— Ça suffit, Loial, dit Rand tout en bourrant son brûle-gueule.
Avec du tabac de Tear au goût un peu huileux à cause du fumage. Mais il fallait faire avec.
Dehors, l’orage continuait, lent et inexorable.
— Tu m’épuises, avec toutes tes questions.
Les deux amis étaient assis à une longue table, dans une des plus grandes pièces de la demeure du seigneur Algarin. Les restes du repas de midi attendaient encore, repoussés dans un coin. Ici, presque tous les domestiques étaient vieux, et ils se traînaient encore plus depuis qu’Algarin était parti à la Tour Noire.
Même si la pluie se calmait un peu, des rafales de vent projetaient encore des gouttes contre les vitres – assez fort pour faire trembler les fenêtres. Beaucoup de carreaux, de pauvre qualité, avaient des bulles, certaines si grosses qu’elles empêchaient de voir ce qu’il y avait dehors.
La table et les chaises, sobrement sculptées, correspondaient au mobilier de n’importe quelle ferme. Même modestie pour la corniche jaune qui courait en haut des murs, sous le plafond aux grosses poutres apparentes. Les deux cheminées, disposées à chaque bout de la pièce, étaient de bonne taille mais en pierre ordinaire. Rien de particulier non plus en ce qui concernait les chenets, le tisonnier et la paire de pinces en fer. Tout seigneur qu’il fût, Algarin ne roulait pas sur l’or.
Après avoir remis sa blague à tabac dans sa poche, Rand se leva, approcha d’un des foyers, prit une paire de pinces et saisit une braise ardente pour allumer son brûle-gueule.
Avec un peu de chance, personne ne trouverait ça étrange… Ces derniers temps, il évitait autant que possible de canaliser. Surtout devant témoin, car le malaise qui s’ensuivait était de plus en plus difficile à cacher. Jusque-là, personne n’avait évoqué ce sujet…
Une bourrasque provoqua un bruit sec, comme si des branches avaient percuté une fenêtre. Un tour de son imagination… Les premiers arbres étaient au-delà des champs, à près d’un quart de lieue du manoir.
Du quartier des Ogiers, Loial avait apporté une chaise sculptée de lianes qui mettait ses genoux au niveau du plateau de la table. Du coup, pour écrire dans son carnet relié de cuir, il devait presque se plier en deux. À son échelle, le carnet était tout petit – assez pour tenir sans peine dans une poche de sa redingote. Cela dit, la plupart des livres pour humains que Rand avait vus étaient d’une taille inférieure.
Au-dessus de la lèvre supérieure de Loial, un duvet commençait à se voir – même chose sur son menton, où apparaissait une esquisse de bouc. L’Ogier tenait à arborer une moustache et une barbe dignes de ce nom. Après quelques semaines de pousse, le résultat n’était pas stupéfiant.
— Mais tu ne m’as rien dit de vraiment utile, grogna l’Ogier – l’équivalent d’un roulement de tambour, sortant de son énorme torse.
Les oreilles en berne, il entreprit d’essuyer la pointe en acier de son porte-plume en bois. Plus gros qu’un doigt de Rand et assez long pour sembler fin, l’objet s’adaptait parfaitement aux battoirs de Loial.
— Aucun récit héroïque te mettant en scène. Avec toi, ce sont toujours les autres, les héros. Vraiment, c’est d’une banalité… Quand tu la racontes, la chute d’Illian est aussi excitante que regarder une tisserande réparer son métier. Et la purification de la Source Authentique ? Nynaeve et toi liés, assis face à face en train de canaliser pendant que tous les autres affrontaient les Rejetés… Même Nynaeve m’en a dit plus long que toi. Pourtant, elle prétend avoir tout oublié.
Lestée de tous ses bijoux, des ter’angreal, et de son étrange angreal bracelet-et-bagues, Nynaeve bougea un peu sur sa chaise, devant l’autre cheminée, puis elle recommença à observer Alivia. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil aux fenêtres et tirait sur sa natte, mais pour l’essentiel, elle se concentrait sur la Seanchanienne blonde.
Debout près de la porte, comme une sentinelle, Alivia eut un bref sourire amusé. L’ancienne damane savait que la « quincaillerie » de Nynaeve était à son intention. Malgré ça, ses yeux bleus perçants restaient étincelants d’intensité. Depuis qu’on lui avait retiré son collier, à Caemlyn, il en était ainsi presque en permanence.
Assises sur les talons, les deux Promises de la Lance jouaient à des jeux de ficelle. Harilin du clan de la Montagne de Fer des Taardad et Enaila du clan Jarra des Chareen frimaient à leur manière. Un shoufa autour de la tête, leur voile noir pendant sur la poitrine, elles avaient glissé trois ou quatre lances dans le harnais de l’étui de leur arc et une rondache recouverte de cuir reposait à leurs pieds. Dans le manoir, on comptait cinquante Promises, la plupart des Shaido, et toutes étaient prêtes à danser avec les lances à la première alerte. Peut-être même contre Rand… Ravies de veiller de nouveau sur lui, ces guerrières semblaient lui en vouloir à mort de les avoir évitées pendant si longtemps.
