En se fiant à l’angle du rayon de soleil qui tombait dans la maison, au-dessus de sa tête, Faile essaya d’estimer l’heure. Pas très loin de midi, lui sembla-t-il. Et pour le moment, le déblaiement se limitait à un petit espace, en haut de l’escalier. Assez large pour que ses compagnes et elle puissent se faufiler, si elles osaient escalader la pile de débris. Hélas, celle-ci semblait toujours aussi instable. De temps en temps, elle craquait même sinistrement.
Seul point positif, il ne pleuvait pas, mais ça risquait de ne pas durer. Depuis un moment, on entendait des roulements de tonnerre, et ils se rapprochaient. Un orage pareil, selon toute vraisemblance, suffirait à faire s’écrouler ce qui restait de la maison.
Cerise sur le gâteau, Faile crevait de soif.
Rolan apparut dans l’ouverture et se mit à plat ventre sur le palier de pierre. Ayant retiré le harnais de l’étui de son arc, il commença à ramper et se faufila dans le tas de débris, qui grinça sous son poids. Kinhuin, un Aiel aux yeux verts plus petit que lui d’une bonne main, s’agenouilla pour lui saisir les chevilles.
Là-haut, il n’y avait que trois Sans-Frères. Mais ça faisait déjà trois de trop…
La tête et les épaules émergeant du tas de débris, Rolan tendit un bras :
— Nous n’avons plus de temps, Faile Bashere. Prends ma main.
— Non, Maighdin d’abord, répondit l’épouse de Perrin.
D’un geste, elle étouffa les protestations de la servante aux cheveux blonds. Par la Lumière ! Sa bouche était pleine de cendres, et elle n’avait pas assez de salive pour les recracher.
— Arrela et Lacile ensuite, croassa-t-elle. Moi en dernier.
Alliandre approuva du chef, mais les deux autres aussi voulurent discutailler.
— Taisez-vous et obéissez ! leur intima Faile.
Au loin, le tonnerre se déchaînait. Un orage pareil provoquerait un déluge, pas simplement de la pluie.
Rolan éclata de rire. Comment pouvait-on s’esclaffer en un moment pareil ? Inconscient, il s’arrêta seulement quand les débris, sous lui, craquèrent dangereusement.
— Tu portes toujours du blanc, femme ! Alors, tais-toi et fais ce que je te dis.
Dans cette tirade, Faile sut reconnaître une forme étrange de taquinerie. Qui disparut quand Rolan ajouta :
— Personne ne sortira avant toi.
Ça, c’était en acier trempé.
— Ma dame, croassa Alliandre, je crois qu’il sera inflexible. Je ferai passer les autres dans l’ordre que tu as indiqué.
— Cesse de bouder et donne-moi la main ! ordonna Rolan.
Bouder, Faile ? Pas le moins du monde. Mais comme Perrin, cet Aiel pouvait se montrer d’un entêtement qui la mettait en rage. Sauf que… Chez son mari, c’était intriguant, pas vraiment énervant.
Levant le bras droit, Faile se hissa sur la pointe des pieds et laissa la main de Rolan se refermer sur la sienne. Sans effort, il souleva la jeune femme jusqu’à ce que leurs visages se touchent presque.
— Accroche-toi à ma veste, dit l’Aiel d’une voix normale malgré l’angle bizarre que faisait son bras avec son corps. Tu vas devoir… m’escalader.
Faile lança sa main gauche en hauteur et la referma sur la veste de laine de l’Aiel. La douleur lui confirma que son épaule était aussi grièvement touchée qu’elle le croyait. Quand Rolan lâcha son autre main, elle ne put retenir un cri de souffrance, puis s’accrocha aussi de ce bras-là. Lui prenant la taille à deux mains, l’Aiel la propulsa vers le haut jusqu’à ce qu’elle soit étendue sur son dos puissant.
Dehors, le tonnerre se déchaînait. La pluie ne tarderait plus, ce qui compliquerait le sauvetage des quatre autres captives.
— J’aime sentir ton poids sur moi, Faile Bashere, mais tu ne pourrais pas te dépêcher un peu, histoire que je sauve tes amies ?
Pour ponctuer son discours, Rolan pinça les fesses de Faile, qui ne put s’empêcher d’en rire. Ce gaillard ne renonçait jamais !
L’escalader, comme il disait, se révéla plus difficile que prévu. S’il semblait n’y avoir rien de cassé dans son épaule, Faile souffrait atrocement. À un moment, elle craignit d’avoir flanqué un coup de pied dans la tête de son sauveur. Ça lui apprendrait à pincer ce qu’il ne fallait pas.
Dès qu’elle fut hors de la cave et sur ses pieds, après être passée à côté de Kinhuin, Faile fut horrifiée en découvrant la situation. Si tout ne s’était pas encore écroulé, ça tenait du miracle. Inspirant à fond, la femme de Perrin s’étrangla à moitié et dut recracher des cendres.
Le troisième Sans-Frères, Jhoradin, était un rouquin aux yeux bleus qui aurait pu être très beau, à quelques détails près. Observant Kinhuin et Rolan, il semblait redouter une catastrophe. Râblé pour un Aiel, il était plus petit que Perrin, mais une bonne demi-fois plus large.
Dans la rue, une centaine de fidèles de Faile suivaient les événements. Voyant des robes blanches souillées de suie, la jeune femme devina que ces gens avaient participé aux fouilles.
Une centaine ! Pourtant, elle n’eut pas le cœur de les tancer. Surtout après qu’Aravine lui eut tendu une outre d’eau. La première gorgée décrochant les cendres, elle dut la recracher, mais après, elle but longuement.
