de son manteau, le jeune Champion affichait une mine lugubre.
— Elle est très faible…
Birgitte s’avisa que tous les autres Champions se massaient autour d’elle, le regard encore plus dur que d’habitude. À l’évidence, il était arrivé quelque chose à toutes les Aes Sedai. Mais quoi ?
— Elayne a dit qu’elle crierait en cas de besoin, rappela Birgitte, autant pour se rassurer que pour calmer les autres.
Même si Careane et Sareitha étaient toutes les deux des Suppôts des Ténèbres, liées l’une à Vandene et l’autre à Elayne, elles n’auraient rien pu faire. De plus, elles semblaient avoir été touchées aussi.
Que la Lumière la brûle ! Birgitte aurait dû insister pour que les Champions entrent aussi.
— Careane sera mécontente si nous intervenons pour rien, dit Venr Kosaan.
Mince comme une lame, sa barbe et ses cheveux striés de blanc, il ne semblait pas angoissé.
— Je propose que nous attendions. Careane est confiante, quoi qu’il soit en train de se passer.
— Plus confiante qu’en entrant, précisa Cieryl Arjuna, ce qui lui valut un regard noir de Venr.
Encore assez loin de l’âge mûr, Cieryl semblait trop maigre, malgré ses larges épaules.
Birgitte acquiesça. Elayne aussi était confiante en entrant. Mais elle aurait débordé d’assurance en marchant sur un fil tendu au-dessus d’une fosse à serpents venimeux.
Dans le lointain, un chien aboya, et le chat jugea plus prudent de se taire. Comme toujours, d’autres cabots répondirent au premier – une série d’échos qui s’éteignirent très vite.
Les Champions attendirent, Birgitte prenant son mal en patience. Soudain, Venr lâcha un juron. L’instant d’après, épée au clair, il se lança à la course, suivi par Cieryl et Tavan, leur lame également dégainée.
Ils n’avaient pas fait deux pas quand Jaem cria à tue-tête. Tirant son arme, il se lança dans le sillage des trois autres à une vitesse qu’on n’aurait pas attendue chez un homme de son âge. Beuglant aussi, Ned se mit également à courir, lame au poing.
Dans le lien, Birgitte sentit une rage très proche de la folie meurtrière qu’éprouvaient certains soldats. Elle identifia aussi de la tristesse, mais toujours pas de peur.
Entendant dans son dos des crissements d’acier contre le cuir, l’archère s’écria :
— Rangez-moi tout ça ! L’acier ne servira à rien ici.
— Ma dame, dit Durit avec son accent raffiné, des Champions qui partent à la course, je sais comme toi ce que ça signifie.
Aussi grande que la plupart des hommes, Yurith prétendait ne pas avoir une goutte de sang noble dans les veines. Cela dit, dès qu’on abordait sa biographie, avant qu’elle ait prêté le serment de Quêteuse du Cor, elle se fendait d’un de ses rares sourires et… changeait de sujet. En tout cas, à l’épée, elle était excellente.
— Si les Aes Sedai sont mortes ou…
— Elayne est vivante, coupa Birgitte.
Vivante, oui, mais dans la mouise jusqu’au cou.
— Elle est sous notre responsabilité, et il nous faudra beaucoup plus d’épées pour la sauver.
Et beaucoup plus que des épées !
— Que quelqu’un s’assure de cet homme !
Deux gardes rapprochées saisirent Hark au collet avant qu’il puisse s’enfoncer dans les ténèbres. De toute évidence, il n’avait aucune envie de rester près d’une scène de crime où des Aes Sedai avaient péri.
Birgitte partageait ce sentiment.
— Rassemblez les chevaux… supplémentaires, puis suivez-moi ! ordonna-t-elle. (Elle enfourcha son fidèle Flèche.) Et galopez ventre à terre !
Joignant le geste à la parole, Birgitte talonna son hongre gris.
Il s’ensuivit une folle chevauchée dans des rues sinueuses encore sombres où les premiers passants commençaient à se montrer. Pour éviter les rares charrettes et chariots, Birgitte fit slalomer Flèche comme jamais. En revanche, les passants durent s’écarter de son chemin, ce qu’ils firent presque toujours en la couvrant d’injures. Sans s’émouvoir, elle se contenta de pousser un peu plus sa monture.
Un peu avant qu’elle ait atteint la porte de Mondel, l’archère sentit que son Aes Sedai se déplaçait. Au début, elle avait eu un doute, mais là, c’était évident. Elayne se dirigeait vers le nord-est, à la vitesse de la marche. Le lien indiquait qu’elle était trop faible pour aller bien loin – voire pour tenir sur ses jambes –, mais un chariot aurait avancé au même rythme.
Le ciel s’éclaircissait imperceptiblement. Combien de temps faudrait-il à Birgitte pour réunir tout ce dont elle aurait besoin ?
Dans la Cité Intérieure, les rues en spirale convergeaient vers le centre, où se dressait le palais, au sommet de la plus haute colline de Caemlyn. Alors que l’archère et ses compagnes galopaient autour de la place de la Reine, des soldats la regardèrent avec de grands yeux. En longue colonne, ces hommes attendaient qu’on leur serve le rata – un ragoût brunâtre indéfinissable que les cuisiniers laissaient tomber mollement dans leur assiette. Tous les hommes que Birgitte aperçut portaient déjà leur plastron et avaient accroché leur casque à leur ceinturon. Parfait, ça. Chaque minute gagnée serait une chance de plus de sauver Elayne.