Le jeune homme, lui, ne pouvait pas les regarder sans entendre dans sa tête les noms de toutes les femmes mortes pour lui ou de sa main.
Moiraine Damodred…
Elle plus que toute autre. Dans son esprit, son nom figurait en lettres de feu.
Liah du clan Cosaida des Chareen, Sendara du clan de la Montagne de Fer des Taardad, Lamelle du clan de l’Eau Fumée des Miagoma, Andhilin du clan du Sel Rouge des Goshien, Desora du clan Musara des Reyn…
Tant de noms… Parfois, Rand se réveillait au milieu de la nuit et récitait cette liste tandis que Min le serrait contre elle et le consolait comme un enfant. Pour la rassurer, il prétendait aller bien et vouloir se rendormir, mais les yeux fermés, il continuait à égrener sa litanie. Et de temps en temps, Lews Therin la fredonnait avec lui.
Min leva les yeux de l’ouvrage ouvert devant elle sur la table. Un des livres de Herid Fel, comme souvent. La jeune femme les dévorait. Comme marque-page, elle utilisait la note que l’érudit avait envoyée à Rand, avant d’être assassiné. Celle où il l’accusait d’être une source de déconcentration à cause de sa trop grande beauté…
La courte veste bleue de Min, brodée de fleurs blanches sur les manches et les revers, moulait à la perfection son torse et l’échancrure de son chemisier de soie couleur crème révélait la naissance de ses seins. Encadrés de boucles noires, ses grands yeux sombres brillaient de satisfaction.
À travers leur lien, Rand sentait le plaisir chez sa compagne. Elle aimait qu’il la regarde, et sans nul doute, le lien lui transmettait le plaisir qu’il éprouvait à la contempler. Étrangement, il apparaissait qu’elle aimait aussi le dévorer des yeux.
Jolie, Min ? Rand fredonna en se tordant le lobe de l’oreille entre le pouce et l’index. Non, elle était superbe ! Et plus liée à lui que jamais.
Min, Elayne et Aviendha… Comment allait-il les garder en sécurité, désormais ? Pour rassurer sa compagne, Rand se força à lui sourire, mais il n’aurait pas parié qu’elle serait dupe. Dans le lien, il sentit un peu d’irritation – comme chaque fois qu’il s’inquiétait pour elle. Logique, puisqu’elle entendait le protéger.
— Rand n’est pas très loquace, ce soir, dit-elle à Loial, son sourire envolé.
Dans sa voix, on n’entendait pas de colère, mais le lien clamait haut et fort qu’il en allait autrement.
— Parfois, il est aussi fermé qu’une huître, continua Min.
Sous le regard critique de sa compagne, le jeune homme soupira. Dès qu’ils seraient seuls, il y aurait beaucoup de sujets à évoquer…
— Je ne peux pas t’en dire plus, regretta Min, mais je suis sûre que Cadsuane et Verin te raconteront tout ce que tu veux savoir. D’autres te parleront aussi. Interroge-les si tu cherches davantage qu’un « oui » ou un « non » accompagnés de trois mots.
Assise près de Nynaeve, la petite mais solide Verin leva les yeux de son ouvrage quand elle entendit son nom. Perplexe, elle plissa le front. Sa boîte à couture ouverte devant elle, Cadsuane, à l’autre bout de la table, prit tout juste le temps de jeter un coup d’œil à Loial. Du coup, les ornements d’or accrochés à son chignon grisonnant oscillèrent. Un simple regard, sans froncer les sourcils, pourtant les oreilles de l’Ogier frémirent. Depuis toujours, les Aes Sedai l’impressionnaient, et Cadsuane plus que toute autre.
— Je les interrogerai, Min, ne t’en fais pas. Mais Rand est le héros de mon futur livre.
En l’absence de pot de sable, Loial souffla sur les pages de son carnet pour que l’encre sèche plus vite. Fidèle à lui-même, entre deux petites bourrasques, il continua à parler :
— Tu ne donnes jamais assez de détails, Rand. Il faut toujours t’arracher les vers du nez. Si Min ne s’en était pas chargée, tu n’aurais pas parlé de ton incarcération à Far Madding. Et qu’a dit le Conseil des Neuf en t’offrant la Couronne de Laurier ? Et comment a-t-il réagi quand tu l’as rebaptisée ? Je ne peux pas imaginer que ces gens aient aimé ça. Et le couronnement, à quoi ressemblait-il ? Y a-t-il eu un banquet, une fête, des défilés ?
» À Shadar Logoth, combien de Rejetés as-tu affrontés ? Lesquels ? Qu’en était-il de la ville, après le combat ? Et qu’as-tu éprouvé ? Sans détails, mon livre ne sera pas très bon. Avec un peu de chance, Mat et Perrin m’en diront davantage. J’espère qu’ils vont bien.
Tels deux arcs-en-ciel jumeaux se reflétant dans l’eau, des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Rand. Il avait appris à les chasser, mais pour cette fois, il n’essaya même pas.
