6 Des filaments

Elayne courut comme les autres, bien entendu. Relevant l’ourlet de sa jupe, elle prit même rapidement la tête du groupe sur le sentier accidenté. Bien qu’elle semblât n’avoir aucune notion de l’art de courir en portant une jupe – d’équitation ou pas – Aviendha la suivit de près. Même épuisée, sans ce handicap vestimentaire, elle serait à coup sûr passée en tête.

Aucune Régente n’aurait commis l’indélicatesse de devancer Renaile, qui ne pouvait pas aller très vite avec la coupe entre les bras. N’ayant pas le moindre scrupule, Nynaeve écartait la concurrence à coups de coude, se fichant comme d’une guigne de bousculer des Régentes, des femmes de la Famille ou des Aes Sedai.

Alors qu’elle dévalait la pente, manquant sans cesse s’étaler, Elayne eut envie de rire malgré la gravité de la situation. Et le danger… Depuis ses douze ans, Lini et sa mère l’empêchaient de courir et de monter aux arbres, mais ce n’était pourtant pas le pur plaisir de se dépenser qui motivait son hilarité. Elle s’était comportée comme une reine, et le résultat se révélait des plus satisfaisants. Alors qu’elle avait pris le commandement pour guider des gens loin du danger, ils l’avaient suivie ! Sa vie entière avait été une préparation à ce jour. Du coup, elle riait de joie, la fierté dont elle était emplie lui semblant par moments pouvoir l’envelopper d’une aura scintillante, comme le saidar.

Une fois négocié le dernier lacet, la Fille-Héritière s’attaqua à l’ultime ligne droite, le long d’une des granges. Hélas, son pied glissa sur une pierre et elle partit en vol plané, faisant un salto avant bien involontaire puis se recevant ô combien durement sur le sol au pied du sentier – devant Birgitte, bien entendu.

Sonnée par le choc, elle perdit momentanément l’aptitude à réfléchir. Et quand elle la retrouva, très peu de sa satisfaction d’origine était encore présente. Tu parles de la dignité d’une reine !

Tout en écartant ses cheveux de ses yeux, elle essaya de reprendre son souffle, prête à entendre les commentaires assassins de sa Championne. Quand elle avait une chance de jouer les grandes sœurs pétries de sagesse, Birgitte ne la laissait jamais passer !

Mais là, ô miracle, l’héroïne l’aida à se relever avant même qu’Aviendha arrive à son tour – et s’autorise l’ombre d’un sourire. Chez sa Championne, Elayne capta seulement une intense concentration. Le genre de tension qu’aurait pu éprouver une flèche encochée dans un arc, en quelque sorte.

— On file ou on se bat ? demanda Birgitte. À Falme, j’ai déjà vu ces Seanchaniens volants, et pour être franche, je suggère que nous filions. Mon arc n’a rien de très légendaire, aujourd’hui…

Aviendha parut intriguée par cette dernière phrase, et Elayne soupira d’agacement. Si elle voulait vraiment cacher sa véritable identité, Birgitte devrait apprendre à tenir sa langue.

— Bien sûr qu’on file…, haleta Nynaeve en déboulant à son tour. Se battre ou fuir ? Une question idiote ! Tu crois que nous sommes complètement… ? Par la Lumière ! Mais que fichent-elles ? Alise ! Alise où es-tu ? Alise !

Elayne s’avisa que la ferme était en ébullition, comme lors de l’arrivée en fanfare de Careane. Et peut-être plus. Selon Alise, cent quarante-sept femmes de la Famille résidaient ici en ce moment, en comptant cinquante-quatre guérisseuses à la ceinture rouge arrivées quelques jours auparavant et un certain nombre d’autres qui étaient de passage dans la cité. Pour l’heure, il semblait que toutes ces femmes avaient décidé de courir comme des oies affolées, et que leur exemple avait inspiré les servantes venues du palais Tarasin.

Les canards et les volailles couraient aussi en criaillant d’abondance, ajoutant à la confusion. Elayne vit même Jaem, le Champion grisonnant de Vandene, foncer tête baissée avec un sac en toile de jute sur les bras.

Alise se matérialisa soudain près de Nynaeve, digne et calme malgré la transpiration qui ruisselait sur son front. Pas une seule mèche de cheveux en désordre, elle n’arborait pas non plus l’ombre d’un faux pli sur sa robe, comme si elle était au milieu d’une promenade.

— Inutile de couiner, dit-elle, les poings plaqués sur les hanches. Birgitte m’a dit ce que sont ces gros oiseaux, et en vous voyant dévaler le versant de colline comme si le Ténébreux en personne vous pistait, je me suis dit que nous allions devoir filer très vite. Donc, j’ai ordonné à chaque femme d’emporter une robe de rechange, trois jeux de sous-vêtements et de bas, du savon, un nécessaire de couture… et tout son argent. Rien de plus. Les dix qui finiront en dernier se chargeront de la vaisselle pendant tout le voyage, où qu’il nous conduise. Un moyen de stimuler ces dames.

» J’ai aussi chargé les domestiques et vos Champions – des êtres agréables et étonnamment sensés, pour des hommes – de collecter toute la nourriture disponible. Devenir un Champion change-t-il tant que ça un mâle ?

Nynaeve ravala tant bien que mal les ordres qu’elle était sur le point de donner – à quoi bon, puisque Alise l’avait devancée ?

— Très bien…, marmonna l’ancienne Sage-Dame. Oui, oui… (Soudain, elle reprit du poil de la bête.) Les femmes qui n’appartiennent pas à la Famille… Oui, il faut…

— Du calme, fit Alise, impériale. Elles sont presque toutes déjà parties. Surtout celles qui ont un époux et une famille. Celles-là, je n’aurais pas pu les retenir, même si je l’avais voulu. Mais une bonne trentaine, croyant que ces oiseaux sont des Créatures des Ténèbres, n’ont pas voulu s’éloigner des Aes Sedai. (Un soupir indiqua ce qu’elle pensait de cette démarche.) Bon, il ne vous reste plus qu’à vous remettre de vos efforts. Buvez un peu d’eau froide, mais pas trop vite, et passez-vous-en sur le visage. Moi, je dois surveiller les préparatifs. (Elle regarda autour d’elle et secoua la tête.) Certaines de ces femmes s’évanouiraient si des Trollocs déboulaient de la colline, et la plupart des nobles ne se sont jamais habituées à nos règles de vie. Il va falloir que je rafraîchisse quelques mémoires…

Sur ces mots, Alise s’en retourna dans la cohue, laissant Nynaeve stupéfaite.

— Eh bien, lui rappela Elayne en époussetant sa robe, tu as parlé d’elle comme d’une femme très compétente.

— Je n’ai jamais dit ça ! Enfin, pas le « très », en tout cas. Mais où est donc passé mon chapeau ? Elle croit tout savoir, hein ? Eh bien, je parie qu’elle ignore au moins ça !

Nynaeve s’éloigna dans la direction opposée à celle qu’avait prise Alise.

Elayne la regarda un moment, ébahie. Son chapeau ? Elle-même, elle aurait bien voulu savoir où était le sien – un très joli modèle – mais quand même… Avoir participé à un cercle, de plus en utilisant un angreal, avait peut-être provisoirement affecté les facultés mentales de Nynaeve. Pour être honnête, la Fille-Héritière se sentait un peu… chose, comme si elle pouvait encore glaner des fragments de saidar autour d’elle.

Mais jusqu’à nouvel ordre, Nynaeve était le cadet de ses soucis. L’urgence, c’était que tout le monde soit prêt à partir avant l’arrivée des Seanchaniens. D’après ce qu’elle avait vu à Falme, parler de « centaines de damane » n’était pas exagéré. Et si on se fiait au peu qu’Egwene avait consenti à dire sur sa captivité, la majorité de ces femmes serait ravie de mettre un collier autour du cou de pauvres innocentes. Parmi les expériences qui l’avaient marquée, Egwene citait le jour où elle avait vu des damane seanchaniennes rire et jouer avec leurs sul’dam comme des chiots bien dressés heureux d’être avec leur affectueux propriétaire. Et une partie des femmes enrôlées de force à Falme s’étaient également très vite comportées ainsi.

