20 La grue dorée


Une fois le vent tombé, la pluie diminua, mais des nuages gris continuèrent à cacher le soleil. Le crachin, cependant, se révéla suffisant pour mouiller les cheveux de Rand et tremper sa veste noire brodée de fil d’or tandis qu’il inspectait le champ de bataille.

Logain avait tissé un dôme d’Air qui le protégeait de la pluie. Rand aurait pu l’imiter, mais il craignait que Lews Therin en profite pour reprendre le contrôle du saidin. Le spectre semblait disposé à attendre l’Ultime Bataille pour mourir, mais quelle confiance pouvait-on accorder à un fou ?

Un fou ? murmura Lews Therin. En quoi suis-je plus cinglé que toi ?

Content de sa saillie, il éclata d’un rire de dément.

Régulièrement, Nandera regardait Rand par-dessus son épaule. Grande et fine, ses cheveux gris cachés sous son shoufa ocre, elle dirigeait les Promises – celles qui se trouvaient de ce côté du Mur du Dragon, en tout cas –, mais avait choisi de prendre le commandement des gardes du corps du Car’a’carn. Ses yeux verts, soit tout ce qu’on voyait de son visage au-dessus du voile noir, n’exprimaient rien de spécial. Pourtant, Rand aurait juré qu’elle s’inquiétait pour lui parce qu’il s’exposait à la pluie. Les Promises de la Lance notaient tout ce qui sortait de l’ordinaire. Avec un peu de chance, Nandera n’en parlerait pas à tout le monde…

Tu dois me faire confiance, dit Lews Therin. Oui, te fier à moi. Par la Lumière ! Voilà que je supplie une simple voix dans ma tête…

Nandera et les quarante-neuf autres Promises voilées avaient formé un cercle serré autour de Rand. Méfiantes, elles enfonçaient leur lance dans tous les cadavres de Trolloc et de Myrddraal qu’elles dépassaient. Comme si de rien n’était, elles enjambaient les membres et les têtes coupées garnies de cornes, de défenses ou de crocs. De temps en temps, un Trolloc gémissait ou tentait de fuir en rampant – plus rarement, d’attaquer en rugissant –, mais elles étaient promptes à lui régler son compte. Combattre des Trollocs, c’était comme affronter des chiens enragés. Tuer ou être tuée… Pas de pourparlers, de reddition ni d’hésitations…

Jusque-là, Rand réussissait à tenir les vautours à distance. Mais des corbeaux et des corneilles avaient envahi le charnier, leurs ailes noires mouillées brillant bizarrement. Si ces oiseaux étaient des espions du Ténébreux, ça ne les empêchait pas de picorer les yeux des Trollocs ou de leur arracher des lambeaux de chair.

Dans la bouillie de monstres, ces charognards trouvaient partout leur bonheur. Prudents, ils n’approchaient pas des Myrddraals et évitaient aussi les Trollocs qui gisaient trop près de leurs chefs. Un comportement qui ne trahissait rien de spécial, sinon une judicieuse prudence. Selon toute vraisemblance, la puanteur des Blafards repoussait les oiseaux. Une bonne chose, car leur sang aurait pu faire fondre de l’acier. Toutes les caractéristiques d’un poison, pour les charognards…

Les soldats survivants tiraient sur les oiseaux, les taillaient en pièces avec leur lame ou les massacraient à grands coups de pelle, de houe ou de râteau – bref, tout ce qui pouvait servir à frapper.

Au Saldaea comme ailleurs dans les Terres Frontalières, laisser un corbeau ou une corneille en vie était impensable, parce que ces oiseaux étaient presque toujours des espions du Ténébreux. Mais là, il y en avait beaucoup trop. Si des centaines de petits cadavres gisaient parmi les monstres morts, pour chacun, cent autres arrivaient, prêts à dévorer tout ce qui leur tomberait sous le bec, y compris les dépouilles de leurs semblables. De guerre lasse, les Asha’man et les Aes Sedai n’essayaient plus d’éliminer ces nuisances.

— Je n’aime pas que mes hommes se fatiguent comme ça…, dit Logain. (Ses hommes !) Même chose pour les sœurs. Gabrelle et Toveine seront épuisées, ce soir. (Les deux Aes Sedai étant liées à lui, il savait de quoi il parlait.) Et s’il y a une autre attaque ?

Autour du manoir et de ses dépendances, des feux apparaissaient et disparaissaient, si vifs qu’il fallait s’abriter les yeux quand on les regardait. Inlassables, les Asha’man et les Aes Sedai incinéraient les charognes. Pour faire un seul bûcher, il aurait fallu travailler encore plus. Avec un peu moins de vingt Aes Sedai et une dizaine d’Asha’man, réduire en cendres des milliers de monstres prendrait du temps. D’ici là, très probablement, la puanteur de la décomposition s’ajouterait aux odeurs répugnantes qui planaient déjà dans l’air. Le sang des Créatures des Ténèbres puait, tout comme le contenu de leurs entrailles. Un détail auquel il valait mieux ne pas penser. Entre la Colonne Vertébrale du Monde et le manoir, il ne devait pas rester un fermier ou un villageois vivant. Car les Trollocs venaient sûrement de là, via le Portail situé à l’extérieur du Sanctuaire Shangtai. Au moins, le foyer de Loial était intact. Les Trollocs ne seraient entrés pour rien au monde dans un Sanctuaire. Même chose pour les Myrddraals, sauf si on les y forçait, et il faudrait y mettre de l’énergie.

— Tu préférerais qu’ils pourrissent sur place ? demanda Cadsuane comme si elle n’avait aucun avis sur la question.

Pour ne pas le souiller de sang, elle avait relevé l’ourlet de sa jupe verte. À part ça, elle avançait parmi les corps déchiquetés avec la même indifférence que les Promises.

Pratique, la légende avait tissé un petit dôme contre la pluie. Après l’avoir vue faire, Alivia l’avait imitée.

Rand insistait pour que ses sœurs transmettent leur savoir à la Seanchanienne. Mais dans l’esprit de ces femmes, ça n’entrait pas dans leur serment de loyauté. Alivia se tenait à l’écart, les Aes Sedai ne s’en plaignaient pas, et personne n’essayait de changer les choses.

À cause des visions de Min, Nynaeve avait refusé aussi. Quant à Cadsuane, elle affirmait ne pas être « du genre à former des Naturelles ».

— Si on ne faisait rien, ce serait un affreux charnier, dit Min.

Même si elle s’efforçait de ne pas regarder le sol, il lui fallait éviter les pires immondices, et ces injonctions contradictoires lui conféraient une démarche titubante. Pour ne rien arranger, elle commençait à être trempée, ses boucles collées sur le crâne. Pourtant, le lien ne charriait ni frustration ni indignation. De la colère, en revanche… Dirigée contre Logain, si on se fiait aux regards noirs qu’elle lui lançait.

— Où iraient les domestiques et les divers employés ? ajouta-t-elle. Comment vivraient-ils ?

— Il n’y aura pas d’autre attaque, dit Rand. Pas avant que celui qui a lancé celle-là apprenne qu’elle a échoué. Et peut-être pas après. Les monstres ont chargé en force. Les Myrddraals ne divisent jamais leurs troupes.

Logain grogna, mais il ne pouvait rien dire contre ça.

Rand jeta un coup d’œil au manoir. Par endroits, les cadavres touchaient presque les murs. Pas un seul n’était entré, mais…

Logain a raison, ça n’est pas passé loin…

Sans les Aes Sedai et les Asha’man arrivés avec l’ancien faux Dragon, l’issue aurait été différente. Oui, ça avait tenu à rien. Et s’il y avait une autre attaque, plus tard ?

À l’évidence, quelqu’un connaissait le petit secret d’Ishamael. Ou l’homme aux yeux bleus de sa vision était-il lui aussi capable de localiser Rand ?

Une autre attaque serait plus massive encore. Ou elle viendrait d’une direction inattendue. Fallait-il autoriser Logain à amener plus d’Asha’man ?

Tu aurais dû les tuer tous, marmonna Lews Therin. C’est trop tard, maintenant ! Trop tard !

La Source est purifiée, vieux fou !

C’est vrai, mais le sont-ils, eux ? Et moi ?