Un des arcs-en-ciel devint une image de Mat chevauchant en tête d’une colonne de cavaliers, au cœur d’une forêt. Apparemment, il discutait ferme avec la petite femme noire qui avançait à ses côtés. Ôtant son grand chapeau, il jeta un coup d’œil à l’intérieur, puis le revissa sur son crâne.
Cette vision se brouilla et l’autre arc-en-ciel devint une image de Perrin assis devant un gobelet de vin, dans ce qui semblait être une taverne. Une femme et un homme en veste rouge bordée de bleu et de jaune lui tenaient compagnie. De drôles de vêtements. L’apprenti forgeron semblait sinistre et les deux autres avaient l’air méfiants. À cause de lui ?
— Ils vont très bien, dit Rand, ignorant un regard noir de Cadsuane.
Elle ne savait pas tout de lui, et il n’avait pas l’intention que ça change. Extérieurement calme, à faire des ronds de fumée avec sa pipe… À l’intérieur, c’était très différent.
Où sont-ils ? pensa-t-il, rageur, avant de bloquer un nouveau tourbillon de couleurs. Désormais, il faisait ça sans y penser.
J’ai besoin d’eux et voilà qu’ils sont en vadrouille aux Jardins d’Ansaline.
Soudain, une autre image flotta dans la tête de Rand. Un visage d’homme qui, pour une fois, ne lui valut aucun malaise. Et là, il le vit clairement une fraction de seconde. Un type aux yeux bleus, le menton carré, peut-être un tout petit peu plus vieux que lui.
En réalité, il voyait cette tête nettement pour la première fois depuis longtemps. À Shadar Logoth, alors qu’il affrontait Sammael, cet homme lui avait sauvé la vie. Mais il n’y avait pas que ça…
Il est conscient de mon existence, dit Lews Therin.
Pas d’un ton de dément, pour changer… Parfois, ça arrivait, mais la folie finissait toujours par revenir.
Comment un visage qui apparaît dans ma tête peut-il avoir conscience que j’existe ? continua Lews Therin.
« Ma tête », s’il te plaît… Si tu l’ignores, comment veux-tu que je le sache ? Mais j’étais moi aussi conscient de son existence.
Une étrange expérience… Comme si Rand touchait l’inconnu, mais pas physiquement. Une réminiscence planait encore en lui. D’un simple « geste », mais dans toutes les directions, il aurait pu toucher son sauveur.
Je crois qu’il a également vu mon visage…
Pour Rand, dialoguer avec le spectre qui partageait son esprit n’avait plus rien d’extraordinaire. À tel point, qu’il ne le faisait presque plus.
Désormais, il pouvait voir Mat ou Perrin en pensant à eux ou en entendant leur nom, et il était hanté par un « visiteur » inconnu. Bien plus qu’un visage, semblait-il. À côté de tout ça, qu’avaient de stupéfiant ses « conversations intérieures » ?
Mais le visiteur était conscient de l’existence de Rand – et réciproquement.
Quand nos Torrents de Feux se sont touchés, à Shadar Logoth, ça a dû créer un lien entre nous. Je ne vois aucune autre explication, et ce fut notre unique rencontre. Le type maniait le prétendu Vrai Pouvoir… Oui, ça doit être ça. Je n’ai rien vu ni senti, à part ses flux de Torrents de Feu.
Avoir des connaissances qui lui semblaient siennes alors qu’elles lui venaient de Lews Therin ne perturbait plus Rand. Il se souvenait bel et bien des Jardins d’Ansaline, détruits pendant la guerre des Ténèbres. Aussi clairement, oui, qu’il se rappelait la ferme de son père.
Le phénomène était à double sens. Parfois, Lews Therin parlait de Champ d’Emond comme s’il y avait grandi.
Tout ça a un sens pour toi ? demanda Rand.
Pourquoi dois-je entendre une voix dans ma tête ? gémit Lews Therin. Pourquoi m’interdit-on de mourir ? Ilyena, ma précieuse Ilyena, je voudrais tant te rejoindre.
Lews Therin éclata en sanglots. C’était fréquent lorsqu’il évoquait l’épouse qu’il avait tuée dans sa folie.
Une nuisance mineure… Sans effort, Rand réduisit les sanglots de Lews Therin à un bruit de fond qui ne le dérangerait pas.
Pour le reste, il était sûr d’avoir raison… Qui était l’inconnu ? Un Suppôt des Ténèbres, très probablement, mais pas un des Rejetés. Ceux-là, Lews Therin connaissait leur visage comme s’il était le sien, et désormais, Rand partageait ce savoir.
Une pensée traversa son esprit, lui arrachant une grimace. À quel point le « sauveur » était-il conscient de son existence ? Pour localiser un ta’veren, on pouvait se servir des effets qu’il avait sur la Trame, mais seuls les Rejetés savaient comment s’y prendre. Lews Therin n’avait jamais prétendu être dans ce cas – leurs « dialogues » restaient brefs et le spectre ne lâchait pas d’informations volontairement –, et sur ce sujet, rien n’avait filtré de son esprit.