Ces histoires glaçaient les sangs d’Elayne. Plutôt mourir que d’être tenue en laisse ! Quant aux trésors qu’elle avait découverts, elle aurait encore préféré les laisser aux Rejetés qu’aux Seanchaniens.

Elle courut jusqu’à la citerne, Aviendha la suivant en haletant autant qu’elle.

Mais Alise semblait avoir pensé à tout, car les ter’angreal étaient déjà sur le dos des chevaux de bât, dans une partie des paniers que la Fille-Héritière avait vidés avec l’aide d’Aviendha. Les paniers surnuméraires étaient remplis de sacs de farine, de sel, de haricots et de lentilles. Bien entendu, ceux que les deux jeunes femmes n’avaient pas encore triés contenaient toujours un mélange de merveilles et de détritus, mais ce serait pour plus tard…

Sur un ordre d’Alise, à l’évidence, des palefreniers soignaient les bêtes de bât au lieu de courir dans tous les sens, les bras chargés. Birgitte elle-même obéissait à Alise sans autre signe de réticence qu’un petit sourire mélancolique.

Elayne souleva les bâches de toile pour examiner les ter’angreal le plus précisément possible sans avoir à les décharger. Tout était là, dans deux paniers presque pleins. Un peu de désordre, à première vue, mais pas de casse. Rien d’étonnant, puisque quasiment rien, à part le Pouvoir, ne pouvait briser un ter’angreal, mais bon…

Aviendha s’assit en tailleur à même le sol et entreprit de s’éponger le front avec un grand mouchoir pas du tout assorti à sa jolie tenue d’équitation en soie. Même elle, la fatigue la rattrapait.

— Pourquoi grommelles-tu ainsi, Elayne ? On dirait Nynaeve. Alise nous a épargné la corvée de charger tous ces objets nous-mêmes…

N’ayant pas eu conscience qu’elle parlait à voix haute, Elayne rosit un peu.

— Je ne veux pas qu’une personne ignorant ce qu’elle fait touche à ces artefacts, voilà tout…

Certains ter’angreal pouvaient s’activer entre les mains de personnes incapables de canaliser, si elles faisaient ce qu’il ne fallait pas. Mais en vérité, Elayne refusait que quiconque touche à ses trouvailles. Ses trouvailles ! Le Hall n’allait pas les confier à une autre sœur parce qu’elle était plus âgée et plus expérimentée, n’est-ce pas ? Ou les cacher parce que étudier ces artefacts était trop dangereux ? Avec tant de modèles à analyser, elle finirait peut-être par savoir fabriquer un ter’angreal qui fonctionne en permanence. Sur ce plan, elle avait connu trop d’échecs et de demi-succès.

— Oui, pour y toucher, il faut savoir ce qu’on fait, murmura Elayne en remettant la toile en place.

Dans la ferme, l’ordre émergea du chaos plus vite qu’on aurait pu le croire, mais plus lentement que l’avait espéré la Fille-Héritière. Bien entendu, dut-elle reconnaître à contrecœur, pour la satisfaire, il aurait fallu que la transformation soit instantanée. Incapable de cesser de scruter le ciel, elle renvoya Careane au sommet de la colline, afin de voir ce qui se passait à Ebou Dar. Marmonnant entre ses dents avant de s’incliner, la massive sœur verte alla même jusqu’à lorgner les membres de la Famille qui passaient, comme si elle voulait proposer qu’une de ces femmes se charge de la mission. Mais Elayne voulait quelqu’un qui ne s’évanouirait pas en voyant approcher des « créatures des Ténèbres », et Careane était tout en bas de la hiérarchie des sœurs présentes.

Adeleas et Vandene arrivèrent, flanquant Ispan, toujours sous bouclier et de nouveau cagoulée. La prisonnière marchait normalement et rien n’indiquait qu’il lui soit arrivé quoi que ce soit, n’était… Eh bien, alors qu’elle n’avait pas les mains entravées, elle n’essaya pas une seule fois de relever sa cagoule. Et dès qu’on l’eut hissée en selle, elle tendit docilement les poignets pour qu’on les lui attache. Si elle était dans de si bonnes dispositions, ça voulait peut-être dire que Vandene et Adeleas lui avaient arraché des informations. Comment ? C’était le problème des deux sœurs, pas celui d’Elayne…

Bien entendu, dans toute cette agitation, il y eut des… bavures – en dépit de la gravité de la menace imminente et parfaitement inévitable. L’incident du chapeau de Nynaeve, sans être très grave, compta au nombre des accrocs. Ayant retrouvé le couvre-chef, Alise l’avait rendu à Nynaeve en lui conseillant d’abriter sa peau du soleil si elle voulait conserver son joli teint de pêche. Bouche bée, l’ancienne Sage-Dame avait regardé la femme grisonnante s’éloigner pour aller résoudre un petit problème de plus. Puis elle avait ostensiblement glissé le chapeau sous une sangle de ses sacoches de selle.

Depuis le début, Nynaeve s’était attachée à aplanir les difficultés. Mais Alise la devançait pratiquement à tous les coups, et avec elle, les difficultés s’aplanissaient pratiquement toutes seules.

À plusieurs nobles dames qui avaient demandé de l’aide pour faire leurs bagages, l’intraitable Alise avait répondu que ses ordres n’étaient pas des paroles en l’air. La liste des choses à emporter était courte, chaque femme devait s’en charger seule, et toutes celles qui n’obtempéreraient pas partiraient avec ce qu’elles avaient sur le dos. Évidemment, les récalcitrantes se hâtèrent d’obéir.

Plusieurs femmes – et pas seulement des nobles – annoncèrent qu’elles ne viendraient pas dès qu’elles surent que les autres partaient pour le royaume d’Andor. Sans hésiter un instant, Alise les expulsa de la ferme – sans monture, et avec la consigne de courir aussi longtemps qu’elles le pourraient. Alors que le moindre cheval comptait pour Elayne et son groupe, les « dissidentes » devraient être le plus loin possible de la ferme quand les Seanchaniens y arriveraient. Car s’ils faisaient des prisonnières, elles seraient au minimum mises à la question – si on ne les exécutait pas avant.

Comme c’était prévisible, Nynaeve eut une bruyante prise de bec avec Renaile au sujet de la coupe et de la tortue qu’avait utilisée Talaan, et que la chef des Atha’an Miere s’était appropriées. Alors que les deux belligérantes en étaient déjà à agiter violemment les bras, Alise intervint avec son efficacité coutumière. En un éclair, la Coupe des Vents fut de nouveau sous la garde de Sareitha, la tortue étant confiée à Merilille. Suite à cette médiation, l’indomptable Alise, sous le regard ravi d’Elayne, brandit un index sous le nez de la Régente des Vents de la Maîtresse des Navires des Atha’an Miere et lui tint au sujet du vol un sermon qui la laissa sidérée et tremblante d’indignation.

Repartant les mains vides, Nynaeve s’éloigna en marmonnant entre ses dents, poignante image de la désolation.

Tout bien pesé, les préparatifs ne durèrent pas si longtemps que ça. Sous le regard vigilant des tricoteuses, les femmes de la Famille se réunirent dans la cour, baluchon sur l’épaule. Ses propos n’étant jamais en l’air, Alise nota les noms des dix dernières à se présenter – comme de juste, huit sur dix étaient des nobles portant une tenue de soie très proche de celle d’Elayne. Des nobles, pas des membres de la Famille… Connaissant désormais Alise, la Fille-Héritière paria que ces retardataires feraient bel et bien la vaisselle, que ça leur plaise ou non.

Les Atha’an Miere s’alignèrent aussi, leur monture tenue par la bride. Bizarrement, aucune ne parlait, à part Renaile, encline à marmonner des imprécations dès qu’elle apercevait Alise.

Tandis qu’on faisait signe à Careane de descendre de sa colline, les Champions amenèrent leurs chevaux aux sœurs. Alors que tout le monde gardait un œil levé vers le ciel, l’aura du saidar enveloppait toutes les Aes Sedai les plus âgées et une majorité de Régentes. Sans oublier quelques membres de la Famille.