Dans la cour des écuries royales, deux rangées de gardes rapprochées s’entraînaient à l’épée. Dès que Birgitte déboula, les lames de bois s’immobilisèrent. Sautant à terre, l’archère lâcha les rênes de Flèche et courut en direction d’une colonnade.
— Hadora, fonce dire aux Régentes des Vents de me rejoindre dans la Salle des Cartes. Sans délai ! Et qu’elles viennent toutes ! Sanetre, même message pour le capitaine Guybon. Et qu’on me fasse seller un cheval frais.
Pour aujourd’hui, Flèche était hors service.
En s’engageant dans la colonnade, Birgitte ne jeta pas un coup d’œil en arrière pour voir si les femmes obéissaient. Elles n’avaient pas d’autres options.
Courant dans des couloirs décorés de tapisseries ou gravissant des marches de marbre, l’archère se perdit plus d’une fois et, en éructant de rage, dut rebrousser chemin pour rectifier le tir. En glapissant, des domestiques des deux sexes s’écartaient à la hâte.
Devant la porte de la Salle des Cartes, Birgitte s’arrêta le temps de dire aux deux sentinelles de laisser entrer les Régentes dès qu’elles se montreraient.
Guybon arrivait déjà, en plastron étincelant, les trois nœuds d’or de son grade sur une épaule. Soulevant délicatement l’ourlet de sa robe de soie bleue, Dyelin le suivait.
À l’intérieur, tous deux, le front plissé, étudièrent la carte géante en mosaïque où une bonne quinzaine de cercles rouges signalaient les attaques contre la section nord du mur d’enceinte. Jusque-là, il n’y en avait jamais eu autant en même temps – et de loin –, mais Birgitte ne leur accorda qu’un regard distrait.
— Guybon, il me faut tous les cavaliers et tous les hallebardiers que vous pouvez me fournir. (Birgitte retira son manteau et le jeta sur son bureau.) Sur les remparts, les arbalétriers et les archers devront se débrouiller seuls pendant quelques heures. Elayne a été capturée par des Aes Sedai vendues aux Ténèbres, et elles vont tenter de la faire sortir de la ville.
Une partie des fonctionnaires et des estafettes commencèrent à murmurer, mais maîtresse Anford leur ordonna sèchement de se concentrer sur leur travail.
Les yeux baissés sur la carte, Birgitte évaluait des distances. Elayne semblait se diriger vers la porte du Soleil-Levant, qui donnait sur la route menant au fleuve Erinin. Mais même si les traîtresses décidaient de franchir une plus petite porte, elles étaient allées trop loin pour avoir une autre destination que le mur oriental.
— Les Aes Sedai auront sans doute fait traverser une porte à Elayne au moment où nous serons prêts à partir. Nous allons devoir passer par un portail pour déboucher sur le versant avant de la butte qui se dresse à l’est de la ville.
L’objectif, c’était que les troubles inévitables aient lieu loin des habitations. Dans tous les cas, un terrain découvert serait préférable. Dans un dédale de rues, les cavaliers et les hallebardiers se gênant déjà mutuellement, il y aurait trop de gens susceptibles de se mettre dans leurs pattes, donc bien trop de risques d’accidents.
Guybon acquiesça et dicta ses ordres à des clercs qui ne tardèrent pas à les lui donner à signer. Leur copie en main, de jeunes estafettes en rouge et blanc partirent à la vitesse du vent. Sur leur visage, Birgitte lut une authentique terreur.
L’archère n’avait pas le temps d’angoisser. Quant à Elayne, même prisonnière, elle restait telle qu’en elle-même. Triste, certainement, mais sans la moindre peur.
— Il faut secourir Elayne, dit Dyelin, c’est une évidence. Mais si, pour ce faire, tu offres Caemlyn à Arymilla, elle ne te sera sûrement pas reconnaissante. Sans compter les hommes postés dans les tours et ceux qui tiennent les portes, la moitié de nos soldats entraînés sont sur le mur du nord. Si tu mobilises les autres ailleurs, une seule attaque de plus permettra à l’ennemi de conquérir une section des remparts. Les arbalètes et les arcs ne suffiront pas, tu le sais très bien. À partir de là, les troupes d’Arymilla se déverseront en ville pour dévaster les secteurs que tu auras laissés sans défense. Bref, tu auras inversé la situation actuelle. Arymilla tiendra Caemlyn, et Elayne sera à l’extérieur, sans assez de soldats pour y revenir.
« Sauf si ces Suppôts des Ténèbres ont introduit en douce une armée dans la cité, quelques centaines d’hommes suffiront pour sauver la Fille-Héritière…
Birgitte foudroya Dyelin du regard. Sans savoir pourquoi, elle ne l’avait jamais appréciée – dès le premier coup d’œil, sa présence lui avait donné de l’urticaire. Et tout laissait penser que c’était réciproque. Dès que l’une disait « blanc », l’autre s’empressait de crier « noir ».
— Dyelin, tu te soucies avant tout de faire monter Elayne sur le trône. Moi, je veux la garder vivante, pour qu’elle puisse s’y asseoir un jour. Ou non, pour moi, ça n’a pas d’importance, tant qu’elle est en vie. Elle m’a sauvée, et je ne la laisserai pas dépérir entre les mains de Suppôts des Ténèbres.
Dyelin eut un rictus puis recommença à étudier les cercles rouges, sur la carte géante. Comme si les combats se déroulaient devant ses yeux, elle plissa le front, accentuant ses rides naissantes.