Si longuement que son épaule blessée protesta. L’ignorant, elle continua à tenir l’outre inclinée.
S’avisant que la foudre frappait à l’ouest de la ville, elle baissa l’outre et plissa les yeux. Juste à l’extérieur de Malden, ces éclairs jaillissaient d’un ciel sans nuages et, le plus souvent, ne touchaient jamais le sol.
Des boules de feu zébraient l’air, certaines explosant en plein vol. Une bataille ! Livrée avec le Pouvoir, à l’évidence. Mais par qui ? Perrin avait-il déniché assez d’Aes Sedai et d’Asha’man pour attaquer ? Mais quelque chose clochait…
Faile savait combien de Matriarches, chez les Shaido, étaient capables de canaliser. Pour qu’elles soient au complet, il n’y avait pas assez de projectiles. Au fond, Perrin n’était peut-être pour rien dans tout ça. Entre les Matriarches, il y avait des dissensions, et pas seulement entre celles qui soutenaient et s’opposaient à Sevanna. De vieilles querelles de clans, pour l’essentiel, mais encore très vivaces. Deux de ces factions s’affrontaient-elles ? Ce n’était pas très vraisemblable, mais pas plus qu’une attaque menée par Perrin à laquelle une majorité de Matriarches ne ripostaient pas.
— Quand les éclairs ont commencé, dit Aravine lorsque Faile l’eut interrogée, Rolan a parlé d’une bataille. Sans plus de détails. Personne n’a voulu aller voir avant de savoir si tu allais bien.
De frustration, Faile en grinça des dents. Même si elle n’avait pas eu Rolan sur les bras, ce qui se passait devant la ville compliquerait toute évasion. Et sans savoir exactement ce qu’il en était, comment imaginer un plan pour contourner l’obstacle ? Ou s’en servir à son avantage…
— Tout le monde restera ici, Aravine. C’est trop dangereux.
Et des éclaireurs risquaient de revenir avec des Shaido à leurs trousses. Mais qu’arrivait-il, par la Lumière ?
En se massant une fesse, Maighdin dépassa à son tour Kinhuin.
— Il m’a pincée ! s’indigna-t-elle.
Faile sentit une pointe de… jalousie ? Non, sûrement pas ! Ce maudit Aiel pouvait pincer ce qu’il voulait. Après tout, il n’était pas Perrin.
Avec une grimace, Faile tendit l’outre à Maighdin, qui se rinça la bouche puis but goulûment. Les cheveux empoissés de sueur mêlée de suie, comme son visage, elle n’avait plus rien d’une blonde – ni même d’une jolie femme, jusqu’à nouvel ordre.
L’air sinistre, Arrela sortit à son tour en se massant une fesse. Cela dit, elle prit avidement l’outre qu’Aldin lui proposa.
Très grand, ce jeune homme aux épaules carrées originaire d’Amadicia ressemblait plus à un soldat qu’au comptable qu’il était en réalité. Pendant qu’Arrela buvait, il la dévora des yeux.
Ses goûts ne la portant pas vers les hommes, la Tearienne lui battait froid, mais il refusait de baisser pavillon, certain de pouvoir la convaincre de l’épouser.
Dès que Lacile apparut, elle aussi occupée à se masser une fesse, Jhoradin lui tendit une outre pleine puis laissa courir un index sur sa joue maculée de suie. Avant de boire, elle sourit à son galant, prête à partager de nouveau sa couche, si Rolan refusait de les laisser partir. En tout cas, Faile supposa que c’était la stratégie de son amie.
Alliandre émergea enfin. Si elle ne se massait rien, son expression outragée ne pouvait pas prêter à confusion.
Alors que Rolan s’extirpait lentement du tas de débris, Kinhuin recula sans lui lâcher les chevilles.
— Ma dame ! s’écria Aravine, folle d’angoisse.
Se retournant, Faile vit qu’elle s’était agenouillée sur les pavés pour que la tête de Maighdin repose sur ses genoux. La servante blonde clignait des yeux, incapable de les garder ouverts. Elle bougea les lèvres, mais aucun son audible n’en sortit.
— Qu’est-il arrivé ? demanda Faile en s’agenouillant à son tour.
— Je l’ignore, ma dame… Elle buvait comme si elle voulait vider l’outre, puis elle a vacillé sur ses jambes. Ensuite, elle s’est évanouie.
En parlant, Aravine brassait l’air avec ses mains.
— Elle doit être très fatiguée, dit Faile.
Elle caressa les cheveux de sa servante en tentant de ne pas trop penser à la façon dont elle et les autres allaient la faire sortir du camp. Si elle ne pouvait pas marcher, il faudrait la porter. Mais Faile elle-même ne se sentait pas très solide sur ses jambes.
— Aravine, elle nous a sauvées…
L’Amadicienne hocha gravement la tête.
— Je vous cacherai dans un endroit sûr jusqu’à ce soir, dit Rolan en bouclant le harnais de l’étui de son arc. Après, je vous conduirai dans la forêt.
Son shoufa déjà autour de la tête, il prit les trois lances que lui tendait Jhoradin et les accrocha dans son dos, leurs pointes dépassant au-dessus de sa tête.
Toujours agenouillée près de Maighdin, Faile faillit s’en évanouir de soulagement. Ainsi, elle n’aurait rien à cacher à Perrin. Mais ce n’était pas le moment de faire montre de faiblesse.
— Nos équipements…, commença-t-elle.
Comme si le son de sa voix lui portait le coup de grâce, la maison choisit ce moment pour s’écrouler en produisant un vacarme de fin du monde.
— Je ferai en sorte que vous ayez tout ce qu’il vous faut, dit Rolan en remontant son voile noir.
