Au pied du mur d’enceinte de Tear, alors que la gadoue des faubourgs cédait la place à des pavés, Rand remarqua du premier coup d’œil l’absence de sentinelles. Malgré les larges remparts et les tours de garde, la ville était moins défendue que le Sanctuaire Shangtai, dont Rand et les autres humains, à l’aube, s’étaient vu poliment mais fermement refuser l’accès.
La porte bardée de fer de la salle des gardes, sous l’arche d’entrée, était grande ouverte. Devant, une femme à l’expression farouche, les manches de son chemisier remontées, lavait du linge dans une lessiveuse. À première vue, elle avait élu résidence ici, car deux gosses qui suçaient encore leur pouce la flanquaient, les yeux écarquillés sur le passage des cavaliers. Ou des chevaux, plutôt…
Grand étalon noir au puissant poitrail, Tai’daishar attirait immanquablement l’attention. Rand avait pourtant choisi de le monter. Si les Rejetés pouvaient le trouver aisément, comme au manoir d’Algarin, à quoi bon se cacher ? Du moins, au-delà de quelques précautions raisonnables. Pour dissimuler la tête de dragon, sur le dos de ses mains, et le héron gravé dans ses paumes, le jeune homme portait des gants noirs. Sa veste anthracite, des plus ordinaires, n’arborait aucun ornement, et il avait opté pour une couverture de selle banale. Enfin, comme toujours, la poignée de son arme et son fourreau étaient recouverts de cuir de sanglier passe-partout.
Vêtue d’une robe de laine verte très sobre, Cadsuane avait relevé la capuche de son manteau afin de dissimuler son visage sans âge d’Aes Sedai. En revanche, Min, Nynaeve et Alivia n’avaient aucun besoin de déguisement. Cela dit, la veste rouge brodée de fleurs et le pantalon moulant de Min risquaient d’attirer les regards – sans même mentionner ses bottes rouges à talons. Au Cairhien, Rand avait vu des femmes vêtues ainsi pour imiter sa compagne. Mais il semblait improbable que cette mode ait atteint Tear, où la pudeur et la sobriété régnaient en maîtresses. En public, au moins…
Nynaeve resplendissait dans une robe de soie bleu rayé de jaune. Mais à Tear, beaucoup de gens portaient de la soie. Comme souvent, elle exhibait tous ses bijoux, par bonheur un peu cachés par son manteau bleu. L’ancienne Sage-Dame avait même eu la prétention de porter son châle. Mais pour l’instant, il était dans ses fontes. Une concession minimale…
Rand remarqua ensuite le bruit : une sorte de cliquetis rythmique ponctué à intervalles réguliers par un sifflement perçant. D’abord faible, le phénomène devenait de plus en plus proche.
Malgré l’heure matinale, les rues qu’on apercevait depuis la porte grouillaient de monde. Une bonne moitié des passants, nota Rand, étaient des Atha’an Miere – les hommes torse nu et les femmes en chemisier de couleur vive. Tous arboraient de larges ceintures beaucoup plus bariolées que celles des Teariens lambda.
Tous les regards étaient tournés vers la source de l’étrange son. Jaillissant de la foule, des gamins évitaient adroitement les charrettes tirées par des bœufs à grandes cornes et couraient en direction du bruit mystérieux.
Passant la tête hors de la fenêtre d’un fiacre laqué de rouge, un marchand à la barbe fourchue cria à son cocher de retenir l’attelage soudain nerveux. Puis il tendit le cou, yeux écarquillés pour mieux voir.
Effrayés par un sifflement plus strident que les autres, des pigeons aux ailes blanches s’envolèrent des toits pointus où ils étaient perchés. Dans leur panique, deux vols se percutèrent, lâchant sur la foule une petite averse d’oiseaux à moitié assommés.
Quelques passants s’arrêtèrent, cherchèrent l’origine du bruit et levèrent les yeux au ciel. Les autres, largement majoritaires, ramassèrent les oiseaux étourdis et leur tordirent le cou. Dans ce lot, il n’y avait pas que des miséreux en quête d’un repas. Debout près d’une chaise à porteurs, une femme toute en soie et en dentelle ramassa cinq ou six pigeons avant de tourner elle aussi la tête vers le son de plus en plus proche.
— C’est un mauvais présage ou un bon ? demanda Alivia. Mauvais, je dirais… Sauf si les pigeons, chez vous, sont différents.
Nynaeve foudroya la Seanchanienne du regard, mais s’abstint de tout commentaire. Depuis le départ surprise de Lan, la veille, elle se montrait très taciturne.
— Certains de ces gens finiront par mourir de faim, souffla tristement Min. En fait, tous ceux autour desquels je vois des images…
Comment pourrais-je me cacher ? ricana soudain Lews Therin. Je suis un ta’veren.
Tu es mort, surtout, répliqua sèchement Rand.
Des gens étaient condamnés et ce maudit spectre ricanait ? Quand Min énonçait une sentence, il n’y avait rien à faire, mais de là à s’en réjouir…
Le ta’veren, c’est moi ! Moi !
Que se passait-il d’autre en Tear à cause de la présence du Dragon Réincarné ? Sa nature de ta’veren n’avait pas toujours des conséquences, mais dans le cas contraire, une ville entière pouvait être atteinte.
Le mieux serait d’en finir au plus vite avec ce qui l’amenait, avant que les mauvaises personnes comprennent ce que signifiaient des incidents tels que la collision de pigeons. Si les Rejetés en étaient à lui envoyer une armée de Trollocs et de Myrddraals, il semblait évident que n’importe quel Suppôt des Ténèbres sauterait sur l’occasion de lui planter une flèche dans le cœur. Faire peu d’efforts pour se cacher, ça ne voulait pas dire s’exposer inutilement.
— Tu aurais aussi bien pu venir avec l’étendard de la Lumière et une escorte de mille soldats, et non six, marmonna Cadsuane.
Maussade, elle lorgna les Promises qui faisaient mine de n’avoir aucun rapport avec le groupe de Rand, alors qu’elles formaient un cercle autour. Très discrètes, ces guerrières, avec leur shoufa et leur voile noir abaissé ! Deux d’entre elles, des Shaido, avaient les yeux brillants dès qu’elles les posaient sur Rand.
Au moins, les Aielles ne brandissaient pas leurs lances, accrochées dans leur dos. Une concession, parce que Rand avait menacé, sinon, de ne pas les emmener. Le foudroyant du regard, Nandera avait insisté pour que quelques guerrières l’accompagnent. En réalité, Rand n’avait jamais envisagé de refuser. Unique enfant d’une Promise – de mémoire de Promises, en tout cas –, il était tenu par certaines obligations.
Rand tira sur ses rênes quand un énorme chariot déboula devant lui. Cliquetant et sifflant, ce véhicule en partie métallique avançait sur des roues cloutées qui arrachaient des étincelles aux pavés. Sans chevaux pour le tirer, il progressait à la vitesse d’un homme et semblait propulsé par une étrange machinerie qui crachait de la vapeur. À ce que crut comprendre Rand, un axe de bois montait et descendait, actionnant un autre axe qui faisait tourner une roue. Un levier qui ressemblait à une barre, à l’avant, devait servir à faire tourner l’engin à droite ou à gauche.
Un des trois hommes debout dans le chariot tira sur une corde, et de la fumée s’échappa d’un tuyau, au-dessus d’un grand cylindre de fer.
Si les passants regardaient le spectacle avec des yeux ronds, certains se bouchant les oreilles, l’attelage du marchand barbu réagit plus violemment. Hennissant follement, les deux chevaux s’emballèrent, faisant s’éparpiller les gens devant eux et manquant arracher la tête de leur passager. Des jurons montèrent de la foule, surtout quand les mules de plusieurs charrettes imitèrent leurs grands cousins – alors que même certains bœufs accéléraient le rythme.
Dans le lien, Rand capta la surprise de Min.
Contrôlant son étalon avec les genoux – bien dressé, Tai’daishar obéissait au doigt et à l’œil, même quand il avait peur –, Rand aussi écarquilla les yeux. À première vue, l’étrange invention de maître Poel avait fini par fonctionner…
— Mais comment cet engin est-il arrivé à Tear ? se demanda Rand à voix haute.
Le prototype qu’il avait vu à l’Académie de Cairhien couvrait à peine quelques pas.
— Mon seigneur, dit un gamin des rues en haillons et pieds nus, la ceinture en tissu qui tenait son pantalon mangée aux mites, c’est un cheval-vapeur. C’est la neuvième fois que je le vois. Mon copain Com, là, il n’en est qu’à sept.
— Un chariot-vapeur, Doni, rectifia un autre petit traîne-misère. Chariot, pas cheval !
