Tuon et Selucia n’étaient pas les seules femmes qui couraient sur le haricot de Mat – bien au contraire. Parfois, il aurait juré que ces dames étaient la principale source de ses ennuis. Une bizarrerie, quand on y réfléchissait, puisqu’il avait toujours fait de son mieux pour bien les traiter. Même Egeanin réussissait à lui casser les pieds – en mode mineur, mais quand même…
— J’avais raison, triompha-t-elle quand Mat lui demanda de l’aide au sujet de Tuon. Tu crois vraiment pouvoir l’épouser !
Assis sur le marchepied de leur roulotte, la Seanchanienne et Domon se tenaient par la taille. Des volutes de fumée montant de la pipe de l’ancien capitaine, les deux jeunes mariés savouraient une douce matinée. Dans le lointain, des nuages s’accumulaient, augurant de la pluie avant le soir. En attendant l’orage, les artistes faisaient leur numéro pour les habitants de quatre petits villages – l’équivalent, à eux tous, de Gué de Runnien.
Mat n’avait aucune envie d’assister à la représentation. En toute franchise, il aimait encore admirer les contorsionnistes – et plus encore les femmes acrobates et funambules –, mais quand on voyait à longueur de journée des cracheurs de feu et des jongleurs, leurs prestations devenaient presque banales. Au bout d’un moment, même les léopards de Miyora se révélaient moins fascinants.
— Ne t’occupe pas de ce que je crois, Egeanin. Me diras-tu enfin ce que tu sais d’elle ? Lui arracher des informations revient à essayer d’attraper un lapin dans un roncier avec les yeux bandés et les mains nues.
— Cauthon, je m’appelle Leilwin. Je te prie de ne plus l’oublier.
Un ton de commandement parfait pour la passerelle d’un navire. Avec un regard glacial, histoire de bien enfoncer les ordres dans le crâne de la piétaille.
— Pourquoi devrais-je t’aider ? Tu vises trop haut, comme une taupe qui se languit du soleil. Clamer partout que tu veux épouser Tuon pourrait te valoir une exécution. Tes prétentions sont répugnantes. De plus, j’ai abandonné tout ça derrière moi. À moins qu’on m’ait laissée en rade…
Touché par tant de mélancolie – Mat aurait plutôt parlé d’amertume –, Domon serra sa bien-aimée contre lui.
— Si c’est derrière toi, pourquoi juges-tu mes prétentions « répugnantes » ?
Bien balancé, ça ! À présent, la Seanchanienne était dos au mur.
Domon retira sa pipe de sa bouche et souffla un nuage de fumée en direction de Mat.
— Si elle ne veut pas t’aider, laisse tomber…
Le même ton que sa femme… Un beau couple, décidément…
Egeanin maugréa entre ses dents. À l’évidence, elle était en proie à un conflit intérieur.
— Non, Bayle, il a raison. Si j’ai fait naufrage, il faut que je trouve un autre navire et un nouveau cap. Je ne retournerai jamais au Seanchan. Alors, autant larguer les amarres et passer à autre chose.
Ce qu’Egeanin savait de Tuon provenait essentiellement de rumeurs. Au Seanchan, la famille impériale vivait en permanence derrière de hauts murs. Ce qui se passait derrière ces murs, il fallait le deviner ou l’imaginer. Et ces bribes d’informations suffisaient à glacer les sangs de Mat.
Un frère et une sœur de sa future femme avaient été assassinés ? Après avoir tenté de la trucider, certes, mais quand même… Dans quel genre de famille s’entre-tuait-on ainsi ? Eh bien, au sein du Sang et de la lignée impériale, pour commencer.
La moitié des membres de la fratrie de Tuon étaient morts, et on ne pouvait pas garantir que les autres arpentaient encore ce monde. Certaines révélations d’Egeanin – non, de Leilwin ! – n’en étaient pas pour la majorité des Seanchaniens, ce qui n’avait rien de réconfortant. Depuis sa plus tendre enfance, Tuon était formée pour comploter, manier des armes et tuer à mains nues. Même si une foule de protecteurs l’entouraient, son ultime ligne de défense, c’était elle. Au Seanchan, tous les membres du Sang apprenaient à déguiser ou à cacher leurs intentions et leurs ambitions. Dans ce microcosme, le vent tournait en permanence, et le dominant d’aujourd’hui pouvait devenir le dominé de demain. Dans la famille impériale, cette danse de la mort était encore plus fanatique.
— L’Impératrice…, voulut développer Egeanin.
S’avisant qu’elle allait ajouter « puisse-t-elle vivre éternellement », elle faillit s’étrangler en ravalant ces mots, puis elle ferma un long moment les yeux avant de reprendre :
— L’Impératrice, comme toutes celles qui l’ont précédée, a mis au monde beaucoup d’enfants. Ainsi, parmi les survivants, il y en aura toujours un capable de régner intelligemment.
L’idée était d’empêcher qu’une tête de linotte ou une crétine monte sur le Trône de Cristal. Et Tuon était très loin d’être l’une ou l’autre. Par le sang et les cendres ! La future femme de Mat équivalait à un hybride entre un Champion et une Aes Sedai. En aussi dangereux, au minimum.
