Le lendemain matin, avant que le ciel s’éclaircisse, Luca fit démonter le camp et l’enceinte de toile. Alors que les hommes de peine chargeaient les chariots, tout ce vacarme finit par réveiller Mat. Ankylosé après une nuit par terre – sans vraiment dormir, à cause des maudits dés, générateurs de rêves auxquels on se félicitait d’échapper –, le jeune flambeur était lessivé.
En manches de chemise, une lanterne à la main, Luca courait dans tous les sens. Braillant des ordres contradictoires, il semait la pagaille au lieu de simplifier les choses.
Assez large d’épaules pour paraître petit et massif – alors qu’il était presque aussi grand que Mat –, Petra cessa un instant d’atteler les chevaux à sa roulotte et prit le temps d’expliquer les raisons du départ au jeune flambeur.
La lune étant déjà cachée derrière les arbres, une lanterne posée sur le banc du cocher fournissait la seule lumière disponible – répétée à une bonne centaine d’exemplaires, voire plus, un peu partout dans le camp. En prévision d’une journée d’enfermement, Clarine avait emmené ses chiens « faire un tour ».
— Hier…, commença le colosse.
Secouant la tête, il tapota le crâne du cheval le plus proche, comme pour le calmer. Pourtant, l’équidé attendait patiemment qu’on daigne finir de boucler son harnais. Au fond, c’était peut-être Petra qui se sentait nerveux.
La nuit était fraîche, certes, mais pas froide ; pourtant, l’homme le plus fort du monde portait une épaisse veste noire et un gros bonnet de laine. Craignant qu’il soit un jour terrassé par le froid ou les courants d’air, Clarine veillait jalousement sur sa santé.
— Mat, nous sommes partout des étrangers, comprends-tu ? Beaucoup de gens pensent pouvoir exploiter les étrangers. Si nous laissons faire un seul type, dix autres essaieront, et peut-être même cent. Parfois, le juge du coin, ou ce qui en tient lieu, nous accorde la protection de la loi, mais ce n’est pas fréquent. Parce que nous sommes étrangers, donc destinés à reprendre la route dans les deux ou trois jours, tous les gens pensent que nous ne valons rien. Des nuisibles, en quelque sorte. Du coup, nous devons savoir nous défendre – et nous battre pour protéger nos biens, s’il le faut. Mais une fois qu’on en arrive là, l’heure de partir sonne pour de bon. C’était comme ça à l’époque où nous étions une poignée avec Luca, et ça l’est toujours aujourd’hui. Encore qu’en ce temps-là, nous aurions détalé dès que l’incident avec les trois soldats aurait été clos. Mais à nos débuts, une fuite précipitée ne nous coûtait pas si cher…
Petra secoua la tête, peut-être parce que la cupidité de Luca le défrisait, ou parce qu’il regrettait le gigantisme actuel de la ménagerie.
— Ces trois Seanchaniens ont des amis, ou au minimum des camarades, qui n’ont pas dû apprécier qu’on les remette à leur place. En réalité, c’est la porte-bannière qui l’a fait, mais ça nous serait retombé dessus, n’en doute pas. Nous, ils peuvent nous casser la figure, alors qu’ils n’ont pas le droit de la toucher. Les officiers supérieurs auraient peut-être tranché en faveur de la loi – ou d’un quelconque règlement –, mais rien ne le garantissait. La seule certitude, c’est que ces gens nous auraient cherché des noises si nous étions restés. Alors, pourquoi nous incruster, si ça signifie devoir faire le coup de poing avec des soldats ? Tout ça pour que des artistes blessés ne puissent plus faire leur numéro pendant un moment ? Et pour avoir des ennuis avec la justice ?
Le plus long discours qui fût jamais sorti des lèvres de Petra. Comme si se montrer si prolixe l’embarrassait, le colosse se racla la gorge avant de conclure :
— Bon, au boulot… (Il saisit une sangle ventrale.) Luca veut qu’on ne traîne pas. Tu devrais aller t’occuper de ton cheval.
Mat n’en avait aucune intention. Le plus grand avantage de l’aisance financière, ce n’était pas ce qu’on pouvait acheter, mais les corvées qu’on refilait aux autres. Dès qu’il avait compris que le départ approchait, le jeune flambeur avait éjecté quatre Bras Rouges de la tente qu’ils partageaient avec Chel Vanin. Leur mission ? Atteler les chevaux à la roulotte de Tuon, s’occuper de la jument rasoir selon ses consignes et seller Pépin.
Le gros voleur de chevaux – depuis que Mat le connaissait, il n’avait pas subtilisé la queue d’une jument, mais c’était pourtant sa profession – avait ouvert un œil assez longtemps pour dire qu’il se lèverait lorsque les autres reviendraient. Puis il s’était roulé en boule sous sa couverture, ronflant déjà alors que Harnan et les autres n’avaient pas fini d’enfiler leurs bottes.
Les compétences de Vanin étaient telles que personne ne râla contre ce traitement de faveur – mais ça chouina un peu à cause de l’heure, comme il convenait. Mais tous, sauf Harnan, auraient regimbé si on les avait laissés dormir à la place du voleur. Quand ses compétences étaient requises, il repayait ses compagnons au centuple, et tous le savaient, même Fergin. Pourtant, sauf quand il s’agissait de se battre, le Bras Rouge malingre n’était pas une lumière. Là, il se montrait aussi futé que les autres… Enfin, presque…
L’extravagante roulotte de Luca en tête – et tirée par six chevaux –, la ménagerie quitta Jurador avant que le soleil ait pointé à l’horizon. Conduit par Gorderan, un colosse qui n’avait pas grand-chose à envier à Petra, le véhicule de Tuon serait en deuxième position. Enveloppées dans leur manteau, capuche relevée, Tuon et Selucia flanquaient Gorderan.
Comme toujours, les chariots de l’intendance, les cages et les chevaux de rechange fermaient la marche.
Tout autour du camp des Seanchaniens, des sentinelles suivirent des yeux la colonne qui s’éloignait dans la pénombre. Entre les tentes, des hommes s’alignaient déjà, au garde-à-vous pendant que des officiers faisaient l’appel – beuglaient l’appel, plutôt, comme il était d’usage dans toutes les armées.
Mat retint son souffle jusqu’à ce qu’il n’entende plus ces cris. Décidément, la discipline était une chose formidable. Pour les autres, en tout cas…
Monté sur Pépin, le jeune flambeur chevauchait à côté de la roulotte des Aes Sedai, vers le milieu de la colonne. Chaque fois que la tête de renard devenait froide contre sa poitrine, il sursautait un peu. Après moins d’une demi-lieue de voyage, Joline ne manquait pas d’air !
Sur le banc du cocher, Fergin tenait les rênes tout en échangeant avec Metwyn des platitudes sur les chevaux et les femmes. Ignorant ce qui se passait dans la roulotte, ces deux types étaient heureux comme des coqs sur un tas de fumier.
Seul point positif, le médaillon devenait certes un peu plus froid, mais pas glacial. Dans le véhicule, ces dames utilisaient de petites quantités de Pouvoir. Certes, mais Mat détestait être si près de femmes en train de canaliser. Selon son expérience, les Aes Sedai transportaient des ennuis de rechange dans leur bourse, et elles n’hésitaient jamais à en faire profiter les autres. Avec les dés qui roulaient dans sa tête, Mat aurait préféré qu’il n’y ait pas une sœur à dix lieues à la ronde.
Bien sûr, il aurait aimé accompagner la roulotte de Tuon, histoire de pouvoir bavarder avec elle – et tant pis si Selucia et Gorderan entendaient tout. Mais avec les femmes, il ne fallait jamais se montrer trop empressé. Quand on commettait cette erreur, elles en tiraient avantage ou se volatilisaient comme une goutte d’eau qui tombe dans un brasero. En matière d’avantages, Tuon était trop douée pour qu’on lui donne un coup de pouce, et pour faire sa cour comme il l’aurait fallu, Mat manquait trop de temps. Tôt ou tard, Tuon prononcerait les mots qui officialiseraient leur union. C’était couru, et justement, ça rendait de plus en plus urgente l’exploration de sa personnalité profonde. Un exercice jusque-là très difficile. Comparé à cette petite femme, un casse-tête de forgeron devenait un jeu d’enfant. Mais comment épouser une femme lorsqu’on ne savait rien d’elle ? Plus important encore, Mat devait l’inciter à ne plus le considérer comme un jouet. Une union avec une femme qui ne le respectait pas reviendrait à porter jour et nuit une chemise d’orties.
Mais ce n’était pas tout. Mat devait inciter Tuon à l’aimer, ou au moins à l’apprécier. Sinon, il serait forcé de fuir son épouse pour l’empêcher de faire de lui un da’covale. Cerise sur le gâteau, il allait devoir exécuter tout ça très vite, avant d’être obligé de renvoyer la belle à Ebou Dar. Un beau défi, sans doute très excitant pour un héros de légende – le genre de cador en quête d’une occupation avant d’aller sauver le monde –, mais Mat Cauthon n’avait rien d’un fichu héros. Pourtant, il était dos au mur, avec très peu de temps devant lui, et sans aucun droit à l’erreur.
Depuis qu’il s’y était joint, la ménagerie n’avait jamais levé le camp si tôt. Ravi d’avoir peut-être réussi à flanquer la trouille à Luca, Mat dut vite déchanter.