Les deux gamins avaient moins de dix ans et il ne leur restait plus que la peau sur les os. Leurs pieds boueux, tout comme leurs frusques, indiquaient qu’ils venaient des faubourgs, où se massaient les défavorisés. En Tear, Rand avait changé beaucoup de lois, en particulier celles qui oppressaient les pauvres, mais il n’avait pas pu tout modifier. Pour être honnête, il n’avait pas su par où commencer.
Lews Therin pérora sur les baisses d’impôts qui créaient des emplois – ou quelque chose dans ce genre –, mais son discours, comme toujours, se révéla incohérent. Agacé, Rand le réduisit au quasi-silence qui devenait son lot quotidien.
— Accrochés les uns aux autres, quatre chariots en tiraient au moins cent, reprit Doni, ignorant son camarade. Cette caravane parcourait quarante lieues par jour, seigneur. Quarante lieues !
Com soupira d’agacement.
— Ils étaient six, Doni, et ils tiraient seulement cinquante chariots. Mais il parcourait plus de quarante lieues par jour ! Parfois, ça montait jusqu’à quarante-cinq, selon un des conducteurs.
Doni se tourna vers Com et le foudroya du regard. Hargneux, les deux gosses serrèrent les poings.
— Quoi qu’il en soit, c’est formidable, dit Rand, soucieux d’étouffer dans l’œuf un pugilat. Tenez, les gars !
Glissant une main dans sa poche, il en tira deux pièces qu’il jeta aux mioches sans chercher à vérifier leur valeur.
Deux éclairs d’or zébrèrent l’air avant que les gamins saisissent au vol l’étonnante obole. Surpris, ils se regardèrent puis détalèrent comme s’ils avaient le Ténébreux à leurs trousses. Parce qu’ils craignaient que Rand leur reprenne les pièces, bien entendu. Avec autant d’or, leur famille vivrait pendant des mois.
Min regarda les gosses filer avec une expression peinée. Même quand elle se fut reprise, sa mélancolie se déversait toujours dans le lien. Qu’avait-elle donc vu ? Des présages de mort, sans doute.
Rand bouillait de rage, pas de tristesse. Combien de dizaines de gens périraient avant la fin de l’Ultime Bataille ? Et dans le lot, combien d’enfants ?
En lui, il n’y avait plus de place pour la mélancolie.
— Très généreux, fit Nynaeve d’un ton pincé. Mais allons-nous rester là jusqu’à midi ?
Le chariot-vapeur s’éloignait rapidement. Pourtant, la jument replète de l’ancienne Sage-Dame renâclait toujours, et sa cavalière avait du mal à la contrôler. Persuadée d’être douée pour l’équitation, Nynaeve se faisait des illusions sur elle-même. En revanche, pour maîtriser la jument paniquée tout droit sortie des écuries d’Algarin, il fallait la main sûre et ferme de Min. Même remarque pour Alivia, qui s’en tirait aussi bien que Cadsuane. La Seanchanienne faisait parfois montre d’aptitudes étonnantes. Cela dit, les damane étaient censées savoir tenir sur un cheval.
Alors qu’ils entraient en ville, Rand jeta un dernier coup d’œil au chariot-vapeur, déjà presque invisible. « Remarquable » était un mot trop faible. Qu’on puisse tirer cent ou cinquante chariots, le bon terme était « incroyable ». Les marchands renonceraient-ils aux chevaux ? Pas tout de suite, probablement. Conservateurs dans l’âme, ils ne se précipitaient pas sur les nouveautés.
Pour une raison connue de lui seul, Lews Therin éclata de rire.
À l’inverse de Caemlyn ou de Tar Valon, Tear n’était pas une belle ville, aucune de ses avenues n’impressionnant par sa largeur. Cela dit, elle comptait parmi les plus grandes cités du monde. Comme toutes les mégalopoles, elle avait grandi dans la plus totale anarchie. Le long de ses rues sinueuses, les auberges au toit de tuile et les écuries au toit d’ardoise voisinaient avec des palais au dôme blanc et des tours ou des flèches qui tutoyaient le ciel limpide du début de matinée.
Pareillement, les forges, les coutelleries, les boucheries, les poissonneries et les marchands de tapis jouxtaient de grandes structures en marbre aux portes de bronze flanquées de colonnes blanches. Des sièges de guilde, des banques, des comptoirs commerciaux…
À cette heure, les rues étaient encore sombres ; pourtant, elles grouillaient d’activité. La célèbre frénésie industrieuse du Sud ! Presque aussi vite que les gamins occupés à jouer, des chaises à porteurs se faufilaient dans le trafic tandis que les fiacres et les calèches, malgré leur attelage de quatre ou six chevaux, se traînaient aussi lentement que les charrettes et les chariots, pourtant tirés par des bœufs. Ployant sous la charge – souvent suspendue à une perche posée sur les épaules de deux hommes –, les porteurs avançaient péniblement au milieu des apprentis eux aussi chargés comme des mules.
Comme dans toutes les cités, les marchands ambulants proposaient leur camelote sur des plateaux qu’ils portaient autour du cou ou sur une brouette. Des épingles et de rubans, pour l’essentiel, avec un peu d’alimentaire, par exemple des cacahouètes grillées ou des tourtes à la viande. À chaque intersection, des artistes des rues en quête de piécettes faisaient leur numéro.
Une ville assiégée, ça ? Il fallait le savoir pour le croire.
Cela dit, tout n’était pas paisible. Malgré l’heure matinale, Rand vit des ivrognes se faire expulser des tavernes par leur fond de pantalon. Et partout, les pugilats et les rixes se succédaient à un tel rythme qu’on aurait pu se croire sur un terrain d’exercice.
Pas mal d’hommes armés se mêlaient à la foule, les manches de leur veste de laine rayées aux couleurs de leur maison. Mais pas un, même ceux qui portaient un plastron et un casque, n’esquissait un geste pour arrêter les bagarres.
En revanche, pas mal de ces hommes étaient impliqués dans une sale affaire. Contre un confrère, contre un ou des Atha’an Miere, ou contre des miséreux qui pouvaient être des ouvriers, des apprentis ou des provocateurs de tout poil. Quand ils n’avaient rien à faire, les soldats s’ennuyaient. Du coup, ils picolaient et se battaient comme des chiffonniers. Rand se réjouit de voir les hommes des rebelles s’ennuyer…
Alors qu’elles se frayaient un chemin dans la foule, faisant mine de n’avoir aucun lien avec le jeune homme, les Promises s’attiraient maints regards et hochements de tête, surtout de la part des Atha’an Miere. À part ça, une meute de gamins les suivaient, les yeux ronds. Les Teariens, un grand nombre ayant la peau à peine moins noire que les membres du Peuple de la Mer, avaient déjà croisé des Aiels. S’ils semblaient étonnés d’en revoir en ville, ça semblait être le cadet de leurs soucis.
À vrai dire, personne n’accordait beaucoup d’attention aux cavaliers et à leur escorte à pied. Pour commencer, des cavaliers, il y en avait d’autres dans les rues, presque tous des étrangers. Là, un marchand cairhienien au teint pâle, ici une Domani à la peau cuivrée dans une robe d’équitation presque transparente à peine cachée par un manteau, ses deux gardes du corps à la traîne. Un peu plus loin, un rude guerrier du Shienar, le crâne rasé à l’exception d’un toupet grisonnant – et le ventre débordant de sa veste, sans doute à cause des ravages de la civilisation…
À Tear, impossible de faire dix pas sans croiser un étranger. Ici, le commerce ratissait large…
Cette indifférence ne suffit pas pour garantir à Rand une paisible traversée de la ville. Juste devant lui, un petit mitron qui courait comme un dératé s’emmêla les pinceaux et s’étala, son panier d’osier s’envolant dans les airs. Quand il se releva, alors que Rand passait, le môme écarquilla les yeux quand il vit les baguettes massées à un bout du panier, dressées comme des quilles et parfaitement intactes.
Un ivrogne en manches de chemise, occupé à boire devant la fenêtre de sa chambre, au deuxième niveau d’une auberge, bascula soudain dans le vide. Criant de terreur à l’idée d’une mort certaine, il… atterrit sur ses pieds, à moins de dix pas de Tai’daishar, sa chope toujours à la main. Avant de le dépasser, Rand vit qu’il se palpait le torse, incrédule.
Des ondes de hasard sans cesse modifiées suivaient Rand et se répandaient dans la ville.
Tous ces événements ne se révélèrent pas aussi drôles que l’affaire des baguettes ni aussi positifs que le sauvetage du poivrot. Ces ondes, Rand le savait, pouvaient aussi transformer une chute banale en accident mortel. Et en faisant sortir de leur bouche des insultes qu’ils n’auraient pas cru connaître, elles faisaient naître une haine éternelle entre deux hommes qui auraient sinon oublié leur dispute en cinq minutes. Alors qu’elles subissaient depuis des années de simples tracasseries, des femmes décidaient d’empoisonner leur mari…
Côté positif, un type pouvait très bien trouver dans son jardin un gros sac d’or, sans savoir pourquoi il avait eu envie de creuser à cet endroit. Un autre obtenait enfin la main de sa belle, qu’il n’avait jusque-là jamais osé approcher. Mais il ne fallait pas se tromper, les coups de malchance étaient aussi nombreux que les bonnes fortunes.