Rand s’était posé la question à son propre sujet. Une moitié de sa double blessure venait d’Ishamael, et l’autre de la dague de Padan Fain souillée par Shadar Logoth. Les plaies pulsaient souvent, et à ces moments-là, elles semblaient vivantes.

Le cercle de Promises se desserra légèrement pour laisser passer un vieux serviteur au long nez qui semblait encore plus décati qu’Ethin. Pour s’abriter, il brandissait une double ombrelle du Peuple de la Mer qui avait perdu toutes ses franges et dont la toile bleue était percée en plusieurs endroits. Du coup, des fuites imbibaient d’eau sa veste jaune, et la plus grosse tombait directement sur son crâne. Son duvet blanc collé au cuir chevelu, le pauvre homme aurait eu l’air moins mouillé s’il ne s’était pas protégé.

Cette ombrelle était sans doute l’héritage d’un des ancêtres d’Algarin. Une sorte de trophée ou de souvenir dont il aurait été intéressant de connaître l’histoire. Parce que les Atha’an Miere ne se défaisaient pas aisément de l’ombrelle d’une Maîtresse des Vagues.

— Seigneur Dragon, dit le vieux type en s’inclinant – ce qui exposa son dos aux fuites –, Verin Sedai m’a ordonné de te remettre ce pli sans délai.

De sous sa veste, le domestique sortit une feuille pliée et scellée.

Rand la fourra dans sa poche, avant que la pluie ait fait fondre l’encre.

— Merci, mais ça aurait pu attendre mon retour à l’intérieur. Rentre vite, mon ami, avant d’être trempé comme une soupe.

— Elle a insisté, seigneur Dragon. Et c’est une Aes Sedai.

Voyant que Rand acquiesçait, le vieil homme s’inclina puis repartit lentement en direction du manoir. Le dos très droit, il semblait ne pas s’apercevoir que son ombrelle n’était qu’une passoire.

Oui, Verin était une Aes Sedai. Et tout le monde obéissait aux sœurs, même en Tear, où on ne les aimait pas beaucoup. Qu’avait donc à dire Verin, pour écrire un message ?

Passant un pouce sur le sceau, Rand continua son chemin.

Sa destination ? Une des granges au toit de chaume plus roussi. Celle où des Trollocs étaient entrés.

En veste marron ordinaire, ses bottes maculées de boue, le gros type qui montait la garde se redressa et jeta un bref regard à l’intérieur.

Derrière Rand, les Promises se déployèrent pour encercler la grange.

Le jeune homme s’arrêta devant la porte, Min et les autres s’immobilisant près de lui.

Logain marmonna un juron.

À la lumière de deux lampes accrochées aux poutres, on voyait que des mouches couvraient toutes les surfaces, y compris le sol poussiéreux semé de paille. Et au moins autant d’insectes bourdonnaient dans l’air.

— D’où viennent-elles ? demanda Rand.

Si Algarin n’était pas riche, on n’aurait rien pu reprocher à l’entretien de ses granges et de ses étables.

Le gros type sursauta, l’air coupable. Bien plus jeune que la plupart des autres domestiques, il était pourtant à moitié chauve et ridé autour de la bouche et des yeux.

— Je n’en sais rien, seigneur, répondit-il en se tapotant le front d’un index crasseux. (Le regard rivé sur Rand, il refusait de poser de nouveau les yeux sur la grange.) Je suis sorti prendre l’air, et à mon retour, elles étaient là. Au début, j’ai cru que c’étaient des mouches mortes, mais…

Rand secoua la tête, dégoûté. Ces mouches étaient bien vivantes, hélas. Tous les défenseurs de cette grange n’avaient pas péri, mais on y avait rassemblé les cadavres des hommes de Bashere. Au Saldaea, on abominait les funérailles sous la pluie. Personne n’aurait pu dire pourquoi, mais il était hors de question d’enterrer quelqu’un quand le ciel déversait ses larmes.

Dix-neuf hommes gisaient sur le sol, aussi bien alignés qu’il était possible lorsque manquaient beaucoup de membres et de têtes. Malgré tout, leurs frères d’armes avaient lavé le visage et fermé les yeux des défunts.

Ces morts expliquaient la présence de Rand. Non qu’il fût venu les saluer, ou quoi que ce soit de sentimental. Ces soldats, il les connaissait à peine – juste de quoi identifier un visage de-ci de-là. Non, s’il se trouvait là, c’était pour se rappeler qu’une victoire, même écrasante, avait un prix. Cela dit, ces hommes ne méritaient pas de finir sous une marée de mouches.

Moi, je n’ai pas besoin de pense-bête, grogna Lews Therin.

Peut-être, mais je ne suis pas toi. Il faut que je m’endurcisse.

— Logain, débarrasse-nous de ces fichues mouches !

Tu es plus dur que je l’ai jamais été, fit Lews Therin. (Soudain, il éclata de rire.) Et si tu n’es pas moi, qui es-tu donc ?

— Me voilà promu incinérateur de mouches ? grogna Logain, vexé.

Rand se retourna, furieux, mais Alivia parla avant qu’il ait pu exploser.

— Laisse-moi essayer, seigneur, demanda-t-elle pour la forme.

À l’instar d’une Aes Sedai, elle n’attendit pas la réponse. Quand elle s’unit au saidar et canalisa, Rand en eut la chair de poule.

Quand il pleuvait, même peu, les mouches s’abritaient toujours parce qu’une seule goutte suffisait à les clouer au sol, où elles devenaient des proies faciles jusqu’à ce que leurs ailes aient séché. Pourtant, en un éclair, toutes s’envolèrent et filèrent vers la porte comme si la pluie n’était plus un problème.

Un véritable rideau de mouches ! Rand chassa les insectes qui percutaient son visage et Min couvrit le sien de ses mains. Dans le lien, le dégoût dominait tout le reste.

Mais les mouches cherchaient uniquement à fuir. En quelques secondes, toutes furent parties.

Le gros type chauve dévisageait Alivia, la bouche ouverte. Pris d’une quinte de toux, il cracha deux mouches dans sa paume. D’un regard noir, Cadsuane l’incita à refermer la bouche.

Un seul regard, oui. Mais cette femme était une légende.

— Ainsi, tu nous espionnes…, dit-elle à Alivia.

Là encore, en la foudroyant du regard. Mais Alivia ne broncha pas. À ses yeux, les Aes Sedai n’étaient pas si impressionnantes que ça.

— Et je mémorise ce que je vois… Si je dois aider le seigneur Dragon, il faut bien que j’apprenne des choses. Pour tout dire, j’en ai appris plus que vous croyez.

Min eut un étrange bruit de gorge, puis de la colère déferla dans le lien. Mais la Seanchanienne blonde l’ignora.

— Tu n’es pas en colère contre moi ? demanda-t-elle à Rand, sincèrement inquiète.

— Pas du tout. Apprends tout ce que tu peux. Tu t’en tires très bien.

Alivia s’empourpra et baissa la tête comme une jeune fille émue par un compliment inattendu. Malgré quelques ridules aux coins de ses yeux, il était difficile de garder à l’esprit qu’elle avait cent ans de plus que la doyenne des Aes Sedai – et pas cinq ou six ans de moins que Rand.

Il devait trouver quelqu’un pour la former.

— Rand al’Thor, rugit Min, les bras croisés, tu ne laisseras pas cette femme te…

— Tes visions ne sont jamais fausses, coupa Rand. Tout ce que tu vois se produit. Tu as essayé d’altérer le cours des événements, mais ça n’a jamais marché. C’est toi qui me l’as dit, Min ! Pourquoi crois-tu que ce sera différent, cette fois ?

— Parce qu’il faut que ce le soit ! s’écria Min. (Elle se pencha en avant comme si elle allait bondir sur Rand.) Parce que je veux que ce soit différent ! Et parce que ça le sera ! D’ailleurs, je ne sais pas toujours ce qu’il advient de mes visions. Les gens ne sont pas des pions. Sur Moiraine, je me suis lourdement trompée. Dans son avenir, je voyais une multitude de choses, et elle est morte. D’autres visions ont pu être pareillement fausses.

Celles qui te concernent doivent être vraies ! caqueta Lews Therin. Tu as promis !

Logain se rembrunit et secoua la tête. À l’évidence, il n’aimait pas entendre Min douter de son don.