Jhoradin lui tendit une quatrième lance et sa rondache, qu’il accrocha à sa ceinture avant de prendre Faile par le poignet droit pour l’aider à se relever.
— Il faut se dépêcher, dit-il. Je ne sais pas contre qui nous nous battons, mais les Mera’din vont danser, aujourd’hui.
— Aldin, pourras-tu porter Maighdin ? eut le temps de demander Faile avant que Rolan l’entraîne avec lui.
Par-dessus son épaule, elle vit Aldin soulever de terre la servante blonde. Jhoradin, lui, tenait Lacile par le bras – fermement, comme Rolan tenait Faile.
Les trois Sans-Frères conduisaient une procession d’hommes et de femmes en blanc. Plus un jeune gars. Theril, qui tirait une drôle de tête…
Glissant une main sous sa manche – pas facile, ça, avec les doigts de Rolan refermés sur son bras –, Faile la referma sur son couteau. Quoi qu’il se passe hors de la ville, elle risquait d’avoir besoin de son arme avant la nuit.
Perrin courait dans une allée sinueuse, entre les tentes. Même s’il ne voyait personne, d’autres bruits de bataille lui parvenaient sous le fracas des explosions. Le cliquetis de l’acier contre l’acier. Les cris des hommes, qu’ils tuent ou soient tués. Les hurlements des blessés…
Coulant d’une entaille dans son cuir chevelu, du sang ruisselait sur une joue de Perrin. Sur le flanc droit, où une lance lui avait ouvert les chairs, il saignait aussi. Mais tout le fluide vital qui le maculait n’était pas le sien.
Émergeant du rabat d’une petite tente sombre, un visage apparut puis disparut aussitôt. Celui d’un enfant effrayé – pas le premier qu’il voyait. Sous la pression, les Shaido avaient abandonné bon nombre de leurs gamins. Un problème dont il faudrait s’occuper plus tard, cela dit…
Au-delà des tentes, Perrin voyait les portes tant désirées, à moins de cent pas de lui. Au-delà, il y avait la forteresse… et Faile.
Deux Shaido voilés jaillirent de derrière une tente, lances brandies. Mais ce n’était pas Perrin qui les intéressait. Au contraire, ils regardaient quelque chose, sur leur gauche.
Sans ralentir, le jeune seigneur les percuta. Les deux étaient plus costauds que lui, mais l’impact les renversa comme des quilles, et Perrin tomba avec eux… en se battant déjà. Son marteau s’écrasa sous le menton d’un des guerriers tandis que son couteau s’enfonçait dans la poitrine de l’autre.
Pour défoncer la tête du premier Shaido, il fallut plusieurs coups de marteau. Mais il finit par mourir, comme son compagnon au torse plusieurs fois transpercé.
Captant un mouvement du coin de l’œil gauche, Perrin se jeta sur sa droite, laissant une lame fendre l’air à l’endroit où aurait dû être sa gorge.
L’épée d’Aram… Lui aussi était blessé, du sang lui composant un étrange masque rouge. Sa veste aussi en était empoissée. Quant à ses yeux, ils se révélaient déjà vitreux, comme ceux d’un cadavre. Pourtant, épée en main, il continuait à danser un ballet de mort. Dans son odeur, il ne restait que ça : la puanteur de la mort.
— As-tu perdu la tête ? grogna Perrin tout en déviant l’épée de l’ancien Zingaro avec la tête de son marteau. Que crois-tu donc faire ?
Perrin dévia un autre coup, tenta de prendre Aram dans une étreinte d’ours, échoua et réussit à reculer juste assez pour récolter seulement une entaille sur le torse.
— Le Prophète m’a tout expliqué, lâcha Aram, hagard.
Hagard, peut-être, mais encore adroit, comme le démontrait chacun de ses coups. Réduit à la défensive, Perrin espérait ne pas se prendre les pieds dans les cordes d’une tente, sinon…
— Tes yeux ! Tu es une Créature des Ténèbres ! C’est toi qui as conduit les Trollocs à Deux-Rivières. Masema m’a tout expliqué. Tes yeux jaunes… J’aurais dû comprendre, le jour de notre rencontre. Elyas et toi – deux Créatures des Ténèbres ! Il faut que j’arrache dame Faile de tes griffes.
Perrin fit le point sur sa situation. Impossible de manier dix livres d’acier aussi vite qu’Aram jouait avec une épée trois fois moins lourde. Pour vaincre, il devait avancer – passer sous la garde du fou, en d’autres termes. Ce faisant, il récolterait des blessures, plus que probablement graves, mais s’il temporisait, Aram finirait par le tuer.
Trébuchant sur quelque chose, il parvint de justesse à reprendre son équilibre.
Aram en profita pour attaquer, épée levée. Soudain, il se pétrifia et laissa tomber son arme. Quand il s’écroula sur le ventre, Perrin vit les deux flèches fichées dans son dos. À trente pas de là, deux Shaido s’apprêtaient à tirer de nouveau.
Perrin bondit sur le côté, derrière une tente verte pointue.
Sur un poteau, la hampe d’une flèche vibrait encore.
Plié en deux, Perrin s’éloigna de la tente verte, passa devant une bleue, puis se faufila derrière une marron toute rapiécée. Marteau dans une main et couteau dans l’autre, ce n’était pas la première fois qu’il jouait au chat et à la souris, en ce jour.
Prudemment, il jeta un coup d’œil hors de sa dernière cachette. Plus aucune trace des deux Shaido. Le traquaient-ils comme il les traquait ? Étaient-ils déjà sur la piste d’une autre proie ? Dans ce cas, le gibier avait dû les entraîner très loin d’ici.