Min avait un nom pour ce phénomène : l’équilibre. Un bien contre un mal…
Maussade, Rand avait plutôt l’impression que c’était un mal contre un bien… Oui, il devait faire ce qui s’imposait à Tear, puis repartir aussi vite que possible. Galoper étant hors de question dans ces rues embouteillées, il accéléra assez le rythme pour forcer les Promises à courir.
La destination du petit groupe fut visible bien avant qu’il ait franchi les portes de la ville. Formidable masse de roche évoquant une montagne, la Pierre de Tear s’étendait des berges du fleuve Erinin jusque dans le cœur de la ville – soit un bon quart de lieue carrée. Dominant toutes les autres structures environnantes, c’était la plus vieille forteresse de l’histoire. Sa naissance remontait aux derniers jours de la Dislocation du Monde, et le Pouvoir de l’Unique seul y avait présidé. Une construction sans une once de mortier quelque part. En trois mille ans, les intempéries l’avaient patinée, mais quasiment pas altérée.
Si les premiers remparts se trouvaient à quelque trois cents pieds du sol, on trouvait dessous une multitude de meurtrières et de mâchicoulis.
La Pierre étant adossée au fleuve et possédant ses propres quais, aucun blocus n’était possible. À l’intérieur, il y avait suffisamment de forges et de fabriques pour remplacer ou réparer toutes les sortes d’armes, en cas d’épuisement des stocks.
En haut de la tour centrale, le symbole de Tear flottait au vent. Moitié rouge et moitié noir, avec trois croissants en diagonale, cet étendard géant se voyait de très loin, même quand des bourrasques le forçaient à se plier un peu. Mais pour ça, il fallait une sacrée tempête.
Sur les tours moins hautes, des répliques plus petites alternaient avec l’antique étendard noir et blanc sur fond rouge des Aes Sedai. L’étendard de la Lumière, disait-on. Ou l’étendard du Dragon, pour certains – comme s’il n’existait pas un autre drapeau portant ce nom.
Le Haut Seigneur Darlin ne faisait pas mystère de son allégeance, semblait-il. Une très bonne chose.
Alanna était à l’intérieur de la Pierre – pour le bien ou pour le mal, Rand l’apprendrait bientôt. Depuis qu’Elayne, Aviendha et Min l’avaient lié à elles, il sentait moins la présence de l’Aes Sedai, mais elle restait présente dans un coin de sa tête, nœud serré de sensations physiques et émotionnelles. En réalité, voilà beau temps qu’il n’avait pas été assez près de la sœur pour capter tout ça…
Sa présence, paria Rand, n’apporterait rien de bon. En le liant, Elayne, Aviendha et Min avaient écarté Alanna et pris la main sur elle. De son propre aveu, l’Aes Sedai ne sentait pas grand-chose de plus que la présence de celui qui aurait dû être son Champion. De fait, ce lien-là lui donnait toujours le sentiment d’être une intruse – ou plus exactement, une usurpatrice visant à miner ce qui le liait aux trois femmes de sa vie.
Alanna, sentit-il, était fatiguée, comme si elle manquait de sommeil depuis des jours. Et frustrée, avec de longues crises de colère et de dépression. Les négociations se passaient-elles mal ?
Rand le saurait bien assez tôt. Même si leur lien était « brouillé », Alanna devait déjà savoir qu’il était en ville et qu’il approchait d’elle.
Afin qu’il puisse échapper à ce lien purement résiduel, Min avait tenté de lui enseigner une technique appelée « masquage ». Malgré ses efforts, il n’avait jamais réussi à la maîtriser. Très franche, sa compagne reconnaissait volontiers qu’elle n’y était pas parvenue non plus.
Très vite, Rand s’engagea dans la rue menant à la place qui entourait la Pierre sur trois côtés. Mais il n’avait aucune intention de continuer tout droit. Primo, parce que toutes les énormes portes bardées de fer seraient fermées. Secundo, parce que, au bout de la rue, il distinguait clairement plusieurs centaines d’hommes armés. Et sauf erreur de sa part, il devait en aller de même devant chaque entrée.
Ces soldats ne ressemblaient pas à de féroces assaillants. On eût plutôt dit qu’ils passaient le temps comme ils pouvaient, certains portant leur casque sous le bras quand d’autres avaient abandonné leur hallebarde contre un mur proche. Indice supplémentaire, les serveuses des tavernes et des auberges environnantes circulaient dans les rangs, proposant sur leur plateau des chopes de bière et des gobelets de vin.
Le relâchement le plus complet ! Néanmoins, il semblait improbable que ces hommes laissent quelqu’un entrer dans la Pierre. Pas vraiment un obstacle… Ces soldats, Rand pouvait les forcer à se disperser comme de vulgaires papillons.
Mais il n’était pas là pour faire un massacre, sauf s’il y était obligé. En conséquence, il entra dans la cour de l’écurie d’une auberge en pierre grise de trois niveaux. Avec son toit de tuile, l’établissement semblait des plus prospères.
L’enseigne fraîchement réalisée représentait les créatures qui figuraient sur les avant-bras de Rand. Mais l’artiste, peu convaincu par les descriptions disponibles, avait décidé d’ajouter sa petite touche, affublant les pauvres dragons de crocs pointus et d’ailes nervurées parcheminées. Des ailes ! Comme ça, les glorieuses légendes ressemblaient aux fichues bestioles volantes des Seanchaniens.
Dès qu’elle vit le désastre, Cadsuane ricana. Nynaeve gloussa comiquement et Min l’imita.
Même après que Rand eut donné aux garçons d’écurie (sans chaussures) deux pièces d’argent, ils continuèrent à fixer les Promises avec des yeux ronds. Dans la salle commune du Dragon, les clients aussi en restèrent bouche bée. Lorsque les Aielles, avec leurs lances dans le dos et leur rondache au poing, emboîtèrent le pas à Rand et ses compagnes, un silence de mort s’abattit sur l’assistance.
En tenue de laine ordinaire mais de bonne qualité, la plupart des hommes et des femmes se tournèrent sur leur siège pour mieux voir. Une assemblée de marchands et d’artisans, pas des bouseux tout droit sortis du bout du monde. Pourtant, on eût dit des paysans qui découvraient une mégalopole.
Très élégantes dans leur robe noire à col montant et leur tablier blanc, les serveuses s’immobilisèrent, un plateau sur chaque main, et en prirent elles aussi plein les mirettes.
Même l’inévitable joueuse de tympanon en oublia de tapoter ses notes.
Des yeux brillants sous ses cheveux crépus, un type à la peau d’ébène semblait n’avoir pas remarqué les Aielles. D’abord, Rand le prit pour un Atha’an Miere, même s’il portait une étrange veste sans col ni revers – blanche à l’origine, mais froissée et tachée au-delà de l’imaginable.
— Je… te… l’assure, fit-il, son accent étrangement musical, sur un bateau, j’ai… une énorme quantité… de vers… à soie. Mais pour les nourrir, il me faut des… feuilles de… mûrier. Nous ferons fortune !
Les yeux rivés sur les Promises, le compagnon du type agita vaguement une main.
— Des vers ? dit-il distraitement. Tout le monde sait que la soie pousse sur des arbres.
Traversant la salle commune, Rand salua de la tête le propriétaire qui avançait à sa rencontre. Des vers ! Pour soutirer de l’argent aux autres, les escrocs ne reculaient devant rien.
— Mon seigneur et mes dames, dit l’aubergiste mince et chauve, Argando Saranche pour vous servir.
Si tous les Teariens n’étaient pas noirs – loin de là –, celui-ci égalait presque la pâleur légendaire d’un Cairhienien.
— Que puis-je pour vous, à ce propos ?
Les yeux de Saranche retournaient sans cesse vers les Promises. Chaque fois qu’ils se posaient sur elles, le gaillard tirait sur sa redingote bleue, comme si elle était soudain trop petite.
— Nous voulons une chambre avec vue sur la Pierre, annonça Rand.
— Ce sont bien les vers qui fabriquent la soie, dit une voix masculine à l’accent traînant, dans le dos du jeune homme. Je parierais mes yeux là-dessus…
Intrigué par cet accent familier, Rand se retourna et vit qu’Alivia, les yeux ronds, était blanche comme un linge. Pétrifiée, elle fixait le dos d’un type en veste sombre qui sortait de l’auberge.
Avec un juron, Rand courut vers la porte, mais dehors, une bonne dizaine d’hommes en veste sombre déambulaient dans les deux directions. Et presque tous étaient assez près pour venir de quitter l’auberge. Comment identifier un quidam de taille moyenne entraperçu de dos ?