Pas dans la matinée, car ils dépassèrent seulement des fermes isolées et des hameaux. Même si les gens se massaient devant leur maison pour voir passer la colonne – les enfants s’aventurant à courir près d’elle jusqu’à ce que leurs parents les rappellent –, ce n’était pas de nature à retenir l’attention du saltimbanque en chef. Hélas, en milieu d’après-midi, la ménagerie arriva en vue d’une agglomération plus grosse. Gué de Runnien – baptisé d’après une rivière prétentieuse qui, en réalité, avait tout de la flaque d’eau – n’arrivait pas à la cheville de Jurador, mais on y trouvait quand même quatre auberges de trois niveaux et un grand terrain vague, avant le cours d’eau, où les caravanes se rangeaient pour la nuit. Des deux côtés de la route, des fermes en dur avec verger et pâturage se succédaient à perte de vue – et peut-être même au-delà des collines qui, à droite comme à gauche, limitaient la visibilité. Pour Luca, c’était alléchant.
Histoire qu’il soit plus facile d’abreuver les chevaux et les animaux de cirque, le saltimbanque ordonna que la ménagerie s’installe au bord de l’eau. Vêtu d’une veste et d’un manteau rouges tellement ornés d’étoiles dorées et de comètes qu’un Zingaro serait mort de honte de les porter, Luca alla ensuite répandre la bonne parole dans le village.
Quand tout fut en place, de l’enseigne géante au mur d’enceinte en passant par le matériel des artistes, le saltimbanque revint en compagnie de trois hommes et de trois femmes.
Alors que Gué de Runnien n’était pas si loin que ça d’Ebou Dar, leurs vêtements n’avaient rien à voir avec la mode en vigueur dans la capitale. Sur leurs bottes montantes et leur pantalon sombre, les hommes arboraient une veste de laine courte de couleur vive et ornée de motifs géométriques dorés sur les épaules et les manches. Toutes portant leurs cheveux en chignon, les femmes paradaient dans des robes presque aussi colorées qu’une tenue de Luca. À partir de la taille et jusqu’aux chevilles, des motifs floraux scintillants ajoutaient encore à leur flamboyance.
Comme à Ebou Dar, les deux sexes trimballaient à la ceinture un long couteau – mais à lame droite, pour la majorité –, dont ils caressaient le manche dès que quelqu’un osait les regarder. Ça, au moins, ça ne risquait pas de dépayser ! Dès qu’il était question de susceptibilité, l’Altara décrochait sans peine le pompon.
La délégation était composée du bourgmestre, des quatre aubergistes et d’une assez vieille dame aux cheveux blancs tout de rouge vêtue. Une notable, sans doute, puisque les autres l’appelaient « Mère » et ne s’adressaient pas à elle sans baisser les yeux.
Vu l’âge du bourgmestre aux cheveux blancs et des aubergistes – plus de la première jeunesse –, Mat supposa que c’était la Sage-Dame du village.
Quand il la salua, alors qu’elle passait devant lui, la femme le foudroya du regard puis pointa fièrement le menton – une imitation parfaite de Nynaeve, championne toutes catégories du nez levé et des lèvres pincées. Eh bien, il s’agissait effectivement d’une Sage-Dame, et sûrement pas de la plus amène du monde.
À grand renfort de sourires, de gestes fleuris, de courbettes et d’envolées de manteau, Luca fit visiter la ménagerie aux six villageois. S’arrêtant de temps en temps, il incita quelques artistes – ici un jongleur, là un duo d’acrobates – à donner aux futurs spectateurs un avant-goût de leurs exploits.
Quand les six éclaireurs s’en furent allés, le sourire du saltimbanque tourna au vinaigre.
— Entrées gratuites pour eux, leurs conjoints et toute la marmaille, maugréa-t-il à l’intention de Mat. Et nous sommes supposés lever le camp si une caravane marchande se pointe. Ils ne l’ont pas dit comme ça, mais c’était très clair, surtout chez cette fichue Mère Darvale. Comme si ce trou perdu pouvait attirer assez de chariots pour remplir le terrain vague ! Des voleurs et des escrocs, Cauthon ! Les bouseux sont tous des bandits, et un honnête homme comme moi est à leur merci.
Très vite, Luca eut calculé ce qu’il gagnerait ici malgré les entrées gratuites. Alors qu’il aurait dû rayonner, il ne cessa pas de pleurnicher, même quand la queue, à l’entrée, se révéla presque aussi longue qu’à Jurador. Comble de la mauvaise foi, il osa même insister sur la petite fortune que lui auraient rapportée trois ou quatre jours de plus dans la ville du sel.
Trois ou quatre jours ! Sans l’arrivée des soldats, il aurait pris racine à Jurador jusqu’à ce qu’il n’y ait plus eu personne devant l’entrée. Les trois soudards, au fond, étaient peut-être une manifestation de la nature de ta’veren de Mat. Une théorie qui ne tenait pas la route, mais très réconfortante, une fois qu’on était loin du danger.
En tout cas, la façon de voyager de Luca se révéla mortelle. Après trois lieues au maximum, le saltimbanque repérait une petite ville ou un groupe de villages méritant une halte. L’appel des poches pleines, en quelque sorte – avec la ferme intention de les vider.
Même quand rien ne se dressait sur sa route, la ménagerie ne parcourait jamais plus de quatre lieues par jour. Détestant camper au bord d’une route, les soirs sans représentation, Luca jetait son dévolu sur la première clairière acceptable, quelle que soit l’heure de la journée. Un terrain assez vaste pour que les roulottes ne se serrent pas les unes contre les autres l’incitait même à négocier avec le fermier du coin.
Le lendemain, il pestait sans interruption contre la dépense, dès qu’elle dépassait un sou d’argent. Les cordons de sa bourse, il n’hésitait jamais à les serrer, ce radin maladif.
Des caravanes allaient et venaient dans les deux directions, leur rythme assez soutenu pour que des colonnes de poussière signalent leur présence. Quand on avait des choses à vendre, on ne traînait pas sur le chemin des places de marché.
De temps en temps, la ménagerie apercevait une caravane de Zingari, reconnaissable aux couleurs très vives des roulottes carrées. Immanquablement, elle se dirigeait vers Ebou Dar – une bizarrerie –, mais en traînant autant que la colonne de Luca. S’il y en avait une derrière la ménagerie, elle ne risquait pas de les rattraper.
Deux ou trois lieues par jour ! Et ces maudits dés qui continuaient à rouler dans la tête de Mat ! De quoi se demander, à chaque lacet de la route, ce qui risquait de les attendre derrière. Ou devaient-ils plutôt craindre des poursuivants ? De quoi donner de l’urticaire à un homme, vraiment.
La première nuit, près de Gué de Runnien, Mat était allé voir Aludra. À côté de sa roulotte d’un bleu qui piquait les yeux, elle avait érigé une sorte d’enclos de toile de quelque huit pieds de haut – un endroit tranquille pour lancer ses « fleurs nocturnes ». Bien entendu, la belle Illuminatrice avait sursauté quand le jeune flambeur, écartant le rabat, s’était introduit dans son fief.
À la lueur d’une lanterne au volet presque fermé, Mat réussit à voir qu’Aludra tenait entre ses mains une boule noire de la taille d’un gros melon. Vu sa taille, Gué de Runnien aurait droit à une seule « fleur nocturne ».
Prête à éjecter l’intrus, car même Luca était banni de ce lieu, Aludra ouvrit la bouche – un rien trop tard.
— Des cylindres de lancement, dit Mat en désignant les tubes de bois cerclés de fer alignés sur une large base en bois, devant la jeune femme. (Plus grands que lui, ces cylindres faisaient au moins un pied de diamètre.) C’est pour ça que tu veux un fondeur de cloches. Pour te faire fabriquer des cylindres en bronze. Mais même en me creusant la cervelle, je ne comprends pas pourquoi.
Une idée qui semblait absurde… Sans trop de peine, deux costauds pouvaient soulever un cylindre de bois et le hisser dans le chariot qui transportait le matériel d’Aludra. Pour la même pièce en bronze, il faudrait un palan. Une idée absurde, oui, mais Mat n’en avait pas trouvé de meilleure.
Aludra resta un moment silencieuse, ses traits noyés dans la pénombre.
— Voilà un garçon intelligent, lâcha-t-elle enfin.
Secouant la tête dans un concert de cliquetis de perles, elle eut un rire de gorge.
— Décidément, je devrais apprendre à tenir ma langue. Quand je promets quelque chose à un jeune homme malin, ça m’attire toujours des ennuis. Mais ne t’attends pas à des secrets qui te feraient rougir. Pour ça, il est trop tôt. Tu jongles déjà avec deux femmes, dirait-on, et je ne serai pas la troisième.
— Donc, j’ai deviné juste ? fit Mat, pas certain de se contrôler assez pour cacher sa surprise.
— Exact, lâcha Aludra.
Négligemment, elle lança sa « fleur nocturne » au jeune homme.
Avec un juron, il la rattrapa au vol et ne recommença pas à respirer avant de l’avoir bien en main. L’extérieur semblait être en cuir, avec une petite protubérance sur un côté – une mèche, reconnut assez vite Mat. Sur les plus petites fusées, il avait quelques connaissances. Par exemple, pour exploser, il leur fallait du feu, sauf si on laissait leur mystérieux contenu entrer en contact avec l’air. Cela dit, il en avait éventré une, un jour, sans qu’elle lui saute à la figure.