Lanfear et Ishamael maîtrisaient cette technique. Depuis leur mort, personne n’avait retrouvé Rand de cette manière. Le lien avec l’inconnu pouvait-il avoir le même usage ? Dans ce cas, ils étaient tous en danger. Encore plus que d’habitude, au cas où les risques quotidiens n’auraient pas suffi.
— Tu vas bien, Rand ? demanda Loial en revissant le bouchon d’argent gravé de feuilles de son encrier.
Très épais, le verre aurait résisté à presque tout. Pourtant, l’Ogier maniait son trésor comme s’il était en sucre. Et entre ses énormes mains, l’encrier semblait effectivement fragile.
— J’ai trouvé un drôle de goût au fromage, et tu en as mangé beaucoup…
— Je vais très bien, répondit Rand.
Bien entendu, Nynaeve n’en crut pas un mot. Se levant d’un bond, elle traversa la pièce d’un pas léger. Quand elle s’unit au saidar, Rand eut la chair de poule. Il la laissa pourtant lui poser les mains sur la tête. L’instant d’après, il frissonna. Cette femme ne demandait jamais l’autorisation ! Souvent, elle se comportait comme si elle était encore la Sage-Dame de Champ d’Emond, et lui un vulgaire bouseux.
— Tu n’es pas malade, dit-elle, soulagée.
La nourriture avariée faisait des ravages parmi les serviteurs. Sans Asha’man ou Aes Sedai pour les guérir, beaucoup seraient morts. Par souci d’économie, une louable attention envers leur seigneur, ces gens ne jetaient rien malgré les mises en garde répétées de Cadsuane, de Nynaeve et des autres Aes Sedai. Du coup, ils avalaient des choses qui auraient dû trôner sur un tas d’ordures.
Sur son flanc gauche, la double blessure de Rand l’élança fugitivement.
— Ça ne guérit toujours pas, se désola Nynaeve.
Elle avait tout essayé, sans plus de succès que Flinn. Le genre d’échec qu’elle prenait pour une insulte personnelle.
— Comment tiens-tu debout ? Tu devrais te tordre de douleur.
— Il ignore la souffrance, lâcha Min.
Oui, il y aurait des choses à discuter…
— Debout, ça ne fait pas plus mal qu’assis, précisa Rand à Nynaeve.
En douceur, il dégagea sa tête. En quelques mots, Min avait tout dit. Il refusait d’être prisonnier de la douleur.
Une des doubles portes s’ouvrit pour laisser entrer un homme aux cheveux blancs vêtu d’une veste jaune élimée bordée de rouge et de bleu. Trop grand, le vêtement pendait sur son torse famélique. À cause de ses articulations rouillées, sa révérence fut plus que minimaliste.
— Seigneur Dragon, dit-il d’une voix chevrotante, le seigneur Logain est de retour.
Se fichant du protocole, Logain entra pratiquement sur les talons du vieux serviteur.
Grand, des cheveux noirs bouclés tombant sur ses épaules, Logain avait le teint très mat pour un homme originaire du Ghealdan. Les femmes le trouvaient sûrement attirant, mais il y avait en lui une sorte d’obscurité. Le col de sa veste noire orné de l’épée et du dragon, il portait une lame sur la hanche. Mais à sa tenue, il avait ajouté une touche personnelle. Sur son épaule, une broche ronde arborait trois couronnes d’or sur champ d’azur. Quelque chose comme un sceau ?
Surpris par cette intrusion, le domestique regarda Rand pour lui demander s’il devait expulser le malotru.
— On peut dire que les nouvelles d’Andor sont bonnes, annonça Logain en glissant ses gants noirs dans son ceinturon.
Comme s’il venait de s’en souvenir, il salua Rand d’un hochement de tête.
— Elayne tient Caemlyn, et Arymilla assiège toujours la ville. Mais l’avantage est du côté de la Fille-Héritière, parce que l’autre prétendante ne peut pas l’empêcher de se ravitailler ni de recevoir des renforts. Inutile de me regarder comme ça. Je ne suis pas entré dans la cité. Les vestes noires n’y ont pas trop la cote, en ce moment. Les Frontaliers n’ont toujours pas bougé. Tu as eu raison de rester loin d’eux. Selon les rumeurs, il y aurait treize Aes Sedai dans leurs rangs. À ce qu’on dit, elles te chercheraient.
» Bashere s’est-il remontré ?
Nynaeve foudroya Logain du regard, s’éloigna de Rand et tira furieusement sur sa natte. À ses yeux, que les Aes Sedai lient des Asha’man était une très bonne chose. En revanche, le contraire…
Treize sœurs qui cherchaient Rand ? S’il était resté loin des Frontaliers, c’était parce qu’Elayne ne voulait pas de son aide – de l’ingérence, prétendait-elle.
Pas tout à fait à tort, avait dû reconnaître Rand. Le Trône du Lion, elle devait le gagner, pas se le faire offrir sur un plateau.
Au fond, être resté loin des Frontaliers était peut-être très bien. Les dirigeants des Terres Frontalières avaient tous des liens avec la Tour Blanche, et Elaida devait toujours rêver de mettre la main sur le Dragon Réincarné. Son décret délirant – nul ne pouvait approcher de Rand, sauf par son intermédiaire – en témoignait. Si elle pensait le forcer à venir à elle, cette femme était mentalement dérangée.