Guidant sa jument jusqu’à la tête de la colonne, au niveau de la citerne, Nynaeve caressa l’angreal toujours passé à son poignet, comme si c’était elle qui allait ouvrir le portail – une idée ridicule s’il en était. Primo, parce que l’ancienne Sage-Dame – même si elle s’était débarbouillée et, bizarrement, avait remis son chapeau – continuait à vaciller sur ses jambes dès qu’elle relâchait un tant soit peu sa concentration. Le visage de pierre, comme toujours, Lan ne la quittait pas d’un pouce, prêt à la rattraper si elle s’écroulait. Même avec son bracelet, elle ne semblait pas en état de tisser un portail. Secundo, et plus important encore, depuis leur arrivée, elle n’avait pas cessé d’aller et venir dans la ferme. Elayne, au contraire, avait passé un long moment à maintenir le saidar à l’endroit même où elle se trouvait. Donc, elle connaissait parfaitement les lieux. Du coup, quand elle s’unit à la Source, Nynaeve se rembrunit, mais elle eut assez de sens commun pour ne rien dire.

Dès le début, Elayne regretta de ne pas avoir demandé à Aviendha de lui prêter la figurine de la femme enveloppée dans ses cheveux. Fatiguée elle aussi, tout le saidar qu’elle pouvait encore puiser risquait de ne pas suffire pour que le tissage fonctionne. Au début, les flux semblèrent vouloir lui échapper, puis ils se mirent en place si brusquement qu’elle en sursauta. Canaliser le Pouvoir quand on était épuisée n’avait rien d’agréable, mais là, ce fut une torture.

Le trait de lumière vertical finit quand même par apparaître, tournant sur lui-même avant de former une ouverture pas plus large que celle d’Aviendha, à l’aller. Mais ça irait, puisqu’un cheval pourrait passer. Jusque-là, Elayne avait douté de sa réussite…

Les femmes de la Famille crièrent de surprise en voyant l’image d’une prairie apparaître devant elles, au milieu de rien.

— Tu aurais dû me laisser faire, souffla Nynaeve, mais avec une pointe de fiel. Tu as failli tout emmêler.

Aviendha eut pour l’ancienne Sage-Dame un regard si noir qu’Elayne faillit lui retenir le bras. Depuis qu’elles étaient presque-sœurs, l’Aielle se sentait de plus en plus obligée de défendre l’honneur de la Fille-Héritière. Si elles devenaient un jour premières-sœurs, il faudrait peut-être la garder loin de Nynaeve et de Birgitte.

— Je l’ai fait, Nynaeve, c’est tout ce qui compte.

L’ancienne Sage-Dame eut un regard indigné et marmonna quelque chose au sujet de la susceptibilité de certaines personnes. Comme si c’était Elayne qui s’était dressée sur ses ergots !

Tenant son cheval par la bride, son arc dans l’autre main, Birgitte traversa la première – avec un étrange sourire à l’intention de Lan. Sans doute parce qu’elle se réjouissait de l’avoir devancé. L’éternelle rivalité entre les Champions…

À part ça, Elayne capta chez sa Championne un peu de méfiance. Mais vraiment très peu.

Quand elle était enfant, Gareth Bryne lui avait donné ses premières leçons d’équitation dans cette prairie, qu’elle connaissait comme sa poche. À une lieue de ces collines très peu boisées se dressait le manoir d’un des nombreux domaines de sa mère. Non, d’un de ses nombreux domaines ! Il allait falloir qu’elle s’habitue à ça. Les sept familles qui s’occupaient de la demeure et des terres étaient les uniques habitants de cette région, à une demi-journée de cheval dans toutes les directions.

Elayne avait choisi cette destination parce qu’elle était à deux semaines de voyage de Caemlyn. En arrivant dans un coin aussi perdu, elle aurait une bonne chance d’entrer dans la capitale avant que quiconque sache qu’elle était en Andor. Une précaution qui pouvait s’avérer judicieuse. Plusieurs fois, dans l’histoire du royaume, des prétendantes à la Couronne de Roses avaient été gardées comme « invitées » par une maison rivale – jusqu’à ce qu’elles renoncent à réclamer le trône, en général. Morgase elle-même avait recouru à cette méthode avec deux prétendantes, avant de s’asseoir sur le trône.

Si tout se passait bien, Elayne espérait avoir bien établi sa position avant l’arrivée d’Egwene et des autres.

Lan traversa juste après Birgitte, Mandarb tenu par la bride, et Nynaeve se précipita sur les talons de son mari – avant de ralentir le pas et, d’un regard noir, de défier Elayne d’oser un commentaire. Jouant nerveusement avec ses rênes, elle s’efforça de ne pas regarder en direction du portail. Après un instant, Elayne comprit qu’elle comptait les secondes.

— Nynaeve, nous n’avons pas vraiment le temps de…

— Avancez ! cria Alise en claquant des mains. Je ne veux pas de bousculade, mais pas de traînardes non plus. En route !

Nynaeve tourna la tête, l’air hésitant. Bizarrement, elle porta une main à son grand chapeau, en arrachant quelques plumes bleues, puis marmonna :

— Espèce de vieille peau de bique…

La suite échappa à Elayne, puisque son amie venait de traverser le portail. Mais quel toupet, quand même ! Oser faire la morale aux gens sur leur vocabulaire ! Et la suite devait être gratinée, si on en jugeait par les premières aménités.

Alise continua à stimuler ses troupes, mais après sa première intervention, ce n’était pas vraiment indispensable. Impressionnées, même les Atha’an Miere pressaient le pas tout en jetant des coups d’œil inquiets au ciel par-dessus leur épaule. Tout en grommelant aussi au sujet d’Alise – des injures imagées qu’Elayne nota dans un coin de sa tête – Renaile elle-même se mit à trottiner. « Charognard bouffeur de poisson » ? Joli, mais un peu étrange, pour un peuple qui devait se nourrir essentiellement de produits de la mer…

Alise traversa la dernière, à part les Champions restants, qui formaient l’arrière-garde. S’arrêtant devant Elayne, elle lui tendit son chapeau à plumes vertes.

— Il faut te protéger du soleil, mon enfant. Un si beau visage ne doit pas être ridé avant l’heure.

Assise sur le sol, non loin de là, Aviendha rit tellement fort qu’elle en tomba à la renverse.

— Je vais lui demander de te trouver un chapeau, menaça Elayne. Avec beaucoup de plumes et de très gros rubans.

Sur ces mots, qui douchèrent l’hilarité de l’Aielle, elle emboîta le pas à Alise.

Très large, la vallée longue de près d’une demi-lieue était bordée par des collines plus hautes que celles qui entouraient la ferme. On y trouvait toutes sortes d’arbres qu’Elayne connaissait très bien. Des chênes, des pins, des pruniers, des sapins et des lauréoles – en bref, au sud, à l’est et à l’ouest, une riche source de bois de construction, même s’il n’y aurait peut-être pas d’abattage cette année. Au nord, en direction du manoir, il s’agissait plutôt de bois de chauffe.

De petits rochers gris apparaissaient çà et là au milieu de l’herbe jaunie qui aurait dû avoir disparu depuis longtemps. Le même décor que dans le Sud, dû au dérèglement du climat…

Cette fois, Nynaeve ne se mit pas à sonder les alentours pour repérer Lan. De toute façon, ici, Birgitte et lui ne pouvaient pas être partis bien loin. Assumant son rôle, l’ancienne Sage-Dame passa entre les chevaux, ordonna aux femmes de monter en selle, harcela inutilement les domestiques qui s’occupaient des chevaux de bât, rappela aux membres de la Famille dépourvus de montures que marcher cinq lieues était un jeu d’enfant et houspilla une mince noble dame, apparemment originaire d’Altara, qui arborait une cicatrice sur la joue et ployait sous le poids de son baluchon. Puisqu’elle avait voulu emporter tant de choses, eh bien, à elle de les porter, à présent !