Mais qu’est-ce qui pouvait faire exploser une « fleur nocturne » ? Le modèle qu’il avait ouvert tenait dans une main. Une boule pareille les réduirait sans doute en charpie, Aludra et lui.
Soudain, Mat se sentit incommensurablement stupide. S’il y avait eu du danger, Aludra n’aurait pas lancé la boule ainsi. Du coup, il commença à jongler avec. Pas pour compenser sa réaction excessive, juste pour s’occuper les mains.
— Pourquoi des cylindres en bronze feraient-ils de meilleures armes ?
C’était l’objectif d’Aludra. Transformer en armes ses fusées, afin de faire payer aux Seanchaniens la destruction de la guilde des Illuminateurs.
— Ce que je vois ici est déjà assez effrayant.
Aludra récupéra la « fleur nocturne », marmonna quelques mots sur les « crétins congénitaux » puis fit tourner la boule entre ses mains pour examiner le revêtement de cuir. Mat avait-il été un peu rapide en postulant que ce truc n’était pas dangereux ?
Quand elle fut sûre que le « crétin congénital » n’avait pas endommagé son trésor, Aludra daigna enfin répondre :
— Avec la bonne charge, un cylindre en bois enverra cette boule à neuf cents pieds de haut dans le ciel. Si le lanceur n’est pas à la verticale, mais incliné, la distance parcourue peut être encore supérieure. Mais pas assez pour ce que j’ai en tête. Mais si la charge était plus forte, le bois s’embraserait. Tu saisis l’intérêt du bronze ? Avec un cylindre de ce genre, je pourrais envoyer un projectile plus petit que celui-là à plus d’une demi-lieue. Bien entendu, pour que la boule n’explose pas avant d’avoir atteint sa cible, il faudrait que sa mèche brûle encore plus lentement, mais c’est tout à fait faisable. Un projectile plus petit, oui, mais plus lourd, parce que en fer. Et à l’intérieur, pas de « fleurs nocturnes », juste une charge explosive.
Mat imagina la scène et en siffla entre ses dents. Des ravages au milieu des rangs ennemis, avant même qu’ils soient assez près pour apercevoir l’ombre d’un adversaire. Une méchante averse, quand on était dessous ! Aussi efficace que celle que pouvaient déchaîner des Aes Sedai ou ces fameux Asha’man. Plus efficace, même ! Pour utiliser le Pouvoir comme une arme, les Aes Sedai devaient être en danger. Quant aux Asha’man, on prétendait qu’il y en avait des centaines. Mais avec les rumeurs, comment distinguer le vrai du faux ? En outre, si les Asha’man avaient le même sale caractère que les Aes Sedai, ils décideraient où on avait besoin d’eux, et finiraient par prendre les batailles en main.
Alors qu’il réfléchissait à la meilleure manière d’utiliser les cylindres en bronze d’Aludra, Mat repéra immédiatement un gros défaut. Si l’ennemi ne venait pas de la bonne direction, ou s’il vous attaquait dans le dos, sachant qu’il fallait des palans pour déplacer les armes…
— Ces cylindres de lancement en bronze…, commença Mat.
— Ce sont des dragons, coupa Aludra. Les cylindres de lancement, c’est pour les « fleurs nocturnes ». Une joie pour les yeux. Mes armes, je les appellerai des dragons, et les Seanchaniens hurleront quand mes dragons les mordront.
Un ton à faire frissonner un bloc de glace…
— Tes dragons, si tu préfères… Quel que soit leur nom, ils seront très difficiles à déplacer. Pourrais-tu les monter sur des roues ? Comme un chariot ou une charrette ? Ou seraient-ils trop lourds pour que des chevaux les tirent ?
Aludra s’autorisa un nouvel éclat de rire.
— Je me réjouis de voir que tu ne te contentes pas d’être beau…
Gravissant les trois marches d’un escabeau pliant, Aludra fut à la bonne hauteur pour laisser glisser la « fleur nocturne » dans un cylindre, la mèche dirigée vers le bas. La boule s’enfonça un peu puis s’immobilisa, formant comme un dôme au bout du lanceur.
Aludra désigna une perche du même diamètre qu’un bâton de combat.
— Passe-la-moi ! lança-t-elle à Mat.
Quand il eut obéi, elle utilisa la bourre de cuir, à une extrémité, pour enfoncer la « fleur nocturne » dans son cylindre de lancement. À première vue, elle n’eut pas à forcer beaucoup.
— J’ai déjà dessiné les plans d’un chariot à dragon. Quatre chevaux suffiraient, même si on ajoute une remorque pour transporter les « œufs ». Pas des « fleurs nocturnes », mais des « œufs de dragon » ! Tu vois, je n’ai pas seulement réfléchi à la façon de fabriquer mes armes. J’ai pensé à la meilleure manière de les utiliser.
Sortant la bourre du cylindre, Aludra redescendit au niveau du sol et ramassa la lanterne.
— Viens avec moi, dit-elle. Je dois faire fleurir le ciel, à présent. Après, j’aimerais dîner puis me coucher.
À l’extérieur de l’enclos de toile, des objets étranges étaient rangés sur un râtelier. Un bâton fourchu, une paire de pinces longue de six bons pieds et toute une collection de bizarreries du même genre – toutes en bois, cependant. Posant la lanterne sur le sol, Aludra rangea la bourre sur le râtelier et y prit une boîte carrée.
— Je suppose que tu voudrais apprendre à fabriquer les poudres secrètes, pas vrai ? Eh bien, une promesse est une promesse. Et désormais, la guilde, c’est moi toute seule…
Après cette remarque amère, l’Illuminatrice souleva le couvercle de la boîte.
Un objet bizarre, vraiment. Un gros cube, en réalité, mais percé de dizaines de trous, chacun contenant une fine tige. Aludra en choisit une et referma le couvercle.
— À ce titre, reprit-elle, je décide ce qui est secret et ce qui ne l’est pas.
— Pour le moment, j’ai autre chose en tête. Pour ton affaire, il faudra que tu viennes avec moi. Je connais quelqu’un qui serait prêt à payer pour faire fondre autant de « dragons » que tu voudras. D’Andor jusqu’à Tear, cette personne peut convaincre tous les artisans d’oublier les cloches pour fabriquer tes cylindres.
Éviter de prononcer le nom de Rand n’empêcha pas les sempiternelles couleurs de tourbillonner dans la tête de Mat. Cette fois, il eut la vision fugitive de son ami – habillé de la tête aux pieds, la Lumière en soit louée – en train de parler avec Loial dans une pièce aux murs lambrissés. Le Dragon et l’Ogier n’étaient pas seuls, mais la vision dura trop peu pour que Mat reconnaisse les autres personnes. Si impossible que ce fût, il aurait juré que cette scène se déroulait à l’instant même où il la voyait.
Revoir Loial aurait été un plaisir, certes, mais que la Lumière le brûle, il devait bien y avoir un moyen de chasser à jamais ces visions de sa tête !
— Et si mon ami n’est pas intéressé…
Les couleurs revinrent, mais une forte résistance les força à se dissiper.
— Eh bien, tes dragons, je pourrai les payer de ma poche. Des centaines – en tout cas, un sacré nombre !
La Compagnie devrait tôt ou tard affronter les Seanchaniens et sans doute aussi les Trollocs. Mat, son chef, serait là quand ça arriverait. C’était inévitable. Même s’il faisait tout pour se défiler, sa fichue nature de ta’veren le conduirait au milieu de ce carnage. Dans ces conditions, il était prêt aux dépenses les plus libérales pour disposer d’armes capables de tuer ses ennemis à distance – avant qu’ils aient une chance de lui transpercer la peau.
La tête inclinée sur un côté, Aludra fit la moue.
— Qui est cette personne si puissante ?
— Ce devra être un secret entre nous. Thom et Juilin sont au courant, tout comme Egeanin, Domon, les Aes Sedai – Teslyn et Joline, au minimum –, Vanin et tous les Bras Rouges. Personne d’autre ne sait, et je ne veux pas que ça change.
Par le sang et les cendres, c’était déjà connu de bien trop de gens. Quand Aludra eut acquiescé, Mat enchaîna :
— Le Dragon Réincarné, voilà de qui il s’agit.
Les couleurs revinrent, suivies par l’image de Rand et Loial. Les choses allaient être moins faciles que Mat l’aurait cru.
— Tu connais le Dragon Réincarné ? demanda Aludra, dubitative.
— Nous avons grandi dans le même village, révéla Mat tout en luttant contre les couleurs.
Cette fois, elles faillirent se mélanger avant de se dissiper.
— Si tu ne me crois pas, demande à Joline et à Teslyn. À Thom, aussi. Mais assure-toi d’être seule avec eux. C’est secret, ne l’oublie pas.
— Depuis ma plus tendre enfance, la ligue était toute ma vie…, souffla Aludra.
Grattant la tige contre un côté de la boîte, elle en embrasa le bout – et une forte odeur de soufre monta aux narines de Mat.
— Aujourd’hui, ma vie, ce sont les dragons. Pour me venger des Seanchaniens.
Aludra se pencha, enflamma une longue mèche noire qui dépassait de l’enclos, secoua la tige jusqu’à ce qu’elle s’éteigne et la laissa tomber.
En crépitant, la flamme se propagea le long de la mèche.