— Ethin, merci, tu peux te retirer…
Le vieil homme ne se le fit pas dire deux fois.
— Seigneur Logain ? fit Rand pendant que le serviteur s’éloignait en jetant par-dessus son épaule un regard rageur à Logain.
Si Rand le lui avait ordonné, le vieillard aurait bel et bien essayé d’expulser l’intrus.
— Ce titre lui revient de naissance, dit Cadsuane sans lever les yeux de sa broderie.
Elle devait savoir de quoi elle parlait. Par le passé, elle avait aidé à recapturer Logain, quand il se faisait appeler le Dragon Réincarné, à l’instar de Taim.
— De la petite bière ! continua Cadsuane. Un nobliau avec dans les montagnes un lopin de terre tout en creux et en bosses. Mais le roi Johanin et le Haut Conseil de la Couronne l’ont dépouillé de ses terres et de ses titres dès qu’il est devenu un faux Dragon.
Si les joues de Logain se colorèrent un peu, il parla d’un ton neutre :
— Ils ont pu me prendre mon domaine, mais pas mon identité profonde.
Toujours concentrée sur sa broderie – un sacré leurre –, Cadsuane eut un rire de gorge. Cessant de coudre, Verin dévisageait Logain comme un moineau bien gras étudie un insecte.
Alivia fixait elle aussi Logain. Harilin et Enaila, en revanche, semblaient toujours concentrées sur leur jeu, mais il ne fallait pas s’y fier.
Faisant semblant de lire, Min se tenait prête à dégainer les couteaux cachés dans ses manches, ça se voyait à la position de ses mains.
Dans l’assistance, personne ne faisait confiance à Logain.
Rand plissa le front. Logain pouvait se parer de tous les titres du monde, tant qu’il faisait ce qu’on lui disait de faire. Mais Cadsuane l’aiguillonnait sans cesse, comme tous les autres porteurs d’une veste noire, et comme Rand lui-même.
Se méfiant aussi de Logain, le jeune homme devait… se contenter de ce qu’il avait sous la main.
— C’est fait ? demanda-t-il.
L’arrivée de Logain avait incité Loial à déboucher son encrier.
— Plus de la moitié des effectifs de la Tour Noire sont en Arad Doman et en Illian. J’ai envoyé tous les hommes qui ont un lien avec une Aes Sedai, excepté quand la sœur est ici. Selon tes ordres.
En parlant, Logain approcha de la table, dénicha une carafe qui contenait encore un peu de vin et remplit un gobelet en faïence bleue. Chez Algarin, on trouvait très peu d’objets en argent.
— Tu aurais dû me laisser amener plus d’hommes ici. L’avantage des Aes Sedai est trop important à mon goût.
— Puisque cette situation est en partie ton œuvre, lâcha Rand, tu devras vivre avec. D’autres y seront forcés aussi. Continue.
— Dès qu’ils auront trouvé quelqu’un capable de diriger davantage qu’un village, Dobraine et Rhuarc enverront un de mes soldats avec un message. Le Conseil des Marchands prétend que le roi Alsalam règne toujours, mais ces gens sont incapables – ou refusent – de le montrer ou de dire dans quel trou il se cache. Entre eux, les conseillers semblent à couteaux tirés, et Bandar Eban est plus qu’à demi déserte. Livrée à la populace, en d’autres termes… (Logain fit la grimace au-dessus de son gobelet.) Des bandes de gros bras assurent ce qu’il reste d’ordre. Bien entendu, ces truands extorquent de l’or et des vivres aux gens qu’ils sont censés protéger. En fait, ils volent tout ce qui les intéresse, y compris les femmes.
De la fureur se déversa dans le lien. Quant à Nynaeve elle eut un rugissement.
— Rhuarc a décidé d’arrêter ça, mais quand je suis parti, ça tournait à la bataille rangée.
— Contre des Aiels, les gros bras ne tiendront pas longtemps. Si Dobraine ne trouve aucun chef digne de ce nom, il devra s’y coller lui-même – pour un temps, en tout cas.
Si Alsalam était mort, comme ça semblait probable, Rand devrait nommer un régent en Arad Doman. Mais qui ? Quelqu’un que les Domani accepteraient, avant toute autre considération…
Logain but une gorgée de vin.
— Taim n’a pas aimé que j’emmène tant d’hommes hors de la Tour Noire sans lui dire où ils allaient. Ton ordre, j’ai bien cru qu’il le déchirerait. Et pour savoir où tu es, il a essayé tous ses trucs. Oui, il crève d’envie de te localiser. Ses yeux crépitaient littéralement de flammes. Si j’avais été assez idiot pour le rencontrer seul, il aurait été fichu de me mettre à la question. Un point l’a apaisé un peu, cependant : je n’ai réquisitionné aucun de ses favoris. Le soulagement se lisait sur son visage. (Logain eut un sombre sourire.) Ses séides sont au nombre de quarante et un, au fait. Ces derniers jours, Taim a distribué une dizaine de broches « dragon » et dans ses « classes spéciales » il y a au moins cinquante « disciples ». Pour l’essentiel, des hommes recrutés récemment. Il prépare quelque chose, et je doute que ça te plaise.