Après cette première fois, Mat eut plusieurs conversations avec Egeanin. (En face, il l’appelait Leilwin, de peur qu’elle le menace avec son couteau, mais dans sa tête, elle resterait à jamais Egeanin.) S’il glana des informations, ça n’alla pas très loin, parce que l’épouse de Domon, quand il s’agissait du Sang, connaissait surtout les choses de l’extérieur. Sur la cour impériale, de son propre aveu, elle en savait moins long qu’un gamin des rues de Seandar.
Le jour où il avait offert la jument rasoir à Tuon, Mat avait chevauché à côté de la roulotte des Domon, histoire d’avoir avec la jeune mariée une de ces conversations un rien stériles. Pendant un temps, il avait accompagné Tuon et Selucia, mais elles n’avaient pas cessé de lui couler des regards en biais en gloussant comme des gamines. Sans doute à cause de ce qu’elles avaient dit aux Zingara. Un homme, même le meilleur, ne pouvait pas encaisser ça pendant longtemps.
— Un cadeau judicieux, cette jument, dit Egeanin en se penchant pour remonter du regard la colonne de roulottes.
Domon dirigeait l’attelage. Si elle le relayait parfois, Egeanin, dans cet exercice, se montrait moins brillante qu’à la barre d’un navire.
— Comment as-tu su ?
— Su quoi ? s’enquit Mat.
Egeanin se remit droite et ajusta sa perruque. Pas pour la première fois, Mat se demanda pourquoi elle la portait toujours. Ses cheveux noirs étaient courts, certes, mais pas plus que ceux de Selucia.
— Pour les cadeaux quand on fait sa cour… Dans le Sang, quand on tente de séduire une personne plus haut placée dans la hiérarchie, il est d’usage d’offrir un présent exotique ou rare. Lorsque le cadeau correspond à une des activités favorites de son destinataire, c’est encore mieux. Chez nous, il est notoire que la Haute Dame adore les chevaux. De plus, en lui offrant la jument rasoir, tu as reconnu implicitement ne pas prétendre être son égal. Une bonne chose, ça. Mais ne va pas croire que ça suffira. J’ignore pourquoi elle est encore ici alors que tu as cessé de la faire surveiller. Cela dit, n’espère pas qu’elle prononcera les paroles rituelles. Quand elle se mariera, ce sera pour le bien de l’Empire, pas parce qu’un vaurien comme toi lui a offert un cheval ou l’a fait rire avec ses blagues.
Pour ne pas lâcher un juron, Mat dut serrer les dents. Qu’avait-il donc « reconnu implicitement » ? Pas étonnant qu’un des jeux de dés ait cessé de rouler. Tuon lui laisserait oublier tout ça le jour où il neigerait pendant la Fête du Soleil. Il en aurait mis sa tête à couper.
Si Leilwin Maudite Sans-Navire lui causait quelques tracas, les Aes Sedai jouaient dans la catégorie supérieure. Normal, puisqu’elles étaient réputées pour ça. Faute de pouvoir faire autrement, Mat s’était habitué à ce qu’elles furètent dans toutes les agglomérations où ils s’arrêtaient, posant des questions et traficotant il ne savait trop quoi. Quand on ne pouvait pas s’opposer à quelque chose, mieux valait fermer les yeux. Elles prétendaient être très prudentes – Teslyn et Edesina, en tout cas, car Joline le traitait de crétin parce qu’il s’inquiétait –, mais une Aes Sedai prudente restait peu susceptible de passer inaperçue, que quelqu’un la reconnaisse ou non.
Pas assez en fonds pour s’offrir de la soie, elles avaient acheté des rouleaux de très bonne laine à Jurador. Depuis, les couturières trimaient aussi dur pour elles que pour Tuon – via l’or de Mat. Désormais vêtues comme de riches négociantes, les sœurs paradaient dans la ménagerie avec une assurance de nobles dames. Impossible de les voir faire cinq pas sans comprendre qu’elles désiraient plier le monde à leur volonté. Trois femmes de ce genre, dans une ménagerie, qui plus était, avaient vocation à susciter des rumeurs. Au moins, Joline consentait à laisser sa bague au serpent dans sa bourse. Les deux autres avaient dû remettre les leurs aux Seanchaniens.
Si Mat avait vu Joline avec le fichu anneau au doigt, il aurait sans doute éclaté en sanglots.
Sur les activités des sœurs, le jeune flambeur ne recevait plus aucun rapport de Bethamin. Joline tenait d’une main de fer l’ancienne sul’dam. Obéissant au doigt et à l’œil, la Seanchanienne n’était plus que l’ombre d’elle-même. Alors qu’Edesina s’échinait à la former, Joline semblait avoir en tête un projet plus ambitieux. Depuis le déluge de gifles, elle se montrait beaucoup moins dure – pour ce que Mat en savait –, et on eût dit qu’elle préparait Bethamin à intégrer la Tour Blanche, une démarche dont la Seanchanienne lui était reconnaissante. En d’autres termes, la loyauté de l’ancienne sul’dam n’allait plus à un certain jeune homme…
Quant à Seta, la fragile blonde, elle avait si peur des sœurs qu’elle n’osait même plus les prendre en filature. Et quand Mat le lui ordonnait, elle tremblait comme une feuille.
Si étrange que ça parût, Seta et Bethamin, trop habituées à la façon dont les Seanchaniennes capables de canaliser se voyaient elles-mêmes, avaient longtemps cru que les Aes Sedai ne pouvaient pas être différentes.