Mais que faisait un Seanchanien à Tear ? L’avant-garde d’une nouvelle invasion ? Si c’était ça, Rand travaillait déjà à étouffer la menace dans l’œuf. Mais en revenant sur ses pas, il regretta quand même de ne pas avoir pu intercepter l’espion. Savoir était toujours préférable à être dans le noir…
Quand il interrogea Alivia, avec l’espoir qu’elle avait vu l’homme mieux que lui, la Seanchanienne secoua la tête. Toujours blême, elle semblait bouleversée. En évoquant ce qu’elle rêvait de faire aux sul’dam, elle ressemblait à une tigresse. Pourtant, entendre l’accent de sa terre natale la mettait dans tous ses états. Une faiblesse dans son « armure » ? Il fallait espérer que non. Destinée à l’aider, cette femme ne devait avoir aucune faille.
— Maître Saranche, demanda Rand, que savez-vous sur l’homme qui vient de sortir ? Celui qui a l’accent traînant et qui mâche ses mots.
L’aubergiste tressaillit.
— Rien du tout. C’est la première fois que je le vois. Seigneur, vous voulez bien une seule chambre ?
Balayant du regard Min et les autres femmes, Saranche bougea les lèvres, comme s’il comptait mentalement.
— Si tu penses à je ne sais quel outrage aux bonnes mœurs, intervint Nynaeve, tu ferais bien d’arrêter, aubergiste. (Elle saisit sa natte et tira très fort.) Sinon, je te ferai chauffer les oreilles.
Min feula entre ses dents et sa main droite vola vers son poignet gauche avant qu’elle se ravise. Par la Lumière, quelle promptitude à jouer du couteau !
— Quel outrage aux bonnes mœurs ? demanda Alivia, sincèrement perplexe.
Cadsuane ricana lourdement.
— Une chambre, oui, confirma Rand.
De toute façon, les femmes trouvent toujours une raison de s’indigner.
Une pensée personnelle ou venue de Lews Therin ? Mal à l’aise, Rand sentit monter en lui une irritation qu’il réussit de justesse à ne pas laisser transparaître dans son ton.
— La plus grande, avec vue sur la Pierre. Nous ne resterons pas longtemps. Dès ce soir, vous pourrez relouer. En revanche, nos chevaux seront peut-être chez vous un jour ou deux.
L’air soulagé, Saranche répondit avec une affliction visiblement feinte :
— Seigneur, quel dommage ! Ma plus grande chambre est déjà prise. En fait, il ne me reste que des petites. Mais je me ferai un devoir de vous conduire, toi et ta suite, jusqu’à l’auberge des Trois Lunes, un peu plus haut dans la rue, et…
— Balivernes ! s’écria Cadsuane.
Elle abaissa assez sa capuche pour révéler son visage et une partie de ses ornements en or. Très calme, mais les yeux lançant des étincelles, elle avait de quoi glacer les sangs.
— Mon ami, je parie que tu trouveras un moyen de libérer cette chambre. Oui, tu as intérêt à réussir. Quant à toi, Rand, n’hésite pas à lui graisser la patte. C’est une suggestion, pas un ordre.
Saranche accepta sans rechigner la couronne d’or que lui tendit Rand. En une semaine, l’auberge ne devait pas lui rapporter autant. Pourtant, ce fut le visage sans âge de Cadsuane qui le poussa à gravir quatre à quatre les marches qui donnaient sur les étages.
Il revint quelques minutes plus tard, puis guida ses clients jusqu’à une chambre, au dernier niveau, qui devait effectivement être sa plus grande. Munie d’un lit assez large pour trois personnes, la pièce aux murs lambrissés possédait deux fenêtres qui donnaient sur la Pierre de Tear. Expulsé à la hâte, l’occupant précédent avait oublié une chaussette au pied du lit et un peigne en corne sculptée sur la coiffeuse.
Saranche proposa de faire monter les fontes de ses clients, puis de leur apporter du vin. Quand Rand refusa, il parut surpris, mais après un coup d’œil à Cadsuane, il se retira sans insister.
Pour une chambre d’auberge, la pièce était effectivement grande. Cependant, rien à voir avec celles qu’on trouvait dans le manoir d’Algarin ou dans un palais. Une dizaine de personnes s’y pressant, l’endroit parut vite étouffant à Rand. Sa poitrine se serra et chaque inspiration devint pénible. Dans le lien, il sentit un flot de compassion et d’empathie.
La caisse, dit Lews Therin, le souffle court, il faut sortir de la caisse.
Sans cesser de regarder les fenêtres – voir la Pierre était indispensable, de plus, contempler tant d’espace libre, entre l’auberge et la forteresse, soulageait ses symptômes –, Rand ordonna à ses compagnes de se plaquer contre les murs. Sans rechigner, les femmes obéirent.
Enfin, sans rechigner… Avant d’obtempérer, Cadsuane jeta un regard noir à son « protégé », et Nynaeve traîna les pieds. Les autres, en revanche, se montrèrent très disciplinées.
Pensaient-elles qu’il avait besoin d’une distance de sécurité ? Eh bien, en un sens, elles ne se trompaient pas. En s’écartant, elles donnaient à Rand le sentiment que la chambre était plus grande. Pas de beaucoup, mais chaque pouce équivalait à un don de la Lumière.
Dans le lien, l’inquiétude dominait.
Je veux sortir…, marmonna Lews Therin. Il faut que je sorte.
Se préparant à ce qui allait arriver – et attentif à toute entourloupe du spectre –, Rand se connecta à la moitié masculine de la Source. Aussitôt, du saidin se déversa en lui.
Le vieux cinglé avait-il tenté quelque chose ? Probablement, oui, mais sans succès. Le saidin était à Rand, et seulement à lui, telle une avalanche prête à l’ensevelir. En même temps, des vagues qui auraient pu rendre la glace brûlante fondirent sur lui et tentèrent de l’écraser.
Rand se gorgea de Pouvoir, se sentant soudain si vivant qu’il aurait juré avoir dormi debout jusqu’à cet instant. Sans effort, il entendait la respiration de toutes les femmes. L’étendard, dans ce qui restait le lointain, il le voyait si clairement qu’il crut distinguer les moindres détails du tissage. Sur son flanc, la double blessure pulsait comme si elle essayait de s’arracher de son corps, mais avec le Pouvoir en lui, aucune souffrance ne le perturbait. Dans cet état, il aurait pu prendre sans broncher un coup d’épée dans le ventre.
Hélas, avec cette ivresse vint la nausée désormais inévitable. Une envie folle de se plier en deux et de vider son estomac de tout ce qu’il contenait.
Les jambes tremblantes, Rand combattit ce malaise aussi ardemment qu’il combattait le Pouvoir. Le saidin, il fallait l’affronter en permanence. Si on ne l’obligeait pas à obéir, on était mort.
Le visage de son sauveur, à Shadar Logoth, flotta brièvement devant les yeux de Rand. L’inconnu semblait furieux et, lui aussi, prêt à vomir tripes et boyaux. Sans l’ombre d’un doute, il avait conscience de Rand.
Un mouvement dans n’importe quelle direction, et les deux hommes se toucheraient…
— Que se passe-t-il ? demanda Nynaeve en approchant. Tu es tout gris…
Elle saisit la tête de Rand, qui en eut comme toujours la chair de poule. Mais là, il se dégagea sans douceur.
— Je vais très bien. Reste à distance.
L’ancienne Sage-Dame ne bougea pas et gratifia Rand d’un de ces regards indignés que les femmes gardaient toujours dans leur manche. À l’évidence, elle savait qu’il mentait, même si elle ne pouvait pas le prouver.
Pour mettre au point ces fichus regards, ces dames s’entraînaient-elles devant leur miroir ?
— Il va bien, Nynaeve, dit Min.
Pourtant, elle avait aussi le teint grisâtre et ses mains gantées de rouge appuyaient sur son ventre. Elle savait.
Nynaeve plissa le nez, mais daigna retourner à sa place. Lan avait-il fini par en avoir assez ? Était-il parti pour la fuir ? Non, du pur délire. Pour qu’il la quitte, il avait fallu qu’elle le lui demande, et il ne resterait pas absent une minute de plus que nécessaire. Où qu’il soit, Nynaeve l’y avait envoyé pour des raisons connues d’elle seule. Les Aes Sedai et leurs maudits secrets !
Rand canalisa un tissage où l’Esprit et le Feu se mêlaient. Au pied du lit, une barre verticale familière apparut. Puis elle tourna sur elle-même et laissa voir de grandes colonnes qui se dressaient dans les ténèbres. La seule lumière, c’était celle de la chambre.