Je t’ai dit de le tuer à la première occasion ! caqueta Lews Therin, fou de rage. Je te l’ai dit, et maintenant, il est trop tard. Oui, trop tard !
Rageur, Rand exhala un nuage de fumée bleutée.
— Laisse tomber ! lança-t-il, autant pour Logain que pour Lews Therin. Taim a développé la Tour Noire jusqu’à ce qu’elle égale la Blanche, au moins en nombre. Et cette croissance continue. S’il était un Suppôt des Ténèbres, pourquoi aurait-il fait ça ?
Logain soutint le regard de Rand.
— Parce qu’il ne pouvait rien faire d’autre… D’après ce que j’ai entendu, dès le début, il y avait avec lui des hommes capables de Voyager qui n’étaient pas ses larbins, et il n’a trouvé aucun prétexte pour toujours partir seul en mission de recrutement. Mais à l’intérieur de la Tour Noire il a créé sa propre coterie, qui lui est aveuglément fidèle. À lui, pas à toi ! Il a modifié les listes de déserteurs puis s’est excusé pour ses « erreurs involontaires », mais tu peux parier ta chemise qu’elles n’avaient rien d’involontaire.
Et la loyauté de Logain, dans ce cas ? Si un faux Dragon trahissait, pourquoi pas l’autre ? Logain pouvait penser avoir d’excellentes raisons pour ça. En son temps, il était un faux Dragon bien plus célèbre que Taim. Et beaucoup plus doué. N’avait-il pas levé une armée capable de sortir du Ghealdan et, sur le chemin de Tear, d’atteindre pratiquement Lugard ? À une époque, le seul nom de Logain terrifiait la moitié du monde connu. Pourtant, alors qu’il n’était encore qu’un Asha’man parmi d’autres, Mazrim Taim dirigeait déjà la Tour Noire. Autour de lui, Min voyait toujours une aura de gloire. Hélas, préciser dans quelles circonstances il réaliserait son destin était au-delà du pouvoir de ses visions.
Rand retira le brûle-gueule de sa bouche, et le fourneau très chaud fit picoter le héron gravé dans sa paume. Sans s’en apercevoir, il avait dû aspirer furieusement la fumée.
L’ennui, c’était que Taim et Logain n’étaient pas sa priorité. Un problème qui devait attendre. Parce qu’il fallait se contenter de ce qu’on avait.
— Taim a retiré des noms de sa liste… Ce n’est pas négligeable. S’il fait montre de favoritisme, j’y mettrai un terme dès que j’en aurai le temps. Mais les Seanchaniens passent avant tout ça. Et Tarmon Gai’don aussi, peut-être…
— S’il fait montre de favoritisme ? répéta Logain en posant son gobelet sur la table – si violemment qu’il se cassa, du vin coulant sur le plateau puis sur le sol.
Furieux, l’ancien faux Dragon s’essuya la main sur sa veste.
— Tu penses que je me fais des idées ? Ou que j’invente des choses. (Avec chaque mot, il s’échauffait un peu plus.) Al’Thor, tu crois que je suis jaloux ? C’est ça, ton idée ?
— Écoute-moi bien, Logain, dit Rand, obligé d’élever la voix pour couvrir le fracas du tonnerre.
— Rand al’Thor, tes amis en veste noire et toi, intervint Cadsuane, j’entends que vous soyez courtois avec moi, mes alliés et mes invités. À présent, je décide que vous devez l’être aussi entre vous.
Les yeux toujours baissés sur sa broderie, la sœur parlait pourtant comme si elle brandissait un index devant le nez des deux hommes.
— Au moins en ma présence… En conséquence, si vous continuez vos chicaneries, je pourrais bien vous flanquer une fessée à tous les deux.
Harilin et Enaila rirent si fort qu’elles entortillèrent leur ficelle. Plus discrète, Nynaeve mit une main devant sa bouche. Et Min elle-même s’autorisa un sourire.
Furieux, Logain serra si fort les dents que Rand crut les entendre grincer. Sur le point d’exploser lui-même, il maudit Cadsuane et ses fichues règles. Les conditions de la « légende » pour devenir sa conseillère. Selon elle, c’était Rand qui en avait exigé, pour son propre bien, et elle en rajoutait sans cesse à la liste.
Ces « consignes » n’étaient pas particulièrement contraignantes – leur existence, en revanche, se révélait pesante, mais la sœur s’en servait comme d’un aiguillon, et à la longue, ça devenait douloureux. Décidant qu’il en avait fini avec les contraintes, et avec Cadsuane s’il le fallait, Rand ouvrit la bouche pour lui en faire part.
— Quoi qu’il mijote, dit soudain Verin, Taim devra attendre que l’Ultime Bataille soit terminée.