Balayant le site, Perrin vit Aram, gisant toujours là où il était tombé. Une douce brise faisait onduler l’empennage des deux flèches qui l’avaient tué.
Elyas avait raison. Perrin n’aurait jamais dû autoriser l’ancien Zingaro à porter une arme. Et là, pourquoi ne l’avait-il pas affecté au convoi – ou renvoyé chez les siens ? Pour sauver ce fou, il y aurait eu des dizaines de possibilités. Mais il était trop tard.
Sentant toujours l’appel des portes, Perrin regarda par-dessus son épaule. Bientôt, il y serait. À condition de survivre jusque-là. Toujours plié en deux, il recommença à courir, inquiet à cause des deux Shaido, ou de n’importe quels autres susceptibles de l’attaquer.
Venant du nord et du sud, les bruits de bataille étaient paradoxalement rassurants. Ici, le danger n’était pas énorme. Mais on pouvait toujours tomber sur des traînards…
Quand il fut à quelques pas des portes, Perrin s’avisa que des gens en sortaient. Si la plupart portaient du blanc crasseux, trois algai’d’siswai voilés les accompagnaient. Le plus grand du trio – en comparaison, Lamgwin serait passé pour un nain – tenait Faile par le bras.
L’élue du cœur de Perrin semblait s’être roulée dans la poussière et la suie.
Avec un rugissement, Perrin fondit sur le guerrier, son marteau levé. L’Aiel lâcha Faile, la propulsant en arrière, et chargea à son tour, lance pointée tandis qu’il détachait sa rondache de son ceinturon.
— Perrin ! cria Faile.
Bizarrement, le Shaido géant hésita une fraction de seconde. Perrin saisit l’occasion au vol. Son marteau percuta la tempe du guerrier, l’impact assez puissant pour le soulever du sol.
Un autre guerrier déboula derrière lui. Soudain, il grogna de surprise, puis tomba à genoux et tourna la tête pour regarder Faile. Puis il s’écroula, révélant le manche de couteau qui dépassait d’entre ses omoplates.
Cherchant le troisième guerrier, Perrin vit que lui aussi gisait sur le ventre, deux manches de couteau dépassant de son dos. Tout près de là, Lacile tentait de consoler Arrela, qui pleurait à chaudes larmes. Sans doute parce que tuer quelqu’un, au bout du compte, se révélait plus difficile qu’elle l’aurait cru.
Alliandre marchait en tête de la colonne, Maighdin dans son dos – mais portée par un grand et bel homme en blanc.
Pour Perrin, seule Faile comptait. Lâchant ses armes, il enjamba les cadavres et la prit dans ses bras. Son odeur emplit aussitôt ses narines… et ses pensées.
Pour être franc, elle empestait le brûlé, mais derrière, Perrin captait son odeur unique.
— Je rêve depuis si longtemps de cet instant, souffla-t-il.
— Moi aussi, fit Faile, la tête contre l’épaule du jeune seigneur.
Dans l’odeur de sa femme, Perrin capta surtout de la joie. Pourtant, elle tremblait.
— Ces trois Shaido t’ont maltraitée ?
— Non. Ils… Non, ces hommes ne m’ont pas fait de mal.
Derrière la joie, Perrin sentit des fragrances qui n’auraient pas dû être là. D’abord, de la tristesse, mais aussi de forts relents de culpabilité. Et aussi…
De la honte, oui… Mais l’Aiel était mort, et toute femme avait le droit de préserver ses secrets, si elle le désirait.
— Tout ce qui compte, c’est que tu sois vivante, et que nous soyons réunis. Rien d’autre n’a d’importance.
— Rien d’autre, c’est vrai…, souffla Faile en serrant plus fort son mari.
Si puissamment, en fait, qu’elle grogna sous l’effort. Mais une seconde plus tard, elle s’écarta et inspecta les blessures de son sauveur – en écartant le tissu déchiré de sa veste, quand ça s’imposait.
— Ça n’a pas l’air trop grave, fit-elle, soulagée.
Dans son odeur, le vortex d’émotions continuait à côtoyer la joie. Saisissant une mèche de cheveux de son mari, elle tira pour qu’il baisse la tête puis examina son cuir chevelu entaillé.
— Il te faudra une guérison, bien entendu. Combien d’Aes Sedai t’accompagnent ? Et comment as-tu fait pour… ? Non, c’est sans importance, en ce moment. Les sœurs sont assez nombreuses pour vaincre les Shaido, et c’est l’essentiel.
— Pour vaincre ces Shaido-là, rectifia Perrin.
Il se redressa pour contempler sa femme. Suie ou pas suie, elle était belle comme le jour.
— Il y aura six ou sept mille guerriers de plus ici dans… (Il regarda le soleil, qui aurait dû être plus haut dans le ciel, lui sembla-t-il.) Eh bien, dans moins de deux heures, sans doute… Nous devrons en avoir fini ici et filer avant qu’ils arrivent, si c’est possible. Qu’est-ce qui cloche avec Maighdin ?
Contre la poitrine de l’homme qui la portait, la servante blonde battait des paupières mais ne parvenait pas à ouvrir les yeux.
— Elle s’est vidée de ses forces pour nous sauver, dit Faile. (Oubliant les blessures de Perrin, elle regarda les hommes et les femmes en blanc.) Aravine, vous tous, commencez à rassembler les gai’shain. Pas seulement ceux qui m’ont juré fidélité. Tous, vous m’entendez ? Nous ne laisserons personne en arrière, si c’est faisable. Perrin, quelle est la direction la plus sûre ?
— Le nord. Là, il n’y a pas de danger.