— J’ai tendance à te croire…, dit la jeune femme. (Elle tendit la main à Mat.) Quand tu partiras, je viendrai avec toi. Et tu m’aideras à fabriquer des dragons.
Alors qu’il serrait la main d’Aludra, Mat crut un instant que les dés s’étaient arrêtés. Mais ils recommencèrent à rouler dès la seconde suivante. Son imagination, sans doute… Ce pacte avec Aludra, après tout, pouvait aider la Compagnie – et accessoirement son chef –, mais il ne bouleversait rien, et surtout pas le destin. Mat devrait toujours livrer une série de batailles. Si prêt et entraîné qu’on soit – et même avec sous ses ordres les meilleurs soldats du monde –, à la guerre, la chance et la malchance jouaient un rôle capital, y compris pour un type comme lui. Les dragons n’y changeraient rien. Cela dit, les dés ne faisaient-ils pas moins de bruit ? Il aurait dit que non, mais comment en être sûr ? Jusque-là, cependant, ils n’avaient jamais roulé moins vite sans s’arrêter totalement. Donc, c’était bien son imagination.
Un bruit sourd monta de l’enclos et de la fumée s’en éleva. Quelques instants plus tard, les « fleurs nocturnes » s’épanouirent au-dessus de Gué de Runnien – un fabuleux bouquet de rouge et de vert.
Les nuits suivantes, cette « floraison » s’était reproduite des dizaines de fois dans les rêves de Mat. Mais les « fleurs » s’y épanouissaient entre des cavaliers en train de charger ou des colonnes de lanciers déchiquetant les chairs comme les feux d’artifice, il l’avait vu de ses yeux, pouvaient désintégrer des pierres.
Dans ses songes, Mat tentait de saisir les projectiles entre ses mains pour les arrêter, mais il ne pouvait rien contre la pluie mortelle qui s’abattait sur une centaine de champs de bataille.
Alors, le jeune homme versait une larme sur les morts et les dévastations. Soudain, le bruit des dés, dans sa tête, ressemblait à des éclats de rire. Pas les siens, mais ceux du Ténébreux.
Alors que le soleil pointait à l’horizon sous un ciel sans nuages, Mat, assis sur le marchepied de sa roulotte verte, taillait son bâton d’if noir avec un couteau aiguisé comme un rasoir. Pour cette opération, la délicatesse s’imposait – une entaille maladroite, et tout était fichu.
Quand Egeanin et Domon sortirent, ils étaient sur leur trente et un, ce qui ne manqua pas d’étonner le jeune flambeur. Certes, il n’était pas le seul à avoir acheté des vêtements à Jurador, mais sans or pour les stimuler – celui de Mat, bien sûr –, les couturières devaient encore en être au stade de l’ébauche.
La Seanchanienne aux yeux verts portait une robe vert brillant rehaussé de fleurs blanches et jaunes sur les manches et au col. Pour tenir sa longue perruque noire, elle avait choisi un fichu à motifs floraux.
L’air étrange avec ses cheveux courts et son collier de barbe illianien, Domon avait brossé sa veste marron élimée au point de lui redonner un semblant de jeunesse. Contournant Mat, le couple s’éloigna sans un mot pour lui.
Oubliant l’incident, le jeune flambeur faillit crier de surprise quand les deux… tourtereaux revinrent du village au bout d’une heure pour annoncer que Mère Darvale venait de les marier.
De quoi en rester bouche bée. Pour avoir une idée du caractère d’Egeanin, il suffisait de regarder son visage dur où brillaient des yeux perçants. Comment Domon pouvait-il avoir eu envie d’épouser cette créature ? Autant s’unir à une ourse.
S’avisant que l’Illianien le foudroyait du regard, Mat se leva d’un bond et gratifia les deux époux d’une belle révérence.
— Félicitations, maître Domon. Et à toi aussi, maîtresse Domon. Que la Lumière brille sur vous.
Que dire d’autre en de telles circonstances ?
Domon continua à fulminer comme s’il lisait les pensées de Mat, et Egeanin grogna :
— Je me nomme Leilwin Sans-Navire, Cauthon. C’est le nom qu’on m’a donné, et je mourrai avec. Un très bon nom, puisqu’il m’a aidée à arrêter une décision que j’aurais dû prendre il y a des semaines. (Le front plissé, elle coula un regard en biais à Domon.) Tu comprends pourquoi je ne peux pas prendre ton nom, pas vrai, Bayle ?
— Non, ma puce, répondit tendrement Domon en posant un de ses battoirs sur l’épaule de sa « belle ». Mais puisque tu as bien voulu m’épouser, je me fiche du nom que tu entends utiliser.
Egeanin sourit puis plaqua une main sur celle de son amoureux, qui dévoila largement ses dents.
Lumière ! Ces deux-là étaient à donner la nausée. Si le mariage poussait un homme à sourire comme un idiot à la première occasion…
Non, pas Mat Cauthon ! Lui aussi, il n’était pas loin d’avoir la bague au doigt, mais ce n’était pas demain qu’on l’entendrait roucouler comme un crétin.
Cela dit, à cause de cette union, il se retrouva un quart d’heure plus tard sous la tente verte à rayures de deux Domani, des frères, cracheurs de feu et avaleurs de sabres. Thom lui-même reconnaissait que Balat et Abar étaient de grands artistes. Étant très appréciés de leurs collègues, trouver un autre hébergement ne leur poserait aucun problème. Mais niveau loyer, ils demandaient autant que pour la roulotte. Dans la ménagerie, tout le monde savait que Mat était plein aux as. Du coup, les deux frangins en rajoutèrent sur le sacrifice qu’ils faisaient en abandonnant un foyer si douillet…
Un cagibi de toile, plutôt ! Mais un jeune couple avait besoin d’intimité, et Mat était ravi de lui en procurer, si ça pouvait lui épargner de voir ces deux idiots se regarder dans le blanc des yeux pendant des heures. En outre, il en avait assez de dormir par terre une nuit sur deux. Sous la tente, au moins, il aurait une couchette – très dure, mais pas autant qu’un plancher.
Tout compte fait, constata-t-il quand ses affaires eurent été transférées sous la tente et rangées dans deux coffres, seul ici, il avait plus de place qu’à trois dans la roulotte. Cerise sur le gâteau, la table de toilette serait rien qu’à lui, comme le fauteuil à dossier droit pas trop branlant, le solide tabouret et la table assez grande pour y poser une assiette, un gobelet et deux lampes en cuivre à peu près convenables.
Le coffre d’or, lui, resterait dans la roulotte. Pour tenter de cambrioler Domon, il aurait fallu être fou. Et deux fois plus cinglé pour s’en prendre à Egeanin. Enfin, Leilwin, puisqu’elle insistait, même si Mat restait certain qu’elle recouvrerait un jour la raison.
Après une première nuit passée à côté de la roulotte des Aes Sedai – la tête de renard froide contre sa poitrine presque jusqu’à l’aube –, Mat prit les mesures qui s’imposaient pour que sa tente, par la grâce des Bras Rouges, soit systématiquement dressée près du véhicule de Tuon.
— Tu entends me surveiller ? demanda froidement la jeune femme la première fois qu’elle vit le nouveau fief de son galant.
— Non, j’espère seulement t’apercevoir plus souvent.
Au nom de la Lumière, c’était la stricte vérité. Bien sûr, l’envie de fuir les Aes Sedai avait joué, mais ça ne jetait aucune ombre sur la sincérité du jeune galant.
Pourtant, Tuon parla par signes à Selucia, et toutes deux s’esclaffèrent lourdement – une crise de fou rire –, avant de se reprendre et de battre en retraite dans leur roulotte avec une dignité régalienne. Les femmes !
Sous sa tente, Mat ne savoura pas souvent les joies de la solitude. Après la mort de Nalesean, il avait pris Lopin pour aide de camp, et le Tearien trapu et barbu passait sans cesse la tête par le rabat afin de demander si son maître voulait dîner, avait soif ou désirait goûter aux figues séchées qu’il venait juste d’acheter… Lopin se vantait de pouvoir acquérir des friandises n’importe où, y compris là où il était censé ne pas y en avoir.
Le reste du temps, il venait retourner les vêtements, dans les coffres, pour voir s’il y en avait à repriser, à nettoyer ou à repasser. Chaque fois, il trouvait quelque chose alors que Mat estimait que tout était parfait.
Le serviteur mélancolique de Talmanes accompagnait souvent ce bon Lopin. Pour l’essentiel, parce que ce petit Cairhienien aux cheveux gris s’ennuyait. Selon Mat, ne pas avoir de travail était plutôt une raison de se réjouir, mais Nerim, lui, multipliait les commentaires geignards sur le pauvre Talmanes, contraint de se passer de lui. À cette heure, il avait dû engager un autre serviteur, hélas…
Pour quelques miettes de couture ou de nettoyage, Nerim aurait défié Lopin en duel. Implacable, il réclamait même de cirer les bottes de Mat un jour sur deux.
En plus de ces fâcheux, Noal passait de temps en temps pour raconter ses histoires et Olver, quand il n’affrontait pas Tuon, venait jouer aux pierres ou à serpents et renards. Thom s’invitait aussi pour des parties de pierres et pour partager avec Mat les rumeurs qu’il glanait dans les villes et les villages.