Une femme capable de manier le Pouvoir risquait d’être dangereuse, n’importe quelle sul’dam ou damane en était consciente. Mais un chien, si agressif soit-il, pouvait être dressé quand on savait comment s’y prendre. Les sul’dam étaient expertes en cette matière, certes, mais elles venaient d’apprendre que les Aes Sedai n’avaient aucun point commun avec les chiens, méchants ou non. Les sœurs, c’étaient des louves ! Si elle avait eu le choix, Seta aurait dormi ailleurs que dans la roulotte. Selon maîtresse Anan, quand Joline ou Edesina donnaient une leçon à Bethamin dans le véhicule, Seta plaquait les mains sur ses yeux.
— Je suis certaine qu’elle voit les tissages, affirma un jour Setalle. (Dans le ton de quelqu’un d’autre, Mat aurait reconnu de l’envie, mais ce n’était pas le genre de la maison.) Elle n’est pas loin de l’admettre, sinon, elle ne se cacherait pas les yeux. Tôt ou tard, elle demandera à être formée.
Là, il y avait peut-être un peu d’envie…
Mat aurait aimé que Seta se décide le plus vite possible. Avec une disciple de plus, les sœurs auraient eu moins de temps pour le harceler. Dès que la ménagerie stationnait quelque part, Joline ou Edesina se relayaient pour l’espionner. En général, la tête de renard devenait froide sur sa poitrine. Sans pouvoir prouver que ces femmes l’enveloppaient de tissages, il l’aurait juré sous la torture.
Laquelle avait trouvé une faille dans la défense dont l’avaient muni Adeleas et Vandene ? En tout cas, désormais, un objet lancé via le Pouvoir était en mesure de l’atteindre. Depuis, il suffisait qu’il quitte sa tente pour être touché par une pierre (pour commencer) puis par toutes sortes d’autres choses, dont des gerbes d’étincelles qui semblaient jaillir d’une forge et le faisaient sursauter de désagrément, tous les poils de son corps hérissés.
Joline était derrière tout ça. Pour preuve, il ne l’apercevait jamais sans que Blaeric ou Fen, voire les deux, soient à proximité pour la défendre. Et cette maudite sœur lui souriait à la façon dont un chat sourit à une musaraigne.
Mat cherchait un moyen de la voir en tête à tête – c’était ça ou passer son temps à la fuir –, quand elle eut avec Teslyn une prise de bec sonore qui incita Edesina elle-même à quitter la roulotte sur les talons de Bethamin et de Seta.
Alors que les Seanchaniennes reprenaient leur souffle, la sœur jaune, très calme, recommença à brosser ses longs cheveux noirs. Quand elle aperçut Mat, elle lui sourit sans cesser de manier sa brosse.
Alors que le médaillon refroidissait, les cris disparurent, comme si on avait mis un couvercle dessus.
Mat ne sut jamais ce qui s’était dit derrière le tissage de protection. Même si elle l’avait à la bonne – enfin, plus ou moins –, Teslyn, quand il l’interrogea, se contenta de le foudroyer du regard. C’étaient des affaires d’Aes Sedai, pas les siennes.
Quoi qu’il se fût passé, il n’y eut plus de pierres ni d’étincelles. Soulagé, Mat tenta de remercier Teslyn, mais elle se montra fermée comme une huître.
— Quand on ne doit pas parler d’un sujet, on n’en parle pas, fit-elle. Si tu es amené à fréquenter des sœurs, et je crains que ce soit ton destin, tu devrais retenir cette leçon.
Le genre de tirade qu’un type adore entendre…
Au sujet du ter’angreal de Mat, Teslyn ne s’était jamais montrée curieuse. On ne pouvait pas en dire autant de Joline et d’Edesina, même après la dispute d’anthologie.
Chaque jour, ces deux sœurs tentaient de se faire remettre l’artefact de force. Edesina en tendant seule ses embuscades, et Joline avec le soutien de ses Champions.
À dire vrai, les ter’angreal appartenaient à la Tour Blanche de manière tout à fait légitime. Pour les étudier, il fallait des personnes qualifiées, surtout quand un spécimen présentait des propriétés hors du commun. En outre, ces reliques étaient bien trop dangereuses pour qu’on les laisse entre les mains de profanes. Surtout quand il s’agissait d’un homme ! Aucune des deux sœurs ne l’exprima si franchement, mais Joline n’en passa pas très loin.
Mat commença à s’inquiéter. Et si la sœur verte ordonnait à ses Champions de lui prendre son bien ? Blaeric et Fen le soupçonnaient encore d’être pour quelque chose dans les malheurs de leur maîtresse. Aux regards noirs qu’ils lui jetaient, il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’ils lui fassent sa fête.
— Ce serait un vol, objecta maîtresse Anan en resserrant autour de son torse les pans de son manteau.
Au coucher du soleil, l’air devenait vite mordant. Avec Setalle, Mat se tenait devant la roulotte de Tuon, et il espérait y être admis assez vite pour jouer les pique-assiette. Noal et Olver, eux, avaient déjà investi la place.
Setalle était en chemin pour rendre une petite visite aux Aes Sedai – comme elle le faisait souvent.
— Les lois de la tour sont très claires sur ce point. Les sœurs débattraient chaudement de l’obligation de te rendre l’artefact – ce qu’elles ne feraient sans doute pas, au bout du compte –, mais ça n’empêcherait pas Joline d’écoper d’une pénitence gratinée.