Rand regrettait presque de lui avoir parlé des visions de la jeune femme. À l’époque, ce n’était qu’un encouragement sans conséquences, pourtant, Logain avait demandé à une Aes Sedai de lui confirmer les « images » de Min. Rusé, il avait eu la sagesse de cacher ses doutes au véritable Dragon.

— Je ne vois pas pourquoi cette jeune femme s’accroche tellement à toi, intervint Cadsuane. (Elle fit la moue, pensive, puis soupira.) Tu es plutôt joli garçon, je suppose, mais ça me passe bien au-dessus de la tête…

Pour s’épargner une nouvelle dispute avec Min – elle appelait ça une « conversation », mais il n’était jamais dupe –, Rand sortit la missive de Verin et brisa le sceau en forme de tête de serpent. L’écriture minuscule de la sœur couvrait la feuille, quelques lettres brouillées par une goutte de pluie. Pour lire, Rand approcha d’une lanterne qui dégageait une légère odeur d’huile rance.


« Comme je l’ai dit, j’ai fait tout ce que je pouvais ici. Pour être fidèle au serment que je t’ai prêté, il vaut mieux que je sois ailleurs. Du coup, je m’en suis allée avec Tomas. Au fond, il y a plusieurs façons de te servir, et toutes te seront utiles. Je suis convaincue que tu peux te fier à Cadsuane et suivre aveuglément ses conseils. En revanche, méfie-toi des autres sœurs, même celles qui sont liées à toi. Pour une sœur noire, un serment ne vaut rien, et les autres, même si elles sont restées du côté de la Lumière, peuvent l’interpréter d’une façon qui te déplairait. D’ailleurs, tu sais déjà que quelques-unes ne se sentent pas tenues à une stricte obéissance. De là à l’insubordination, il n’y a qu’un pas. En conclusion, que tu t’appuies ou non sur Cadsuane – selon moi, tu devrais le faire –, n’oublie pas mon conseil : méfie-toi de tout.

Verin. »


Rand grogna entre ses dents. « Quelques-unes ne se sentent pas tenues à une stricte obéissance. » Aucune, oui ! En règle générale, elles exécutaient ses ordres, mais la lettre ne correspondait pas toujours à l’esprit. D’ailleurs, Verin elle-même… Elle le mettait en garde contre les sœurs, mais elle venait de filer sans lui dire où ni ce qu’elle avait l’intention de faire. Craignait-elle que ça lui déplaise ? Ou était-ce le goût du secret des Aes Sedai ? Ces femmes dissimulaient comme elles respiraient…

Quand Rand lui tendit la lettre, Cadsuane arqua un sourcil. Pour réagir si violemment, elle devait être très surprise. Cela dit, elle se ressaisit et lut le texte.

— Une femme qui porte bien des masques, dit-elle en redonnant la feuille à Rand. Mais son conseil est excellent.

Comment ça : « bien des masques » ? Rand allait demander des explications quand Loial et l’ancien Haman entrèrent, chacun portant sur l’épaule une hache au manche interminable et au tranchant ornementé.

L’ancien faisait grise mine et les oreilles de Loial frémissaient. D’excitation, supposa Rand, mais il pouvait se tromper.

— J’espère que nous ne dérangeons pas, dit l’ancien, son regard navré errant sur la rangée de cadavres.

— Pas du tout, fit Rand en fourrant la lettre dans sa poche. J’aimerais pouvoir venir à ton mariage, Loial, mais…

— Rand, c’est fait, dit l’Ogier.

Il devait bel et bien être excité. Couper la parole aux gens n’était pas dans ses habitudes.

— Ma mère a insisté… Nous aurons peu de temps pour fêter ça – sinon pas du tout. Tu comprends, il y a la Souche, et moi qui… (Haman posa une main sur le bras de Loial.) Quoi ? Ah, oui, bien sûr… Bien sûr…

D’un index gros comme une saucisse, Loial lissa sa moustache naissante.

Avait-il failli dire quelque chose qu’il devait garder pour lui ? Pourquoi pas ? Les Ogiers aussi avaient des secrets. Comme le montrait la lettre de Verin, ils n’étaient pas les seuls.

— Je te promets une chose, Rand. Quoi qu’il arrive, je serai avec toi lors de l’Ultime Bataille. Oui, quoi qu’il arrive.

— Mon garçon, dit Haman, je crois que tu ne devrais pas…

Il n’alla pas plus loin, poussant un soupir capable de renverser un rocher.

Rand approcha de son ami et lui tendit la main droite. Avec un grand sourire – chez un Ogier, ce n’était pas seulement une image –, Loial la prit dans un de ses battoirs. De si près, Rand dut incliner la tête pour croiser le regard de son vieil ami.

— Merci, Loial. Tu ne peux pas imaginer à quel point t’entendre dire ça me fait du bien. Mais j’aurai besoin de toi avant.

— Besoin de moi ?

— Loial, j’ai scellé tous les Portails que j’ai repérés. À Caemlyn, à Cairhien, à Illian et à Tear, les Chemins sont inaccessibles, et j’ai piégé l’accès qui s’est ouvert à Fal Dara. Hélas, impossible de localiser le Portail de Far Madding. Même quand je sais qu’il y en a un dans une ville, il me faut de l’aide pour le localiser. Et il y a bien sûr toutes les cités qui n’existent plus… Tu dois trouver ces Portails pour moi, mon ami. Sinon, les Trollocs iront où ils voudront, et personne ne les attendra quand ils débouleront au cœur d’Andor ou du Cairhien.

Le sourire de Loial s’évanouit. Les oreilles et les sourcils en berne, il soupira :

— Je ne peux pas, Rand. Je dois partir dès l’aube, et j’ignore quand je reviendrai à l’Extérieur.

— Je sais que tu es resté longtemps hors d’un Sanctuaire, fit Rand. (D’un ton qu’il aurait voulu plein de compassion, mais ce n’était plus à sa portée.) Je parlerai à ta mère. Je la convaincrai de te laisser repartir dans le monde quand tu te seras un peu reposé.

— Il a besoin de bien plus que ça, lâcha Haman.

Il posa l’embout de sa hache sur le sol et saisit le manche à deux mains. Malgré la réputation de pacifisme des Ogiers, il semblait peu commode.

— Il est resté plus de cinq ans à l’Extérieur. C’est bien trop long. Au minimum, il lui faudra des semaines de repos dans un Sanctuaire. Des mois seraient préférables…

— Rand, ces décisions-là n’appartiennent plus à ma mère. Pour être franc, elle vient de s’en apercevoir, et ça lui a flanqué un choc. C’est Erith qui doit trancher. Mon épouse.

Dans la voix puissante de l’Ogier, Rand capta une fierté hors norme. Bombant le torse, Loial eut de nouveau un grand sourire.

— Et moi qui ne t’ai pas encore félicité, dit Rand en tapotant l’épaule du bon géant.

Sa tentative de socialisation sonnait creux à ses propres oreilles, mais il n’avait rien de mieux en magasin.

— S’il te faut des mois, prends-les… Mais j’ai quand même besoin qu’un Ogier localise les Portails. Demain, je t’accompagnerai au Sanctuaire Shangtai et j’essaierai de recruter un des tiens.

Haman baissa les yeux sur ses mains et marmonna dans sa barbe – un son semblable à celui d’un bourdon de la taille d’un mastiff coincé dans une jarre géante. Apparemment, il menait un débat intime.

— Tu risques de devoir attendre longtemps, fit Loial. Tu sais que nous détestons les décisions hâtives. À vrai dire, pendant la Souche, je ne suis pas sûr qu’on te laissera entrer dans le Sanctuaire. Rand… Si je ne peux pas revenir avant Tarmon Gai’don… Tu me raconteras ce qui se sera passé en mon absence, pas vrai ? Sans que je doive t’arracher chaque mot.

— Si c’est possible, je le ferai…

Si c’est possible…, ricana Lews Therin. Tu as juré que nous mourrons lors de l’Ultime Bataille. Tu l’as juré, espèce de cinglé !

— Il te dira tout, intervint Min. Tant pis si je ne dois pas le lâcher d’un pouce jusqu’à ce qu’il t’ait tout raconté.

Dans le lien, la colère bouillonnait. Min semblait vraiment lire les pensées de Rand.