Juilin aussi venait souvent au rapport, toujours en compagnie d’Amathera. L’ancienne Panarch du Tarabon était assez jolie, selon Mat, pour qu’on puisse comprendre l’intérêt que lui portait le pisteur de voleurs. Avec sa jolie bouche en cœur faite pour donner et recevoir des baisers, elle s’accrochait au bras de Juilin comme si elle lui rendait ses sentiments. Mais ses grands yeux dérivaient toujours vers la tente de Tuon – même quand elle était sous celle de Mat –, et Juilin réussissait de justesse à l’empêcher de se prosterner chaque fois qu’elle apercevait Selucia ou sa maîtresse. Avec Egeanin, elle se comportait de la même manière. Idem face à Bethamin et à Seta. Sachant qu’Amathera avait été da’covale pendant quelques mois seulement, ce spectacle donnait la chair de poule à Mat. Quand elle l’aurait épousé, Tuon comptait-elle vraiment faire de lui un da’covale ?
Mat finit par dire à ses amis de ne plus lui rapporter les rumeurs concernant Rand. Lutter contre les couleurs l’épuisait, et il était loin de gagner à chaque coup. Parfois, ça se passait très bien, mais dès qu’il apercevait Rand et Min, c’était une autre affaire.
De toute façon, les rumeurs se ressemblaient toutes. Le Dragon Réincarné était mort, assassiné par les Aes Sedai, les Asha’man, les Seanchaniens ou une kyrielle d’autres tueurs. Non, il se cachait, levant en secret une immense armée. De village en village, et parfois de taverne en taverne, les hypothèses les plus absurdes fleurissaient.
Une seule chose semblait établie : Rand n’était plus à Cairhien, et personne ne savait où il se trouvait. Le Dragon Réincarné s’était volatilisé.
Mat ne cessait pas de s’étonner du cas que les villageois et les fermiers faisaient de cette affaire – aussi inquiets, sinon plus, que les marchands de passage et leurs employés. Pourtant, parmi ces gens, qui connaissait sur le Dragon autre chose que des racontars ou des légendes ? En toute logique, sa disparition n’aurait pas dû les effrayer.
Pourtant, c’était le cas, Thom et Juilin se montraient catégoriques – jusqu’à ce que Mat leur dise d’éviter ce sujet.
Si le Dragon Réincarné avait péri, qu’allait devenir le monde ? Une question obsédante que tout un chacun posait au petit déjeuner, au dîner et même en allant au lit.
Mat aurait pu annoncer que le Dragon était bien vivant. Sur ce point, les couleurs ne pouvaient pas mentir. Mais ensuite, il aurait dû expliquer comment il le savait. Thom et Juilin eux-mêmes ayant des doutes, les marchands et tous les autres l’auraient pris pour un cinglé. Et s’ils l’avaient cru, par le plus grand des hasards, des rumeurs auraient commencé à courir sur son compte, attirant tôt ou tard l’attention des Seanchaniens. En conséquence, s’il avait eu le choix, Mat aurait bien banni les fichues couleurs de sa tête.
Son déménagement sous la tente lui avait valu des regards suspicieux. Sans parler des ragots… Pour commencer, il s’était enfui avec Egeanin – bon, d’accord, Leilwin ! – dont Domon était censément le serviteur. Aujourd’hui, le serviteur était devenu l’époux, et l’amant avait levé le camp.
Certains artistes pensaient qu’il avait bien mérité son sort, après avoir fricoté avec Tuon. Cependant, beaucoup d’entre eux, à sa grande surprise, lui manifestaient de la sympathie. Certains hommes lâchaient des commentaires acides sur les femmes « volages » – quand il n’y avait pas d’oreilles féminines dans le coin –, et une partie des femmes célibataires, contorsionnistes, acrobates ou simples couturières, le couvaient de regards tendres qui n’auguraient rien de bon. Sensible aux marques d’attention, Mat les aurait bien plus appréciées si ces dames ne l’avaient pas bombardé d’œillades essentiellement quand il était avec Tuon. La première fois, il en était resté bouche bée.
Cela dit, sa future épouse semblait trouver ça amusant. « Semblait », oui… Mais seul un imbécile pouvait croire qu’une femme était inoffensive parce qu’elle souriait…
Continuant à déjeuner avec Tuon – quand la ménagerie ne voyageait pas –, Mat avait pris l’habitude d’arriver en avance pour leurs parties de pierres vespérales. Du coup, là aussi, Tuon devait l’inviter à sa table.
Quand une femme nourrissait un homme deux fois par jour, l’affaire était dans le sac. Sauf que sa dulcinée ne le laissait pas toujours entrer dans la roulotte. Un soir, il avait trouvé porte close, et aucune plaidoirie n’avait convaincu Tuon ou Selucia de la déverrouiller. Renseignement pris, un oiseau s’était introduit dans le véhicule pendant la journée, et on ne pouvait imaginer plus mauvais augure. Du coup, les deux femmes avaient passé la nuit en prière et en contemplation, histoire de bannir le mal ou on ne savait quel démon.
Les Seanchaniens semblaient passer la moitié de leur vie à sacrifier à d’étranges superstitions. Tuon et Selucia, en tout cas… Par exemple, dès que l’une ou l’autre voyait une toile d’araignée déchirée, avec la créature toujours à l’intérieur, il fallait qu’elle se mette à gesticuler. Un jour, avec un sérieux inébranlable, Tuon avait expliqué à Mat qu’éliminer une toile sans en faire d’abord sortir l’occupante revenait à provoquer la mort d’un proche dans le mois à venir.
Dès qu’un vol d’oiseaux décrivait plus d’un cercle dans le ciel, c’était un orage garanti. Plus sophistiqué, quand ces dames dispersaient une colonne de fourmis en marche, le temps dont les insectes avaient besoin pour reprendre la formation leur permettait de « calculer » le nombre de jours de beau temps qui se succéderaient.
Rien de tout ça ne fonctionnait ? Eh bien, Tuon et Selucia s’en fichaient. Trois jours après le double cercle d’oiseaux – des corbeaux, en général, une vision peu rassurante –, il finissait par pleuvoir, mais sans tonnerre ni éclairs. Un vulgaire crachin, plutôt.
— À l’évidence, dit un soir Tuon en posant délicatement une pierre blanche sur le plateau de jeu, Selucia s’est trompée en observant les fourmis.
En chemisier blanc et robe d’équitation, Selucia hocha gravement la tête. Comme d’habitude, même à l’intérieur, elle portait un foulard autour de ses cheveux courts. En ce jour, elle avait choisi un modèle rouge et or qui lui allait à merveille. Tout de soie bleue vêtue, Tuon arborait une tunique longue qui lui couvrait les hanches et une jupe divisée si étroite qu’elle faisait plutôt penser à un pantalon. Pour donner ses instructions aux couturières, elle prenait chaque fois un temps fou, et le résultat ressemblait rarement à quelque chose que Mat eût déjà vu de ses yeux. La mode seanchanienne, sans doute. Par bonheur, elle disposait aussi de quelques robes d’équitation qui n’attiraient pas l’attention lorsqu’elle devait sortir.
Sur le toit de la roulotte, la pluie tambourinait inlassablement.
— À l’évidence, l’augure fourni par les oiseaux a été altéré par la divination à base de fourmis. Ce n’est jamais simple, Jouet. Tu devras apprendre tout ça. Je ne veux pas frayer avec un ignorant.
Mat acquiesça comme si c’était d’une logique limpide, puis il posa sa pierre noire. Dire que cette donzelle qualifiait de « superstition » sa répugnance naturelle envers les corbeaux et les corneilles. Décidément, avec les femmes, savoir la fermer au bon moment était une compétence précieuse. Avec les hommes aussi, mais moins souvent. Parce qu’il était plus facile de deviner ce qui les mettrait en pétard.
Dialoguer avec Tuon pouvait être dangereux de plusieurs façons.
— Que sais-tu du Dragon Réincarné ? demanda-t-elle à Mat un autre soir.
Le jeune flambeur faillit s’étrangler avec son vin. Du coup, les couleurs naissantes, dans sa tête, furent dissipées par une quinte de toux.
Le vin avait tout de la piquette, ces derniers temps. Même Nerim peinait à en trouver du bon.
— Eh bien, c’est le Dragon Réincarné, répondit Mat quand il put de nouveau parler.
Une fraction de seconde, il avait vu Rand en train de dîner à une grande table.
— Qu’y a-t-il de plus à savoir ?
Toujours efficiente, Selucia remplit le gobelet du jeune homme.
— Bien des choses, Jouet. Pour commencer, avant Tarmon Gai’don, il devra s’agenouiller devant le Trône de Cristal. Sur ce point, les prophéties sont claires. Hélas, je ne sais toujours pas où il est, ce Dragon. Si c’est lui qui a soufflé dans le cor de Valère, comme je le crois, il est de plus en plus urgent que je le trouve.
— Le Cor de Valère…, répéta Mat, piteux. (Que racontaient donc ces fichues prophéties ?) On l’aurait retrouvé ?
— Il faut croire, puisque quelqu’un a soufflé dedans. Les rapports provenant de l’endroit où c’est arrivé – un lieu nommé Falme – sont inquiétants. Très inquiétants, même. Détenir l’homme ou la femme qui a soufflé dans le Cor est peut-être aussi vital que contrôler le Dragon en personne. Jouet, vas-tu enfin te décider à poser ta pierre ?
Mat joua un coup. Trop perturbé, il n’eut pas à lutter contre les couleurs, qui disparurent sans former de vision. Dans cet état, avec une position gagnante pour lui, il réussit de justesse à faire partie nulle.