— Alors, en route vers le nord. Vous tous, trouvez des charrettes, des chariots et des bêtes de bât, puis chargez-les avec tout ce qui pourrait nous être utile. (Des hommes et des femmes en blanc s’éparpillèrent.) Aldin, toi, tu restes là pour porter Maighdin. Toi aussi, Alliandre. Pareil pour Arrela. Lacile aura besoin d’une épaule pour pleurer, ces prochains jours.
Perrin sourit. Au milieu d’une maison en flammes, son épouse pouvait organiser calmement la lutte contre l’incendie. Et réussir à l’éteindre.
Se penchant, le jeune seigneur essuya la lame de son couteau sur la veste de l’homme aux yeux verts. Son marteau avait lui aussi besoin d’un bon nettoyage.
En y procédant, Perrin tenta de ne pas penser à ce qu’il répandait sur la veste du mort. Quand le sang cessait de bouillir, toute l’excitation retombait, et il ne restait plus qu’une incroyable fatigue. Et des blessures qui commençaient à faire mal.
— Faile, peux-tu envoyer quelqu’un dans la forteresse pour dire à Ban et à Seonid qu’elles doivent en sortir ?
Sur ces mots, Perrin glissa le manche de son marteau dans son ceinturon.
Faile ne cacha pas sa surprise.
— Ils y sont ? Comment ? Et pourquoi ?
— Alyse ne t’a rien dit ?
Avant la capture de Faile, Perrin était lent à se mettre en colère. Depuis, il ne lui fallait pas grand-chose.
— Elle prétendait vouloir t’emmener quand elle partirait… Mais je lui ai fait jurer de te dire d’aller dans la forteresse quand tu verrais du brouillard sur la butte, et que des cris de loups retentiraient en plein jour. J’aurais juré qu’elle ne mentait pas. Maudites Aes Sedai ! On ne peut jamais leur faire confiance.
Faile regarda la partie ouest de la crête, où de la brume s’accrochait encore.
— Perrin, elle ne se nomme pas Alyse, mais Galina. Sauf si c’était aussi un mensonge. Ça ne peut être qu’elle. Et elle appartient sûrement à l’Ajah Noir. Je donnerais cher pour connaître son vrai nom.
Faile bougea son bras gauche et fit la grimace. Elle avait bien été maltraitée. Furieux, Perrin regretta de ne pas pouvoir tuer plusieurs fois le grand Shaido.
Sans se laisser abattre par sa blessure, Faile lança :
— Theril, sors de là ! Je t’ai vu nous regarder en douce.
Un jeune garçon très maigre sortit des ombres d’une entrée.
— Mon père m’a dit de rester et de garder un œil sur toi, ma dame.
Tout ça dit avec un accent si épais que Perrin faillit ne pas comprendre.
— C’est possible, fit Faile, inflexible, mais tu vas filer à la forteresse et dire à tous les gens qui y sont de venir nous rejoindre. Ordre du seigneur Perrin.
Theril se tapota le front et détala.
Un quart d’heure plus tard, il revint en compagnie de Seonid, de Ban et de tous les autres. S’inclinant devant Faile, Ban lui confia à quel point il était heureux de la revoir, puis il ordonna aux gars de Deux-Rivières de former un cercle défensif autour de la porte, arc armé et hallebarde plantée dans le sol.
Pour donner ses ordres, il parla d’un ton normal. Lui aussi entendait « acquérir du vernis », selon l’expression en vogue.
Selande et d’autres fanatiques de Faile vinrent lui dire combien ils s’étaient inquiétés qu’elle ne se montre pas après avoir entendu hurler les loups.
— Je vais rejoindre Masuri, annonça Kirklin d’un ton plein de défi.
Qu’on essaie de l’en empêcher, pour voir !
Mais personne n’essaya. Épée au poing, le Champion longea le mur d’enceinte en direction du nord.
Quand il vit Maighdin dans les bras d’Aldin, Tallanvor poussa des cris d’orfraie. Une fois convaincu qu’elle était fatiguée, rien de plus, il l’arracha à Aldin, la serra contre sa poitrine et lui parla à l’oreille.
— Où est Chiad ? demanda Gaul. (Apprenant qu’elle n’avait jamais été avec les autres, il releva son voile noir.) Les Promises m’ont abusé, mais je la trouverai avant elles.
Perrin retint son ami par le bras.
— Dans le coin, il y a beaucoup d’hommes qui risquent de te prendre pour un Shaido.
— Il faut que je la trouve le premier, Perrin Aybara !
Dans l’odeur et dans le ton de l’Aiel, Perrin identifia ce qui ne pouvait être que du chagrin. Penser avoir perdu à tout jamais l’élue de son cœur était une épreuve, il aurait pu en témoigner. Lâchant la manche de Gaul, il le laissa se faufiler entre les archers, leur lance et leur bouclier au poing.
— Je l’accompagne, fit Elyas avec un sourire. Je l’empêcherai peut-être de se mettre dans la mouise.
Dégainant l’énorme couteau qui lui valait son nom de loup – Long Croc –, il fonça dans le sillage du grand Aiel. Si ces deux hommes ne parvenaient pas à passer inaperçus, aucun autre ne le pourrait.
— Si tu as fini de bavarder, dit Seonid à Perrin, tu consentiras peut-être à te tenir tranquille le temps d’une guérison. On dirait que tu en as sacrément besoin.
Suivant l’Aes Sedai comme son ombre, Furen et Teryl gardaient la main sur la poignée de leur épée, et ils regardaient dans toutes les directions.