Birgitte croisa les mains dans son dos et se força au calme, alors qu’elle aurait voulu faire les cent pas comme une folle. Elayne se dirigeait toujours vers la porte du Soleil-Levant.
— Guybon, tu dois savoir quelque chose. Nous allons affronter deux Aes Sedai, sans doute plus, et elles ont peut-être une arme – un ter’angreal – capable de générer des Torrents de Feu. Tu en as entendu parler ?
— Non. Mais ça paraît dangereux.
— Ça, tu peux le dire. Assez dangereux pour que ça soit interdit aux Aes Sedai. Pendant la guerre des Ténèbres, même les Suppôts y ont renoncé.
L’archère eut un ricanement amer. Tout ce qu’elle savait des Torrents de Feu, désormais, elle le tenait d’Elayne. Des informations qu’elle lui avait communiquées, au début, ce qui aggravait encore les choses. Sa mémoire allait-elle s’effacer entièrement ? Ces derniers temps, ça semblait s’être calmé, mais comment en être sûre ? Comment savoir qu’on avait oublié quelque chose ?
Aujourd’hui, elle se rappelait la fondation de la Tour Blanche – des fragments d’événements, en particulier sur le rôle que Gaidal et elle avaient joué dans cette affaire. Avant, c’était le trou noir. De ses premiers souvenirs, il ne lui restait même pas des cendres.
— Au moins, nous avons des Aes Sedai dans nos rangs, dit Guybon en signant un nouvel ordre.
— Elles sont toutes mortes, à part Elayne, annonça Birgitte sans ménagement.
Impossible de faire montre de délicatesse sur ce sujet.
Blanche comme un linge, Dyelin poussa un petit cri. Une fonctionnaire porta les mains à sa bouche et un autre renversa son encrier. Une marée noire déferla le long de la table puis se déversa sur le sol. Au lieu de passer un savon au maladroit, maîtresse Anford se retint d’une main au coin d’un bureau.
— J’espère les venger, continua Birgitte, mais je ne peux rien promettre. Par contre, je suis sûre que nous perdrons des hommes aujourd’hui. Peut-être beaucoup d’hommes…
Guybon se redressa. L’air troublé, certes, mais le regard d’acier.
— Une journée qui promet d’être intéressante, dit-il. Quel qu’en soit le prix, nous sauverons la Fille-Héritière.
Un vrai roc, ce Charlz Guybon, et un homme courageux, comme il l’avait démontré plusieurs fois sur les remparts. Mais trop beau pour plaire à Birgitte, bien entendu.
S’avisant qu’elle faisait les cent pas, l’archère se força à arrêter. Quoi qu’en pense Elayne, elle n’avait rien d’une militaire, mais elle savait quand même que montrer son anxiété nuisait au moral des troupes.
Elayne était en vie, cela seul comptait. Vivante, mais s’éloignant à chaque instant.
Le battant gauche de la porte s’ouvrit, laissant entrer un Garde de la Reine qui annonça le retour de Julanya Fote et de Keraille Surtovni. Guybon hésita puis consulta Birgitte du regard. En l’absence de réaction, il dit au Garde de laisser entrer les deux femmes.
Bien que chacune portât un bâton de marche, Julanya et Keraille étaient très différentes – physiquement, en tout cas. Alors que la première était jolie et potelée, ses cheveux noir strié de blanc, la seconde, petite et mince, arborait de flamboyantes boucles rousses.
Birgitte aurait donné cher pour savoir si leurs noms étaient vrais. En matière de patronymes, les femmes de la Famille étaient aussi « volages » que d’autres quand il s’agissait de changer de bas. En matière de vêtements, elles portaient des tenues de laine parfaites pour des marchandes ambulantes, une activité qu’elles exerçaient par le passé. Chacune était une redoutable observatrice et une personne capable de s’assumer seule. Grâce à leur bagout, elles pouvaient se tirer de n’importe quelle situation. Et si ça coinçait, le couteau accroché à leur ceinture n’était qu’une des lames qu’elles trimballaient. Et au pire, avec leur bâton, elles pouvaient neutraliser plus d’un colosse.
Toutes les deux s’inclinèrent. La jupe et le manteau de Julanya, nota Birgitte, étaient gorgés d’eau et souillés de boue à l’ourlet.
— Ellorien, Luan et Abelle ont commencé à lever le camp tôt ce matin, annonça Julanya. Je suis restée assez longtemps pour voir dans quelle direction ils partaient. Vers le nord, ma dame.
— Même chose pour Aemlyn, Arathelle et Pelivar, ajouta Keraille. Tous se dirigent vers Caemlyn.
Birgitte n’eut pas besoin d’étudier la carte géante déroulée sur une table. Selon l’état des routes et l’intensité des précipitations, ces troupes atteindraient la ville dès l’après-midi.
— Du bon travail, toutes les deux. Allez prendre un bain chaud.
Les deux femmes ne se le firent pas dire deux fois.
— Tu crois que ces gens ont changé d’avis ? demanda Birgitte à Dyelin quand les deux éclaireuses furent sorties.
— Non, répondit Dyelin sans l’ombre d’une hésitation. (Elle soupira puis secoua la tête.) Le plus probable, c’est qu’Ellorien ait convaincu les autres de soutenir sa candidature au Trône du Lion. Ils pensent sans doute pouvoir écraser Arymilla et reprendre le siège à leur compte. Ils ont une fois et demie plus d’hommes qu’elle… et le double de nos forces…
Inutile d’insister lourdement sur ce point. Même en recourant aux femmes de la Famille pour déplacer les hommes, contre une telle horde, ils auraient du mal à défendre le mur d’enceinte.