Posant son ouvrage – informe et indéfinissable – sur ses genoux, la sœur continua :
— Tarmon Gai’don ne tardera plus. Selon tout ce que j’ai lu sur le sujet, les signes ne trompent pas. La moitié des serviteurs ont croisé dans les couloirs des défunts qu’ils connaissaient de leur vivant. C’est si fréquent qu’ils n’ont même plus peur. À quelques lieues au nord d’ici, des bergers qui conduisaient leurs bêtes au pâturage ont vu une grande ville se volatiliser en un clin d’œil.
Cadsuane tourna la tête vers la robuste sœur marron.
— Merci de répéter ce que tu nous as déjà raconté hier, dit-elle sèchement.
Verin plissa le front, puis reprit son ouvrage, pensive comme si elle se demandait ce qu’elle pouvait bien être en train de tricoter.
Min chercha le regard de Rand et secoua la tête. Dans le lien, le jeune homme capta de l’irritation et de la méfiance – celle-ci le visant spécifiquement, soupçonna-t-il. Parfois, sa compagne semblait capable de lire ses pensées. Eh bien, s’il avait besoin de Cadsuane, comme Min semblait le croire, qu’il en soit ainsi… Mais il aurait bien aimé savoir ce qu’elle était censée lui enseigner, sinon à prendre son mal en patience.
— Conseille-moi, Cadsuane. Que penses-tu de mon plan ?
— Enfin, le gamin pose la bonne question…, marmonna la légende en posant sa broderie dans la boîte à couture. Tous ses projets sont en cours, certains dont il ne m’a pas parlé, et voilà qu’il me consulte. Très bien… Alors, voilà : faire la paix avec les Seanchaniens nuira à ta popularité.
— Une trêve, pas la paix… Et un tel pacte conclu avec le Dragon Réincarné durera… ce que lui-même durera. Après ma mort, ceux qui le voudront pourront de nouveau casser du Seanchanien, si ça leur chante.
Min ferma son livre et croisa les bras.
— Ne parle pas comme ça ! cria-t-elle, rouge de colère.
Dans le lien, Rand reconnut de la peur.
— Les prophéties, Min, dit tristement Rand.
Le cœur brisé pour elle, pas pour lui. Autant qu’il désirât la protéger, comme Elayne et Aviendha, il leur ferait du mal à toutes les trois, au bout du compte.
— Je t’interdis de parler ainsi ! Les prophéties ne disent pas que tu dois mourir ! Et je ne te laisserai pas nous quitter. Elayne, Aviendha et moi, nous t’en empêcherons.
Min foudroya du regard Alivia, destinée à aider Rand à mourir, selon ses propres visions. De nouveau ses mains glissèrent vers ses manches, où elle cachait des couteaux.
— Du calme, Min, fit Rand.
Sa compagne éloigna les mains de ses armes, mais elle serra les dents et un flot de détermination déferla dans le lien. Min avait-elle vraiment l’intention de tuer Alivia ? Un souci de plus, ça…
Encore que… Même si elle essayait, les chances de succès seraient minces. Tenter de lancer une lame sur cette Seanchanienne, ça revenait à s’en prendre à une Aes Sedai. En revanche, c’était risquer d’être blessée voire tuée. Si Alivia semblait ne pas connaître beaucoup de tissages, dès qu’il s’agissait des armes, elle les maîtrisait tous.
— Donc, comme je disais, fit Cadsuane, haussant le ton, faire la paix avec les Seanchaniens nuira à ta popularité.
D’un bref regard, elle tança Min, puis elle se tourna vers Rand, ses yeux noirs implacables dans son visage de marbre.
— En particulier au Tarabon, en Amadicia et en Altara, mais aussi… partout ailleurs. Si tu laisses aux envahisseurs ce qu’ils ont déjà pris, quels pays leur céderas-tu ensuite ? La plupart des dirigeants se poseront la question.
Rand revint s’asseoir et s’adossa à son siège.
— La popularité, je m’en fiche. À Tear, j’ai franchi ce ter’angreal en forme de portique. Tu le savais, Cadsuane ?
Les ornements en or oscillèrent quand la légende hocha la tête.
— Une de mes trois questions aux Aelfinn fut : Comment puis-je remporter l’Ultime Bataille ?
— Tu as pris un risque, car cette question concerne le Ténébreux… En toute logique, les conséquences devraient être très déplaisantes… Quelle fut la réponse ?
— « Le Nord et l’Est ne feront qu’un. L’Ouest et le Sud ne feront qu’un. Et les deux blocs ne feront qu’un. »
Très habile, Rand fit un rond de fumée puis, tandis que celui-ci s’élargissait, en propulsa un autre en son centre, comme la mouche d’une cible.
Ce n’était pas toute la vérité. Il avait demandé comment gagner et survivre. La seconde partie de la réponse était : « Pour vivre, tu dois mourir. »
Sûrement pas une référence qu’il évoquerait de sitôt devant Min. Ni quiconque d’autre, à part Alivia. À présent, il allait devoir se débrouiller pour mourir afin de vivre…
— Au début, j’ai cru que je devrais tout conquérir, mais c’était une mauvaise interprétation. Et si ça voulait dire que les Seanchaniens devront tenir l’Ouest et le Sud, ce qui est déjà le cas, et que nous devions nous allier pour livrer l’Ultime Bataille ? Nous allier avec les Seanchaniens, je veux dire…
— C’est possible, concéda Cadsuane. Mais si tu conclus cette… trêve, pourquoi as-tu envoyé une armée qui semble puissante en Arad Doman – et renforcé les troupes déjà présentes en Illian ?