— Et si elle estime que le jeu en vaut la chandelle ? marmonna Mat.
Son estomac gargouilla. Les chardonnerets en terrine et les oignons à la crème que Lopin lui avait fièrement servis le midi s’étaient révélés immangeables – à la grande honte du Tearien, même s’il n’y était pour rien. En conséquence, depuis le petit déjeuner, Mat n’avait avalé qu’un quignon de pain.
— Tu en sais fichtrement long sur la tour, Setalle !
— Pas tant que ça, seigneur Mat, mais je suis sûre que tu as commis toutes les bévues possibles face à des Aes Sedai, à part essayer d’en tuer une. Si je suis venue avec toi au lieu de suivre mon mari – et si je reste encore ici –, c’est en partie pour t’empêcher de multiplier les erreurs. Pour être franche, j’ignore pourquoi je m’en soucie, mais c’est comme ça. Si tu m’avais laissée te guider, tu ne serais pas dans la mouise. J’ignore jusqu’à quel point je peux arranger les choses, mais je suis toujours résolue à essayer.
Mat secoua la tête. Avec les Aes Sedai, il n’y avait que deux attitudes : se laisser marcher dessus comme un paillasson ou fuir le plus loin possible. Pas question qu’il serve de carpette ! Ni qu’il abandonne tout pour esquiver le danger. Bref, il devait trouver une troisième option, et il doutait que les conseils de Setalle le mettraient sur la bonne piste. Au sujet des sœurs, les femmes penchaient toujours pour la soumission, mais elles ne le disaient pas aussi crûment. Elles préféraient parler de « concessions », même si elles savaient que les Aes Sedai ne concédaient jamais rien.
— En partie ? répéta Mat, grognant comme si on lui avait flanqué un coup dans l’estomac. C’est quoi, le reste ? Tuon ? Tu crois que je ne devrais pas m’en occuper ?
Maîtresse Anan éclata de rire au nez du jeune flambeur.
— Tu es un papillon, seigneur ! C’est vrai, un peu éduqué, certains font d’excellents époux. Mais tu continues à te croire libre de butiner par-ci et par-là, comme ça te chante, en passant d’une fleur à l’autre.
— Cette fleur-là, maugréa Mat, les yeux rivés sur la porte de la roulotte, je ne l’abandonnerai pas. (Dans sa tête, le roulement des dés se fit plus lointain.) Parole de Mat Cauthon !
Le temps où il butinait, aurait-il juré, était définitivement révolu. Mais même si l’envie l’en avait repris, Tuon l’avait bel et bien ferré comme un vulgaire poisson.
— Tu en es là ? souffla Setalle. Eh bien, pour te briser le cœur, tu as choisi la bonne candidate.
— Peut-être, maîtresse Anan, mais j’ai mes raisons… Bon, je devrais y aller avant qu’il ne reste rien à se mettre sous la dent.
Mat se tourna vers le marchepied de la roulotte, mais Setalle lui posa une main sur le bras.
— Je peux y jeter un coup d’œil ? Juste pour voir ?
Inutile de demander de quoi elle parlait… Mat hésita, puis, plongeant la main sous sa chemise, tira sur la lanière de cuir et exhiba le médaillon. Pourquoi faisait-il ça, il aurait été incapable de le dire. À Joline et à Edesina, il avait refusé ne serait-ce qu’un coup d’œil sur le ter’angreal.
C’était un beau bijou – une tête de renard environ grande comme sa paume. Un seul œil était visible. À la lueur du crépuscule, si on regardait bien, on pouvait voir qu’un jeu d’ombre, sur la pupille, permettait de représenter l’antique symbole des Aes Sedai.
D’une main tremblante, Setalle suivit les contours de l’étrange globe oculaire. Même si elle avait simplement demandé à voir le médaillon, Mat la laissa le toucher.
La solide maîtresse Anan en soupira d’émotion.
— Tu étais jadis une Aes Sedai, lâcha Mat.
La main de Setalle se pétrifia. Une fraction de seconde, soit pas assez pour être sûr que c’était réellement arrivé. En un éclair, elle était redevenue Setalle Anan, l’aubergiste d’Ebou Dar avec ses anneaux aux oreilles et un couteau de mariage pendant entre les seins, le manche vers le bas. Bref, une femme aux antipodes d’une sœur.
— Quand j’affirme ne jamais être allée à la tour, les Aes Sedai pensent que je mens. Selon elles, j’y étais servante, dans ma jeunesse, et j’ai entendu des choses qui ne me regardaient pas.
— Elles ne t’ont pas vue contempler ce médaillon, fit Mat.
Prestement, il remit le bijou à sa place. Setalle fit mine de s’en ficher et il fit mine de ne pas s’apercevoir qu’elle faisait mine…
Elle eut cependant un sourire mélancolique, comme si elle n’était pas dupe.
— Si elles étaient plus ouvertes, les Aes Sedai verraient bien des choses. (Une remarque faite sur le ton de la conversation, sans acrimonie.) Mais quand certaines choses arrivent, les sœurs espèrent que la femme concernée s’en ira dignement et mourra dans de très brefs délais. Je suis partie, mais mon mari m’a trouvée errant dans les rues d’Ebou Dar, à moitié morte de faim. Alors, il m’a amenée chez sa mère.