Les Atha’an Miere massées autour d’elle, Alise leur donnait un cours sur les bases de l’équitation. Miraculeusement, les Régentes l’écoutaient. Avisant sa Némésis, Nynaeve parut soulagée de la voir occupée. Jusqu’à ce qu’Alise la gratifie d’un sourire encourageant et lui fasse signe de continuer ce qu’elle avait en cours.

Un moment, Nynaeve se pétrifia, les yeux rivés sur l’impudente. Puis elle rejoignit Elayne à grands pas, s’immobilisa, saisit son chapeau à deux mains et le remit bien droit sur son crâne.

— Cette fois, je vais la laisser tout faire…, annonça-t-elle d’un ton raisonnable qui n’augurait rien de bon. Nous verrons comment elle s’en sort avec ces Atha’an Miere de malheur. Oui, nous verrons.

Trop raisonnable, ce ton, décidément…

— Elayne, pourquoi gardes-tu le portail ouvert ? Dissipe-le !

Aviendha aussi parut étonnée, maintenant que Nynaeve faisait remarquer cette bizarrerie.

Elayne prit une grande inspiration. Elle avait longuement réfléchi sans trouver d’autre solution. Mais Nynaeve allait discutailler, et ce n’était pas le moment. À travers le portail, on voyait la ferme déserte, les volailles elles-mêmes étant allées se cacher, sans doute effrayées par le tohu-bohu. Combien de temps avant que cet endroit grouille de nouveau de monde ? Très peu, sûrement…

Examinant son tissage, Elayne constata que seuls certains filaments se distinguaient encore de la masse. Elle voyait tous les flux, bien entendu, mais ils n’en formaient plus qu’un, à part quelques exceptions.

— Nynaeve, conduis tout le monde jusqu’au manoir.

Le soleil ne tarderait plus trop à se coucher. S’il restait deux heures de jour, c’était déjà beau.

— Maître Hornwell sera surpris de voir arriver tant de gens si tard, mais dites-lui que vous êtes les invitées de la fille qui pleurait à cause de l’aile cassée d’un petit oiseau rouge. Il se souviendra… Je vous rejoindrai dès que j’en aurai terminé.

— Elayne…, souffla Aviendha, sa voix trahissant une inquiétude étonnante chez elle.

— Qu’as-tu donc idée de… ? commença Nynaeve.

Il n’y avait qu’un moyen de couper court à la polémique. Saisissant avec le Pouvoir un des filaments apparents du tissage, Elayne tira dessus. Des étincelles de saidar jaillirent, crépitant avant de disparaître. Lorsque Aviendha avait détissé son portail, ce phénomène ne semblait pas s’être produit, mais la Fille-Héritière n’avait vu que la fin de l’opération.

— Partez, Nynaeve. Pour finir, j’attendrai que vous soyez loin. Ne me regarde pas comme ça ! Il faut que je le fasse. Les Seanchaniens auront investi la ferme dans quelques heures. Et même s’ils tardent jusqu’à demain, qu’arrivera-t-il si une damane a le don de détecter et d’interpréter les résidus d’un tissage ? Je refuse que les Seanchaniens apprennent à utiliser les portails !

Nynaeve marmonna au sujet des Seanchaniens quelques imprécations qu’Elayne aurait donné cher pour entendre clairement, si on se fiait au ton de son amie.

— Et moi, je refuse que tu te carbonises ! Allons, lâche ce filament. Avant que tout le tissage explose, comme nous l’a expliqué Vandene. Tu risques de nous tuer tous !

— Pas moyen de revenir en arrière, dit Aviendha en posant une main sur le bras de Nynaeve. Quand on a commencé, il faut aller jusqu’au bout. Tu dois faire ce qu’Elayne te dit.

L’ancienne Sage-Dame se rembrunit. « Tu dois faire » n’était pas le genre d’expression qu’elle aimait entendre, en tout cas quand on s’adressait à elle. Cela dit, elle n’était pas idiote. Après avoir foudroyé du regard tout ce qui tombait sous ses yeux, elle enlaça Elayne et la serra à lui en faire craquer les côtes.

— Sois prudente, c’est compris ? Si tu te fais tuer, je jure de t’écorcher vive !

Même si l’heure était grave, Elayne éclata de rire. La tenant par les épaules, Nynaeve l’écarta un peu d’elle.

— Tu sais bien ce que je veux dire, marmonna-t-elle. Et surtout, ne va pas croire que ce n’est pas sincère ! Compris ? Mais sois prudente, s’il te plaît…

Quand elle se fut un peu ressaisie, Nynaeve lâcha Elayne et enfila ses gants bleus d’équitation. On eût dit qu’un peu de rosée perlait à ses paupières, mais c’était sûrement une illusion. Nynaeve arrachait des larmes aux autres, mais elle n’en versait pas !

— Alise, dit-elle tout bas, si tout le monde n’est pas prêt, je…

Tournant la tête, elle ne finit pas sa phrase. Toutes les cavalières étaient en selle, y compris les Atha’an Miere. Les Champions avaient rejoint leurs sœurs et Birgitte comme Lan étaient revenus, l’héroïne regardant Elayne sans cacher son inquiétude. Les domestiques se tenaient en ligne avec les bêtes de bât, et les membres de la Famille, toutes à pied à part les tricoteuses, attendaient patiemment l’ordre du départ. Plusieurs chevaux qui auraient pu servir de montures étaient chargés de sacs de vivres et de ballots de vêtements. Les femmes qui avaient dépassé le quota édicté par Alise – exclusivement des nobles extérieures à la Famille – devraient porter cette charge sur leur dos. La femme à la cicatrice sur la joue, presque pliée en deux sous le poids, jetait des regards mauvais à tout le monde, à l’exception d’Alise.

Toutes les femmes capables de canaliser fixaient le portail. Et toutes celles qui avaient entendu Vandene parler des risques d’un détissage lorgnaient le filament libre comme s’il s’était agi d’un aspic.

Alise en personne amena son cheval à Nynaeve – et rectifia la position du chapeau à plumes tandis que l’ancienne Sage-Dame se hissait en selle. Une nouvelle fois vexée à mort, Nynaeve orienta sa jument vers le nord et se mit en chemin, Lan à ses côtés. Un instant, Elayne se demanda pourquoi son amie ne remettait pas Alise à sa place. Si on l’en croyait, depuis son adolescence, elle avait rabattu le caquet de bien des femmes plus âgées qu’elle. De plus, elle était une Aes Sedai, à présent. De quoi pouvoir regarder de très haut n’importe quelle femme de la Famille.

Alors que la colonne s’ébranlait, Elayne tourna la tête vers Aviendha et Birgitte. La statuette de la femme assise dans une main, l’Aielle se tenait bien droite, les bras croisés. Tenant par la bride Lionne, sa propre monture et celle d’Aviendha, la Championne alla s’asseoir sur un petit rocher, à une vingtaine de pas de son Aes Sedai.

— Vous devez…, commença Elayne.

Voyant Aviendha froncer les sourcils, elle n’alla pas plus loin. Expédier l’Aielle loin du danger était impossible, sauf à vouloir la couvrir de honte. Et encore…

— Birgitte, je veux que tu ailles rejoindre les autres. Avec Lionne. Aviendha et moi, nous chevaucherons son hongre à tour de rôle. J’aime bien marcher un peu avant de me mettre au lit.

— Si tu traites un jour un homme la moitié aussi bien que cette jument, il t’appartiendra corps et âme. Je crois que je vais rester ici un moment… Trop de temps passé sur une selle, aujourd’hui. Tu sais, je ne suis pas en permanence à tes ordres. Devant les sœurs et les autres Champions, nous jouons à ce petit jeu pour t’épargner des humiliations, mais entre nous, il n’y a pas de malentendu.

Malgré l’ironie de sa Championne, Elayne capta une très profonde affection. Non, plus que de l’affection ! Soudain, les yeux de la Fille-Héritière la picotèrent. Sa mort aurait profondément bouleversé Birgitte. Ça, c’était le lien qui l’imposait. Mais si elle restait, en ce jour, c’était par amitié.

— Je remercie la Lumière d’avoir deux amies comme vous…, souffla Elayne.