— Tu as très mal joué, à la fin, souffla Tuon, les yeux baissés sur le plateau où les pierres noires et les blanches se neutralisaient.
Dans le regard de Tuon, Mat lut qu’elle essayait de se rappeler à quel moment il avait déraillé. Et de quoi ils parlaient à cet instant précis.
Converser avec Tuon, c’était comme marcher le long d’une corniche, sur une falaise. Un seul faux pas, et Mat Cauthon serait aussi mort qu’on pouvait l’être. Hélas, sur cette corniche, il devait y marcher. Parce qu’il n’avait pas le choix, bien sûr, mais aussi parce que ça lui plaisait. En un sens, en tout cas. Plus il passait de temps avec Tuon, mieux il mémorisait son visage en forme de cœur – au point de pouvoir l’invoquer juste en fermant les yeux. Mais il y avait toujours la possibilité d’un faux pas. Et sa chute, il la voyait aussi très clairement.
Plusieurs jours durant, après avoir apporté le bouquet de fleurs en soie, Mat s’était abstenu de débouler avec un cadeau. Chez sa belle, il lui semblait désormais voir de la déception quand il arrivait les mains vides.
Du coup, quatre jours après le départ de Jurador, alors que le soleil se levait dans un ciel presque limpide, il invita Tuon et Selucia à sortir de leur roulotte. En réalité, il se serait contenté de Tuon, mais réussir à séparer Selucia de sa maîtresse était un exploit hors de sa portée. Un jour, il avait plaisanté sur cette « relation fusionnelle », mais les deux femmes avaient fait mine de ne rien avoir entendu.
Souvent, Mat se félicitait d’avoir parfois réussi à faire rire Tuon d’une de ses blagues. Sinon, il aurait pu croire qu’elle n’avait aucun sens de l’humour.
Enveloppée dans un manteau vert à capuche qui dissimulait presque son foulard rouge, Selucia lorgnait Mat sans cacher sa suspicion. Mais ça, c’était habituel.
Rétive à se couvrir la tête, Tuon cachait pourtant ses courts cheveux noirs sous sa capuche.
— Mets les mains sur tes yeux, Précieuse, dit Mat. J’ai une surprise pour toi.
— J’adore les surprises ! s’écria Tuon en obéissant.
Un instant, elle sourit d’impatience, mais ça ne dura pas.
— Enfin, certaines surprises, Jouet.
Si ce n’était pas une mise en garde…
Campée près de sa maîtresse, Selucia semblait parfaitement détendue. En réalité, elle était comme une tigresse prête à bondir. Pour sa part, devina Mat, elle devait détester les surprises.
— Attendez ici, toutes les deux…
Contournant la roulotte, Mat s’absenta un court moment. Quand il revint, il tenait Pépin et la jument rasoir par la bride. Sellée et harnachée comme son congénère, la jument frétillait d’impatience à l’idée de galoper.
— Tu peux regarder, maintenant… Je me suis dit qu’une balade à cheval te ferait plaisir.
Ils avaient des heures devant eux. À voir les allées vides, entre les roulottes, la ménagerie aurait aussi bien pu être abandonnée. Des cheminées, il ne montait pas encore de fumée.
— Cette jument est à toi, annonça Mat.
Avant de se pétrifier, les mots parvenant tout juste à sortir de sa bouche.
Plus aucun doute à avoir, désormais. Dès qu’il avait dit : « Cette jument est à toi », le bruit des dés avait diminué de beaucoup. Presque disparu, pour tout dire. Et il ne s’agissait pas d’un ralentissement du roulement, il en avait la certitude. Parce que plusieurs jeux avaient fait du bruit dans sa tête. Au moment où il avait conclu son pacte avec Aludra, l’un de ces jeux s’était arrêté. Un autre venait de l’imiter au moment où il offrait la jument rasoir à Tuon. En soi, c’était déjà bizarre. En quoi faire ce présent à sa promise pouvait-il influencer son destin ? Mais ce n’était pas l’essentiel. Supporter un jeu de dés avait toujours été pénible, alors, s’il y en avait plusieurs, désormais… Combien d’autres continuaient à rouler sous son crâne ? Combien de moments « fatidiques » allaient encore s’écrouler sur lui comme un bâtiment de trois niveaux ?
Sourire aux lèvres, Tuon approcha de la jument et l’examina avec le même professionnalisme que Mat. Après tout, pour se distraire, elle dressait des chevaux. Et des damane, par la Lumière !
Selucia, elle, examinait Mat, son visage aussi inexpressif que d’habitude. À cause de la jument rasoir ou parce qu’il s’était pétrifié ?
— C’est une jument rasoir, annonça le jeune flambeur en flattant les naseaux de Pépin.
Pas du tout en manque d’exercice, le hongre semblait gagné par l’impatience de sa congénère.
— Les Domani de haut rang préfèrent les rasoirs, et je doute que tu voies un jour un autre spécimen ailleurs qu’en Arad Doman. Comment vas-tu l’appeler ?
— Baptiser un cheval avant de l’avoir monté porte malchance, dit Tuon en s’emparant des rênes de la jument. (Elle rayonnait, ses grands yeux brillant.) Jouet, c’est une bête magnifique. Un merveilleux cadeau. Soit tu as l’œil et le bon, soit tu es un sacré veinard.
— J’ai l’œil d’un expert, Précieuse, répondit Mat, un peu inquiet.
Malgré la valeur du cadeau, Tuon semblait surréagir.
— Si tu le dis… Où est la monture de Selucia ?
Eh bien, c’était encore raté ! Mais un homme avisé couvrait ses arrières. D’un sifflement, Mat fit accourir Metwyn, un cheval pommelé sellé tenu par la bride.
Mat fit mine d’ignorer le sourire triomphant du Bras Rouge cairhienien. Metwyn avait parié que son chef ne réussirait pas à se débarrasser de Selucia. Il ne s’était pas trompé, mais pourquoi la ramener ainsi ?
Le hongre pommelé de dix ans, estima Mat, serait assez doux pour Selucia – en principe, les dames de compagnie faisaient de piètres cavalières. Mais la Seanchanienne aux seins majestueux examina le cheval avec la même assurance que Tuon. Quand elle eut terminé, elle gratifia Mat d’un regard qui en disait plus long qu’un discours. Pour ne pas gâcher la fête, elle voudrait bien monter ce canasson, mais on ne l’y prendrait plus. Avec un seul regard, les femmes pouvaient exprimer un millier de choses…
Une fois sortie du terrain vague où stationnait la ménagerie, Tuon fit avancer la jument rasoir au pas, puis elle passa au trot et enchaîna par un petit galop. Un moment, Mat s’inquiéta à cause de la mauvaise qualité de la route – de l’argile jaune compactée d’où émergeaient encore quelques anciens pavés. Rien de bien dangereux pour des chevaux correctement ferrés, et de ce côté-là, Mat avait fait le nécessaire.
Pour le plaisir de la voir sourire, il chevaucha à côté de Tuon. Quand elle s’amusait, l’austère juge suprême se volatilisait, et elle redevenait une petite fille.
L’admirer ne fut pas facile, puisque Selucia vint se glisser entre les deux jeunes gens. En matière de chaperon, on aurait eu du mal à trouver mieux – ou pire, selon le point de vue qu’on adoptait. Et à voir son demi-sourire, cette chipie se régalait de torturer le galant de sa maîtresse.
Au début, le trio eut la route pour lui tout seul, à l’exception de quelques chariots de fermiers. L’heure avançant, une caravane de Zingari apparut dans le lointain. Une longue file de roulottes aux couleurs vives avançait vers le sud, flanquée par de gros chiens.
Ces cabots étaient la seule véritable protection des Gens de la Route. Le conducteur du premier véhicule – aussi rouge que la pire veste de Luca, avec un encadrement jaune et des roues vert et or – se leva à demi pour observer les trois cavaliers, puis il se rassit et souffla quelques mots à la femme assise à ses côtés. À l’évidence, la présence de deux femmes l’avait rassuré sur les intentions du trio. Par nécessité, les Zingari se montraient très prudents. Un seul homme à l’air menaçant aurait suffi pour que la caravane entière détale sans demander son reste.
Mat salua le chef des Zingari lorsque les deux groupes se croisèrent. Fidèle à la tradition, l’homme portait une veste verte qui piquait les yeux plus encore que les roues de son véhicule, et la robe de sa femme, en dégradé de bleu, brillait assez pour servir de costume de scène à un artiste.
Le Zingaro leva une main pour rendre son salut à Mat.
Sans crier gare, Tuon talonna sa monture, la fit tourner sur la droite et fonça jusqu’au couvert des arbres, son manteau battant au vent. Avec dix secondes de décalage, Selucia imita sa maîtresse. Après avoir retiré son chapeau, qui aurait risqué de s’envoler, Mat suivit les deux femmes.
Des cris montèrent de la caravane, mais il s’en ficha comme de sa première chemise. Le seul sujet de son attention, c’était Tuon. Que faisait-elle donc ? Une tentative d’évasion ? Non, c’était impossible. En revanche, elle n’avait jamais juré de ne pas forcer Mat à s’arracher les cheveux. Et là, elle semblait sur le point d’y parvenir.
Pépin eut tôt fait de dépasser Selucia – qui détesta ça, bien entendu –, mais la jument rasoir de Tuon ne l’entendit pas de cette oreille et resta en tête alors que le terrain s’élevait à l’approche d’une enfilade de collines.