— Parce que Tarmon Gai’don approche, Cadsuane. Je ne peux pas combattre en même temps les Ténèbres et les Seanchaniens. Ce sera soit une trêve, soit une victoire écrasante pour moi – à n’importe quel prix. Les prophéties disent que je dois lier à moi les neuf lunes. Ce que ça signifie, je l’ai découvert il y a quelques jours. Dès que Bashere sera revenu, je saurai où et quand je rencontrerai la Fille des Neuf Lunes. La question, c’est comment la lier à moi, et ce sera à elle de me donner la réponse.
Rand parlait avec un grand naturel, désormais, en soufflant des ronds de fumée en guise de ponctuation.
Les réactions à sa tirade furent très diverses.
Loial finit d’écrire à toute vitesse, soucieux de n’omettre aucun mot. Placides, Harilin et Enaila continuèrent à jouer – s’il fallait danser avec les lances, elles étaient prêtes.
Hochant furieusement la tête, Alivia espérait sûrement que Rand écraserait ceux qui l’avaient contrainte à porter un a’dam pendant cinq cents ans.
S’étant déniché un autre gobelet, Logain y avait vidé la carafe, mais il ne buvait pas, le visage de marbre.
À présent, c’était Rand que Verin étudiait. Mais il l’intéressait depuis toujours.
Quant à Min… Pourquoi était-elle triste à mourir ?
Enfin, Cadsuane…
— Une pierre se fend quand on la frappe assez fort, dit-elle, son visage d’Aes Sedai impénétrable. L’acier peut se briser, tout comme le chêne qui lutte contre le vent. Le roseau, lui, se plie et survit.
— Un roseau ne gagnera pas l’Ultime Bataille.
La porte s’entrouvrit pour laisser passer Ethin.
— Seigneur Dragon, trois Ogiers viennent d’arriver. Ils ont été ravis d’apprendre que maître Loial était ici. Dans le trio, il y a sa mère.
— Ma mère ? couina bizarrement l’Ogier.
Un « couinement » qui valait bien des vents hurlant dans une grotte. Se tordant les mains, Loial se leva, oreilles en berne. Dans son affolement, il renversa sa chaise.
— Que vais-je faire, Rand ? demanda-t-il en regardant à droite et à gauche, comme s’il cherchait une autre sortie que la porte. Les deux autres, ça doit être l’ancien Haman et Erith. Comment me tirer de là ?
— Maîtresse Covril a un besoin urgent de vous parler, maître Loial, précisa le vieux serviteur. Très urgent. Tous les trois sont trempés jusqu’aux os, mais ils vous attendent à l’étage, dans le salon du quartier des Ogiers.
— Rand, que vais-je faire ?
— Tu es prêt à épouser Erith, non ? dit le jeune homme, tentant de se montrer aussi amical que possible.
Sauf avec Min, il avait du mal à être gentil.
— Et mon livre ! Mes notes sont incomplètes, et je ne saurai pas la fin de l’histoire. Parce que mon épouse me ramènera au Sanctuaire Tsofu avec elle.
— Mauviette ! marmonna Cadsuane.
Elle reprit sa broderie et mania avec précision son aiguille. Son ouvrage représentait l’antique symbole des Aes Sedai : dans un cercle noir et blanc divisé par une ligne sinueuse, le Croc du Dragon et la Flamme de Tar Valon côte à côte.
— Va voir ta mère, Loial. Si c’est bien Covril fille d’Ella fille de Soong, mieux vaut ne pas la faire attendre. Mais ça, je suppose que tu le sais.
Loial sembla tenir le conseil de Cadsuane pour un ordre. Après avoir essuyé sa plume, il reboucha son encrier – mais il fit tout ça très lentement, les oreilles de plus en plus tombantes.
— Bon, lâcha Verin en inspectant son curieux ouvrage, je crois que j’ai fait tout ce que je pouvais ici… C’est le moment d’aller retrouver Tomas. Avec la pluie, son genou le met à la torture, même s’il le cache à tout le monde, moi comprise. (Elle jeta un coup d’œil dehors.) On dirait que ça se calme.
— Moi, je vais rejoindre Lan, annonça Nynaeve. Là où il est, la compagnie sera bien meilleure. (Pour qu’on la comprenne bien, elle foudroya Alivia et Logain du regard, puis tira très fort sur sa natte.) Le vent me souffle qu’une tempête approche, Rand. Et tu sais que je ne parle pas d’un banal orage.
— L’Ultime Bataille ? Quand ?
En matière de climat, en écoutant le vent, l’ancienne Sage-Dame prévoyait souvent la pluie à une heure près.
— Peut-être, oui… Quand, je l’ignore. Mais n’oublie pas : une tempête approche, et elle sera terrible.
Dehors, le tonnerre gronda – juste au-dessus de leurs têtes.