Birgitte lui sourit comme si elle venait de dire une énormité. Aviendha, elle, s’empourpra puis regarda la Championne comme si c’était à cause d’elle qu’elle avait les joues en feu, pas du compliment d’Elayne. Gênée, elle tourna la tête vers la colonne qui approchait déjà d’une première colline.

— Mieux vaut attendre qu’il n’y ait plus personne en vue, dit-elle. Mais tu ne pourras pas patienter trop longtemps ! Une fois le détissage commencé, les flux commencent à devenir… glissants. En laisser échapper un avant qu’il soit hors du tissage revient à lâcher tout le construct, qui se transforme alors… comme ça lui chante. Mais ne te précipite pas non plus. Chaque filament doit être dénoué autant que c’est possible. Plus tu en détacheras du tissage, plus il te deviendra facile de voir les autres. Mais il faut toujours saisir celui qui est le plus visible.

Souriante, Aviendha posa les doigts sur une joue d’Elayne.

— Si tu es prudente, tu t’en sortiras bien.

A priori, ça ne semblait pas si difficile. S’il suffisait de se montrer prudente…

Après ce qui parut être une éternité, la dernière femme – la noble balafrée et chargée comme un baudet – disparut derrière la colline. En réalité, le soleil n’avait pratiquement pas bougé dans le ciel, mais on eût dit que des heures s’étaient écoulées.

Que voulait dire Aviendha, avec son « glissant » ? Sans doute que les flux devenaient difficiles à « tenir », sinon, quoi d’autre ?

Dès qu’elle se remit à l’ouvrage, Elayne comprit pourquoi l’Aielle avait utilisé cet adjectif. Pour saisir, il suffisait d’avoir une fois dans sa vie essayé de serrer entre ses mains une anguille vivante et enduite de graisse.

Le premier filament exigea de la Fille-Héritière une concentration épuisante. Déjà que le retirer du tissage était délicat… Quand elle eut fini, ce filament d’Air se retrouvant finalement libre de toute attache, elle faillit soupirer de soulagement, mais renonça lorsqu’elle songea à ce qui lui restait à faire. Si les flux devenaient encore plus glissants, le succès serait loin d’être garanti.

Ne ratant rien de la délicate opération, Aviendha ne dit plus un mot, mais afficha un sourire encourageant chaque fois que la Fille-Héritière en eut besoin. Sans voir Birgitte, car elle ne voulait pas détourner les yeux de son ouvrage, Elayne sentit dans un coin de sa tête une petite montagne de confiance aussi inébranlable que le plus haut des pics.

À force de suer, elle commença à se sentir aussi glissante que les flux. Un bain, avant de se coucher, serait le bienvenu. Non, il ne fallait pas penser à ça ! Toute sa concentration sur les flux ! Même s’ils devenaient de plus en plus durs à manipuler, ils continuaient à se détacher du tissage, et chaque fois qu’un filament s’en séparait, le suivant apparaissait là où Elayne ne voyait auparavant qu’un bloc solide de saidar.

Bientôt, le portail commença à ressembler à un monstre polycéphale gisant au fond d’une mare glauque et entouré de tentacules pris de spasmes et hérissés d’étincelles de Pouvoir qui grossissaient, crépitaient puis disparaissaient juste avant d’être remplacées par d’autres. Les contours de la structure se mirent à fluctuer, changeant sans cesse de forme et de taille. Les jambes tremblantes, Elayne sentit que la tension faisait picoter ses yeux autant que la sueur. Combien de temps allait-elle tenir ? Elle aurait été incapable de le dire… Les dents serrées, elle continua à lutter. Un filament après l’autre… Un filament après l’autre.

À quelque quatre cents lieues de là – mais moins de cent pas si on passait par le portail – des dizaines de soldats grouillaient dans la cour et entre les bâtiments de la ferme. Des Seanchaniens, ô combien reconnaissables à leur casque qui évoquait une tête d’insecte. Sa jupe ornée de panneaux rouges sur lesquels s’affichaient des éclairs, une femme les suivait, son bracelet relié par une chaîne argentée au collier qui enserrait le cou d’une damane. Une sul’dam et son jouet. Puis un autre duo…

La première sul’dam désigna le portail. Aussitôt, l’aura du saidar brilla autour de sa damane.

— À terre ! cria Elayne.

Elle bascula en arrière juste à temps pour esquiver l’éclair bleu qui traversa le portail avec un rugissement de bête fauve. Une fois passé l’ouverture, le projectile se scinda en plusieurs segments qui jaillirent dans toutes les directions. Tous les poils se hérissèrent sur la nuque d’Elayne. Partout où les éclairs frappaient, des colonnes de poussière et d’éclats de rochers montaient dans l’air avant de retomber en pluie sur la Fille-Héritière et ses compagnes.

Le vacarme se calmant un peu, Elayne entendit une voix d’homme qui venait de l’autre côté du portail. L’accent traînant la terrifia autant que les mots prononcés.

— … les prendre vivantes, espèce d’imbécile !

Un soldat sauta à travers le portail et atterrit juste devant Elayne. Décochée à la vitesse de l’éclair, la flèche de Birgitte traversa le poing fermé qui décorait la cuirasse de l’homme, au niveau du cœur. Un deuxième Seanchanien déboula dans la prairie, trébucha sur le cadavre de son frère d’armes… et finit égorgé par le couteau d’Aviendha avant d’avoir compris ce qui lui arrivait.

Coinçant sous son pied les brides de tous les chevaux, qui renâclaient comme s’ils rêvaient de fuir, mais ne parvenaient pas à se dégager, l’héroïne tirait à une vitesse incroyable. Des cris, de l’autre côté du portail, indiquèrent qu’elle faisait mouche chaque fois.

La riposte ne se fit pas attendre : un épais nuage de carreaux d’arbalète. Tout arrivait si vite… Touché au bras droit, Aviendha s’écroula, la main gauche volant d’instinct vers sa blessure. Mais l’Aielle se ressaisit, rampa sur le côté et tâtonna à la recherche de l’angreal qu’elle avait laissé tomber.

Birgitte cria de douleur et lâcha son arc. Puis elle prit à deux mains sa cuisse transpercée par un carreau.

Elayne sentit la souffrance comme si c’était la sienne.

Toujours étendue sur le dos, elle s’empara quand même d’un filament, tira une fois dessus et découvrit, horrifiée, qu’elle ne pourrait pas faire davantage que ça. Ce filament s’était-il déplacé ? Avait-il réussi à se détacher des autres ? Si c’était le cas, le lâcher serait trop dangereux.

Comme une anguille, le filament se tortillait pour échapper à son contrôle.

— J’ai dit « vivantes » ! rappela le Seanchanien. Quiconque tuera une femme ne recevra pas sa part du butin.

Les carreaux d’arbalète cessèrent de pleuvoir.

— Tu veux me prendre vivante ? cria Aviendha. Alors, viens danser avec moi !

L’aura du saidar – faible malgré le soutien de l’angreal – enveloppa l’Aielle et des boules de feu jaillirent de ses mains en direction des Seanchaniens. Pas de très gros projectiles, mais suffisants pour faire de terribles dégâts, là-bas en Altara. Hélas, Aviendha ne tiendrait pas longtemps, épuisée comme elle l’était déjà.

Brandissant de nouveau son arc, Birgitte ressemblait trait pour trait à l’image que donnaient d’elle les légendes. Une femme capable de continuer à se battre alors qu’elle tenait à peine debout.

Elayne tenta de réguler sa respiration. Impossible de puiser un filament de Pouvoir supplémentaire. La défaite était consommée.

— Vous devez filer, toutes les deux !

Comment sa voix pouvait-elle être si calme, alors qu’elle avait envie de pleurer ?

— Je ne sais pas combien de temps je vais encore pouvoir contrôler ça…

Ça valait autant pour tout le tissage que pour le filament vagabond. Celui qui devenait de plus en plus « glissant ».

— Vous m’avez comprise, partez et foncez aussi vite que possible. De l’autre côté de la colline, vous serez en sécurité, mais il n’y a pas un instant à perdre.