Les gars de Deux-Rivières étaient très bien, semblaient-ils sous-entendre, mais la sécurité de Seonid, c’était leur mission. On eût dit deux léopards veillant sur une chatte domestique. Sauf que Seonid était plutôt une tigresse.
— Occupez-vous d’abord de Faile, dit Perrin. Son bras gauche la torture.
Faile s’entretenait avec Alliandre. Toutes les deux furieuses, elles auraient dû avoir des ergots, pour se dresser dessus. Sans nul doute, leur ire avait pour cible Alyse ou Galina – ou quel que soit son nom.
— Ta femme, grogna Seonid, je ne la vois pas saigner comme un cochon.
La sœur leva les mains et prit en coupe la tête de Perrin. Aussitôt, il frémit comme si on l’avait jeté dans un étang presque gelé, au cœur de l’hiver. Une sensation hélas familière…
Il cria et se débattit, ses bras échappant à son contrôle. Quand Seonid le lâcha, il ne restait plus rien de ses blessures, à part le sang qui maculait son visage, sa veste et son pantalon. En revanche, son estomac criait famine – assez pour qu’il ait envie de dévorer un cerf à lui tout seul.
— De quoi s’agissait-il ? demanda la petite sœur verte en se tournant vers Faile. As-tu mentionné Galina Casban ?
— Je ne connais pas son nom de famille, répondit Faile. C’est une Aes Sedai au visage rond, avec une bouche charnue, des cheveux noirs et de grands yeux. Jolie à sa façon, mais très déplaisante. Vous la connaissez ? Je crois qu’elle appartient à l’Ajah Noir.
Seonid se raidit, les mains serrant le devant de sa jupe.
— On dirait bien notre Galina… Une sœur rouge, effectivement déplaisante. Mais que signifie cette accusation ? On ne peut pas mettre en cause une sœur ainsi, même une harpie comme Casban.
Pendant que Faile s’expliquait, évoquant sa rencontre avec Galina, Perrin sentit la colère monter en lui. La sœur avait fait chanter sa femme, la menaçant, lui mentant et tentant enfin de l’assassiner.
— Si je lui mets la main dessus, grogna-t-il, je lui briserai la nuque.
— Ce ne sera pas à toi de le faire, dit Seonid. Galina devra être jugée devant une cour composée de trois sœurs – pour cette accusation terrible, il devra s’agir de représentantes. Et le Hall tout entier assistera au procès. Si elle est jugée coupable, elle sera calmée puis exécutée. Une pure affaire d’Aes Sedai.
— Si ? s’exclama Perrin. As-tu entendu ce que vient de dire Faile ? Te reste-t-il un doute ?
Le jeune seigneur devait paraître menaçant, car Furen et Teryl vinrent flanquer leur Aes Sedai, main sur le pommeau de leur épée.
— Elle a raison, Perrin, dit Faile. Quand Jac Coplin et Len Congar ont été accusés d’avoir volé une vache, tu les savais coupables, mais avant de laisser le Conseil du Village les condamner au fouet, tu as quand même demandé à maître Thane de le prouver.
— Quoi que j’aie dit, le Conseil du Village ne les aurait pas punis sans procès, marmonna Perrin.
Faile éclata de rire. Qu’il était bon d’entendre de nouveau ce son !
— Bon, d’accord… Galina appartient aux Aes Sedai. Mais si elles l’épargnent, je me chargerai d’elle. Je déteste qu’on te fasse du mal.
Son odeur chargée de désapprobation, Seonid eut un rictus.
— Votre bras est blessé, dame Faile.
— Arrela d’abord, je vous prie…
Agacée par ce petit jeu, Seonid prit entre ses mains la tête de Faile, qui lâcha un soupir. Rien de plus, pour une petite blessure facile à éliminer. En la conduisant vers Arrela, l’épouse de Perrin remercia la sœur.
Soudain, Perrin s’avisa qu’il n’entendait plus d’explosions. Avec du recul, il en était ainsi depuis un moment. Un bon signe, à coup sûr.
— Il faut que je sache comment ça a tourné. Ban, je te confie Faile.
Sa femme s’insurgeant qu’il veuille partir seul, Perrin consentit à emmener dix gars de Deux-Rivières, mais le temps qu’ils en débattent, un cavalier apparut à l’extrémité nord du mur d’enceinte.
Aux trois plumes bleues qui ornaient son casque, Perrin reconnut Tylee. Alors qu’elle approchait, il vit qu’une femme nue était couchée en travers de sa selle. Soigneusement saucissonnée, ses longs cheveux blonds touchant presque le sol, on y voyait briller plusieurs colliers et des torsades de perles. Quand Tylee tira sur ses rênes, un bandeau d’or incrusté de grosses pierres vertes tomba sur le sol.
Son bizarre casque retiré, Tylee le posa sur le dos de la prisonnière.
— Vos arcs sont des armes remarquables, dit-elle, les yeux rivés sur les hommes de Deux-Rivières. J’aimerais que nous ayons les mêmes… Seigneur Perrin, Kirklin m’a dit où te trouver. Les Shaido ont commencé à se rendre. Les hommes de Masema, eux, ont résisté jusqu’au bout. La plupart sont morts ou agonisants, je pense. Les damane ont transformé la butte en un piège infernal où seul un fou se serait aventuré. Cerise sur le gâteau, les sul’dam ont mis un a’dam à plus de deux cents Matriarches ennemies. Ton infusion a fait des ravages, la plupart ne tenaient pas debout sans aide. Je devrai envoyer des to’raken pour les évacuer.
Seonid grogna en sourdine. Visage impassible, elle empestait cependant la rage et regardait Tylee comme si elle avait voulu la foudroyer au sens propre du terme. Sereine, la Seanchanienne se contenta de secouer la tête.