Setalle eut un petit rire comme si elle racontait une banale histoire de rencontre entre mari et femme.
— Il recueillait aussi les chatons orphelins… Bien, à présent, tu connais certains de mes secrets, et moi quelques-uns des tiens. On se promet de ne pas les divulguer ?
— Quels secrets me concernant connais-tu ? demanda Mat, sur ses gardes.
Plusieurs de ses secrets étaient hautement dangereux. Et si trop de monde les découvrait, il ne s’agirait plus du tout de secrets.
Le front plissé, Setalle regarda la roulotte.
— Cette fille joue à un jeu avec toi – c’est aussi évident que l’inverse. Mais vous ne jouez pas au même jeu, et ça complique tout. Cette jeune femme se comporte comme un stratège menant une bataille, pas comme une belle qu’on courtise. Si elle découvre que tu es fou d’elle, elle sera encore plus avantagée. Je voudrais que tu l’affrontes à armes égales. Enfin, presque, car aucun homme n’est dans cette position face à une femme intelligente. Alors, marché conclu ?
— D’accord ! s’écria Mat. Nous avons un pacte.
Il n’aurait pas été surpris que les dés cessent de rouler pour fêter ça, mais il en fut pour ses frais.
Si les sœurs s’étaient contentées d’être obsédées par le médaillon – ou de faire naître des rumeurs dans toutes les villes étapes de la ménagerie –, Mat aurait estimé que ce voyage en leur compagnie ne se passait pas si mal que ça. Hélas, alors que la ménagerie quittait Jurador, elles apprirent qui était vraiment Tuon. Sans savoir pour la Fille des Neuf Lunes, certes, mais en étant désormais au fait de son statut de Haute Dame très influente.
— Tu me prends pour un crétin ? s’indigna Luca quand le jeune flambeur l’accusa d’être la source de la fuite.
Près de sa roulotte, le torse bombé et les poings plaqués sur les hanches, le saltimbanque semblait disposé à se battre pour défendre son honneur.
— Ce secret je le garderai jusqu’à ce que… Eh bien, jusqu’à ce qu’elle m’autorise à utiliser son sauf-conduit. Si je la trahissais, elle serait capable de le révoquer pour se venger.
Luca semblait trop sincère pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche. D’autant plus qu’il faisait tout pour ne pas croiser le regard de Mat.
Ce type aimait presque autant la frime que l’argent, et ça provoquerait un jour sa perte. Paradant comme un paon, il avait peut-être jugé inoffensif de tout déballer aux sœurs – avant de s’aviser qu’il risquait de provoquer une catastrophe.
En bavassant, ce crétin s’était passé un nœud coulant autour du cou – et de celui de bien d’autres personnes.
La Haute Dame Tuon, désormais à portée de leurs mains, représentait une chance que peu de sœurs auraient hésité à saisir au vol. Sur ce point, Teslyn était aussi implacable que Joline et Edesina. Chaque jour, les trois sœurs rendaient visite à Tuon dans sa roulotte, et elles la suivaient dès qu’elle faisait trois pas dehors.
L’abordant sans vergogne, elles parlaient de trêves, de traités et de négociations, mais leur objectif caché était de déterminer les liens de Tuon avec les principaux chefs de l’invasion. Acharnées, elles tentaient de convaincre la promise de Mat d’ouvrir des pourparlers afin d’en finir avec la guerre. Emportées par leur enthousiasme, elles s’engageaient même à aider Tuon, si elle désirait quitter la ménagerie et retourner chez elle.
Manque de chance pour ces vipères, Tuon estimait que trois Aes Sedai, même en mesure de parader dans de très beaux atours, n’avaient en aucun cas le pouvoir de parler au nom de la Tour Blanche – peut-être bien la première puissance du monde.
Tout ce que voyait Tuon, de son propre aveu, c’était deux damane et une marath’damane en liberté après une évasion. Des femmes dont elle n’aurait aucun besoin tant qu’elles ne porteraient pas un collier, comme il convenait.
Quand elle les voyait approcher de sa roulotte, Tuon verrouillait la porte. Et si les fâcheuses réussissaient à entrer, elle s’en allait aussitôt. Enfin, lorsqu’elles tentaient de la coincer quelque part, elle les contournait comme elle l’aurait fait d’une vulgaire souche.
Quand il le fallait, toute Aes Sedai savait se montrer plus patiente qu’un rocher. En revanche, être ignorées ainsi était une expérience nouvelle pour elles. Inquiet, Mat nota les signes de leur frustration croissante. Les yeux plissés, la bouche pincée, les mains refermées sur le devant de la robe, pour ne pas les nouer autour du cou de la Seanchanienne récalcitrante…
Bref la tension montait, et tout ça se résolut plus tôt que prévu, et pas du tout comme Mat s’y attendait.
Le lendemain du jour où il avait offert la jument rasoir à Tuon, Mat dîna avec les deux Seanchaniennes – et les incontournables Noal et Olver, bien entendu. Ces deux lascars, la Lumière savait comment, réussissaient à passer plus de temps que lui, ou presque, avec Tuon.