— D’abord, dit Birgitte, on récupère Elayne. Après, on s’inquiétera de ces gens.
Où étaient ces maudites Régentes des Vents ?
Comme si l’imprécation les avait attirées, les Atha’an Miere déboulèrent dans la salle, Chanelle à leur tête. Un raz-de-marée de soie multicolore. Sauf chez Renaile, qui fermait la marche dans une tenue de lin. Mais un chemisier rouge, une ceinture jaune et un pantalon vert, ça piquait aussi pas mal les yeux. Cela dit, même la jeune Rainyn, avec la demi-douzaine de médaillons qui pendait sur sa joue, soulignait à quel point la chaîne d’honneur de Renaille était… misérable. Mais l’Atha’an Miere supportait stoïquement sa disgrâce.
— Je n’aime pas être menacée ! s’écria Chanelle avant de respirer à fond les fragrances de sa boîte à parfum. La garde rapprochée a promis qu’elle nous botterait les fesses si on ne se dépêchait pas… Elle n’a pas dit « les fesses », mais passons là-dessus. C’était une menace, et je ne saurais…
— Elayne a été capturée par des Aes Sedai qui servent les Ténèbres, coupa Birgitte. Il faut que vous ouvriez un portail pour les hommes qui iront à son secours.
Des murmures coururent parmi les Régentes. Chanelle leur fit signe de se taire, mais seule Renaille obéit. Au grand déplaisir de leur « chef », les autres se contentèrent de baisser encore la voix. À voir leurs médaillons, plusieurs de ces femmes étaient au moins les égales de Chanelle.
— Pourquoi nous avoir toutes convoquées pour un seul portail ? Je respecte nos engagements, tu le vois bien. Nous sommes toutes là, comme tu l’as exigé. Mais une seule d’entre nous aurait suffi.
— Non, justement… Vous devrez former un cercle et ouvrir un portail assez grand pour que des milliers d’hommes et de chevaux le traversent.
Ce n’était qu’une des raisons de cette convocation…
Chanelle se crispa, et elle ne fut pas la seule. Kurin en frémit presque d’outrage et Rysael, d’habitude un modèle d’équanimité, oublia le « presque ».
Le visage parcheminé, ses trous dans les oreilles indiquant qu’elle y portait jadis six anneaux – et des gros –, Senine posa la main sur le manche de son couteau.
— Des soldats ? s’écria Chanelle. C’est interdit ! Le marché précise que nous ne nous mêlerons pas de vos guerres. Zaida din Parede Aile Noire a fait en sorte qu’il en soit ainsi. Depuis qu’elle est la Maîtresse des Navires, sa volonté a plus de poids encore. Demandez aux Aes Sedai et à ces autres femmes… La Famille…
Birgitte approcha de la Régente et planta son regard dans le sien. Pour cette mission, les femmes de la Famille n’étaient pas qualifiées, car aucune d’elles n’avait utilisé le Pouvoir comme une arme. A priori, elles ne devaient même pas savoir comment faire.
— Toutes nos Aes Sedai sont mortes, dit Birgitte.
Derrière elle, quelqu’un gémit d’angoisse. Une des fonctionnaires ?
— Si nous perdons Elayne, que vaudra votre marché ? Arymilla ne l’honorera pas, soyez-en sûre.
Dire ça d’un ton neutre coûta un gros effort à l’archère. Pourtant, il n’était pas question d’exploser. Elle avait besoin de ces femmes, mais si elle leur révélait pourquoi, Elayne serait bel et bien perdue.
— Que dira Zaida si vous sabotez le marché passé avec la Fille-Héritière ?
Chanelle porta de nouveau à son nez la boîte à parfum en or. Puis elle la laissa retomber au milieu de ses innombrables colliers. D’après ce que Birgitte savait de Zaida din Parede, elle serait très mécontente qu’on ait sabordé son marché. En principe, Chanelle aurait dû vouloir éviter à tout prix d’éveiller le courroux de la Maîtresse des Navires. Pourtant, elle semblait simplement… perplexe.
— Très bien, dit-elle après un moment. Mais seulement pour transporter les troupes. Marché conclu ?
Chanelle embrassa le bout des doigts de sa main droite, se préparant à sceller l’accord.
— Faites-en à votre tête, toutes, dit Birgitte en se détournant. Guybon, il est temps de partir. Elayne doit avoir atteint la porte, à l’heure qu’il est.
Guybon ceignit son épée, prit son casque et ses gants et suivit Birgitte et Dyelin hors de la Salle des Cartes. Les Régentes leur emboîtèrent le pas, Chanelle rappelant pour la troisième ou quatrième fois que leur intervention se limiterait à ouvrir un portail.
Birgitte souffla des instructions à Guybon, puis elle le laissa gagner l’entrée du palais tandis qu’elle filait vers les écuries royales. Elle y trouva un hongre louvet aux naseaux carrés portant sa selle. Une fille d’écurie à la natte très semblable à la sienne lui tendit respectueusement les rênes.
Toutes les gardes rapprochées, soit cent vingt et une femmes, attendaient sur leurs montures. La sienne enfourchée, Birgitte leur fit signe de la suivre.
Dans un ciel presque sans nuages, le soleil brillait comme une boule de feu. Au moins, la pluie ne se mettrait pas de la partie. Sous un orage tel qu’il s’en abattait souvent sur Caemlyn, un chariot aurait pu passer inaperçu.
Une énorme colonne d’hommes, par rangs de dix, occupait désormais la place de la Reine dans les deux directions.