Dans l’ancienne langue, Birgitte éructa un chapelet de jurons que la Fille-Héritière ne comprit pas. Dommage, car ils semblaient dignes d’être mémorisés. Juste avant de mourir, probablement…

— Si tu lâches prise avant que je te le dise, fit Birgitte dans la langue commune, tu n’auras plus à t’inquiéter d’être écorchée vive par Nynaeve, parce que je le ferai à sa place ! Peut-être en lui laissant un petit bout de toi, histoire qu’elle se défoule. Tais-toi et résiste ! Aviendha, approche ! Oui, en passant derrière ce fichu truc ! Tu peux tout maintenir de là ? Alors approche et saute sur un de ces maudits chevaux.

— Tant que je vois où tisser…, répondit Aviendha, qui vacillait sur ses jambes.

Elle faillit s’étaler, mais se rétablit par miracle. Du sang coulait à flots de sa blessure.

— Je crois que je vais pouvoir…, dit l’Aielle.

Elle disparut derrière le portail, mais les boules de feu continuèrent à pleuvoir sur les Seanchaniens. Quand on se trouvait derrière l’ouverture, on voyait ce qu’il y avait devant, mais comme à travers un rideau de brume. En revanche, on ne pouvait pas traverser, et toute tentative aurait été douloureusement punie.

Quand Aviendha fut de nouveau en vue, elle titubait comme un ivrogne. Birgitte l’aida à se hisser en selle, mais à l’envers !

Quand Birgitte lui fit signe, Elayne ne tenta pas de faire « non » de la tête. Avant tout parce qu’elle redoutait ce qui risquait d’arriver si elle le faisait.

— Si j’essaie de me relever, dit-elle, je doute de pouvoir conserver le contrôle.

En réalité, elle doutait surtout d’être capable de se lever. Le stade de l’épuisement dépassé, elle aurait juré que ses jambes n’étaient plus que deux colonnes de coton.

— Chevauchez ventre à terre ! Je résisterai jusqu’au bout de mes forces. Allez-y !

Jurant toujours dans l’ancienne langue – aucune autre n’avait des sonorités pareilles –, Birgitte déposa les rênes des trois chevaux entre les mains d’Aviendha. Puis, en boitillant, elle alla rejoindre Elayne et la prit par les épaules.

— Avant toi, je n’avais jamais rencontré une reine d’Andor. Mais des souveraines, j’en ai connu, tu peux me croire. Tu es du genre « échine d’acier et cœur de lion ». Bref, tu vas réussir !

Sans attendre de réponse, Birgitte força son Aes Sedai à se relever. Malgré la douleur due à sa blessure, Elayne parvint à ne pas lâcher le tissage. Puis, non sans surprise, elle s’avisa qu’elle était debout – et toujours vivante. En avançant vers les chevaux, Birgitte la soutenant tout autant qu’elle la soutenait – consciente de la douleur de sa Championne, elle s’efforçait de ne pas trop s’appuyer sur elle afin de ménager sa jambe blessée –, la Fille-Héritière garda la tête tournée en arrière. En temps normal, elle pouvait maintenir un tissage sans le regarder, mais elle avait besoin, pour se rassurer, de voir qu’elle contrôlait toujours aussi bien le filament rétif, qui ne devait surtout pas lui échapper.

Emmêlé, une masse de tentacules grouillant autour, le portail ne ressemblait plus à aucun tissage qu’Elayne avait vu de sa vie.

Grognant sous l’effort, Birgitte hissa carrément Elayne en selle. À l’envers, comme Aviendha.

— Il faut que tu voies le tissage, expliqua la Championne tout en clopinant jusqu’à son hongre.

Elle se hissa péniblement en selle – sans lâcher ne serait-ce qu’un gémissement, mais Elayne sentit qu’elle souffrait atrocement.

— Fais ce que tu dois faire et laisse-moi m’occuper de notre destination…

Après avoir repris à Aviendha les rênes des trois chevaux, Birgitte talonna le sien. Aucune des montures ne se fit prier pour détaler.

Elayne s’accrocha au troussequin de sa selle avec le même désespoir têtu qui l’empêchait de lâcher le tissage et de se couper du saidar. Secouée comme un prunier par sa monture, elle n’avait plus la force de la prendre en main – ne pas lâcher prise, voilà tout ce qui lui restait comme option.

Le souffle court et le regard fixe, Aviendha aussi se retenait à son troussequin comme on agrippe un morceau de bois flotté dans un naufrage. Mais l’aura l’enveloppait toujours, et les boules de feu continuaient de jaillir. Plus au même rythme, certes, certaines ratant d’assez loin le portail, mais l’essentiel restait assuré. S’inspirant de sa presque-sœur, que rien ne parvenait à abattre, Elayne lutta pour reprendre un peu de ses forces.

Derrière les cavalières, le portail devint de plus en plus petit au bout d’une étendue d’herbe jaunie qui grandissait sans cesse. Puis le terrain commença à monter. Le versant de la colline…

Une flèche toujours encochée dans son arc, les dents serrées pour oublier sa cuisse douloureuse, Birgitte talonnait follement son cheval. Si elles arrivaient au sommet, puis sur l’autre versant…

Aviendha gémit, s’affaissa sur les coudes et se mit à rebondir sur sa selle comme un vulgaire sac. Autour d’elle, l’aura du saidar se dissipa.

— Je ne peux plus… Je ne peux plus…

Les seuls mots qu’elle parvenait à prononcer. Le tir de barrage ayant cessé, des Seanchaniens déboulèrent dans la prairie, émergeant du portail.

— Ça ira…, croassa Elayne.

La gorge comme du parchemin, elle aurait juré que toute l’eau de son corps empoissait désormais sa peau et ses vêtements.

— Utiliser un angreal est épuisant… Tu t’en es bien sortie, et ils ne peuvent plus nous rattraper.

Comme pour faire mentir la Fille-Héritière, une sul’dam apparut devant le portail. Avec sa damane, bien entendu. Même de loin, on ne pouvait pas manquer de reconnaître ce terrible duo. Un autre vint rejoindre le premier, puis un autre encore et un quatrième… Un cinquième, peu après…

— La crête ! lança Birgitte. Ce soir, pour moi, ce sera du bon vin et un type bien bâti !

Dans la prairie, une sul’dam tendit un bras. Elayne eut l’impression que le temps ralentissait son cours. Après que l’aura du saidar se fut formée autour de la damane, un tissage devint visible. La Fille-Héritière l’identifia et sut qu’il n’y avait pas de défense.

— Plus vite ! cria-t-elle.

Le bouclier la frappa. En principe, elle aurait dû être trop puissante pour ce tissage, mais dans son état de fatigue, elle ne réussit pas à le neutraliser, et il la coupa de la Source. Aussitôt, le construct qui avait été un portail s’effondra sur lui-même.

Blanche comme une morte, Aviendha bondit de sa selle, se jeta sur Elayne et l’entraîna dans sa chute. Avant de tomber, la Fille-Héritière eut juste le temps de voir le début du versant descendant de la colline.

Une lumière blanche l’aveugla. Il y eut du bruit – le contraire était impossible – mais sans doute trop fort pour qu’elle puisse encore l’entendre. Puis elle eut le sentiment de percuter quelque chose de très dur après être tombée du sommet d’une tour.

Ouvrant les yeux, elle découvrit le ciel, mais étrangement brouillé. D’abord incapable de bouger, elle gémit de douleur quand elle y parvint. Son corps n’était plus que souffrance. Lumière, quelle torture ! Quand elle eut lentement levé une main jusqu’à ses yeux, elle vit que ses doigts étaient rouges de sang.

Les autres ! Elle devait aider les autres ! Birgitte aussi souffrait, mais au moins, elle s’en était sortie. Furieuse et vibrante de détermination, elle ne devait pas être grièvement blessée. Quant à Aviendha…

Se redressant sur les mains et les genoux, Elayne rampa sur le sol. Prise de vertiges, une douleur semblable à un coup de poignard dans le flanc droit, elle se souvint vaguement que bouger avec une seule côte cassée pouvait être très dangereux. Mais cette pensée lui semblait aussi… floue… que son environnement. Réfléchir semblait hors de portée. En revanche, cligner des yeux améliorait son acuité visuelle. Un peu…

Apparemment, elle avait roulé jusqu’au pied de la colline. Au-dessus de la crête, une colonne de fumée montant de la prairie s’élevait dans le ciel. Sans importance, ce détail. Sans aucune importance !