Sur ces entrefaites, l’ancien Haman s’éclaircit la gorge.

— Si on excepte les maçons, je suis l’Ogier qui connaît le mieux l’Extérieur. En d’autres termes, pour ta mission, Rand, je suis le meilleur candidat.

— Pouah ! s’écria Cadsuane. On dirait que tu rends fous même les Ogiers.

Un ton amer, mais un visage toujours aussi impassible. Comment deviner ce qui bouillonnait derrière les yeux noirs de la légende ?

Les oreilles pétrifiées, Loial manqua laisser tomber sa hache.

— Vous ? Et la Souche, ancien Haman ? La Grande Souche !

— Je laisserai ça entre tes mains, mon garçon. Ton discours était simple, mais très percutant. Si tu veux mon avis, ne cherche pas à le fleurir. Reste clair et éloquent, et tu en surprendras plus d’un. Ta mère la première.

Il semblait impossible que les oreilles de Loial se raidissent plus. Pourtant, elles le firent. Sa bouche s’ouvrit, mais rien n’en sortit.

Ainsi, comprit Rand, son ami allait parler devant la Souche. Qu’y avait-il de secret là-dedans ?

— Seigneur Dragon, le seigneur Davram est de retour.

Bashere sur les talons, Elza Penfell entra dans la grange. Dans sa robe d’équitation vert foncé, elle était superbe. Quand ses yeux se posèrent sur Rand, elle rayonna, extatique. Une alliée dont il n’aurait pas à se méfier, tant elle le vénérait avec une ferveur proche du fanatisme.

— Merci, Elza… Tu devrais retourner au… nettoyage. Il y a encore du travail.

Les lèvres pincées, Elza balaya d’un regard jaloux les chanceux qui pourraient rester avec Rand. Puis elle s’inclina et sortit. Du fanatisme, oui…

Petit et mince, le Maréchal du Saldaea portait sur la hanche droite le bâton d’ivoire de son grade, avec en guise de pommeau une tête de loup en or. En veste grise brodée d’or, le bas de son pantalon enfoncé dans des bottes à revers parfaitement cirées quoiqu’un peu tachées de boue, il était l’image même de la dignité et de la rigueur protocolaire. Tant mieux, parce que de la dignité et de la rigueur protocolaire, il lui en avait fallu, lors de sa dernière mission. Sans nul doute, les Seanchaniens eux-mêmes avaient eu vent de sa réputation. Les cheveux noir strié de gris, il arborait une magnifique moustache en forme de cornes inversées.

Ses yeux inclinés pleins de tristesse, il passa devant Rand – la démarche typique des gens qui chevauchent tous les jours – et inspecta la rangée de morts, son regard s’arrêtant sur chaque visage.

Si impatient qu’il fût, Rand lui laissa le temps de se recueillir.

— Je n’avais jamais rien vu de pareil, fit Bashere tout en marchant. Un raid massif venu de la Flétrissure compte d’habitude un millier de Trollocs. Le plus souvent, ça se limite même à quelques centaines. (Il s’arrêta devant un corps.) Kirkun, combien de fois t’ai-je dit de mieux protéger ton flanc gauche ?…

» Même face à des forces si réduites, il faut être trois ou quatre fois plus nombreux que ces monstres pour ne pas finir dans leurs chaudrons… Là-dehors… J’ai cru avoir un avant-goût de Tarmon Gai’don. En miniature… Espérons que ce sera bien l’Ultime Bataille. Si nous survivons, je doute que nous aurons encore envie de ferrailler. Et pourtant, il le faudra, très probablement. Il y a toujours une bataille suivante. Et il en ira ainsi jusqu’à ce que le monde entier se soit converti au Paradigme de la Feuille.

Au bout de la rangée, Bashere s’arrêta devant un homme au visage fendu en deux dans le sens de la hauteur.

— Ahzkan avait un grand avenir… Hélas, il n’est pas le premier mort dont on peut dire ça.

Bashere soupira et se tourna vers Rand :

— La Fille des Neuf Lunes te rencontrera dans trois jours. Un manoir, dans le nord de l’Altara, près de la frontière d’Andor. (Il tapota sa veste.) J’ai une carte… La Fille est déjà près du lieu de rendez-vous, mais pas sur des terres que les Seanchaniens contrôlent. En matière de secrets, ces gens feraient passer les Aes Sedai pour des paysannes bavardes.

Cadsuane ricana.

— Tu soupçonnes un piège ? demanda Logain en faisant coulisser sa lame dans son fourreau.

Un geste instinctif, peut-être…

Bashere haussa les épaules, mais lui aussi s’assura de la présence de son épée.

— Je soupçonne toujours un piège. Mais ce n’est pas le problème… La Haute Dame Suroth n’a jamais voulu que Manfor ou moi nous adressions à quelqu’un d’autre qu’elle. Même nos serviteurs étaient muets, comme quand nous sommes allés à Ebou Dar avec Loial.

— Ma domestique, on lui avait coupé la langue, dit l’Ogier, dégoûté.

Sur le manche de sa hache, ses phalanges blanchirent. Haman, lui, grogna de réprobation, les oreilles soudain très raides.

— L’Altara vient de se choisir un nouveau roi, continua Bashere, mais au palais Tarasin, tout le monde marche sur des œufs et surveille ses arrières – les Seanchaniens autant que les Altariens. Même Suroth semblait tendue comme si une épée planait au-dessus de son cou.

— L’angoisse de Tarmon Gai’don, avança Rand. Ou du Dragon Réincarné. Je devrai être prudent. Les gens apeurés font des choses stupides. Quelles seront les modalités, Bashere ?

Le maréchal sortit la carte de sous sa veste et la déplia en revenant vers Rand.

— Les Seanchaniens ont été très précis. La Fille des Neuf Lunes viendra avec six sul’dam et autant de damane, et ce sera sa seule escorte.

Alivia feula comme une chatte furieuse. Bashere cligna des yeux avant de continuer. Sans nul doute, il se méfiait d’une damane libre.

— Tu pourras amener cinq personnes capables de canaliser. La Fille des Neuf Lunes supposera que tous les hommes qui t’accompagneront seront dans ce cas, mais si tu veux que les deux délégations soient égales, tu pourras t’adjoindre une femme qui ne maîtrise pas le saidar.

Min rejoignit Rand et lui passa un bras autour de la taille.

— Non, dit-il, catégorique.

Pas question d’entraîner la jeune femme dans un traquenard.

— Nous en reparlerons, souffla Min, son obstination palpable dans le lien.

La pire menace qu’une femme puisse proférer, songea Rand. À part : « Je vais te tuer. »

Le jeune homme frissonna. Cette pensée venait-elle de lui, ou de Lews Therin ? Dans un coin de sa tête, le spectre fou ricana. Aucune importance ! D’ici à trois jours, un problème serait résolu. D’une façon ou d’une autre…

— Et à part ça, Davram ?


Soulevant le morceau de tissu humide posé sur ses yeux – prudemment, afin que son angreal bracelet-et-bagues ne s’accroche pas dans ses cheveux –, Nynaeve s’assit au bord de son lit. Désormais, elle ne se séparait plus de l’angreal et de ses divers ter’angreal camouflés en bijoux.

Alors que tant d’hommes attendaient qu’on s’occupe de leurs terribles blessures, certains ayant perdu une main ou un bras, il aurait semblé mesquin de demander une guérison pour une migraine. Par bonheur, l’écorce de saule s’était révélée tout aussi efficace – mais un peu moins rapide.

Une des bagues de l’ancienne Sage-Dame arborait une pierre vert pâle qui paraissait briller faiblement à l’intérieur. Alors qu’il ne bougeait pas en réalité, ce bijou semblait vibrer en permanence autour du doigt de Nynaeve. Au rythme des vibrations, elle déduisit qu’on canalisait du saidar et du saidin à l’extérieur. Ou peut-être à l’intérieur… Selon Cadsuane, l’artefact était capable d’indiquer une direction, mais elle n’aurait su dire comment.

Tant pis pour la légende et ses prétendues connaissances supérieures ! Nynaeve rêvait de balancer une vérité de ce genre à la face de l’imbuvable sœur. Mais elle se retenait. Non que Cadsuane l’intimidât – sûrement pas, car elle était moins puissante qu’elle dans le Pouvoir –, mais elle tenait à préserver un certain niveau d’harmonie. Sinon, elle n’aurait pas tenu sa langue devant cette fichue légende.