En plastron scintillant, des cavaliers alternaient avec des hommes coiffés de casques dépareillés, leur hallebarde sur une épaule. Certains munis d’une cotte de mailles, d’autres d’un gilet lesté de disques de métal cousus, ces braves gars avançaient derrière l’étendard de leur maison ou d’une compagnie de mercenaires.
Aujourd’hui, les soldats de fortune évoluaient sous l’œil de trop de témoins pour tenter de prendre la tangente.
Si on soustrayait les arbalétriers et les archers, il devait y avoir là pas loin de douze mille hommes, dont deux tiers à cheval. Avant midi, combien ne seraient plus de ce monde ?
Birgitte chassa cette idée de son esprit. Pour convaincre les Atha’an Miere, elle avait besoin de chacun de ces héros. Et ceux qui périraient aujourd’hui auraient pu tomber sur les remparts demain. De plus, tous étaient venus à Caemlyn avec la volonté de mourir pour Elayne, s’il le fallait.
En tête de la colonne, un bon millier de Gardes de la Reine, casque et plastron étincelant sous le soleil, attendaient derrière l’étendard d’Andor – le Lion Blanc rampant sur champ écarlate – et celui d’Elayne, un Lilas d’Or sur champ d’azur.
Ces braves patientaient devant un parc qu’on avait déboisé – des chênes centenaires allégrement sacrifiés – et débarrassé de toute sa végétation. Ainsi, il ne restait plus qu’un grand terrain vague dont les pelouses et les sentiers couverts de gravier étaient depuis longtemps transformés en bourbier par les sabots et les bottes. Autour du palais, tous les parcs avaient subi le même traitement afin qu’on puisse y ouvrir aisément un portail.
Guybon et Dyelin étaient déjà là, en compagnie des seigneurs et des dames qui avaient répondu à l’appel d’Elayne. Oui, tous étaient là, du jeune Perival Mantear au vénérable Brannin Martan, accompagné par son épouse.
Comme tous les hommes présents, Perival arborait un casque et un plastron. Brannin aussi, mais son plastron, déjà ordinaire, était cabossé là où le marteau de son armurier s’était abattu trop vigoureusement.
Perival scintillait de dorures, tout comme Conail et Brinlet. Mais il arborait l’Armure d’Argent de Mantear tandis que les deux autres exhibaient les Aigles Noirs de la maison Northan ou les Léopards Rouges de la lignée Gilyard. De splendides armures, parfaites pour un triomphe.
Birgitte espéra que les femmes présentes auraient assez de sens commun pour tenir ces gamins éloignés du combat. Étudiant l’expression dure et déterminée de certaines de ces dames, elle espéra aussi qu’elles auraient l’intelligence de rester loin de la boucherie. Au moins, aucune ne portait une épée.
La vérité était incontournable. Pour affronter un homme à l’escrime, une femme devait être beaucoup plus compétente que lui. Sinon, la force brute faisait la différence.
Avec un arc, c’était une autre chanson…
Leurs pieds nus sur un sol encore humide, après l’averse de la veille, les Régentes des Vents tiraient la tête. L’humidité, c’était leur pain quotidien, mais pas la gadoue.
— Cet homme refuse de me révéler la destination du portail, rugit Chanelle en désignant Guybon. Je veux en terminer vite, pour pouvoir me laver les pieds.
Birgitte se laissa souplement glisser de selle.
— Ma dame ! cria une voix féminine. Ma dame Birgitte !
L’ourlet de sa jupe relevé au point d’exposer ses jambes jusqu’aux genoux, Reene Harfor remontait au pas de course la colonne de Gardes de la Reine. Depuis qu’elle la connaissait, Birgitte ne l’avait jamais vue courir ainsi.
Maîtresse Harfor appartenait à cette catégorie de femmes qui font tout à la perfection. Chaque fois qu’elle la rencontrait, Birgitte prenait conscience des multiples erreurs qu’elle avait commises, très récemment.
Portant une civière, deux hommes en livrée rouge et blanc couraient derrière Reene. Quand ils furent assez près, Birgitte vit l’homme qui était couché dessus. Une jeune Garde sans casque, une flèche dans le bras droit et une autre dans sa cuisse, du même côté. Du sang ruisselant des deux hampes, le blessé laissait une piste écarlate sur les dalles.
— Il a insisté pour vous parler, dit Reene Harfor, ou au moins pouvoir s’adresser au capitaine Guybon.
Le souffle court, elle s’éventa d’une main.
Le jeune brave voulut se redresser, mais Birgitte le poussa doucement en arrière.
— Ma dame, trois ou quatre compagnies de mercenaires attaquent la porte de Far Madding, croassa le blessé. À partir de l’intérieur de la ville, je veux dire… Ils ont posté des archers chargés d’abattre toute personne tentant de donner l’alerte, mais j’ai réussi à passer pour venir vous avertir.
Birgitte marmonna un juron. Cordwyn, Gomaisen et Bakuvun devaient faire partie des traîtres, elle en aurait mis sa tête à couper. Dès qu’ils étaient venus présenter leurs exigences, elle aurait dû insister pour qu’Elayne les chasse de la ville.
L’archère s’avisa qu’elle avait parlé tout haut quand le blessé lui répondit :
— Non, ma dame… En tout cas, pas Bakuvun. Avec une dizaine de ses hommes, il est venu nous voir pour jouer… hum, pour discuter un peu, et mon lieutenant pense que c’est grâce à eux que nous avons tenu. Si nous tenons toujours… Nos ennemis tentaient de défoncer les portes avec des béliers, la dernière fois que j’ai regardé. Mais ce n’est pas tout. Des hommes sont massés devant Caemlyn la Basse. Dix mille soldats, peut-être le double. C’est difficile à dire, dans ces rues sinueuses.