En lévitation, l’ouverture n’était pas plus large qu’une porte normale. Trois Promises voilées la traversèrent, lances au poing. Quand Alivia leur emboîta le pas, Rand en eut de nouveau la chair de poule. La protection du Dragon Réincarné ne figurait pas dans son « contrat », mais elle s’en chargeait quand même – et avec autant de sérieux que les Promises.
Là où ils allaient, il n’y aurait ni embuscade ni danger. En conséquence, Rand traversa aussi, et se reçut souplement de l’autre côté. Ici, le portail lévitait un bon pied au-dessus des grandes dalles grises qu’il ne voulait pas abîmer davantage.
Le Cœur de la Pierre… Parce qu’il était connecté au Pouvoir – et grâce à la lumière qui sourdait du portail –, Rand vit l’étroite fente toujours présente dans la dalle où il avait enfoncé Callandor.
Qui la retire doit la suivre…
Rand avait réfléchi longtemps avant de charger Narishma de lui rapporter l’épée. Bien que celui-ci, à en croire les prophéties, aurait dû suivre l’arme – ou du moins son porteur –, Narishma avait d’autres occupations, désormais…
Rand se trouvait au milieu d’une forêt de colonnes rouges dont le haut tutoyait la voûte de l’immense coupole. Dans la grande salle, l’écho de ses bottes était assourdissant, et le murmure des semelles souples de ses Aielles s’entendait clairement. Ici, tout sentiment claustrophobique se dissipait…
Un couteau dans chaque main, Min sauta à côté de son compagnon. Aussitôt, elle sonda les ténèbres, prête à tout.
Cadsuane resta plantée sur le seuil du portail.
— Mon garçon, je ne saute jamais, sauf quand j’y suis absolument obligée.
Elle tendit une main, attendant que Rand la saisisse. Quand il l’eut aidée à descendre, elle le remercia d’un hochement de tête. Enfin, elle hocha la tête, en tout cas…
— Tu en as mis un temps ! maugréa-t-elle.
Une boule de lumière apparut au-dessus de sa paume. Aussitôt, Alivia en tissa une autre. Au-delà du cercle lumineux ainsi créé, les ténèbres semblèrent soudain plus denses.
Nynaeve aussi demanda l’aide de Rand – en se fendant d’un « merci », dans son cas. Ensuite, elle tissa un autre globe lumineux.
Quand Rand proposa son aide à une Promise – Sarendhra, une des Shaido, aurait-il parié, même s’il ne voyait que des yeux bleus au-dessus du voile noir relevé –, elle grogna de dédain et sauta sans hésiter, une de ses lances au poing. Lorsque les dernières Promises furent passées, Rand laissa le portail se dissiper, mais il resta connecté au saidin malgré ses vertiges et la nausée qui le torturait. En principe, il n’aurait plus besoin de canaliser avant de quitter la Pierre, mais pas question d’offrir à Lews Therin une autre occasion de s’emparer du Pouvoir.
Tu dois me faire confiance, marmonna le spectre. Si nous devons vraiment crever lors de l’Ultime Bataille, tu n’as rien à craindre de moi.
Un jour, tu m’as dit de ne me fier à personne, rappela Rand. Toi compris.
Seuls les fous ne se fient à personne…
Sur ces mots, Lews Therin éclata en sanglots.
Pourquoi suis-je condamné à avoir un dingue dans ma tête ?
Rand réduisit la maudite voix au silence.
En sortant du Cœur via une arche majestueuse, il fut surpris de tomber sur deux Défenseurs de la Pierre. En casque à crête et plastron brillant, les manches bouffantes de leur veste noir rayé d’or, ils sondaient les ténèbres le front plissé. Un mélange de perplexité et de détermination… Sans nul doute, ils étaient perturbés d’avoir aperçu de la lumière et entendu des bruits de pas dans une salle dotée d’une seule entrée – celle qu’ils surveillaient, justement.
Les Promises se déployèrent, menaçantes.
— Au nom de la Pierre, mais c’est lui ! s’exclama un des Défenseurs en rengainant son épée.
Costaud, une balafre lui barrant le visage, il s’inclina bien bas, les mains écartées.
— Seigneur Dragon, je suis Iagin Handar. La Pierre tient toujours. (Il toucha sa balafre.) Récoltée ce jour-là…
— Une blessure honorable, Handar. Et un jour mémorable.
À la hâte, l’autre Défenseur releva sa lame et s’inclina aussi. Sans abaisser leur voile, les Promises se détendirent un peu.
Un jour mémorable ? Des Trollocs et des Myrddraals à l’intérieur de la Pierre… La deuxième occasion où Rand avait manié Callandor, utilisant comme il le fallait l’Épée Qui N’En Est Pas Une.
Des cadavres partout… Une fillette qu’il n’avait pas pu ramener à la vie. Qui aurait pu oublier une journée pareille ?
— J’ai ordonné que le Cœur soit gardé jour et nuit tant que Callandor y serait. Mais pourquoi êtes-vous encore là ?
Les deux soldats échangèrent un regard troublé.
— Vous avez donné l’ordre de monter la garde, seigneur Dragon, dit Handar. Comme il se devait, les Défenseurs ont obéi. Mais sur Callandor, vous n’avez rien dit, sinon que nul visiteur ne devait être autorisé à en approcher sans fournir la preuve qu’il venait de votre part.
Tressaillant soudain, Handar s’inclina de nouveau – plus profondément, cette fois.
— Seigneur Dragon, désolé d’avoir l’air de douter de vous. Ce n’était pas voulu, croyez-le. Dois-je faire dire au Haut Seigneur de vous rejoindre dans vos appartements ? Comme toujours, ils sont prêts à vous accueillir…
— Inutile, répondit Rand. Darlin doit m’attendre, et je sais où le trouver.
Handar fit la grimace. Son compagnon baissa les yeux, comme si la pointe de ses bottes le fascinait soudain.
— Les couloirs… eh bien, parfois, ils… changent.
Tiens donc ! Ainsi, la Trame se délitait vraiment. En d’autres termes, le Ténébreux touchait le monde bien plus qu’il l’avait fait depuis la guerre des Ténèbres. Si ça s’accentuait d’ici à Tarmon Gai’don, la Dentelle de l’Âge risquait de s’effilocher. La fin des temps, de la réalité et de la création. Coûte que coûte, Rand devait faire en sorte que l’Ultime Bataille ait lieu avant que ça se produise. Sauf qu’il n’osait pas prendre ce risque. Pas encore…
Après qu’il les eut assurés ne pas avoir besoin de guides, Handar et son compagnon n’insistèrent pas. Quand il disait pouvoir faire quelque chose, le Dragon Réincarné ne se vantait pas.
En réalité, Rand savait qu’il pourrait localiser Alanna – il sentait déjà où elle se trouvait – même si elle s’était déplacée depuis le premier « contact ». Pour aller voir Darlin et l’informer de la venue de Rand al’Thor, bien entendu.
Selon Min, Rand tirait les ficelles de cette Aes Sedai. Mais les sœurs trouvaient toujours un moyen de manipuler les manipulateurs. En permanence, elles ourdissaient des plans et des complots. Nynaeve en était la preuve vivante. Rectification : elles en étaient toutes la preuve vivante.
— Ils t’obéissent au doigt et à l’œil, ces gens, dit Cadsuane en abaissant la capuche de son manteau. Être vénéré comme ça risque de te jouer un mauvais tour, mon garçon.
C’était elle qui osait dire ça ? La fichue Cadsuane « légende » Melaidhrin ?
— Je livre une guerre, rappela sèchement Rand. (La nausée lui mettait les nerfs en pelote – une des raisons de son agressivité.) Moins il y a de gens qui m’obéissent, et plus je risque de perdre. Et si je perds, tout le monde perdra. Si je pouvais plier l’humanité entière à ma volonté, je n’hésiterais pas.
Il y avait encore trop de gens qui n’obéissaient pas ou qui interprétaient ses ordres à leur manière.
Mais pourquoi diantre Min éprouvait-elle de la pitié, à en croire le lien ?
— Exactement ce que je pensais…, murmura Cadsuane, comme si elle se parlait toute seule.
Et ça, qu’est-ce que ça voulait dire ?
La Pierre se parait de tous les ornements des palais, des riches tapisseries et tapis – des merveilles venues du Tarabon, de l’Altara et également produites sur place – jusqu’aux pieds dorés des lampes à déflecteur.
Les coffres alignés le long des murs servaient sans doute à ranger le matériel de nettoyage des serviteurs. Pourtant, ils étaient en bois rares, souvent richement sculptés, et toujours bardés de dorures. Dans les niches murales, les coupes et les vases du Peuple de la Mer, d’une incroyable finesse, valaient plusieurs fois leur poids en or. Même chose pour les statuettes incrustées de gemmes qu’on trouvait un peu partout… Là, un léopard en or, des rubis en guise d’yeux, tentait de renverser un cerf en argent aux andouillers piquetés de gemmes. Ici, un lion d’or, encore plus grand, avec des émeraudes dans les orbites et des rubis à la place des griffes… Une incroyable collection d’œuvres d’art d’une valeur inestimable.