Les appartements que Nynaeve partageait avec Lan étaient spacieux, certes, mais traversés de courants d’air, parce que aucune fenêtre n’était étanche. Au fil des générations, le manoir s’était tellement affaissé qu’il avait fallu raboter les portes pour qu’elles continuent à fermer. Du coup, elles aussi laissaient passer de véritables bourrasques miniatures. Dans la cheminée, les flammes crépitaient et oscillaient comme si elles avaient brûlé en plein air. Résultat, le tapis si vieux qu’on ne distinguait plus ses motifs était constellé de traces noires. Large et robuste, le lit à baldaquin soutenait un matelas tout cabossé et les plumes des oreillers avaient tendance à se faire la malle. Quant aux couvertures, il fallait les examiner de près pour trouver un peu de la laine d’origine au milieu des reprises.

Mais Lan vivait là avec sa femme, et ça changeait tout. Quand ils étaient ensemble, les deux époux auraient juré résider dans un palais.

Pour l’heure, Lan se tenait devant la fenêtre où il était posté depuis le début de l’attaque, observant ce qui se passait dehors. Ou étudiant le charnier qu’étaient devenus les environs du manoir.

Immobile comme une statue, sa veste verte parfaitement coupée mettant en valeur ses épaules – si larges que sa taille en paraissait fine –, Lan arborait comme toujours son hadori, une lanière de cuir qui retenait autour de son front ses longs cheveux noirs semés de gris sur les tempes. Un homme au visage dur mais pourtant d’une grande beauté.

Aux yeux de Nynaeve, en tout cas, et que le reste du monde en pense ce qui lui chantait ! À condition qu’elle ne soit pas là pour entendre. Et ce petit jeu-là, même Cadsuane ne s’y risquerait pas…

À la main droite de Nynaeve, la bague ornée d’un saphir sans défaut était glacée. Selon toute vraisemblance, Lan était en colère, mais pas vraiment hostile. Avec cette bague, il fallait toujours se méfier. Savoir qu’une personne était furieuse ou agressive avait ses avantages, mais sans impliquer qu’on soit nécessairement l’objet de ses sentiments.

— Il est temps que je ressorte pour donner de nouveau un coup de main, dit Nynaeve en se levant.

— Pas encore, fit Lan sans se retourner.

Quoi qu’en dise la bague, il semblait très calme. Et d’une fermeté inébranlable.

— Selon Moiraine, une migraine indiquait qu’elle avait trop canalisé. C’est dangereux.

La main de Nynaeve vola vers sa natte. Comme s’il en savait plus qu’elle sur l’art de canaliser, ce fichu bonhomme ! Eh bien, en un sens, c’était le cas. Vingt ans passés auprès de Moiraine, avec le statut de Champion, apprenaient à un homme tout ce qu’il pouvait connaître du saidar.

— Je n’ai plus mal à la tête. Lan, je suis en pleine forme.

— Mon amour, ne sois pas si irascible. Il reste à peine quelques heures avant le crépuscule. Demain, il y aura encore beaucoup de travail.

La main gauche de Lan se referma sur la poignée de son épée, se rouvrit et se ferma encore. La seule partie de son corps qui bougeât.

Nynaeve pinça les lèvres. Irascible, elle ? Indignée, elle tira sur le devant de sa jupe. Elle n’avait rien d’irascible !

En privé, Lan invoquait rarement son droit d’imposer sa volonté – que les Atha’an Miere soient maudites d’avoir eu une idée pareille –, mais quand il s’y laissait aller, pas moyen d’en tirer quoi que ce soit. Bien entendu, Nynaeve aurait pu s’enfuir, car il n’aurait rien fait pour l’en empêcher. Sur ce point, elle n’avait pas l’ombre d’un doute. Mais il n’était pas question qu’elle viole leurs vœux de mariage, même de la plus infime façon. Cela dit, ça n’excluait pas l’envie de balancer son poing dans la figure d’un époux pourtant adoré.

Flanquant plutôt un coup de pied dans sa jupe, l’ancienne Sage-Dame vint se camper près de Lan et glissa un bras sous le sien. Les muscles de l’ancien Champion de Moiraine étaient tendus à craquer, comme s’il les bandait pour soulever un poids énorme.

Pas pour la première fois, Nynaeve déplora de ne pas être liée à Lan. Ainsi, elle aurait eu un indice sur ce qui le troublait. Le jour où elle mettrait la main sur Myrelle… Non, pas la peine de penser à cette garce ! Les sœurs vertes, dès qu’il était question d’hommes, on ne pouvait pas leur faire confiance.

Dehors, pas très loin dans la cour, Nynaeve repéra deux Asha’man en veste noire et les sœurs qui leur étaient liées. Autant que possible, elle évitait ces gens – les Asha’man pour des raisons évidentes, et les sœurs parce qu’elles soutenaient Elaida –, mais on ne pouvait pas vivre sous un toit, même dans un grand manoir, sans croiser de temps en temps des fâcheux et apprendre à les reconnaître.

Arel Malevin, un Cairhienien, semblait encore plus large que nature parce qu’il arrivait à la poitrine de Lan. Donalo Sandomere, originaire de Tear, arborait un grenat à l’oreille gauche. Avec sa barbe pointue soigneusement huilée, il en jetait, mais Nynaeve doutait que son visage ridé et parcheminé soit celui d’un noble.

Malevin avait lié à lui Aisling Noon, une sœur verte aux yeux durs qui pimentait ses tirades de jurons des Terres Frontalières si osés que Lan lui-même en faisait la grimace. Nynaeve aurait voulu en savoir plus, mais son mari refusait de lui donner des explications.

Sandomere avait capturé Ayako Norsoni, une petite sœur blanche aux longs cheveux noirs et au teint presque aussi cuivré que celui d’une Domani. Caractéristique rare chez les Aes Sedai, Ayako paraissait plutôt timide.

Les deux femmes portaient leur châle à franges. Elles ne s’en séparaient presque jamais, peut-être par défi. Cela dit, elles semblaient s’entendre très bien avec leurs « geôliers ». Très souvent, Nynaeve les avaient vues bavarder avec eux, un comportement très éloigné de celui de vraies captives. En outre, l’ancienne Sage-Dame soupçonnait que Logain et Gabrelle n’étaient pas les seuls à partager un lit hors des liens du mariage. Une véritable honte !

En bas, des flammes crépitèrent soudain. Devant Malevin et Aisling, six cadavres de Trolloc s’embrasèrent, et sept autour de Sandomere et Ayako. Pour ne pas être éblouie, Nynaeve cligna des yeux. Tenter de regarder ces flammes, c’était comme fixer treize soleils de midi brillant dans un ciel sans nuages.

Ces quatre-là étaient liés… Nynaeve le déduisit de la façon dont les flux de saidar bougeaient – avec une étrange raideur, comme s’ils étaient contraints et non pas guidés. Contraints par les deux hommes, bien entendu. En réalité, ils essayaient, car les manœuvres de ce type ne fonctionnaient jamais avec la moitié féminine du Pouvoir.

Les tissages étaient du Feu… et rien que du Feu. Les flammes, songea Nynaeve, se révélaient bien plus vives qu’elle l’aurait cru, avec un seul élément. Mais les deux hommes canalisaient du saidin, et qui pouvait dire ce qu’ils ajoutaient à la force destructrice des femmes ? En la matière, le peu dont Nynaeve se souvenait, après son expérience avec Rand, ne lui donnait aucune envie de recommencer. Plus jamais ça !

En quelques minutes, les brasiers s’éteignirent, laissant de petits tas de cendres sur une terre noircie compacte et craquelée. Les tissages ne faisaient guère de bien au sol…

— Tu ne peux pas trouver ce spectacle très distrayant, Lan… Alors, à quoi réfléchis-tu ?

— À tout et à rien…

Sous sa main, Nynaeve sentit les muscles de son mari se durcir encore. Dehors, de nouvelles flammes crépitaient.