— Quand nous serons partis, mes amis et moi…, dit Perrin.
Son pacte, il l’avait conclu avec Tylee. Pas question de voir si quelqu’un d’autre le respecterait.
— À part les hommes de Masema, quelles sont nos pertes ?
— Il n’y a rien de terrible, répondit Tylee. Entre tes archers et mes damane, les Shaido n’ont presque jamais pu entrer au contact. Je n’ai jamais vu un plan de bataille se dérouler si bien. Si nous avons cent morts en tout, je serai étonnée.
Perrin fit la moue. Cent morts, c’était… Eh bien, très peu, en de pareilles circonstances, mais dans le lot, il devait y avoir des gars de Deux-Rivières. Qu’il les connaisse ou non, ces braves types étaient sous sa responsabilité.
— Sais-tu où est Masema ?
— Avec ce qui reste de son armée… Cet homme n’est pas un lâche, il faut lui reconnaître ça. Avec ses gardes du corps – enfin, quelque chose comme la moitié – il s’est frayé un chemin au milieu des Shaido pour atteindre la butte.
Perrin serra les dents. Masema était toujours là, entouré de ses sbires. Quand on en viendrait à la trahison d’Aram, ce serait parole contre parole. Et dans tous les cas, les fidèles de ce fou ne le livreraient pas pour qu’il soit jugé.
— Nous devons partir avant l’arrivée des deux groupes de Shaido. S’ils espèrent être secourus, les vaincus oublieront leur désir de se rendre. Qui est ta prisonnière ?
— Sevanna, répondit Faile.
Dans son odeur, la haine était aussi puissante que lorsqu’il était question de Galina.
La Shaido réussit à relever la tête, non sans perdre d’autres colliers. Au-dessus d’un bâillon en tissu vert, ses yeux brillaient de fureur.
— Sevanna des Shaido Jumai, oui, fit Tylee d’un ton triomphant. Elle m’en a informée avec de la fierté dans la voix. Elle non plus, ce n’est pas une couarde. Elle est venue à notre rencontre en robe de soie, lestée de tous ses bijoux, mais elle a réussi à éventrer deux de mes Altariens avant que je lui arrache sa lance.
Sevanna rugit sous son bâillon et se débattit comme si elle tentait de se laisser tomber sur le sol. Quand Tylee lui eut claqué le postérieur, elle se calma, mais continua à foudroyer tout le monde du regard.
Même s’il n’aurait pas dû remarquer une chose pareille devant sa femme, Perrin nota que la Shaido était plutôt… bien roulée. Se souvenant de ce que disait Elyas – dans ces circonstances, une épouse s’attendait toujours à ce que son mari ait l’œil attiré –, il s’autorisa à étudier ouvertement la prisonnière.
— Je préempte le contenu de sa tente, annonça Faile avec un regard noir pour son coquin de mari.
Ouvertement, certes, mais pas trop…
— Elle a un coffre plein de bijoux, et je le veux. Ne me regarde pas avec ces yeux ronds, Perrin ! Nous allons devoir nourrir et vêtir cent mille personnes, avant de les aider à rentrer chez elles. Cent mille, au bas mot…
— Dame Faile, dit le jeune homme qui portait Maighdin jusqu’à l’arrivée de Tallanvor, je veux venir avec toi, si tu es d’accord. Et je ne serai pas le seul, si tu nous acceptes.
— Ton épouse, je suppose, seigneur Perrin ? fit Tylee en regardant Faile.
— Exactement, oui ! Faile, je te présente la générale de bannière Tylee Khirgan, au service de l’Impératrice du Seanchan. (Au fond, Perrin avait peut-être acquis un peu de « vernis », lui aussi.) Générale de bannière, voici Faile ni Bashere t’Aybara, ma chère femme.
Tylee s’inclina sur sa selle et Faile salua d’un noble signe de tête. Même couverte de suie, elle avait tout d’une reine.
Une réflexion qui rappela la Couronne Brisée à Perrin. Mais de ce sujet, ils débattraient plus tard. Longuement, sans aucun doute. Et cette fois, comme semblait le vouloir son épouse, il risquait de n’avoir aucun mal à élever la voix.
— Et voici Alliandre Maritha Kigarin, reine du Ghealdan, Bénie de la Lumière et Protectrice du mur de Garen. Accessoirement, ma vassale. Car le Ghealdan est sous ma protection.
Ça sonnait comme une blague, mais il fallait quand même le dire.
— Seigneur Perrin, fit Tylee, notre accord ne va pas jusque-là. Ce n’est pas moi qui décide où ira l’armée du Seanchan.
— J’entendais t’informer, générale de bannière. Histoire que tu dises à tes supérieurs qu’ils ne pourront pas annexer le Ghealdan.
Alliandre eut un si beau sourire, à l’intention de Perrin, qu’il eut envie d’éclater de rire. Faile aussi souriait – fièrement.
— Il faut nous mettre en route, rappela Perrin en se massant le nez. Les renforts ennemis ne tarderont plus. Pas question de nous retrouver avec sept mille guerriers en face, et, dans le dos, des prisonniers qui se sentiront pousser des ailes.
Tylee eut un petit rire.
— Avec ces gens, seigneur Perrin, j’ai plus d’expérience que toi. Une fois qu’ils se sont rendus, ils ne recommencent pas à se battre avant trois jours. Même chose pour les tentatives d’évasion. Pour plus de sécurité, mes Altariens sont occupés à brûler leurs lances et leurs arcs. Donc, nous avons un peu de temps. Seigneur, j’espère ne jamais devoir être en face de toi sur un champ de bataille. (Elle retira le gant renforcé de fer de sa main droite.) Et je serais honorée que tu m’appelles Tylee.