En livrée noir et or, tous les serviteurs s’inclinaient sur le passage de Rand. Ceux qui le reconnaissaient, nota-t-il, y mettaient plus d’ardeur que les autres.
Pas mal d’yeux s’écarquillaient dès qu’ils se posaient sur les Aielles. Mais la surprise n’altérait jamais la courtoisie de tous ces braves gens.
Toutes les merveilles d’un palais, oui… Cela dit, la Pierre était avant tout une forteresse conçue pour la guerre. À l’extérieur, en cas de siège, et à l’intérieur s’il advenait une invasion. À chaque croisement de couloirs, des trous ménagés dans le plafond permettaient une surveillance constante. Entre les tapisseries, des meurtrières placées en hauteur offraient un angle de tir parfait sur les deux extrémités d’un couloir. Même chose pour les escaliers, susceptibles de devenir des pièges mortels pour n’importe quel envahisseur.
Dans l’histoire, avant le fameux jour, seuls les Aiels avaient réussi à entrer dans la Pierre. Incroyablement rapides, ils avaient conquis les lieux avant que ses fabuleuses défenses puissent se mettre en place.
Tout autre envahisseur devrait payer un prix incroyablement élevé pour la conquête de chaque corridor.
Merveilleux, non ? Sauf que les portails avaient à tout jamais métamorphosé l’art de faire la guerre. Sans parler des Fleurs de Feu et d’une multitude d’autres nouveautés…
Le prix restait élevé, certes, mais à présent, les murailles et les tours ne suffisaient plus pour contenir un assaut. Avec l’avènement des Asha’man, la forteresse était devenue aussi obsolète que les épées de bronze et les haches de pierre que maniaient souvent les hommes après la Dislocation. La plus vieille place forte de l’humanité n’était plus qu’une relique…
Guidé par son lien avec Alanna, Rand monta des escaliers en série jusqu’à ce qu’ils atteignent deux grandes portes polies avec des léopards d’or en guise de poignées.
Alanna était de l’autre côté… La nausée de Rand s’aggrava, lui coupant les jambes. Héroïque, il ouvrit un battant et avança, laissant les Promises monter la garde sur le palier.
Min et les trois autres femmes le suivirent.
Ce salon était presque aussi somptueux que le sien, dans ses appartements. Les tapisseries montrant des scènes de chasse ou de guerre et les tapis du Tarabon, à eux seuls, coûtaient assez cher pour nourrir un gros village pendant un an. Assez grande pour qu’un homme y entre, la cheminée de marbre noir était suffisamment large pour en laisser passer huit de front.
Le mobilier et les accessoires se révélaient à la hauteur – de quoi donner le tournis, même quand on ne l’avait pas avant d’entrer. À la lumière des lampes et du plafond vitré, Rand admira l’ours en or aux yeux de rubis et aux griffes d’argent qui se dressait à l’autre bout de la pièce. De trois pieds de haut, il trônait sur un piédestal, en face d’un aigle aux serres de rubis presque aussi grand que lui.
À l’échelle de Tear, un salon des plus modestes…
Assise dans un fauteuil, Alanna leva les yeux quand elle entendit les pas de Rand. Puis elle tendit son gobelet en or pour qu’une des deux servantes le remplisse avec le vin d’une carafe en or à haut col. Élancée dans sa robe d’équitation gris rayé de vert, Alanna était si belle que Lews Therin se mit à fredonner tout seul. Avant de se raviser, ignorant si ce geste venait de lui ou du dément, Rand faillit se toucher le lobe de l’oreille.
Alanna eut un sombre sourire, son regard noir balayant Min, Nynaeve, Alivia et Cadsuane. Dans son lien avec l’Aes Sedai, Rand sentit de la méfiance – avec une bonne dose de colère et de rancœur, ces deux derniers sentiments particulièrement exacerbés vis-à-vis de la légende.
De la joie se mêla au reste quand Alanna croisa le regard de Rand.
— Quelle surprise, seigneur Dragon, fit-elle en insistant un peu sur le titre. C’est même stupéfiant, qu’en pensez-vous, seigneur Astoril ?
Alanna n’avait donc averti personne ? Un détail intéressant, ça…
— Une très agréable surprise, oui, acquiesça un homme d’âge plus que mûr en se levant afin de se fendre d’une courbette.
En veste grise aux manches rayées de rouge et de bleu, le seigneur Astoril Damaras lissa sa barbe pointue huilée. Le visage parcheminé et les cheveux blancs comme neige, ce gaillard restait droit comme un « i » et ses yeux brillaient autant que ceux d’un jeune homme.
— Voilà un moment que j’attendais ce jour, dit-il avant de s’incliner à nouveau – devant Cadsuane, cette fois.
Après un moment, il fit de même à l’intention de Nynaeve.
— Aes Sedai…, souffla-t-il.
Un accueil très civil pour Tear, où canaliser le Pouvoir était interdit jusqu’à ce que Rand modifie la loi. Les sœurs étaient admises, à condition de rester loin de la Source.
En veste verte aux manches rayées de jaune, ses bottes rehaussées de fil d’or, Darlin Sisnera, Haut Seigneur et Régent de Tear pour le Dragon Réincarné, faisait une tête de moins que Rand. Les cheveux courts et la barbe pointue, il arborait au-dessus de son nez épais des yeux bleus qu’on ne voyait pas souvent dans le royaume de Tear.
Des yeux qui s’écarquillèrent lorsqu’il tourna la tête, délaissant sa conversation avec Caraline Damodred, et reconnut le visiteur qui venait d’entrer.
En apercevant la noble dame du Cairhien, Rand eut un choc, même s’il s’attendait à la trouver ici. D’instinct, la litanie de noms qu’il utilisait pour forger son âme et l’endurcir retentit dans sa tête, et il dut faire un effort pour l’en chasser. Petite et mince, le teint pâle, Caraline arborait au-dessus de ses grands yeux noirs un petit rubis accroché à la chaîne d’or qui tenait en place ses longs cheveux bruns. En d’autres termes, c’était le portrait craché de Moiraine, sa cousine. Pour ne rien arranger, elle portait une longue veste brodée de volutes d’or, sauf sur le devant, où des rayures horizontales rouges, vertes et blanches signalaient son rang au sein de sa maison. Un pantalon serré vert et des bottes bleues complétaient sa tenue… Ainsi, la mode lancée par Min était arrivée jusqu’ici, finalement…
Caraline fit une révérence qui, dans cette tenue, eut quelque chose… d’extravagant.
Lews Therin fredonna assez fort pour que Rand l’entende de nouveau – et regrette qu’il n’ait pas de visage, histoire de pouvoir le souffleter.
Moiraine était un souvenir qui aidait à forger une âme. Pas une fille à chanson !
— Seigneur Dragon, dit Darlin en s’inclinant.
Il ne salua pas Cadsuane, se contentant de la foudroyer du regard avant de l’ignorer ouvertement.
Au Cairhien, la légende avait un temps gardé Caraline et Darlin en tant qu’« invités ». Un outrage que le Haut Seigneur n’était pas près d’oublier, et encore moins de pardonner.
Sur un geste de lui, les deux servantes proposèrent du vin aux nouveaux venus. Comme on aurait pu s’y attendre, Cadsuane au visage sans âge fut la première servie. Plus surprenant, Nynaeve fut la deuxième.
Dragon Réincarné ou non, une porteuse de la bague au serpent méritait des égards, même à Tear.
Après avoir écarté les pans de son manteau, Cadsuane alla s’adosser contre un mur. Un comportement inhabituel, ça. Mais de là, elle pourrait tout observer en même temps. Pour la même raison, Alivia se posta près de la porte.
— Je me réjouis de te voir en meilleure forme que la dernière fois, seigneur Dragon, dit Darlin. En me nommant, tu m’as fait un très grand honneur. Cela dit, si tes Aes Sedai continuent à ne faire aucun progrès, je finirai par y laisser ma tête.
— Ne boude donc pas, Darlin, souffla Caraline, visiblement amusée. C’est la spécialité des hommes, pas vrai, Min ?
Pour une raison connue d’elle seule, la compagne de Rand éclata de rire.
— Que faites-vous ici ? demanda le jeune homme aux deux personnes qu’il ne s’attendait pas à voir.
D’une des deux servantes, il accepta un gobelet pendant que l’autre hésitait entre Min et Alivia. Ce fut Min qui l’emporta, peut-être parce que la robe de la Seanchanienne était dépourvue d’ornements.
Min approcha de Caraline. Sur un regard de la Cairhienienne, Darlin s’écarta en souriant. Très près l’une de l’autre, les deux femmes commencèrent à chuchoter. Connecté au Pouvoir, Rand réussit à saisir quelques mots. Son nom, par exemple, et celui de Darlin.