— Partage-les avec moi, tes vagues idées…

Nynaeve réussit à mettre une nuance d’interrogation dans une phrase qui n’avait rien d’une demande. S’il semblait amusé par la nature de leurs vœux, Lan, quand ils étaient seuls, refusait d’obéir à la moindre injonction de sa femme. Aux requêtes, il accédait sans délai – enfin, presque tout le temps –, mais si elle lui ordonnait de ne pas salir le sol, il pouvait laisser ses bottes sales jusqu’au point où la boue s’en détachait toute seule.

— Ce ne sont pas des idées plaisantes, mais si tu y tiens… Les Myrddraals et les Trollocs me font penser à Tarmon Gai’don.

— Oui, plutôt désagréable, comme perspective…

Sans cesser de regarder par la fenêtre, Lan acquiesça. Sur son visage, impossible de lire quelque chose. En matière d’impassibilité, il aurait pu en remontrer à une Aes Sedai. En revanche, sa voix vibrait un peu.

— C’est pour bientôt, Nynaeve. Pourtant, al’Thor croit qu’il a tout le temps du monde pour négocier avec les Seanchaniens. Pendant que nous sommes ici, des Créatures des Ténèbres sont peut-être en train d’émerger de la Flétrissure pour se déverser dans le…

Lan se tut. « Se déverser dans le Malkier », voilà ce qu’il avait failli dire. Le défunt Malkier, royaume assassiné dont il était originaire. Nynaeve n’avait aucun doute sur son interprétation, mais son mari reprit comme si de rien n’était :

— Ces monstres s’en prendront au Shienar, voire à toutes les Terres Frontalières, et ça peut arriver la semaine prochaine ou demain. Et al’Thor peaufine son plan concernant les Seanchaniens. Au lieu de ça, il devrait envoyer quelqu’un convaincre le roi Easar et les autres de retourner le long de la Flétrissure afin de remplir leur mission. Ensuite, il devrait rassembler toutes ses troupes et les conduire là-bas. L’Ultime Bataille y aura lieu, ainsi qu’au mont Shayol Ghul. Si la guerre est quelque part, c’est là !

Submergée par la tristesse, Nynaeve fit de son mieux pour le cacher.

— Il faut que tu y retournes, dit-elle.

Lan tourna enfin la tête et plissa le front. Ses yeux bleus limpides étaient si froids ! En eux, on ne voyait plus autant la marque de la mort, mais ils restaient glaciaux.

— Ma place est près de toi, cœur de mon cœur. Pour toujours et à jamais.

Nynaeve rassembla tout son courage et s’y accrocha si fort qu’elle en eut mal au plus profond d’elle-même. Il aurait mieux valu qu’elle parle vite, avant que sa détermination l’abandonne, mais elle se contraignit au calme et à la lenteur.

— Un jour, tu m’as cité un dicton des Terres Frontalières. « La mort est légère comme une plume et le devoir plus lourd qu’une montagne. » Mon devoir est de rester ici, pour empêcher Alivia de tuer Rand. Toi, je vais te conduire dans les Terres Frontalières. Là où est ton devoir. Où veux-tu aller ? Tu as mentionné le roi Easar et le Shienar. Un pays proche du Malkier…

Lan dévisagea longuement sa compagne, puis il soupira et les muscles de son bras se détendirent.

— Tu es sûre, Nynaeve ? Si c’est oui, alors je veux bien aller au Shienar. Pendant les guerres des Trollocs, les Ténèbres ont utilisé la brèche de Tarwin pour transférer une horde de monstres. Même chose il y a quelques années, lorsque nous cherchions l’Œil du Monde. Mais il faut que tu sois certaine !

Certaine ? Comment Nynaeve aurait-elle pu l’être ? Elle aurait voulu pleurer, crier à cet homme qu’il était un idiot, parce que sa place était auprès d’elle, pas dans un pays lointain où il crèverait en livrant sa guerre privée contre les Ténèbres. Mais elle ne pouvait rien dire de tout ça… Lien ou pas lien, Lan était déchiré, elle le savait. Déchiré entre son amour pour elle et l’appel du devoir. Déchiré au point de saigner, comme si on l’avait poignardé. Elle ne voulait pas élargir sa blessure. En revanche, elle ferait en sorte qu’il ait une chance de survivre.

— Si je n’étais pas certaine, est-ce que je t’en parlerais ? Je n’ai aucune envie que tu partes, mais nous avons chacun notre devoir.

Enlaçant sa bien-aimée, Lan la serra contre lui. Doucement, d’abord, puis de plus en plus fort, au risque de l’étouffer. Nynaeve ne s’alarma pas, lui rendant son étreinte jusqu’à ce qu’elle se force à le lâcher et à s’écarter de lui. Combien elle aurait aimé pleurer ! Mais c’était la dernière chose à faire.

Pendant qu’il remplissait ses sacoches de selle, l’ancienne Sage-Dame enfila une robe d’équitation vert rayé de jaune et choisit de solides chaussures. Puis elle sortit sans attendre que Lan en ait terminé.

Carrée, dotée d’un haut plafond et bourrée d’étagères, la bibliothèque d’Algarin était très grande. Autour d’une longue table, à côté du râtelier à cartes, une demi-douzaine de fauteuils rembourrés attendaient les érudits. Aucun feu ne brûlait dans la cheminée, et toutes les lampes étaient éteintes. D’un filament de Pouvoir, Nynaeve en alluma trois. Puis elle chercha les cartes qu’il lui fallait et les trouva très vite. Aussi vieilles que la plupart des ouvrages, elles feraient l’affaire, parce que les pays ne changeaient pas beaucoup en deux ou trois siècles.

Quand elle revint dans leurs appartements, Lan l’attendait au salon, ses sacoches sur une épaule et sa cape-caméléon pendant dans son dos. Comme toujours, son visage aurait pu être celui d’une statue.

Nynaeve prit juste le temps d’enfiler un manteau – celui en soie bleue doublée de velours –, puis ils sortirent et marchèrent en silence, la main de la jeune femme sur le poignet gauche de son époux.

Dans l’écurie où étaient leurs chevaux, l’air sentait la paille et le crottin, comme toujours dans ces endroits.

Mince et presque chauve, un palefrenier dont le nez avait dû être cassé plus d’une fois soupira quand Lan lui annonça qu’il fallait seller Mandarb et Nœud d’Amour. Une femme aux cheveux gris s’occupa de la solide jument marron de Nynaeve, et trois hommes blanchis sous le harnais s’affairèrent pour extraire de sa stalle l’étalon noir de Lan.

— Je veux que tu me fasses une promesse, dit Nynaeve pendant qu’ils attendaient.

Mandarb dansait en rond, obligeant le type qui le sellait à lui courir autour.

— Un serment, en fait. Je suis sérieuse, Lan Mandragoran. Nous ne sommes plus seuls…

— Que veux-tu que je jure ? demanda Lan, méfiant.

— Tu iras à Fal Moran avant d’entrer dans la Flétrissure. Et si quelqu’un veut t’y accompagner, tu accepteras.

Lan eut un triste petit sourire.

— Nynaeve, j’ai toujours refusé d’emmener des hommes dans la Flétrissure. Parfois, certains ont chevauché avec moi, mais je ne…

— Si certains ont chevauché avec toi, coupa l’ancienne Sage-Dame, d’autres pourront recommencer. Je veux que tu jures ! Sinon, je te laisserai chevaucher d’ici jusqu’au Shienar – un très long chemin.

La femme n’avait pas encore fini de boucler les sangles de selle de la jument. Avec Mandarb, c’était encore pire. Les trois hommes en étaient toujours à tenter de le seller.

— Dans le sud du Shienar, où comptes-tu me laisser, exactement ? demanda Lan. (En l’absence de réponse, il capitula.) Très bien… Si c’est ce que tu veux, je jure au nom de la Lumière et de mon espoir de salut et de résurrection.

Nynaeve eut du mal à ne pas soupirer de soulagement. Elle avait réussi, et sans mentir ! Désireuse d’obéir à Egwene, elle agissait comme si elle avait déjà prêté les Trois Serments. Mais sans mensonges, même en cas d’absolue nécessité, qu’il était dur de gérer un mari !

— Embrasse-moi, dit-elle. Ce n’est pas un ordre, j’ai simplement envie d’embrasser mon mari.

Un baiser d’adieu. Plus tard, ils n’auraient pas le temps.