Aussi guindés que s’ils étaient dans un palais, pas dans une minuscule roulotte, Lopin et Nerim servirent un menu typique de début du printemps. Du mouton filandreux, des pois séchés et des navets entreposés trop longtemps dans la cave de quelqu’un. À cette époque de l’année, on ne pouvait rien récolter, ce qui ne faisait pas bon ménage avec la grande cuisine. Par bonheur, Lopin avait préparé une sauce au poivre pour la viande, et Nerim avait déniché des pignons pour accompagner les pois.
Les portions étaient généreuses et rien n’avait un goût de pourri – la définition d’un repas gastronomique, en des temps de vaches maigres.
Ayant déjà affronté Tuon aux pierres, Olver s’en fut à la fin du repas. Pour disputer une partie contre l’élue de son cœur, Mat changea de place avec Selucia.
Malgré de nombreux regards appuyés, Noal s’incrusta. Ressassant comme d’habitude, il parla des Sept Tours de feu le royaume du Malkier – de loin plus belles que toutes celles de Cairhien –, et de Shol Arbela, la cité aux Mille Cloches sise en Arafel. Sur sa lancée, il évoqua une kyrielle de merveilles des Terres Frontalières : des flèches de cristal plus dures que de l’acier, une coupe de métal de cent pieds de diamètre incrustée dans une colline… Enfin, les fantaisies habituelles.
Parfois, le vieux casse-pieds se permettait des remarques sur le jeu de Mat. S’il semblait trop s’exposer sur la gauche, c’était pour tendre un piège subtil sur la droite… Pas née de la dernière pluie, Tuon saisissait le message et s’en tirait sans dommage.
La routine, quoi…
Mat, lui, se taisait, sauf pour converser avec Tuon. Cette retenue lui coûtait des efforts surhumains. Parce que sa belle, apparemment, adorait entendre le vieux fou radoter.
Alors qu’il étudiait le plateau de jeu – se demandant s’il avait l’ombre d’une chance d’arracher une partie nulle –, Joline fit irruption dans la roulotte, suivie par Teslyn et Edesina. Une véritable invasion de sauterelles hautaines et méprisantes, mais cent fois plus dangereuses que les gros insectes.
Comme de bien entendu, Joline portait sa bague au serpent.
Poussant la pauvre Selucia en la gratifiant de regards noirs parce qu’elle ne glissait pas sur le côté assez vite, les sœurs s’installèrent au bout de la table. Les lorgnant d’un air pincé, Noal ne pipa plus mot, une main passée sous sa veste. Comme si de banals couteaux y avaient pu quelque chose…
— Haute Dame, dit Joline, ignorant Mat, il est temps de mettre un terme à tout ça.
Un ordre, pas une demande ou une suggestion. Sans laisser la moindre place à la contestation.
— Ton peuple nous impose une guerre comme on n’en a plus vu depuis celle des Cent Années, voire celles des Trollocs. Tarmon Gai’don approchant, ça ne peut pas durer, sauf à courir à la catastrophe pour tous les pays. Car c’est cela la menace, ni plus ni moins.
» Il est temps que les Seanchaniens mettent de l’eau dans leur vin. Haute Dame, ce sera toi qui transmettras nos conditions aux chefs de votre armée. La paix est possible, à condition que vous vous en retourniez au Seanchan. Sinon, vous subirez le courroux de la Tour Blanche, qui sera soutenue par tous les pays, des Terres Frontalières jusqu’à la mer des Tempêtes. La Chaire d’Amyrlin, sache-le, doit déjà avoir uni les royaumes pour vous combattre. Venues des Terres Frontalières, de grandes armées sont arrivées dans le Sud, et d’autres les rejoindront.
» Ne vaudrait-il pas mieux en terminer sans verser des flots de sang ? Si tu le penses aussi, évite la destruction de ton peuple et aide-nous à ramener la paix.
Mat ne put pas voir la réaction d’Edesina. En revanche, le battement de paupières de Teslyn ne lui échappa pas. Pour une Aes Sedai, ça revenait à taper sur la table.
Teslyn manifestait-elle ainsi son désaccord avec Joline ? Ce que sa collègue venait de dire lui avait-il déplu dans une mesure difficile à déterminer ?
Pour sa part, Mat grogna entre ses dents.
Joline n’était pas une sœur grise – en d’autres termes, une femme aussi douée pour négocier qu’un jongleur génial pour faire valser une vingtaine de quilles.
Mat n’était pas non plus un orfèvre dans ce domaine. Il put cependant conclure que l’Aes Sedai avait trouvé le chemin le plus court pour insulter Tuon.
La Fille des Neuf Lunes, le dos bien droit, croisa les mains sur ses genoux, sous la table, et soutint le regard de la sœur – sans exprimer plus d’émotions que d’habitude.
— Selucia…, dit-elle d’un ton posé.
Se levant, la Seanchanienne blonde se pencha le temps de tirer quelque chose de sous la couverture où Mat était assis. Quand elle se redressa, tout sembla arriver en même temps.
Il y eut un « clic » et Teslyn laissa échapper un cri avant de porter les mains à sa gorge. Contre la peau de Mat, la tête de renard devint glaciale et Joline, les yeux ronds de surprise, tourna la tête vers sa collègue rouge.
Edesina se leva et fonça vers la porte, encore entrouverte, mais le battant se referma avec fracas – au nez de Blaeric et de Fen, à en juger par les bruits de chute qui s’ensuivirent.