Un des deux « intrus », Weiramon Saniago, lui aussi Haut Seigneur de Tear, était de bonne taille et se tenait également droit comme un « i ». L’ennui, c’était qu’il évoquait irrésistiblement un coq qui parade. Sa barbe pointue striée de gris, il tremblait quasiment de fierté.
— Vive le Seigneur du Matin ! lança-t-il en s’inclinant.
Une incantation, à quelque chose près. Déclamation et incantation étaient les deux mamelles de ce type, si on osait la figure de style.
— Ce que je fais ici, seigneur Dragon ? (Il semblait sincèrement surpris par la question.) Quand j’ai appris que la Pierre était assiégée, avec mon ami Darlin à l’intérieur, que pouvais-je faire, sinon voler à son secours ? Que la Lumière me brûle ! Si j’avais pu convaincre d’autres seigneurs de m’accompagner, nous aurions déjà fait rendre gorge à Estanda et à ses alliés.
Weiramon serra un poing pour ponctuer sa tirade.
— Mais seule Anaiyella a eu le courage. Les Cairhieniens n’étaient qu’une bande de poules mouillées.
Cessant de converser avec Min, Caraline foudroya du regard l’insolent. S’il s’en était aperçu, Weiramon aurait sans doute cherché quelle partie de sa veste était roussie… Avec une moue, Astoril s’absorba dans l’étude de son vin.
La Haute Dame Anaiyella Narencelona portait elle aussi une veste, un pantalon moulant et des bottes à talons, mais elle avait ajouté à sa tenue un col de dentelle. Quant à son manteau vert, il était orné de perles, une coiffe assortie couvrant ses cheveux noirs. Mince et jolie, elle fit une belle révérence, mais donna le sentiment de vouloir embrasser la main de Rand. « Courage » n’était pas le mot que le jeune homme aurait choisi. « Minauderie » convenait mieux…
— Seigneur Dragon, susurra-t-elle, j’aimerais te faire un rapport triomphant. Hélas, mon Maître des Chevaux est tombé en affrontant les Seanchaniens, et tu as laissé en Illian la majeure partie de mes soldats. Malgré tout, nous avons réussi à frapper en ton nom.
— Triomphant ? Frapper ? (Alanna jeta un regard noir aux deux nobles avant de se tourner vers Rand.) Ils ont accosté ici avec un seul navire, mais en débarquant en aval la majorité de leurs soldats et tous les mercenaires recrutés au Cairhien. Avec ordre d’entrer en ville et d’attaquer. (Elle eut un rictus dégoûté.) Le seul résultat, ce fut un massacre et le sabotage de nos négociations avec les rebelles.
Anaiyella manqua s’étrangler avec son vin.
— Mon plan, grogna Weiramon, c’était de nous coordonner avec la Pierre, qui aurait lancé une sortie. Mais Darlin a refusé. Oui, refusé !
Darlin ne souriait plus. Les pieds bien écartés, il semblait regretter d’avoir un gobelet dans la main, pas une épée.
— Je t’ai dit pourquoi, Weiramon. Si j’avais privé la Pierre de ses défenseurs, les rebelles auraient gardé la supériorité numérique. Et de très loin ! Entre le fleuve Erinin et la baie de Remara, ils ont engagé tous les soldats de fortune.
Rand se tira un siège. Les accoudoirs n’ayant pas de montant à l’avant, son épée ne le gênerait pas.
Caraline et Min semblaient être passées à un bavardage sur les chiffons. En tout cas, elles palpaient leurs vestes respectives et le jeune homme reconnut des mots comme « point arrière » et « coupe en biais », quoi que ça veuille dire.
Alanna les regardait alternativement, Min et lui. Dans ce lien-là, Rand sentit de l’incrédulité et de la… suspicion.
— Je vous ai laissés au Cairhien, tous les deux, parce que c’est là que je vous voulais.
Rand ne se fiait à aucun des deux… Au Cairhien, ils n’auraient pas pu faire de mal. Des étrangers sans pouvoirs… Attisée par la nausée, la colère fit trembler sa voix.
— Veuillez y retourner le plus vite possible. Vous m’entendez ?
Toute minauderie oubliée, Anaiyella se décomposa.
Hélas, Weiramon était d’une autre trempe.
— Seigneur Dragon, je veux bien te servir n’importe où, mais c’est dans mon pays natal que je serai le plus utile. Je connais ces rebelles. Sur certains points, ils sont fiables, et sur d’autres…
— Aussi vite que possible ! coupa Rand en tapant du poing sur un accoudoir qui craqua sinistrement.
— Un, marmonna Cadsuane.
Un commentaire incompréhensible de plus…
— Je vous conseille d’obéir, seigneur Weiramon, intervint Nynaeve avant de boire une gorgée de vin. Ces derniers temps, il est plus grognon que jamais, et vous ne voudriez pas en faire les frais…
Cadsuane soupira à pierre fendre.
— Ne te mêle pas de ça, ma fille, grinça-t-elle.
Nynaeve ouvrit la bouche pour répliquer, mais elle y renonça. Sa natte dans un poing, elle alla rejoindre Min et Caraline. En glissant plus qu’en marchant, une technique qu’elle maîtrisait de mieux en mieux.
La tête inclinée sur un côté, Weiramon dévisagea un moment la légende. Puis il capitula :
— À tes ordres, Dragon Réincarné. Mon vaisseau sera prêt à appareiller demain matin. Ce sera suffisant ?
Rand acquiesça distraitement. Il faudrait faire avec. Pas question de perdre du temps à ouvrir un portail pour se débarrasser de ces fâcheux.
— En ville, dit-il, les gens crèvent de faim. (Il regarda l’ours en or.) Avec son prix, combien de temps les nourrirait-on ?
L’idée de manger lui retournant l’estomac, le jeune homme attendit une réponse. Qui ne tarda pas à venir, mais pas de là où il l’attendait.
— Darlin a fait envoyer des bœufs et des moutons en ville, dit Caraline, soudain remontée.
Ce fut au tour de Rand d’avoir droit à un regard incendiaire.
— Mais par ces temps… (Caraline hésita, ses yeux lançant toujours des étincelles.) Par ces temps, la viande est immangeable deux jours après l’abattage. Du coup, il a envoyé des bêtes sur pied et de pleins chariots de grain. Estanda et ses sbires se sont emparés de tout.
Darlin eut un regard reconnaissant pour Caraline, puis il précisa, un peu gêné :
— J’ai essayé trois fois, mais Estanda est obstinée. Après, je n’ai plus cru bon d’approvisionner mes ennemis. Tes ennemis, seigneur Dragon.
Rand hocha la tête. Au moins, le Régent n’ignorait pas ce qui se passait dans la capitale.
— Deux gosses vivent dans les faubourgs… Doni et Com, je ne sais rien de plus… Une fois les rebelles vaincus, quand tu pourras quitter la Pierre, j’aimerais que tu les trouves et que tu veilles sur eux.
Min poussa un petit cri. Dans le lien, la tristesse manqua submerger les flots d’amour qui se déversaient aussi. Compris… Ce qu’elle avait vu, c’était une mort imminente. Mais pour Moiraine, elle s’était trompée dans l’autre sens. Au fond, un ta’veren pouvait peut-être altérer ses visions.
Non, grogna Lews Therin. Rien ne doit les altérer. Il faut que nous crevions.
Rand ignora le spectre.
Visiblement troublé par la requête, Darlin promit néanmoins d’y accéder. Face au Dragon Réincarné, que faire d’autre ?
Rand s’apprêtait à aborder la raison de sa venue quand Bera Harkin entra dans le salon, l’air renfrogné comme si les Promises postées dans le couloir lui avaient fait des difficultés. Ce qui était très possible. Aux yeux des Aielles, les Aes Sedai fidèles à Rand ne valaient pas mieux que les apprenties des Matriarches. Et un de leurs jeux favoris, c’était de remettre à leur place lesdites apprenties.
Envoyée à Tear avec d’autres sœurs pour négocier avec les rebelles, Bera était une robuste femme dont les cheveux courts encadraient un visage carré. Malgré sa belle robe en soie, n’était le visage sans âge des sœurs, elle aurait eu l’air d’une fermière. Le genre qui régnait sur sa maison et son domaine d’une main de fer, et qui n’aurait pas hésité à dire à un roi de ne pas laisser des traces de boue dans sa cuisine. Une digne sœur verte, en d’autres termes, avec toute l’arrogance requise. Avisant Alivia, elle plissa le front, pleine du dédain habituel des Aes Sedai pour les Naturelles. Quand ses yeux se posèrent sur Rand, son attitude changea à peine.
— Eh bien, je ne devrais pas être surprise de te voir, après ce qui est arrivé ce matin.
Bera ouvrit la broche qui tenait son manteau, retira le vêtement et le plia sur son bras.