— En public ? s’étonna Lan. Tu es si pudique, d’habitude.

La jument était presque prête, et Mandarb serait bientôt sellé.

— Ces gens sont trop occupés pour voir quoi que ce soit. Embrasse-moi, sinon je vais penser que tu es celui qui…

Les lèvres de Lan réduisirent sa femme au silence.

Un peu plus tard, serrée contre lui, Nynaeve reprit son souffle pendant qu’il lui caressait les cheveux.

— Et si nous passions une nuit ensemble, au Shienar ? proposa Lan. Nous serons peut-être séparés pendant longtemps, et avoir le dos griffé me manquera.

Rouge comme une pivoine, Nynaeve s’écarta de son mari d’un pas hésitant. Leur tâche accomplie, les palefreniers regardaient leurs pieds, mais ils étaient assez près pour entendre.

— J’ai peur que ce soit impossible… Je ne veux pas laisser Rand seul si longtemps avec Alivia.

— Il a confiance en elle. Je ne comprends pas pourquoi, mais c’est ainsi, et c’est tout ce qui compte.

Nynaeve haussa les épaules. Comme si un homme pouvait savoir ce qui était bon pour lui !

Nœud d’Amour hennit de déplaisir tandis que les deux époux se frayaient un passage entre les cadavres – en direction d’un bout de terrain, près d’une étable, que la jeune femme connaissait assez bien pour y ouvrir un portail.

En destrier bien dressé, Mandarb semblait ne pas remarquer les mares de sang et les dépouilles mutilées. Maintenant que Lan le montait, l’étalon noir était aussi calme que son maître. Nynaeve pouvait comprendre cette réaction. Sur elle aussi, Lan avait un effet apaisant – en général, car parfois, il lui faisait bouillir les sangs. Elle aurait adoré qu’ils aient encore une nuit ensemble…

Le rose aux joues, Nynaeve mit pied à terre et s’unit à la Source sans utiliser son angreal. Puis elle tissa un portail assez grand pour qu’elle puisse le franchir en tenant Nœud d’Amour par la bride.

Elle déboula dans une prairie semée de bosquets de hêtres et d’arbres qu’elle ne connaissait pas. Alors que le soleil, proche de son zénith, brillait dans un ciel dégagé, il faisait nettement plus froid qu’en Tear. Assez pour qu’on resserre autour de soi les pans de son manteau, pour tout dire.

À l’est, au nord et au sud, des pics couronnés de neige se dressaient. Dès que Lan l’eut rejointe, Nynaeve dissipa son tissage puis généra un deuxième portail, plus grand, et se hissa en selle.

Mandarb toujours tenu par la bride, Lan avança de quelques pas vers l’ouest. À moins d’une vingtaine de pas, une falaise surplombait l’océan.

— Tu peux me dire ce que ça signifie ? Nous ne sommes pas au Shienar, mais au Saldaea, à Bout-du-Monde. Aussi loin du Shienar qu’il est possible en restant dans les Terres Frontalières.

— J’ai dit que je te conduirais dans les Terres Frontalières, Lan, et j’ai tenu parole. Souviens-toi de ton serment, mon cœur, parce que moi, je ne l’oublierai pas.

Sur ces mots, Nynaeve talonna sa jument et franchit le second portail. Lan cria son nom, mais elle laissa l’ouverture se refermer derrière elle.

Voilà, elle avait donné à son mari une chance de survivre.


Quelques heures après midi, moins d’une demi-douzaine de tables étaient occupées dans la grande salle commune de La Lance de la Reine. Pour la plupart, les femmes et les hommes, tous bien habillés et accompagnés par des comptables et des gardes du corps, étaient là pour acheter ou vendre des poivrons qui poussaient généreusement sur les contreforts des monts Banikhan, également appelés le Mur de la Mer par beaucoup d’habitants du Saldaea.

Weilin Aldragoran se fichait royalement des poivrons. Le Mur de la Mer offrait d’autres « fruits », beaucoup plus précieux.

— Mon dernier prix, dit-il en agitant une main au-dessus de la table.

À chaque doigt, il portait une bague ornée d’une pierre précieuse. Pas trop grosse, mais de qualité. Un vendeur de gemmes devait être sa propre pancarte publicitaire. Aldragoran ne se limitait pas à ça. Il vendait aussi des fourrures, du bois rare pour les ébénistes, des épées et des armures de luxe et tout ce qui pouvait rapporter gros. Mais sa principale source de revenus, ça restait les gemmes.

— Je ne le baisserai plus.

La table était couverte d’un carré de velours noir, le meilleur fond pour exposer une bonne partie de son stock. Des émeraudes, des saphirs, des rubis et, cerise sur le gâteau, des diamants ! Plusieurs étaient assez gros pour intéresser un souverain, et aucun ne pouvait être qualifié de petit. Bien entendu, tous étaient sans défaut. Dans les Terres Frontalières, Aldragoran était connu pour la perfection de ses pierres.

— Acceptez-le ou quelqu’un d’autre le fera.

Le plus jeune des deux Illianiens assis en face d’Aldragoran – un type rasé de près nommé Pavil Geraneos – ouvrit rageusement la bouche, mais son compagnon, Jeorg Damentanis, sa barbe grisonnante tremblotant, lui posa une main sur le bras et le gratifia d’un regard horrifié.

Aldragoran ne fit aucun effort pour dissimuler son sourire.

Encore enfant quand les Trollocs avaient fondu sur le Malkier, il ne gardait aucun souvenir de ce pays. D’ailleurs, il y pensait rarement, laissant les morts enterrer les morts. Pourtant, il se félicitait d’avoir autorisé son oncle à lui offrir un hadori.

À une autre table, Managan disputait un concours de beuglements avec une Tearienne noire affublée d’une fraise, les oreilles « ornées » de grenats de mauvaise qualité. À eux deux, ces imbéciles couvraient la musique de la joueuse de tympanon perchée sur une estrade, à côté d’une des grandes cheminées de pierre.

Managan, un jeune homme, avait refusé le hadori, tout comme Gorenellin, un gaillard à peu près du même âge qu’Aldragoran.

Gorenellin marchandait âprement avec deux Altariens à la peau cuivrée. L’un d’eux portait un beau rubis à l’oreille gauche, et de la sueur lustrait le front de Gorenellin.

Personne n’osait élever la voix face un homme porteur du hadori et d’une épée. C’était le cas d’Aldragoran – du coup, les gens lui épargnaient aussi les suées. Les hommes comme lui, disait-on, pouvaient se montrer violents sans avertissement. S’il dégainait rarement son arme, tout un chacun savait qu’il en était capable et qu’il n’hésiterait pas.

— J’accepte, maître Aldragoran, déclara Damentanis en foudroyant son compagnon du regard.

Comme s’il ne s’en était pas aperçu, Geraneos dévoila ses dents avec l’espoir qu’Aldragoran prendrait ce rictus pour un sourire.

Aldragoran ne releva pas. Après tout, il était un marchand. Une « réputation » se révélait bienvenue quand elle augmentait votre pouvoir de négociation, mais qui, à part un crétin, aurait cherché la bagarre pour des broutilles ?

Le comptable des Illianiens – malingre, grisonnant et de la même nationalité qu’eux – ouvrit leur cassette renforcée de fer sous l’œil des deux gardes du corps, des colosses en veste de cuir couverte de disques d’acier. À la ceinture, chacun des deux hommes au collier de barbe caractéristique portait une épée et un gourdin.

Dans le dos d’Aldragoran se tenait son propre comptable. Incapable de distinguer une extrémité d’une épée de l’autre, ce type originaire du Saldaea avait un œil d’aigle. Sinon, Aldragoran n’avait aucun besoin de gardes du corps. Pour sa demeure, c’était une autre affaire, mais il se chargeait de sa propre sécurité. De quoi embellir encore sa réputation.

Quand Damentanis eut endossé deux lettres de change et posé sur la table trois bourses pansues, Aldragoran compta les pièces sans se donner la peine de les peser. Certaines de ces couronnes provenant de dix pays différents seraient un peu plus légères que les autres, mais il passerait ça par profits et pertes.

La transaction terminée, les Illianiens trièrent soigneusement les pierres, les glissèrent dans des bourses puis rangèrent celles-ci dans leur grande cassette.