Se penchant par-dessus Sevanna, elle tendit la main au jeune seigneur. Un moment, Perrin la regarda, stupéfié. Un monde étrange, vraiment… Ce pacte, il l’avait conclu en ayant le sentiment de s’allier au Ténébreux. De fait, les exactions des Seanchaniens lui donnaient la nausée. Mais cette femme était un modèle de droiture et de sincérité.
— Moi, c’est Perrin, sans « seigneur », dit-il en serrant la main de la Seanchanienne.
Un monde très étrange, oui…
Retirant son chemisier, Galina le jeta sur sa jupe de soie et se pencha pour prendre la robe d’équitation qu’elle venait de sortir d’une sacoche de selle. Le vêtement avait été taillé pour une femme un peu plus corpulente, mais il suffirait jusqu’à ce qu’elle ait vendu une de ses pierres précieuses.
— Reste où tu es, Lina ! dit Thevara dans son dos.
Galina se pétrifia, incapable de se redresser même si la forêt autour d’elle avait pris feu. En revanche, elle aurait pu hurler à s’en casser les cordes vocales.
— Tais-toi, aussi !
Galina ravala son cri, manquant s’étrangler. Il ne lui restait plus que l’option de pleurer en silence. À ses pieds, des larmes s’écrasèrent sur le sol de la forêt, mais Thevara la gifla à la volée.
— Tu as le bâton, je le sais. Sinon, tu n’aurais pas fui. Donne-le-moi. Lina, donne-le-moi !
Pas question de résister… Se redressant, Galina sortit l’artefact de la sacoche de selle et le tendit à la Matriarche aux yeux d’oiseau de proie.
— Cesse de pleurnicher, Lina ! Et remets ta ceinture et ton collier. Pour les avoir retirés, il faudra que je te punisse.
Galina tressaillit. Malgré l’ordre de Thevara, elle ne parvenait pas à cesser de pleurer, et ça aussi, ça lui vaudrait une punition. Sortant tout seuls de sa sacoche de selle, le collier et la ceinture se mirent en place sur sa peau nue. Elle resta ainsi, dans le plus simple appareil, le poids de ces objets semblant suffire à la faire tomber à genoux.
D’eux-mêmes, ses yeux se rivèrent sur le bâton que tenait la Matriarche.
— Ton beau cheval deviendra une bête de bât, Lina. Quant à toi, tu n’auras plus jamais le droit de monter.
Il y aurait bien un moyen de récupérer l’artefact. Il devait y en avoir un !
Thevara fit tourner le bâton entre ses mains – une forme raffinée de torture.
— Tu as assez joué avec ta petite chienne, Thevara ! Qu’allons-nous faire, à présent ?
Les cheveux blanchis par le soleil, Belinde approcha en foudroyant du regard l’autre Matriarche. Très maigre, elle avait un visage parfait pour terroriser les gens.
À ce moment-là, Galina s’avisa enfin que Thevara n’était pas seule. Plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants se tenaient derrière elle, et certains guerriers portaient une femme attachée dans leur dos.
Rouge comme une pivoine, Galina cacha son intimité avec ses mains. D’interminables jours de nudité imposée ne l’avaient pas habituée à être nue sous un regard masculin.
Soudain, elle remarqua un détail très étrange. Une poignée d’hommes seulement étaient des algai’d’siswai, un étui à arc dans le dos et un carquois sur chaque hanche. Mais à part les Matriarches, ces Aielles et ces Aiels portaient tous au minimum une lance. Et ils étaient voilés, la plupart avec un simple foulard ou un carré de tissu.
Qu’est-ce que ça signifiait ?
— Nous retournons dans la Tierce-Terre, annonça Thevara. De là, nous enverrons des messagers à la recherche de tous les clans qu’ils pourront trouver. Avec un ordre simple : abandonner leurs gai’shain des terres mouillées, laisser derrière eux tout ce qui n’est pas indispensable, et revenir dans notre Désert. Là, nous reconstruirons notre tribu. Les Shaido se relèveront du désastre qu’ils doivent à Sevanna.
— Il faudra des générations ! objecta Modarra.
Mince et jolie, mais plus grande encore que Thevara, donc presque de la taille d’un homme, elle soutenait sans faillir le regard de son interlocutrice.
Galina aurait donné cher pour savoir comment elle faisait ça. D’un seul coup d’œil, Thevara la tétanisait.
— Eh bien, nous attendrons des générations, s’il le faut… Le temps n’importe pas. Et nous ne sortirons plus jamais de la Tierce-Terre. (Thevara regarda Galina, qui… se tétanisa.) Tu ne toucheras plus ce bâton, Lina. Et tu n’essaieras plus de t’échapper.
Elle se tourna vers ses compagnons :
— Cette femme est solidement charpentée. Qu’on lui fasse porter une lourde charge ! Dès qu’elle sera prête, nous partirons, parce que nos ennemis risquent de nous poursuivre.
Croulant sous le poids des outres, des casseroles et des bouilloires qu’elle charriait, Galina eut presque l’impression d’être habillée. En titubant, elle emboîta le pas à Thevara.
Dans son esprit, plus de place pour le bâton ni pour des rêves d’évasion. Galina Casban, dirigeante de l’Ajah Rouge et membre du Conseil Suprême du Noir, serait la possession et le jouet d’une Matriarche jusqu’à la fin de sa vie. La « petite Lina » d’une maudite Aielle. Jusqu’à sa mort, ça ne faisait aucun doute. De nouveau, des larmes coulèrent sur ses joues.