— Mais tu es peut-être là parce qu’on annonce que les autres ne sont plus qu’à un jour du fleuve Erinin.
— Les autres ? demanda Rand, agacé.
Pas le moins du monde impressionnée, Bera lissa le pli de son manteau.
— Les autres Hauts Seigneurs et Hautes Dames, bien entendu… Sunamon, Tomeran et compagnie ! D’après ce qu’on dit, ils foncent vers Tear aussi vite que le leur permettent leurs canassons.
Rand se leva si vite que son épée manqua rester coincée sous l’accoudoir. Manqua, seulement… Déjà affaibli par son coup de poing, le bois ne résista pas et l’accoudoir tomba sur le sol.
Le jeune homme ne se laissa pas déconcentrer par l’incident.
Les imbéciles ! Les Seanchaniens déjà près de la frontière avec l’Altara, et voilà qu’ils revenaient en Tear ?
— Quelqu’un se souvient encore du sens du verbe « obéir » ? Qu’on leur envoie sur-le-champ des messagers. Ces idiots doivent retourner en Illian à la vitesse de l’éclair. Sinon, je les ferai pendre ! Tous, les uns après les autres.
— Deux, fit Cadsuane.
Par le sang et les cendres ! Que comptait-elle ainsi ?
— Tu veux un conseil, mon garçon ? Demande-lui ce qui est arrivé ce matin. Je flaire une bonne nouvelle.
Bera sursauta quand elle s’avisa que la légende était dans la pièce. Après lui avoir coulé un regard soupçonneux, elle cessa de triturer son manteau.
— Nous avons conclu un accord, dit-elle comme si l’affaire était réglée. Tedosian et Simaan hésitaient, comme toujours, mais Hearne s’est montré aussi enthousiaste qu’Estanda. Je crois que Tedosian et Simaan auraient cédé plus tôt, mais des étrangers à l’accent bizarre leur avaient promis de l’or et des armes…
— Les Seanchaniens…, marmonna Nynaeve.
Alivia ouvrit la bouche… et se ravisa.
— C’est bien possible, reconnut Bera. Ils ne s’approchent pas de nous, comme si nous étions des chiens enragés prêts à les mordre pour passer le temps. Ça correspond à ce que j’ai entendu dire d’eux. Quoi qu’il en soit, il y a moins d’une heure, Estanda s’est soudain mise à demander si le seigneur Dragon lui rendrait ses titres et ses terres. Les autres lui ont emboîté le pas. Du coup, voici les termes de l’accord. La nomination de Darlin au poste de Régent est acceptée et toutes les nouvelles lois seront entérinées. Pour expier leur faute, les rebelles paieront la nourriture des citadins pendant un an. En échange, ils veulent l’amnistie, plus tous leurs titres et domaines. Darlin sera couronné roi, et ils lui jureront fidélité. Merana et Rafela préparent les documents qu’il faudra signer et sceller.
— Roi ? répéta Darlin, incrédule.
Caraline se tourna vers lui et lui prit le bras.
— L’amnistie plus tous leurs titres et domaines ? rugit Rand.
Il posa son gobelet sans douceur, renversant du vin. Dans le lien, Min l’exhorta au calme, mais il n’en tint pas compte. Avec la nausée qui lui retournait les entrailles, il fallait bien qu’il finisse par exploser.
— Par le sang et les fichues cendres ! cria-t-il. Je les ai privés de leurs titres et de leurs domaines pour les punir de m’avoir trahi. Ils peuvent rester de vulgaires roturiers et me jurer allégeance.
— Trois, récita Cadsuane.
Rand sursauta quand ce qui semblait être une lanière invisible s’abattit sur son postérieur. Les yeux ronds, Bera en laissa tomber son manteau. Nynaeve, elle, sourit de bon cœur. Brièvement, mais…
— Ne me force pas à te rappeler les bonnes manières, mon garçon, dit Cadsuane. Avant son départ, Alanna m’a parlé des conditions que tu imposais. Darlin confirmé comme Régent, tes lois entérinées, et tout le reste négociable. Tu devrais être satisfait. Bien entendu, tu es libre de n’en faire qu’à ta tête, mais j’ai encore un conseil : quand on accepte tes conditions, n’en demande pas plus.
Sinon, personne ne te fera confiance, dit Lews Therin d’un ton tout à fait raisonnable.
Pour le moment…
Les poings serrés, Rand foudroya Cadsuane du regard, comme s’il allait l’incinérer avec quelque tissage. Ses fesses l’élançaient, et en selle, ce serait encore pire. La zébrure commençant à pulser, sa fureur l’imita…
Très calme, Cadsuane regarda Rand par-dessus le bord de son gobelet. Dans son regard, y avait-il un défi ? Lui déconseillait-elle de canaliser ? En permanence, elle le forçait à disputer un bras de fer contre elle.
C’était insupportable – sauf que son conseil tenait la route. Les conditions, c’était bien lui qui les avait transmises à Alanna. Il aurait juré que les rebelles marchanderaient ferme, mais tout avait été plus facile que prévu. Et comme il n’avait pas pensé à des dédommagements…
— On dirait que ton destin est au beau fixe, roi Darlin, lâcha Rand.
Avec une révérence, une des servantes lui tendit un nouveau gobelet. Sur son visage, Rand ne lut aucun sentiment. On aurait juré que voir des hommes se prendre de bec avec des Aes Sedai était son pain quotidien.
— Vive le roi Darlin ! lança Weiramon – non sans s’étrangler à demi.
Après un moment, Anaiyella l’imita, le souffle haché comme si elle avait couru une lieue. Par le passé, elle s’était proposée pour porter la couronne.
— Pourquoi les Teariens m’accepteraient-ils ? demanda Darlin en se passant une main dans les cheveux. Moi ou n’importe qui d’autre ? La Pierre n’a plus abrité de roi depuis la mort de Moreina, il y a mille ans. C’est vous qui avez exigé ça, Bera Sedai ?
Bera se redressa après avoir ramassé son manteau, qu’elle secoua furieusement.
— C’était leur… eh bien, « exigence » serait un trop grand mot. Leur suggestion… Estanda la belle première, aucun d’eux n’aurait raté une occasion de monter sur le trône. (Anaiyella poussa un petit cri.) Mais ils avaient conscience que c’était sans espoir. Ainsi, ils te jureront fidélité, roi Darlin, au lieu de faire allégeance au Dragon Réincarné. Une pilule moins dure à avaler…
— Et si tu es roi, intervint Caraline, ça signifiera que le titre de « Régent pour le Dragon Réincarné » perdra de son importance. (Elle eut un rire de gorge.) Pour qu’il finisse aux oubliettes, ils pourraient même y ajouter trois ou quatre autres titres bien ronflants.
Bera pinça les lèvres comme si elle avait été sur le point d’avancer cette hypothèse.
— Tu épouserais un souverain, Caraline ? demanda Darlin. Si ta réponse est « oui », je ceindrai la couronne. Enfin, quand elle aura été fabriquée…
— Je peux vous dire à quoi elle devra ressembler, intervint Min. Si ça vous intéresse…
Caraline rit de nouveau, lâcha le bras de Darlin et s’écarta de lui.
— Avant de répondre, il faudra que je t’aie vu avec… Suis les indications de Min, et si la couronne te va… Eh bien, j’y réfléchirai.
— Vous avez tous mes vœux de bonheur, dit Rand, mais il nous reste des sujets importants à traiter.
Min regarda durement son compagnon et de la désapprobation se déversa à flots dans le lien. Nynaeve aussi parut indignée. Que se passait-il encore ?
— Darlin, tu vas accepter la couronne. Et dès que l’accord sera signé, je veux que tu arrêtes ces Seanchaniens, puis que tu réunisses tous les hommes, à Tear, qui savent tenir une épée ou une hallebarde. Je ferai en sorte que les Asha’man vous conduisent tous en Arad Doman.
— Et moi, seigneur Dragon ? demanda Weiramon, frétillant d’impatience et toujours aussi bouffi de lui-même. S’il faut se battre, je te serai plus utile en première ligne que relégué au Cairhien.
Rand étudia le gaillard puis Anaiyella. Weiramon était un crétin et la femme ne lui inspirait pas confiance. Mais avec si peu de soldats, quel mal risquaient-ils de faire ?
— D’accord… Tous les deux, vous accompagnerez le Haut… le roi Darlin.
Anaiyella eut l’air déçue, comme si retourner au Cairhien l’aurait davantage intéressée.
— Que suis-je censé faire en Arad Doman ? demanda Darlin. D’après le peu que je sais, ce pays est un asile de fous.
Dans la tête de Rand, Lews Therin éclata de rire.
— Tarmon Gai’don approche, répondit Rand. (La Lumière fasse que ce ne soit pas pour demain…) Tu iras en Arad Doman afin d’être prêt pour l’Ultime Bataille.