Birgitte fit la grimace. Sauf si elle envoyait là-bas toutes ses forces, ce qui était hors de question, dix mille hommes suffiraient à déborder les défenses, même sans la défection des mercenaires. Que devait-elle faire, au nom de la Lumière ? Mettre au point une mission de secours pour récupérer un prisonnier dans une forteresse, ça, c’était dans ses cordes. À la rigueur, elle pouvait aussi envoyer des éclaireurs en territoire ennemi en sachant ce qu’elle faisait. Mais là, on parlait d’une bataille, avec Caemlyn pour enjeu – et le Trône du Lion aussi, peut-être. Pourtant, elle allait devoir s’y coller.
— Maîtresse Harfor, ramenez cet homme au palais et faites-le soigner, je vous prie.
Demander une guérison aux Régentes aurait été une perte de temps. À leurs yeux, ce serait revenu à se mêler de la guerre.
— Dyelin, laisse-moi tous les cavaliers et un millier de hallebardiers. Prends le reste, et tous les arbalétriers et archers disponibles. Plus tous les gaillards capables de tenir une épée que tu croiseras. Si la porte tient toujours quand les femmes de la Famille t’y auront envoyée, fais en sorte qu’elle ne tombe pas. Si elle est tombée, reprends-la ! Et tiens ces fichus remparts jusqu’à mon retour.
— Compris, répondit Dyelin comme si elle n’avait jamais reçu de consignes plus faciles à exécuter. Conail, Catalyn, Brinlet, Perival, avec moi. Vos hommes combattront bien mieux si vous êtes là.
Conail sembla déçu, sans doute parce qu’il s’était déjà vu menant une charge héroïque, mais il secoua ses rênes et souffla une saillie qui fit glousser ses deux jeunes camarades.
— Mon cheval aussi combattrait mieux, railla Catalyn. Je veux participer au sauvetage d’Elayne.
— Tu es venue pour l’aider à ceindre la couronne, répondit sèchement Dyelin. Pour ça, tu iras où on te dira d’aller. Sinon, nous aurons une petite conversation, après tout ça…
Quoi que ça veuille dire, les joues rondelettes de la chipie virèrent à l’écarlate. Mais elle suivit docilement Dyelin et les autres dès qu’ils s’éloignèrent.
Guybon regarda Birgitte en silence. Selon toute probabilité, il se demandait pourquoi elle n’envoyait pas plus de renforts sur les remparts. Mais en public, il ne contestait jamais l’autorité de l’archère.
La réponse était simple : Birgitte ignorait combien de sœurs noires seraient avec Elayne. Du coup, elle avait besoin de toutes les Régentes – en les ayant convaincues qu’elles étaient toutes nécessaires. Si elle avait eu le temps, l’archère aurait même enrôlé les sentinelles postées dans les tours et les hommes qui défendaient les portes.
— Ouvrez ce portail, dit-elle à Chanelle. Destination, le versant avant de la butte, à l’est de la ville, au sommet de la route qui mène au fleuve Erinin.
Les Régentes formèrent un cercle et firent ce qu’il fallait pour se lier. En prenant leur temps, par le sang et les cendres ! Soudain, la ligne verticale bleu argenté apparut dans l’air et s’élargit jusqu’à devenir une ouverture de cinq pieds de haut – sur toute la longueur du terrain découvert. De l’autre côté, on voyait une large route qui gravissait le versant de la butte en direction du fleuve. Les camps d’Arymilla se trouvaient de l’autre côté de la butte. Considérant les dernières nouvelles, ils étaient peut-être déserts – un coup de chance, ça ! –, mais de toute façon, Birgitte ne pouvait pas se laisser arrêter par un pareil détail.
— En avant et déploiement selon les ordres ! cria Guybon.
Il talonna son cheval et traversa le portail, suivi par tous les nobles puis par la colonne de Gardes Royaux.
Sur le versant de la butte, les Gardes se dirigèrent vers la gauche et furent bientôt hors de vue. Les nobles, eux, se postèrent juste avant la crête et certains observèrent la ville avec leur longue-vue.
Guybon sauta de selle, se plia en deux, approcha de la crête et regarda aussi avec sa lunette, mais de l’autre côté.
— Il n’y avait pas besoin d’un portail si large, marmonna Chanelle en regardant les cavaliers défiler devant elle. Pourquoi… ?
— Viens avec moi, coupa Birgitte en prenant la Régente par le bras. Je veux te montrer quelque chose. (Tenant son cheval par la bride, elle entraîna l’Atha’an Miere vers le portail.) Tu pourras revenir ici quand tu auras vu…
Si l’archère connaissait bien sa Chanelle, c’était elle qui dirigeait le cercle. Pour le reste, il fallait compter sur la nature humaine.
Birgitte ne regarda pas en arrière, mais elle soupira de soulagement quand elle entendit les autres Régentes murmurer dans son dos. Elles suivaient, comme prévu !
Quoi qu’ait vu Guybon, ce devait être réconfortant, puisqu’il se redressa et courut jusqu’à son cheval. Très vraisemblablement, Arymilla avait pressé ses camps comme des citrons. Vingt mille hommes à la porte de Far Madding, donc, voire plus. Veuille la Lumière que les défenses tiennent ! Mais la priorité, c’était Elayne. Avant et par-dessus tout.