Sur le passage des chevaux, des oiseaux affolés s’envolaient en lâchant des cris indignés. Des colombes grises, reconnut Mat, plus quelques cailles brunes mouchetées et une poignée de grouses à col marron.
Pour que la balade tourne à la catastrophe, il suffirait que la jument ait peur d’un de ces volatiles. Quand un oiseau s’envolait sur son passage – soit quasiment devant ses sabots –, la monture la mieux dressée pouvait se cabrer puis tomber. Pour ne rien arranger, Tuon galopait comme une folle, daignant dévier de la ligne droite uniquement quand un obstacle se dressait devant elle. À l’exception des arbres déracinés, qu’elle sautait comme lors d’un concours. Pour se comporter ainsi, avait-elle une idée de ce qui l’attendait au sortir de la forêt ?
En grimaçant chaque fois qu’il dut faire sauter un tronc d’arbre à Pépin, Mat se résigna à galoper comme un fou. Même si son hongre était au maximum, il le talonna comme s’il pouvait galoper encore plus vite.
Maudite soit la jument rasoir ! Ou plutôt, maudit soit le crétin qui l’avait trop bien choisie.
Le terrain montant toujours, la poursuite continua.
À plus d’un quart de lieue de la route, Tuon tira brusquement sur ses rênes. Dans ce coin, les arbres très anciens étaient bien moins serrés les uns contre les autres. Du coin de l’œil, Mat identifia de grands pins noirs hauts de quelque quarante pieds et des chênes si énormes que leur tronc, coupé en deux dans le sens de la longueur, aurait fourni des plateaux de table assez grands pour accueillir une dizaine de convives.
À part les touffes d’herbes qui dissimulaient les pierres enfouies et celles qui pointaient de la terre, le sol se révéla plutôt aride. Rien d’étonnant, car lorsqu’ils atteignaient des tailles pareilles, les chênes étouffaient tous les végétaux plus faibles.
— Ce cheval est meilleur qu’il en a l’air, dit cette cinglée de Tuon lorsque Mat l’eut rejointe.
Flattant l’encolure de la jument rasoir, elle semblait simplement ravie d’avoir fait une belle balade.
— Tu es peut-être vraiment un expert…
Quand Tuon abaissa sa capuche, ses cheveux noirs crépus apparurent, éveillant chez Mat le désir de les caresser.
— Que la Lumière brûle les fichus experts ! grogna-t-il en remettant son chapeau.
Il aurait dû parler gentiment, et il le savait. Mais une lime n’aurait pas suffi à aplanir les aspérités de son ton.
— Tu chevauches toujours comme une idiote ? Tu aurais pu tuer cette jument avant même qu’elle ait un nom. Pire encore, tu aurais pu te tuer. J’ai promis que tu rentrerais chez toi en un seul morceau, et j’ai l’intention de tenir parole. Si chaque sortie à cheval est une tentative de suicide, il n’y en aura plus…
Aussitôt qu’il les eut prononcées, Mat regretta ces paroles. Avec un peu de chance, un homme aurait pris cette menace pour une blague, mais une femme… Bon, il ne lui restait plus qu’à attendre l’explosion. En comparaison, redoutait-il, les « fleurs nocturnes » d’Aludra lui paraîtraient bien pâles.
Tuon remonta sa capuche, inclina la tête d’un côté et de l’autre, puis la hocha avec conviction.
— Je vais l’appeler Akein. « Hirondelle », dans ta langue.
Mat en cilla de surprise. Que se passait-il ? Pas d’éruption volcanique ?
— Un beau nom et qui lui va très bien…
Que mijotait donc Tuon ? En toute occasion, elle réussissait à le surprendre.
— Quel est cet endroit, Jouet ? demanda-t-elle en étudiant les arbres. Ou plutôt, qu’était-il par le passé ? Tu connais la réponse ?
Comment ça : « Qu’était-il par le passé ? » Une fichue forêt restait une forêt, non ?
Soudain, ce que le jeune flambeur avait pris pour un gros rocher à demi caché par des broussailles se révéla être… une énorme tête de pierre légèrement inclinée sur un côté.
Une tête de femme, supposa Mat. Les formes rondes, dans ses cheveux, représentaient sans doute des bijoux. La statue entière avait dû être immense. La tête devait faire dans les six pieds de haut ; pourtant, elle n’apparaissait pas en entier, seuls le haut du crâne, le front et les yeux étant visibles.
Et ce qu’on aurait pu prendre pour une saillie de pierre autour de laquelle s’enroulaient les racines d’un chêne était en réalité un fragment de colonne géante.
Regardant autour de lui, Mat identifia par dizaines des vestiges de colonnes ou d’autres blocs de pierre qui avaient appartenu à une vaste structure. À demi enterrée, il reconnut une épée de marbre assortie à la taille de la statue.
Certes, mais des ruines de villes et de monuments, on en trouvait partout, et peu de gens, même parmi les Aes Sedai, savaient de quoi il s’agissait.
Alors qu’il s’apprêtait à avouer son ignorance, Mat aperçut à travers une trouée trois grandes collines alignées l’une à côté de l’autre. Celle du milieu avait un sommet biseauté, comme si on en avait coupé un coin, et celle de gauche semblait avoir été taillée en pointe.
Non, il n’était pas ignorant. Trois collines semblables, on ne les trouvait qu’à un seul endroit.
À l’époque où ce lieu se nommait Londaren Cor, la capitale du royaume d’Eharon, ces collines étaient surnommées les Danseuses. La route que Tuon et lui avaient suivie, alors pavée, s’enfonçait au cœur de la ville, qui s’étendait sur plusieurs lieues. Selon ce qu’on racontait, après avoir développé leurs talents de tailleurs de pierre à Tar Valon, les Ogiers les avaient hissés jusqu’à la perfection à Londaren Cor. Bien entendu, les habitants de toutes les cités construites par les Ogiers prétendaient que la leur était plus belle que Tar Valon. Ainsi, et sans le vouloir, ils confirmaient que l’écrin de la Tour Blanche était le modèle universel.
Mat avait quelques souvenirs de la fabuleuse cité. Un bal au palais de la Lune, des beuveries dans des tavernes à soldats, pendant que des danseuses voilées se déhanchaient… Il se rappelait aussi avoir assisté à la Procession des Flûtes, pendant la Bénédiction des Épées… Bizarrement, il avait d’autres réminiscences liées à ces collines, cinq cents ans après que les Trollocs eurent rasé Londaren Cor, le royaume d’Eharon ayant depuis longtemps sombré dans le sang et le feu. Pourquoi avait-il fallu que le Nerevan et l’Esandra envahissent ce pays qu’on nommait alors Shiota ? Mat n’en savait rien. Comme d’habitude, ces vieux souvenirs, qu’ils remontent à longtemps ou non, étaient très incomplets. Par exemple, il n’aurait su dire pourquoi les collines avaient été baptisées les Danseuses. Quant à la Bénédiction des Épées, il ignorait en quoi elle consistait. En revanche, il se rappelait très bien, valeureux seigneur de l’Esandra, avoir combattu parmi ces ruines. Mieux encore, si on osait dire, il se souvenait d’avoir eu les collines sous les yeux lorsqu’une flèche lui avait transpercé la gorge.
Ce jour-là, il devait être tombé à moins de quatre cents pas de l’endroit où il se tenait, perché sur Pépin. Ensuite, il s’était étouffé avec son propre sang.
Lumière, je déteste me souvenir de mes décès !
Cette pensée devint un charbon ardent qui rougeoya de plus en plus dans son esprit. Oui, il se rappelait la mort de tous ces hommes – pas un seul, mais des dizaines. Il gardait en lui la trace ineffaçable de leur agonie.
— Jouet, tu es malade ? demanda Tuon.
Elle fit approcher sa jument et sonda le regard du jeune homme.
— Tu es plus pâle que la lune, souffla-t-elle, sincèrement inquiète.
— Non, je me porte comme un charme, marmonna Mat.
Tuon était assez près de lui pour qu’il puisse l’embrasser en inclinant la tête, mais il ne bougea pas. Impossible de lever le petit doigt. Concentré sur une intense réflexion, il ne lui restait plus d’énergie pour autre chose.
La Lumière seule savait comment, les Eelfinn avaient collecté des souvenirs puis les avaient implantés dans sa tête. Mais comment avaient-ils pu les prélever sur un cadavre ? Un cadavre dans le monde des hommes, en tout cas. Ces créatures, il l’aurait juré, ne venaient jamais très longtemps de l’autre côté du ter’angreal en forme de portique tordu.
Il y avait bien une possibilité, mais elle lui déplut souverainement. Les Eelfinn tissaient peut-être avec chaque humain qui leur rendait visite un lien qui leur permettait de copier tous ses souvenirs au moment où il mourait. Dans ces réminiscences héritées d’autres hommes, Mat avait parfois les cheveux blancs, parfois à peine plus que son âge actuel, et tout ce qu’on pouvait imaginer entre les deux. Mais il n’était jamais dans la peau d’un enfant ou d’un adolescent. Quelles étaient les probabilités que ça arrive, si on l’avait simplement truffé au hasard de fragments jugés inutiles ou usés jusqu’à la corde ?