Edesina s’arrêta et se pétrifia, les bras le long du corps et les pans de sa jupe divisée plaqués sur ses jambes par des cordes invisibles.
Tous ces événements en une fraction de seconde, et Selucia n’en avait pas encore terminé… Se penchant vers la couchette où Noal était assis, elle passa autour du cou de Joline un collier d’argent qu’elle referma avec le même « clic » que précédemment.
Mat vit que Teslyn serrait l’a’dam à deux mains – pas avec l’espoir de l’enlever, mais avec tant de force que ses phalanges en étaient blanches. Le regard voilé, la sœur rouge n’était plus que l’image même du désespoir.
Joline avait déjà retrouvé l’impassibilité légendaire des Aes Sedai. Cela dit, elle aussi avait les mains à son cou, sur le maudit collier.
— Si tu crois pouvoir…, commença-t-elle.
Elle n’alla pas plus loin, les lèvres pincées et les yeux brillant de rage.
— Même si c’est rarement le cas, dit Tuon en se levant, l’a’dam peut servir à châtier quelqu’un.
La Haute Dame exhiba ses poignets, où brillaient les bracelets reliés aux deux chaînes cachées sous les couvertures des couchettes. Au nom de la Lumière, où avait-elle déniché ces a’dam ?
— Non, lâcha Mat. Précieuse, tu as promis de ne pas nuire à mes alliés.
Utiliser le surnom mutin n’était peut-être pas une idée de génie, mais il était trop tard pour revenir en arrière.
— Jusque-là, tu as tenu parole. Ne gâche pas tout maintenant.
— Jouet, quoi que j’aie promis, ces trois femmes ne font sûrement pas partie de tes alliés.
Le guichet qui servait à converser avec le cocher ou à lui faire passer son repas s’ouvrit avec un grand bruit. Quand Tuon jeta un regard par-dessus son épaule, ce volet se referma plus bruyamment encore.
Sur le marchepied, un homme lâcha un chapelet de jurons puis tambourina à la porte.
— Un a’dam peut aussi dispenser du plaisir, dit Tuon à Joline, ignorant le vacarme. Dans ce cas, c’est une grande récompense.
Les yeux écarquillés, Joline écarta les lèvres. Ses jambes se dérobant, elle se retint à la table suspendue, qui oscilla comme une balançoire. Si cette démonstration l’avait impressionnée, elle parvint à le cacher. Une fois son équilibre repris, elle lissa le devant de sa robe, mais ça pouvait très bien ne rien vouloir dire. En tout cas, ses traits étaient redevenus ceux d’une Aes Sedai inaccessible à tout sentiment.
Edesina affichait la même équanimité. Pourtant, elle portait désormais le troisième a’dam autour du cou. À bien y regarder, elle était plus pâle que d’habitude…
Teslyn, elle, avait éclaté en sanglots.
Du coin de l’œil, Mat vit que Noal s’apprêtait à faire une ânerie. Lui tirant un coup de pied dans les chevilles, il fit sursauter le vieil homme – et secoua la tête pour le dissuader de passer à l’action. Noal le foudroya du regard, mais il sortit sa main droite de sous sa veste et se radossa à la cloison de bois.
Furibard, le vieux type ! Eh bien, qu’il fulmine ! Les couteaux, ici, ne serviraient à rien. Les mots en revanche… S’ils suffisaient à sortir de l’impasse, ce serait une bénédiction.
— Écoute-moi bien, dit Mat à Tuon. Si tu réfléchis, tu trouveras cent preuves que ça ne fonctionnera pas. Enfin, tu peux apprendre à canaliser ! Le savoir ne change pas tout pour toi ? Tu n’es pas très différente de ces femmes.
Pour l’attention que lui accorda Tuon, Mat aurait tout aussi bien pu faire la roue devant un aveugle.
— Essaie de t’unir à la Source, ordonna la Haute Dame à Joline.
D’un ton assez conciliant, mais avec un regard à faire fondre une pierre. À l’évidence, elle entendait être obéie. Non, bien plus que ça ! On eût dit un léopard face à trois chèvres attachées à un piquet.
Bizarrement, Mat trouva sa future épouse plus belle que jamais. Un magnifique félin dont les griffes le déchiquetteraient, dès qu’elles en auraient fini avec les chèvres.
Avant ce jour, il s’était trouvé deux ou trois fois face à un félin dangereux – en personne, pas dans ses souvenirs implantés. Dans ce genre de confrontation, on éprouvait une étrange variante d’euphorie et d’excitation.
— Allez ! insista Tuon. Tu sens bien que le bouclier s’est dissipé.
Joline se concentra puis eut un grognement surpris.
— Très bien, approuva Tuon. Tu viens d’obéir pour la première fois de ta vie. Et d’apprendre que tu ne peux plus canaliser, désormais, sans ma permission. À présent, essaie de t’unir à la Source, mais sans puiser du saidar dedans.
Joline se concentra puis eut l’ombre d’un frémissement – une petite entorse à son impassibilité légendaire.
— Très bien ! s’écria Tuon. Maintenant, coupe-toi de la Source. Voilà, excellent… C’était ta première leçon.
Joline inspira à fond. Si elle ne semblait pas effrayée, elle avait l’air de plus en plus mal à l’aise.
— Par le sang et les cendres ! explosa Mat. Femme, tu crois pouvoir parader avec ces trois-là en laisse, et ce sans que personne le remarque ?