Quand Birgitte eut rejoint Guybon, déjà perché sur sa monture, les gardes rapprochées se déployèrent sur un côté, formant trois rangées derrière Caseille. Désormais, toute la largeur du portail était occupée par des cavaliers et des fantassins. Une marée de soldats qui, à droite ou à gauche, allaient rejoindre leurs camarades eux aussi déployés sur trois rangs.
Parfait. Encore un moment, et les Régentes auraient du mal à retourner vers le portail.
À une demi-lieue de là, un chariot bâché avec un attelage de quatre chevaux, entouré d’une escorte montée, était arrêté sur la route juste au-delà des derniers bâtiments de Caemlyn la Basse. Au-delà, des gens allaient et venaient dans le marché ouvert qui flanquait la route, s’efforçant de gagner leur vie malgré des conditions difficiles. Mais pour Birgitte, tout ça aurait très bien pu ne pas exister.
Elayne était prisonnière dans le chariot. Sans le quitter des yeux, l’archère tendit une main et Guybon y déposa sa longue-vue. Dès qu’elle l’eut portée à son œil, le véhicule et son escorte occupèrent tout son champ de vision.
— Que voulais-tu me montrer ? demanda Chanelle.
— Un moment…, souffla Birgitte.
Autour du chariot, il y avait quatre hommes, dont trois à cheval, et, plus important, sept cavalières. Bien que de qualité, la longue-vue, à cette distance, ne permettait pas de distinguer un visage sans âge de traits normaux. Du coup, l’archère postula que toutes les femmes étaient des Aes Sedai. Huit contre sept, ça aurait pu sembler équilibré, mais pas quand les huit étaient liées. À condition, bien entendu, de convaincre les Régentes de s’engager.
Que pensaient donc les Suppôts des Ténèbres en voyant des milliers de soldats surgir de ce qui devait leur apparaître comme un rideau d’air chaud flottant dans l’air ?
Birgitte baissa la longue-vue. Alors que leurs hommes arrivaient, les nobles commençaient à les rejoindre plus bas sur le versant.
Si surprises qu’elles soient, les Aes Sedai n’hésitèrent pas longtemps. Des éclairs tombèrent du ciel pourtant limpide. S’écrasant sur le sol dans un vacarme de fin du monde, ils envoyèrent des corps déchiquetés voler dans les airs. Partout, les chevaux piaffèrent d’angoisse, mais les cavaliers parvinrent à les maîtriser. Personne ne détala.
Le boucan des éclairs frappa Birgitte comme une énorme paire de gifles. Vacillant, elle sentit ses cheveux se hérisser, à croire qu’ils voulaient s’extraire de sa natte. L’air empestait… le soufre. De nouveau, des éclairs s’abattirent sur les rangs. Dans Caemlyn la Basse, les gens couraient comme des fous. Certains pour s’enfuir, mais d’autres, les pauvres idiots, pour avoir un meilleur point de vue sur le spectacle. Au bout des rues étroites qui donnaient sur la campagne, des spectateurs se massaient.
— Si nous devons subir ça, dit Guybon, autant charger et vendre chèrement notre peau. Avec ta permission, ma dame ?
— Si tu charges, tu perdras moins d’hommes, acquiesça Birgitte.
Le militaire talonna sa monture.
Immobilisant son cheval devant l’archère, Caseille la salua, un bras en travers du torse. Derrière les grilles de son casque, la solide guerrière semblait sinistre.
— Permission de se joindre à la charge ?
Dans les deux derniers mots, Birgitte entendit toute la fierté du monde. Ces gardes rapprochées étaient celles de la Fille-Héritière, et bientôt, elles veilleraient sur la reine en personne. Rien à voir avec des gardes du corps lambda.
— Permission accordée, répondit l’archère.
Si quelqu’un méritait cet honneur, c’était bien ces femmes.
Caseille fit volter son cheval et dévala la pente, suivie par toutes ses compagnes. Une chevauchée ventre à terre pour rejoindre le site d’une boucherie…
Une compagnie de mercenaires – deux cents hommes environ en plastron et casque peints en noir avançant derrière un étendard rouge orné d’un loup noir – s’arrêta net quand elle vit où ses pas la conduisaient. Lorsque les hommes d’une demi-douzaine de maisons nobles les dépassèrent, chaque groupe derrière son propre étendard, ces soldats de fortune comprirent qu’ils devraient faire contre mauvaise fortune bon cœur. Sans enthousiasme, ils chargèrent aussi.
D’autres nobles vinrent prendre la tête de leurs forces, parfois des plus modestes. Brannin, Kelwin, Laerid, Barel et tant d’autres. Dès qu’il apercevait son étendard, chaque homme fonçait sans hésiter.
Sergase ne fut pas la seule femme à manquer talonner aussi son cheval lorsqu’elle vit apparaître ses combattants.
— Au pas ! beugla Guybon pour se faire entendre par-dessus les explosions. (Le long de la première ligne, des voix lui répondirent.) En avant, marche !
Sur son destrier, il avança lentement vers les Aes Sedai vendues aux Ténèbres. Une pluie d’éclairs s’abattit, tuant des hommes et des chevaux par dizaines.
— Que voulais-tu me montrer ? redemanda Chanelle. Moi, je veux partir de cet endroit.
Ça ne risquait pas d’arriver, pour le moment. Des flots de guerriers se déversaient toujours du portail, les hommes galopant ou courant pour rejoindre plus vite leurs frères d’armes.