Les Eelfinn, que faisaient-ils avec les souvenirs, pour commencer ? S’ils les accumulaient, ça ne pouvait pas être seulement pour les redistribuer ensuite…
Non, Mat tentait simplement d’échapper à la seule conclusion logique. Que la Lumière le brûle, ces maudites créatures à tête de renard se nichaient dans son crâne à cet instant précis. Il fallait qu’il en soit ainsi. C’était la seule explication.
— On dirait que tu vas vomir, lâcha Tuon en faisant reculer sa jument. Dans la ménagerie, quelqu’un a des herbes médicinales ? En ce domaine, je suis très versée.
— Je vais très bien, te dis-je !
En réalité, Mat aurait voulu rendre tripes et boyaux. Avoir ces « renards » dans la tête était mille fois pire que d’y héberger des dés, si bruyamment qu’ils roulent. Les Eelfinn voyaient-ils à travers ses yeux ? Bon sang, qu’allait-il donc faire ? Aucune Aes Sedai, il le pariait, n’aurait pu le guérir de ça ! De toute manière, il ne les aurait pas laissées intervenir, surtout s’il fallait se séparer de son médaillon. Bref, il n’y avait rien à faire, sinon vivre avec sa malédiction, une idée qui lui arracha un gémissement.
Arrivant enfin, Selucia dévisagea tour à tour les deux jeunes gens, comme si elle se demandait ce qu’ils avaient fait pendant ce long moment d’intimité. Mais n’avait-elle pas pris son temps pour les rejoindre, histoire justement de les laisser seuls ? Une hypothèse souriante…
— La prochaine fois, dit l’impitoyable chaperon, tu chevaucheras ma monture, et je prendrai la tienne. Haute Dame, des gens de la caravane nous suivent avec des chiens. Même à pied, ils ne tarderont pas à arriver. Et les cabots n’aboient pas…
— Des chiens de garde bien dressés, déduisit Tuon. (Elle souleva ses rênes.) En galopant, on devrait pouvoir semer ce joli monde.
— Inutile d’essayer, parce que ça ne servirait à rien, dit Mat. (Il aurait dû s’attendre à ce qui arrivait.) Ces gens sont des Zingari, et ils ne représentent un danger pour personne. Même si leur vie en dépendait, ils seraient incapables de violence. Croyez-moi, je n’exagère pas. Mais ils vous ont vues filer, toutes les deux, comme si vous vouliez me fuir. Maintenant que leurs chiens ont une piste, les Zingari nous suivront jusqu’à la ménagerie pour s’assurer que je ne vous ai pas enlevées ou maltraitées. Pour gagner du temps, il vaut mieux aller à leur rencontre.
Mat ne pensait pas à faire gagner du temps aux Tuatha’an. À coup sûr, Luca n’aurait pas vu d’inconvénients à ce qu’un groupe de Zingari retarde la ménagerie. Le jeune flambeur, lui, voulait éviter ça à tout prix.
Selucia le foudroya du regard puis « parla » avec ses doigts, mais Tuon éclata de rire.
— Jouet a envie de commander, ce matin, lâcha-t-elle. Laissons-le faire, Selucia, et voyons comment il s’en tire.
Quelle délicate attention !
Le trio rebroussa chemin – en contournant les arbres abattus, cette fois, même si Tuon, en quelques occasions, fit mine de tirer sur ses rênes avant de gratifier Mat d’un sourire malicieux – et ne fut pas long à apercevoir les Zingari qui avançaient derrière leurs molosses. Une cinquantaine d’hommes et de femmes vêtus de couleurs vives, le plus souvent atrocement mal assorties. Par exemple, un homme pouvait aller jusqu’à porter une veste à rayures rouges et bleues associée à un pantalon jaune enfoncé dans des bottes montantes. Voire une veste verte au-dessus d’un pantalon rouge. Ou pire encore. Certaines femmes arboraient des robes rayées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel – et même plus –, tandis que d’autres paradaient dans des assortiments de chemisiers et de jupes aussi piquants pour les yeux que les ensembles veste-pantalon des hommes. Histoire d’en rajouter, les plus audacieuses portaient des foulards bariolés.
À part l’homme aux cheveux gris qui conduisait le chariot de tête, tous ces gens paraissaient dans la force de l’âge, voire un peu plus jeunes. L’ancien devait être le Chercheur, en d’autres termes, le chef de la caravane.
Mat mit pied à terre. Après un moment, ses deux compagnes l’imitèrent.
Les Zingari s’arrêtèrent et rappelèrent leurs chiens. Dociles, les molosses se laissèrent rattraper puis tout ce petit monde avança sans hâte.
Aucun Tuatha’an ne portait ne serait-ce qu’un bâton. Bien que Mat n’eût pas d’arme visible, il s’attira des regards méfiants.
Alors que les femmes se massaient autour des Seanchaniennes, les hommes firent cercle autour du jeune flambeur. Il n’y avait rien d’agressif là-dedans, mais une franche volonté d’interroger Tuon et Selucia sans que leur « ravisseur » puisse intervenir.
Soudain, mais trop tard, Mat s’avisa que Tuon aurait beau jeu de faire croire qu’il se comportait mal avec elle. Le temps qu’il remonte en selle puis disperse les Zingari, Selucia et elle pourraient s’enfuir et prendre pas mal d’avance.
D’autant plus que les hommes se pressaient autour de Pépin, lui coupant toute voie d’évasion. Dans ces conditions, s’il ne risquait rien de grave, Mat devrait peut-être passer des heures à parlementer avec les Gens de la Route.
Les mains croisées sur la poitrine, le probable Chercheur s’inclina.
— La paix soit sur toi et sur les tiens, jeune seigneur. Pardonne notre intrusion, mais nous avons craint que nos chiens aient effrayé les chevaux de ces dames.
Mat rendit sa révérence au Zingaro.
— Que la paix soit toujours avec toi, Chercheur, et qu’elle accompagne aussi le Peuple. Les chevaux n’ont pas eu peur, mais leurs cavalières sont parfois… impétueuses.
Que se racontaient donc les femmes ? Mat tendit l’oreille, mais il ne capta que des murmures.
— Tu sais des choses sur le Peuple, seigneur ? demanda le Chercheur.
Il semblait surpris, et c’était légitime. Par principe, les Tuatha’an se tenaient très loin de tout ce qui était plus grand qu’un village moyen. Des hommes en veste de soie, ils n’en rencontraient pas beaucoup.
— Quelques-unes seulement, répondit Mat.
Très peu, en réalité. Dans « ses » souvenirs figuraient des rencontres avec les Zingari, mais pour sa part, c’était le premier auquel il s’adressait.
Mais que racontaient Tuon et Selucia, au nom de la Lumière ?
— Chercheur, veux-tu répondre à une question ? Ces derniers jours, j’ai vu plusieurs de vos caravanes – bien plus que je m’y attendais – et toutes se dirigeaient vers Ebou Dar. Y a-t-il une raison ?
Hésitant, le Chercheur jeta un coup d’œil aux femmes, qui tenaient toujours leurs messes basses.
Mat se demanda pourquoi ça durait si longtemps. Pour demander de l’aide ou dire qu’on n’en avait pas besoin, il ne fallait pas une éternité.
— C’est à cause de ces Seanchaniens, seigneur, répondit enfin le Chercheur. Parmi le Peuple, on affirme que la paix, la sécurité et la justice pour tous règnent là où les Seanchaniens dominent. Ailleurs… Tu vois ce que je veux dire, seigneur ?
Mat acquiesça. Comme les artistes, les Gens de la Route étaient des étrangers partout où ils allaient. Pire encore, des étrangers réputés pour être des voleurs – or, s’ils rapinaient, c’était ni plus ni moins que les autres – et pour entraîner avec eux les jeunes gens. Sur ce point, c’était une réputation méritée…
Pour ne rien arranger, les Zingari ne se défendaient jamais quand on tentait de les détrousser ou de les chasser de quelque part.
— Sois prudent, Chercheur, dit Mat. Avec les Seanchaniens, la paix, la sécurité et la justice ont un prix, et leurs lois ne sont pas tendres. Tu sais ce qu’ils font aux femmes capables de canaliser ?
— Merci de ta mise en garde, seigneur, mais très peu de nos femmes ont l’étincelle, et quand ça arrive à l’une d’entre elles, nous l’envoyons à Tar Valon.
Soudain, toutes les femmes éclatèrent de rire, et le Chercheur se détendit visiblement. Si les deux « fugitives » et leurs « sauveuses » s’esclaffaient, Mat ne pouvait pas être un sale type susceptible de frapper ou même de tuer ses compagnes.
Cependant, le jeune flambeur fronça les sourcils. Dans ces rires, il n’y avait rien pour lui plaire.
Après que le Chercheur se fut excusé d’avoir dérangé les jeunes gens, les Zingari s’en furent avec leurs molosses. Mais les femmes jetèrent des regards en arrière tout en continuant à glousser. Quand plusieurs hommes vinrent les interroger, elles se contentèrent de secouer la tête. Puis de regarder par-dessus leur épaule en riant de plus belle.
— Que leur as-tu dit ? grogna Mat à l’intention de Tuon.
— Désolée, Jouet, mais ça ne te concerne pas !
Selucia s’esclaffa de nouveau. Encore un peu, et elle serait pliée en deux de rire. Du coup, Mat décida qu’il préférait ne rien savoir. Quand il s’agissait d’enfoncer des aiguilles dans la couenne d’un homme, les femmes étaient toujours les premières !