Une trentaine de pas plus haut sur le versant, Aviendha rampait elle aussi, et elle faillit tomber lorsqu’elle leva une main pour essuyer le sang qui coulait de son front. Quand son regard tomba sur Elayne, elle se pétrifia.

Je suis en si mauvais état que ça ? Pas pire qu’elle, en tout cas…

Sa jupe et son chemisier déchirés, l’Aielle avait du sang partout.

Elayne rampa vers sa presque-sœur. Avec ses vertiges, ça semblait plus raisonnable que se lever et tenter de marcher.

— Tu es entière…, soupira Aviendha, posant le bout des doigts sur la joue de son amie. J’ai eu si peur.

Elayne en sursauta de surprise. Entière, certes, mais tout aussi mal en point que sa presque-sœur. Si sa jupe semblait intacte, son chemisier était en lambeaux et elle saignait d’une multitude de plaies.

Mais elle n’avait pas été carbonisée dans l’aventure, s’avisa-t-elle soudain. Une chance incroyable…

— Nous sommes entières toutes les deux, dit-elle.

Un peu plus loin, Birgitte finit d’essuyer la lame de son couteau sur la crinière du hongre d’Aviendha, puis elle s’écarta du cheval inerte. Le bras droit pendant, elle avait perdu sa cape et il lui manquait une botte. Couverte de sang comme ses compagnes, elle ne portait plus que des habits en lambeaux. Le carreau d’arbalète planté dans sa cuisse paraissait être sa blessure la plus grave, mais c’était loin d’être la seule.

— L’échine brisée…, dit-elle en désignant le hongre mort. Mon cheval est indemne, mais la dernière fois que je l’ai vu, il galopait assez vite pour gagner haut la main la Couronne de Megairil. J’ai toujours dit qu’il était fait pour la course… Elayne, Lionne était morte quand je l’ai trouvée. Désolée…

— Nous sommes vivantes, dit Elayne, et c’est ce qui compte.

Plus tard, elle pleurerait sa jument.

— Je veux voir ce que j’ai fait, exactement…

Dans le ciel, la fumée n’était pas noire, mais elle couvrait une large zone.

Les trois femmes durent se soutenir les unes les autres, et l’ascension fut une épreuve, même pour Aviendha. On eût dit qu’elle avait été fouettée à mort – enfin, presque – puis qu’elle s’était roulée sur le sol de l’arrière-boutique d’une boucherie. Aviendha serrait toujours dans son poing le petit angreal, mais même si elle avait été plus douée qu’Elayne pour la guérison, elle n’était pas davantage en état de s’unir à la Source, et encore moins de canaliser.

Arrivées au sommet de la colline, se tenant toujours les unes aux autres, les trois femmes constatèrent les dégâts.

Encore embrasée sur son périmètre, la prairie était entièrement calcinée à l’intérieur, et les rochers eux-mêmes semblaient avoir fondu. Sur les collines avoisinantes, tous les arbres étaient déracinés ou brisés. Dans le ciel, des faucons planaient sur les courants chauds générés par les incendies. Ces oiseaux chassaient souvent ainsi, guettant les petits mammifères chassés de leur tanière par les flammes.

Aucun signe des Seanchaniens. Elayne aurait préféré qu’il y ait des cadavres, afin d’être sûre que tous avaient péri. En particulier les sul’dam. Mais en regardant mieux le sol noirci et ratatiné, elle changea d’avis. Mieux valait qu’il n’y ait plus rien. Ces gens avaient connu une mort atroce.

La Lumière ait pitié de leurs âmes.

— Aviendha, je n’ai pas détissé aussi bien que toi, mais ça n’est pas plus mal, tout bien pesé. La prochaine fois, j’essaierai de faire mieux.

Une joue ouverte, le front entaillé, l’Aielle coula un regard de biais à son amie.

— Pour une première fois, tu m’as battue à plate couture. Moi, je me suis entraînée sur un simple nœud dans un flux d’Air. Il m’a fallu cinquante essais avant de réussir sans encaisser un choc en retour plutôt violent.

— J’aurais dû commencer par quelque chose de plus simple, concéda Elayne. Ma vieille tendance à plonger de trop haut…

De trop haut ? Elle avait plongé sans même s’assurer qu’il y avait de l’eau, oui ! Elle étouffa un gloussement, mais pas assez tôt pour éviter un élancement, dans son flanc. Du coup, elle renonça à rire et marmonna entre ses dents – certaines lui semblant un peu branlantes, aurait-on dit.

— Au moins, nous avons découvert une nouvelle arme. Je ne devrais pas m’en réjouir, mais puisque les Seanchaniens sont de retour, je n’hésite pas !

— Tu ne comprends pas, Elayne…, fit Aviendha. (Elle désigna le centre de la prairie, où s’était dressé le portail.) Il aurait pu y avoir seulement un éclair, ou même moins que ça. On ne peut jamais savoir, avant. Un banal éclair vaut-il le risque de te carboniser ? Et de faire subir le même sort à toutes les femmes présentes auprès de toi ?

Elayne dévisagea sa presque-sœur. Elle était restée alors qu’elle savait ça ? Perdre la vie était une chose, mais risquer de ne plus être capable de canaliser…

— Aviendha, je veux que nous devenions des premières-sœurs adoptives. Dès que nous mettrons la main sur une Matriarche…

Quant à ce qu’elles feraient au sujet de Rand… Eh bien, elle n’en avait pas la première idée. Envisager qu’elles l’épousent toutes les deux – et Min aussi – était au-delà du ridicule. En revanche, sur son lien avec l’Aielle, Elayne n’avait plus aucun doute.

— Je n’ai plus besoin d’en apprendre plus sur toi. Je veux être ta sœur…

Elayne posa un baiser sur la joue maculée de sang d’Aviendha.

Avant cet instant, elle avait cru voir rougir l’Aielle, en quelques occasions. Dans son peuple, même les amants ne s’embrassaient pas en public. Un coucher de soleil aurait paru pâlichon comparé au teint rouge vif d’Aviendha…

— Je te veux également pour sœur, Elayne…

En jetant un coup d’œil de biais à Birgitte – qui faisait mine d’être sourde et muette – Aviendha se pencha et posa aussi les lèvres sur la joue de sa presque-sœur.

Pour ce geste, Elayne l’aima encore plus que pour le sacrifice qu’elle avait été prête à consentir.

— Quelqu’un approche…, annonça Birgitte, qui n’avait peut-être bien pas fait semblant de regarder ailleurs. Lan et Nynaeve, si je ne me trompe pas…

En gémissant, Elayne et Aviendha se tournèrent pour regarder dans la direction qu’indiquait l’archère. Enfin, c’était vexant ! Dans les récits, les héros n’étaient jamais amochés au point de ne presque pas tenir debout.

Au nord, deux cavaliers devinrent brièvement visibles entre les arbres. Un grand type monté sur un étalon et une femme perchée sur une bête plus petite, tous deux galopant à un train d’enfer.

Avec mille précautions, les trois éclopées s’assirent à même le sol pour attendre leurs amis.

Une autre chose que ne font jamais les héros, songea Elayne, désabusée.

Avec un peu de chance, elle ferait honneur à la mémoire de sa mère, une fois couronnée. En revanche, elle n’était pas taillée pour devenir une héroïne.


Chulein tira doucement sur ses rênes. Segani réagit aussitôt, virant en souplesse sur l’aile. Ce raken vif et agile était très bien dressé – son favori, même si elle déplorait de n’être pas sa seule cavalière. Mais il y avait toujours plus de morat’raken que de raken, il fallait s’y résigner. En bas, où s’étendait la ferme, des boules de feu jaillissaient apparemment de nulle part. Chulein s’efforçait de ne leur accorder aucune attention. Sa mission consistait à surveiller les alentours de la ferme et à prévenir si elle voyait arriver des ennuis. Mais tout était calme, la fumée ayant même cessé de s’élever de l’oliveraie où Tauan et Macu s’étaient écrasés.