Aldragoran proposa d’offrir la tournée, mais Damentanis refusa poliment. Les gardes du corps portant la lourde cassette, le petit groupe se retira. Ainsi chargés, comment ces hommes, colosses ou non, pouvaient-ils protéger qui que ce soit ? Si Kayacun n’avait rien d’une ville sans loi, on y trouvait plus de voyous que par le passé, ces derniers temps. Des voleurs, des tueurs, des incendiaires, des criminels de tout poil… Sans parler de pervers auxquels il valait mieux ne pas penser, si on tenait à sa santé mentale.

Mais c’était aux Illianiens de défendre les gemmes, à présent…

Si Ruthan, le comptable, avait ouvert la cassette d’Aldragoran – deux solides porteurs attendaient dehors –, il restait assis, les yeux rivés sur les lettres de change et sur les bourses. Une moitié de plus que le prix espéré. Et même si les couronnes du Murandy et de l’Altara se révélaient plus légères, ça resterait une merveilleuse affaire. La meilleure année d’Aldragoran, et de loin. Tout ça parce que Geraneos avait laissé transparaître sa colère. Après, Damentanis n’avait plus osé marchander. Une chose magnifique, la réputation…

— Maître Aldragoran, dit une femme en se penchant vers la table, on m’a confié que vous recouriez beaucoup aux pigeons pour votre correspondance.

Par réflexe, Aldragoran recensa d’abord les bijoux de l’inconnue. Une fine ceinture d’or et un long collier, tous les deux incrustés de rubis de haute qualité. Il en allait de même pour un des bracelets de la femme, avec des pierres vert pâle ou bleues qu’Aldragoran ne reconnut pas – ce qui les classait d’autorité dans la catégorie « toc ».

Au poignet gauche, l’étrange bracelet relié à quatre bagues par des chaînettes n’était pas rehaussé de gemmes, mais sur les deux autres brillaient de très beaux saphirs et quelques gemmes vertes non identifiables. À la main droite, la femme portait deux bagues où se trouvait sertie une de ces pierres et deux autres ornées d’un très beau saphir. Magnifique même.

Soudain, Aldragoran s’avisa que l’inconnue avait un cinquième anneau à la main droite, à côté d’une des bagues sans valeur. Un serpent qui se mordait la queue…

Aldragoran leva enfin les yeux, découvrit le visage de la femme et fut encore plus troublé. Sous la capuche se cachait un visage d’une jeunesse peu caractéristique. Cela dit, l’inconnue portait la bague au serpent, et très peu de femmes étaient assez folles pour s’y aventurer sans en avoir le droit.

En deux ou trois occasions, Aldragoran avait vu des Aes Sedai juvéniles. Donc, l’âge de cette femme n’avait en fait rien pour le troubler. Mais sur le front, elle arborait un ki’sain, ce point rouge qui signalait une épouse. Pourtant, rien en elle ne laissait deviner un lien quelconque avec le Malkier.

Parmi les gens du « pays » plus jeunes que le marchand, beaucoup avaient l’accent du Saldaea – comme lui –, du Kandor, de l’Arafel ou du Shienar. Mais cette sœur ne parlait pas comme une ressortissante des Terres Frontalières.

De toute façon, depuis quand n’avait-on plus entendu parler d’une novice originaire du Malkier ? La Tour Blanche avait abandonné ce pays, et les survivants du désastre lui tournaient le dos…

Pourtant, Aldragoran se leva promptement. Avec les Aes Sedai, la courtoisie était toujours recommandée. Surtout quand elles vous dévisageaient avec un regard noir… Oui, la courtoisie s’imposait.

— Comment puis-je vous aider, Aes Sedai ? Vous désirez envoyer un message par l’intermédiaire d’un de mes pigeons ? Vous rendre service sera un plaisir.

Avec les sœurs, il était tout aussi judicieux de se montrer serviable. Et un pigeon, ce n’était pas grand-chose.

— Un message, oui, mais à tous les marchands de votre connaissance natifs comme vous du Malkier. Tarmon Gai’don est pour bientôt.

Aldragoran haussa les épaules, mal à l’aise.

— Où est le rapport avec moi, Aes Sedai ? Je ne suis qu’un humble marchand.

La sœur demandait qu’il mobilise beaucoup de pigeons. Des compatriotes, il en connaissait jusqu’au fin fond du Shienar.

— Mais j’enverrai votre message.

Oui, il le ferait, tant pis pour la petite armée de pigeons. Pour ne pas tenir parole vis-à-vis d’une sœur, il fallait être décérébré. En outre, Aldragoran avait hâte de se débarrasser de cette fâcheuse et de ses prévisions sur l’Ultime Bataille.

— Reconnaissez-vous ceci ? demanda la sœur en tirant une lanière de cuir de sous son col.

Le souffle coupé, Aldragoran tendit une main pour toucher la chevalière qui pendait au bout de la lanière. La grue dorée en plein vol ! Comment cette femme avait-elle eu cette relique ? Par la Lumière, comment ?

— Oui, je sais ce que c’est, croassa Aldragoran.

— Je me nomme Nynaeve ti al’Meara Mandragoran. Voici mon message : mon mari, parti de Bout-du-Monde, chevauche vers la brèche de Tarwin, pour participer à Tarmon Gai’don. Devra-t-il chevaucher seul ?

Aldragoran tremblait de tous ses membres, sans savoir s’il riait ou pleurait. Cette Nynaeve était donc la femme de…

— Ma dame, j’enverrai votre message. Mais je n’ai rien à voir dans tout ça. Je suis un marchand et le Malkier est mort. Bien mort, croyez-moi !

Les yeux jetant des étincelles, l’Aes Sedai saisit sa natte d’une main.

— Un jour, Lan m’a dit que le Malkier vivra tant qu’un seul homme portera le hadori en témoignage de sa volonté d’affronter les Ténèbres. Ou qu’une femme arborera le ki’sain pour affirmer sa détermination à envoyer ses fils les combattre. Maître Aldragoran, j’ai un ki’sain sur le front et mon époux porte un hadori. Comme vous. Lan Mandragoran chevauchera-t-il seul jusqu’au lieu de l’Ultime Bataille ?

Aldragoran s’avisa qu’il était plié en deux de rire. Pourtant, des larmes ruisselaient sur ses joues. C’était de la folie. Oui, de la démence pure. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher.

— Il ne chevauchera pas seul, ma dame. Pour les autres, je ne peux rien garantir, mais je vous jure, au nom de la Lumière et sur mon espoir de salut et de résurrection, qu’il ne sera pas seul !

Un moment, la sœur dévisagea Aldragoran, puis elle hocha la tête – une seule fois – et se détourna.

Le marchand voulut la retenir.

— Puis-je vous offrir à boire, ma dame ? Mon épouse voudra absolument vous connaître.

Née au Saldaea, Alida n’avait rien à voir avec le Malkier, mais elle désirerait sûrement rencontrer la femme du roi sans couronne.

— Merci, maître Aldragoran, mais je dois passer dans plusieurs villes aujourd’hui, et être de retour en Tear dès ce soir.

Soufflé, Aldragoran regarda la femme du roi sans couronne s’éloigner en resserrant sur son torse les pans de son manteau. Encore plusieurs villes, et de retour en Tear ce soir ? Les Aes Sedai étaient décidément capables de miracles.

Un grand silence régnait dans la salle commune. Les marchandages avaient cessé et la musicienne délaissait son tympanon. Alors que les regards se braquaient sur Aldragoran, presque tous les étrangers étaient bouche bée.

— Managan, Gorenellin, vous rappelez-vous qui vous êtes ? Savez-vous quel sang coule dans vos veines ? Qui m’accompagnera jusqu’à la brèche de Tarwin ?

Un moment, il sembla qu’aucun des hommes ne répondrait. Puis Gorenellin se leva, des larmes aux yeux.

— La Grue Dorée vole vers l’Ultime Bataille, souffla-t-il.

— La Grue Dorée vole vers l’Ultime Bataille ! cria Managan.

Bondissant sur ses pieds, il renversa sa chaise.

Hilare, Aldragoran se joignit à ses compagnons pour beugler à tue-tête :

— La Grue Dorée vole vers l’Ultime Bataille !


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