À présent, des boules de feu pleuvaient sur les attaquants. Dans un vortex de bras et de jambes, une tête de cheval vola dans les airs.
— Ça, voilà ce que je veux te montrer, dit Birgitte en désignant le champ de bataille.
Guybon était passé au trot, entraînant avec lui tous ceux qui le suivaient. Plus loin derrière, les retardataires fonçaient pour rejoindre leurs camarades.
Soudain, tissée par une des femmes qui entouraient le chariot, une barre de feu liquide vint frapper les attaquants, creusant une brèche de quelque quinze pieds de large dans leurs rangs. Une fraction de seconde, des fragments embrasés flottèrent dans l’air, vestiges des hommes et des chevaux carbonisés. La barre de feu se souleva, montant de plus en plus haut, puis se dissipa, laissant des points lumineux danser devant les yeux de Birgitte.
Les Torrents de Feu expulsaient les hommes de la Trame, les tuant avant même de les frapper.
Birgitte releva sa longue-vue assez longtemps pour bien voir la femme qui brandissait un fin bâton noir d’un pied de long.
Guybon lança la charge. C’était trop tôt, mais son seul espoir consistait à approcher tant qu’il y avait encore des hommes vivants dans son sillage.
Au-dessus du vacarme des explosions s’éleva un cri sorti de milliers de gorges :
— Elayne et Andor !
Un cri collectif rauque, certes, mais d’une incroyable puissance.
Face aux Aes Sedai, tous les étendards battaient au vent. Une vision exaltante, si on ne tenait pas compte du massacre.
Frappés de plein fouet par une boule de feu, un cheval et son cavalier se désintégrèrent. Percutés par l’onde de choc, des fantassins s’écroulèrent. Admirables d’entêtement, presque tous se redressèrent. Sur trois jambes, un cheval sans cavalier tenta d’avancer et s’écroula en hennissant.
— Ça ? répéta Chanelle, incrédule. Pourquoi voudrais-je voir mourir des hommes ?
Une autre barre de feu découpa une brèche de quelque vingt pas de large dans les rangs avant de s’abattre sur le sol, d’y creuser une tranchée qui remonta presque jusqu’au chariot puis de disparaître.
Les pertes furent lourdes, mais avec un peu moins de morts qu’on aurait pu le redouter.
Pendant les guerres des Trollocs, où on utilisait le Pouvoir, Birgitte avait souvent assisté à ce genre de scène. Pour chaque homme tombé, deux ou trois titubaient en tentant d’enrayer une hémorragie. Et pour chaque cheval éventré, deux vacillaient sur des jambes tremblotantes.
Le bombardement de feu continua, sans baisser le moins du monde d’intensité.
— Si tu n’aimes pas ça, lâcha Birgitte, mets-y un terme. Si ces sœurs tuent tous les hommes, ou les terrifient au point qu’ils se débandent, Elayne sera perdue.
Pas pour toujours. Que la Lumière lui en soit témoin, Birgitte lutterait jusqu’à la fin de sa vie pour la libérer, mais comment savoir quelles tortures on lui infligerait jusque-là ?
— Le marché de Zaida va être fichu. Et ce sera ta faute.
Par une matinée assez fraîche, de la sueur ruisselait sur le front de Chanelle. Alors que des boules de feu et des éclairs s’abattaient sur les héros de Guybon et les gardes rapprochées, la femme leva de nouveau son bâton noir. Même sans recourir à sa longue-vue, Birgitte fut certaine que l’artefact visait le capitaine. Lui aussi devait avoir vu, mais il ne broncha pas.
À cet instant, un éclair tomba… sur la femme qui brandissait le bâton. Sous l’impact, elle s’envola dans une direction, et sa monture dans l’autre. Un des chevaux de l’attelage tomba raide mort et les autres se cabrèrent. Sans leur compagnon défunt, ils auraient détalé.
Autour du chariot, les autres équidés s’affolaient aussi. Occupés à les calmer, les Aes Sedai cessèrent de tisser des éclairs et des boules de feu. Au lieu d’essayer d’apaiser son attelage, le conducteur du chariot sauta au sol, dégaina son épée et fondit sur les assaillants. Dans Caemlyn la Basse, les curieux eux-mêmes s’enfuyaient à toutes jambes.
— Prenez les autres sœurs vivantes ! cria Birgitte.
Si ces femmes survivaient, elles ne tarderaient pas à périr sous la hache du bourreau, mais Elayne était dans le maudit chariot.
Chanelle hocha la tête. Autour du véhicule, les cavalières et les cavaliers tombèrent de leur selle et commencèrent à se tortiller dans la boue, comme s’ils avaient les chevilles et les poignets entravés. Ce qui était très exactement le cas.
L’homme à pied tenta de filer, mais il s’étala sur le ventre et se tortilla comme ses complices.
— J’ai aussi tissé un bouclier autour des femmes, annonça Chanelle.
Contre un cercle de huit, et même en étant unies à la Source, ces Aes Sedai n’avaient pas fait le poids.
Levant une main, Guybon fit ralentir ses guerriers. Tout s’était déroulé si vite, qu’il ne semblait pas en croire ses yeux.
Le capitaine était un peu moins qu’à mi-chemin du chariot. Du portail se déversaient toujours des cavaliers et des fantassins.
Sur son cheval louvet, Birgitte galopa en direction d’Elayne.
Fichue gamine de malheur ! éructa-t-elle intérieurement.
Dans le lien, elle n’avait jamais senti l’ombre d’un début d’inquiétude.