À trois mille pieds d’altitude, la vue portait vraiment très loin. Les autres raken surveillaient la région, en quête de toute femme en train de courir – et donc virtuellement coupable d’être la cause de cette agitation. Encore que… Dans ce pays, n’importe quel innocent apercevant un raken en vol se mettrait sûrement lui aussi à courir…

Chulein devait veiller au grain, et rien de plus. À tout prendre, elle aurait préféré ne pas avoir ces démangeaisons entre les omoplates – un indice très sûr que des problèmes s’annonçaient. À cette vitesse, l’air déplacé par le vol de Segani n’était pas très froid. Pourtant, Chulein tira sur les cordons de sa capuche en toile cirée imperméable. Vérifiant ensuite la sangle qui tenait sa selle, elle ajusta ses lunettes de cristal et remonta au maximum ses gants.

Plus de cent Poings du Ciel étaient déjà sur le site. Plus important encore, il y avait six sul’dam avec leur damane et une dizaine d’autres portaient des sacs à dos remplis d’a’dam de rechange. Avec des renforts, le second vol décollerait des collines situées un peu plus loin au sud. Il aurait mieux valu une force plus importante, pour le premier assaut, mais les Hailene disposaient d’assez peu de to’raken et selon des rumeurs insistantes, ceux-ci étaient massivement utilisés pour transporter la haute dame Suroth et toute sa suite d’Amadicia en Altara. Avoir des pensées désobligeantes au sujet du Sang n’était pas bien, mais Chulein aurait vraiment préféré qu’on envoie directement les to’raken à Ebou Dar. Aucun morat’raken ne pensait grand bien des bêtes de bât volantes – rien à voir avec les splendides raken – mais en procédant ainsi, il y aurait déjà eu beaucoup plus de Poings du Ciel et de sul’dam à terre.

— On prétend qu’il y a des centaines de marath’damane dans cette ferme, dit Eliya dans le dos de Chulein – d’une voix très forte, parce que dans le ciel, à cause du déplacement d’air, il fallait toujours crier. Tu sais ce que je ferai avec ma part de l’or du butin ? Eh bien, je m’achèterai une auberge. Ebou Dar m’a l’air d’une très jolie ville, pour le peu que j’en ai vu. Qui sait ? je me trouverai peut-être un mari. Puis je ferai des enfants… Qu’en penses-tu ?

Chulein sourit sous son écharpe coupe-vent. Tous les morat’raken masculins parlaient d’acheter une auberge – ou une taverne, voire une ferme – mais qui aurait pu renoncer à l’ivresse du ciel ? Chulein tapota la base du long cou à la texture de cuir de Segani. En revanche, les morat’raken féminines – les trois quarts des effectifs – rêvassaient à un mari et à des enfants. Mais devenir mère impliquait de ne plus voler. Chaque mois, pas mal de femmes quittaient les Poings du Ciel – en revanche, très peu se résignaient à dire adieu au ciel.

— Je pense surtout que tu devrais garder l’œil bien ouvert, marmonna Chulein.

En réalité, un peu de bavardage ne faisait aucun mal. Chulein aurait pu repérer un enfant qui courait dans une des oliveraies. Alors, une menace pour les Poings du Ciel…

Ces soldats d’élite, les plus légèrement équipés de l’armée, étaient aussi durs que les Gardes de la Mort – et peut-être même encore plus.

— Moi, j’utiliserai ma part pour acheter une damane et engager une sul’dam.

S’il y avait en bas seulement la moitié des marath’damane qu’on annonçait, Chulein aurait assez d’or pour s’acheter deux damane. Trois, pourquoi pas ?

— Une damane capable de faire des Lumières Célestes. Quand je me retirerai du vol, je serai aussi riche que quelqu’un du Sang.

Sur ce continent, il existait des « feux d’artifice ». À Tanchico, des gens avaient en vain essayé de vanter ce spectacle à des membres du Sang. Mais qui pouvait s’intéresser à de minables divertissements, tellement inférieurs aux Lumières Célestes ? Ces marchands avaient été promptement chassés de la cité avec l’ordre de ne plus jamais y revenir.

— La ferme, en bas ! cria soudain Eliya.

Quelque chose frappa Segani. Un choc très violent, plus rude que lors des pires tempêtes, déséquilibra le raken, qui partit en vrille.

Tandis que Segani tombait en criant, tournant si vite sur lui-même que son harnais de sécurité la plaqua sur sa selle, Chulein garda les mains posées sur sa cuisse, sans lâcher les rênes, mais sans les tendre non plus. Segani allait devoir s’en sortir seul, et toute traction sur les rênes l’aurait gêné.

Même quand leur monture tournait comme une toupie, les morat’raken étaient formés à ne pas regarder le sol. Pourtant, chaque fois qu’une rotation lui en offrit la possibilité, Chulein ne put pas résister à la tentation d’évaluer la distance qui les en séparait. Deux mille pieds… Mille huit cents… Mille deux cents… Mille…

Que la Lumière illumine mon âme et que le Créateur, dans son infinie bonté, me protège de…

Trois cents pieds…

D’un coup d’ailes qui secoua Chulein comme un prunier et la fit claquer des dents, Segani redressa son vol, son ventre frôlant la cime des arbres. Toujours très calme – le résultat d’un entraînement intensif –, Chulein observa le mouvement des ailes du raken et constata qu’il n’y avait pas de dégâts. Peut-être, mais il faudrait qu’un der’morat’raken l’examine à la première occasion. Si un infime détail pouvait échapper à Chulein, un maître ne le laisserait pas passer.

— Eliya, on dirait que nous avons encore échappé à la Dame des Ombres…

N’obtenant pas de réponse, Chulein tourna la tête… et découvrit un harnais de sécurité encore attaché par un bout à la selle vide de sa compagne. Tous les morat’raken savaient qu’ils avaient un jour rendez-vous avec la Dame des Ombres au terme d’une longue chute. Mais le savoir ne rendait pas les choses plus faciles quand ça arrivait.

Après avoir récité une courte prière pour les morts, Chulein se concentra de nouveau sur sa mission. Pour commencer, elle ordonna à Segani de reprendre de l’altitude. Lentement, et en volant en spirale, au cas où une de ses ailes serait déchirée sans que ça se voie, mais aussi vite, cependant, que la raison l’autorisait.

La fumée qui montait de derrière la colline intrigua Chulein. Ce qu’elle découvrit après avoir survolé la crête lui glaça les sangs. Alors que ses mains se pétrifiaient sur les rênes, le raken continua à monter dans le ciel.

La ferme n’existait plus. Dans la cuvette, les bâtiments blancs avaient été proprement rasés, et ceux qui se dressaient sur le versant d’une colline n’étaient plus qu’un amas de gravats. Des flammes dévoraient les ruines, se propageaient jusqu’au pied de toutes les buttes et s’attaquaient aux oliveraies. Tout était dévasté. Une désolation comme Chulein n’en avait jamais vu. À coup sûr, il n’y avait plus personne de vivant en bas. Nul ne pouvait survivre à un désastre pareil. Quelle qu’en soit la cause…

Se reprenant, Chulein orienta Segani vers le sud. Dans le lointain, elle distingua des to’raken qui transportaient des Poings du Ciel et des sul’dam – des renforts qui arrivaient bien trop tard.

Chulein prépara mentalement son rapport. C’était capital, car il n’y aurait sûrement personne d’autre qu’elle pour en faire un.

Tout le monde affirmait que ces terres regorgeaient de marath’damane prêtes à être capturées. Mais avec leur nouvelle arme, ces femmes qui se faisaient appeler « Aes Sedai » étaient très dangereuses. Dans les plus brefs délais, il allait falloir prendre des mesures radicales contre cette menace. Alors qu’elle volait vers Ebou Dar, la haute dame Suroth serait peut-être d’accord sur ce point, dès qu’elle serait informée de ce désastre.


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