On frappa de nouveau à la porte. Derrière le guichet, il y eut aussi du bruit. Paradoxalement, ça ne perturba personne. Si les Champions parvenaient à entrer, que pourraient-ils faire ?
— Ces femmes resteront dans leur roulotte, reprit Tuon, et je les entraînerai de nuit… Jouet, je n’ai aucun point commun avec elles. Aucun, m’entends-tu ? Oui, je pourrais apprendre à canaliser, mais je m’en abstiendrai, comme je me suis abstenue de voler ou de tuer.
Non sans mal, Tuon recouvra son calme puis elle s’assit, les mains sur la table, et observa de nouveau les Aes Sedai.
— Avec une de vos collègues, j’ai remporté un très grand succès…
Entre ses dents, Edesina lâcha un nom que Mat ne comprit pas.
— Mais vous devez avoir rencontré ma Mylen, dans les chenils ou à l’entraînement. Eh bien, toutes les trois, je vous dresserai comme je l’ai dressée. Les Ténèbres vous ont touchées, mais je vous apprendrai à vous réjouir de servir l’Empire.
— Je n’ai pas sorti ces trois femmes d’Ebou Dar pour que tu les reprennes sous ta coupe, lâcha Mat.
Il glissa sur la couchette, faisant mine de se lever, mais le médaillon se refroidit de nouveau et Tuon poussa un petit cri étonné.
— Jouet, comment fais-tu ça ? Les tissages qui fondent lorsqu’ils te touchent, je veux dire…
— J’ai un don, Précieuse.
Alors qu’il se levait, Selucia avança vers lui, les mains tendues comme pour une imploration. La peur la défigurait.
— Tu ne dois pas…, commença-t-elle.
— Non ! cria Tuon.
Selucia recula, mais sans quitter du regard le jeune flambeur. Bizarrement, la peur s’effaça de ses traits.
Mat secoua la tête, stupéfié. Selucia, il le savait, devait obéir au doigt et à l’œil à Tuon. En tant que so’jhin, elle appartenait à sa maîtresse autant que la jument rasoir. Mais à quel niveau d’obéissance fallait-il être pour cesser d’avoir peur en une milliseconde ?
— Jouet, dit Tuon, ces femmes m’ont embêtée.
Prudemment, Mat posa les mains sur le collier de Teslyn. Toujours en larmes, la sœur rouge semblait ne pas pouvoir croire qu’il allait la libérer.
— Elles m’embêtent aussi, approuva-t-il.
Appuyant où il fallait, il ouvrit le collier. Aussitôt, Teslyn lui saisit les mains et les couvrit de baisers.
— Merci, gémit-elle, merci, merci, merci…
— De rien, mais tu n’es pas obligée de… Teslyn, arrête ça !
Arracher ses mains à la sœur ne fut pas un jeu d’enfant pour Mat.
— Jouet, je veux qu’elles cessent de m’embêter, fit Tuon alors que le jeune flambeur se tournait vers Joline.
Venant de quiconque d’autre, c’eût été une revendication. Là, il s’agissait d’un ordre.
— Après ce qui vient d’arriver, ça m’étonnerait qu’elles recommencent.
Devant l’air buté de Joline, Mat insista :
— Pas vrai ?
La sœur verte ne répondit pas.
— On ne recommencera pas, dit Teslyn.
— Oui, c’est juré, ajouta Edesina.
Joline ne broncha pas.
— Je pourrais te laisser entre les mains de Précieuse pendant quelques jours, histoire que tu changes d’avis. (Mat ouvrit le collier.) Mais je ne le ferai pas.
Les yeux toujours rivés dans ceux du jeune homme, Joline toucha son cou pour confirmer qu’elle était libre.
— Tu voudrais bien devenir un de mes Champions ? demanda-t-elle avant de ricaner. Ne fais pas cette tête ! Même si je voulais te lier à moi contre ta volonté, ce serait impossible à cause de ton ter’angreal. Je ne recommencerai pas, maître Cauthon. Nous y perdons sans doute notre meilleure chance d’arrêter les Seanchaniens, mais je n’embêterai plus… Précieuse.
Tuon feula comme une chatte tombée dans l’eau et Mat soupira. Ce qu’on gagnait sur la balançoire, on le reperdait sur le manège de chevaux de bois…
Du coup, Mat passa une partie de la nuit à s’adonner à une activité qu’il abominait : le travail. Là, ça consista à creuser un grand trou pour enterrer les trois a’dam.
Il s’en chargea lui-même parce que Joline, étonnamment, voulait récupérer les artefacts.
À bien y réfléchir, ce n’était pas si étonnant. Ces a’dam étaient des ter’angreal, et la Tour Blanche aurait besoin de les étudier. Sans doute, mais elle devrait en trouver d’autres, voilà tout !
S’il avait ordonné à un de ses Bras Rouges d’enfouir les artefacts, pas un ne les aurait remis à une sœur. Mais il avait préféré ne prendre aucun risque, histoire que ces objets ne viennent plus jamais semer le trouble.
Alors que le trou en était à hauteur de ses genoux, il commença à pleuvoir. Très vite, le jeune flambeur fut trempé comme une soupe et maculé de boue jusqu’à la taille.
Une fin idéale pour une nuit de rêve, avec en sus les dés qui roulaient dans sa tête.