8 Une simple paysanne

Le camp se trouvait à une lieue environ de la butte. À l’écart de la route, il était niché dans une cuvette entourée de collines basses mais assez densément boisées. Pour y accéder, il fallait traverser une petite rivière de dix pas de large, mais tellement desséchée qu’on y pataugeait dans l’eau sur à peine cinq. Cependant, de petits poissons vert et argent y barbotaient encore, filant de toutes leurs nageoires dès que les sabots d’un cheval les dérangeaient.

Un site que des voyageurs ne risquaient pas de sillonner par hasard… Par ailleurs, la ferme habitée la plus proche était éloignée d’un quart de lieue, et Perrin s’était assuré lui-même que les paysans ne faisaient pas boire leurs bêtes à ce point d’eau.

Depuis le début, il essayait vraiment de voyager sans se faire remarquer. Quand la colonne devait sortir du couvert des bois, elle empruntait des routes secondaires, voire des sentiers communaux. Un bel effort, mais totalement vain. Bien sûr, les chevaux pouvaient brouter partout où on trouvait de l’herbe, mais il leur fallait quand même un peu de grain, et une armée, si modeste fût-elle, devait acheter de la nourriture – et pas qu’un peu, en réalité. Pour chaque homme, il fallait compter par jour quatre livres de farine, de haricots et de viande. Du coup, des rumeurs au sujet d’une armée en campagne devaient courir dans tout le Ghealdan. Mais avec un peu de chance, personne ne se doutait de l’identité de cette petite troupe…

Perrin fit la grimace. Oui, nul n’avait dû soupçonner la vérité, jusqu’à ce qu’il lui prenne l’envie d’ouvrir sa grande gueule !

En fait, il y avait trois camps, tous proches les uns des autres et de la rivière. Tous ces gens voyageaient ensemble, suivant Perrin et lui obéissant – en principe –, mais il y avait beaucoup trop de personnalités différentes, et aucune n’aurait juré que les autres poursuivaient les mêmes objectifs qu’elle. En conséquence, les quelque neuf cents Gardes Ailés de Mayene avaient installé leurs feux de camp dans une section du terrain délimitée par les piquets où ils attachaient leurs chevaux.

À ce propos, Perrin tenta de fermer ses narines à l’odeur entêtante du fumier, de la sueur et des ragoûts de chèvre en train de cuire. Une combinaison très déplaisante, par une telle chaleur.

Leurs lances inclinées selon le même angle, au degré près, des sentinelles montées tournaient lentement autour du camp. À part ça, tous les autres gardes avaient retiré leur casque et leur plastron. Ayant aussi tombé la veste, et parfois même la chemise, ils se reposaient sur leur couverture ou jouaient aux dés en attendant le repas. En regardant passer Perrin, certains se raidirent à la vue des inconnus qui l’accompagnaient, mais personne ne se précipita à sa rencontre pour lui faire son rapport. Il en déduisit que les patrouilles n’étaient pas encore revenues. Des petits groupes, sans lance, conçus pour observer sans être vus. Du moins, c’était l’idée de départ. Enfin, ça l’avait été…

Dans le camp des Matriarches, installé sur la crête d’une colline, dans une sorte de clairière, des gai’shain allaient et venaient, s’acquittant d’une kyrielle de corvées. À cette distance, les silhouettes en robe blanche paraissaient inoffensives : des serviteurs humbles et dociles. De plus près, l’impression n’était pas différente, mais il s’agissait en majorité de Shaido. Selon les Matriarches, un gai’shain était un gai’shain, et il n’y avait rien à ajouter. Perrin, lui, ne se fiait à aucun Shaido, surtout quand il se tenait dans son dos.

Sur un côté du versant, à l’abri tout relatif d’un arbre déplumé, une dizaine de Promises en cadin’sor étaient accroupies en cercle autour de Sulin – la plus dure de toutes, malgré ses cheveux blancs. Elle aussi avait envoyé des éclaireurs. Des éclaireuses, plutôt, capables de se déplacer aussi vite à pied que les Gardes Ailés sur leurs chevaux, et donc de passer bien plus inaperçues.

Sur la crête, aucune Matriarche n’était visible, mais Perrin remarqua une femme mince en robe d’équitation verte qui remuait le contenu d’un chaudron. Regardant passer le jeune homme et sa suite, elle s’interrompit un moment, se redressa et se massa les reins.

Perrin put ainsi croiser le regard furieux de Masuri. Les Aes Sedai ne cuisinaient pas et ne s’abaissaient pas non plus à accomplir les autres tâches humiliantes que les Aielles imposaient à Seonid et à Masuri. Cette dernière estimait que Rand était responsable de cette indignité, mais lui, il n’était pas là, contrairement à Perrin. Si elle en avait l’occasion, Masuri l’écorcherait vif simplement pour se défouler…

Edarra et Nevarin se dirigèrent vers le camp, leur démarche légère dérangeant à peine le tapis de feuilles mortes qui couvrait le sol. Seonid les suivit, les joues toujours gonflées par le foulard. Se retournant sur sa selle, elle regarda Perrin avec… Eh bien, avec ce qu’on aurait qualifié d’une infinie détresse, s’il ne s’était pas agi d’une Aes Sedai. Toujours aussi moroses, Furen et Teryl fermaient la marche.

Apercevant les deux Matriarches, Masuri se remit à l’ouvrage, remuant avec une vigueur renouvelée, sans doute histoire de faire oublier qu’elle avait tiré au flanc quelques secondes. Tant que cette sœur serait sous la responsabilité des Matriarches, Perrin estimait ne pas avoir trop de souci à se faire pour sa précieuse peau. Quand les Aielles tenaient une femme en laisse, elles ne lui concédaient vraiment pas beaucoup de mou.

Par-dessus son épaule, Nevarin jeta à Perrin un de ces regards noirs qu’Edarra et elle multipliaient depuis qu’il y était allé de sa tirade devant le type aux yeux de fouine, le chargeant en plus de répandre cette bonne parole.

Le jeune homme eut un soupir exaspéré. En réalité, il n’avait pas à craindre d’être écorché, tant que les Matriarches ne décideraient pas de se faire un abat-jour avec sa peau.

Trop de personnalités différentes… d’objectifs divergents…

Chevauchant à côté de Faile, Maighdin semblait n’accorder aucun intérêt à ce qu’il y avait autour d’elle. Mais Perrin n’était pas dupe. En voyant les sentinelles montées, elle avait très légèrement tressailli. À l’évidence, en plus de pouvoir reconnaître une Aes Sedai au premier coup d’œil, elle savait ce que signifiaient les plastrons rouges et les casques en forme de pot. Bien des gens, surtout parmi le « peuple le plus humble », seraient passés à côté de tous ces détails. Une femme bien mystérieuse, cette Maighdin. De plus, sans savoir pourquoi, Perrin lui trouvait comme un air familier…

Lini et Tallanvor suivaient Maighdin comme son ombre. Tallanvor, c’était le nom du gaillard mal rasé et dur comme l’acier. Maighdin l’appelait souvent « jeune Tallanvor », alors qu’il ne semblait pas avoir plus de quatre ou cinq ans de moins qu’elle.

Comme d’habitude, Aram, lui, collait aux basques de Perrin. Mais il n’était plus seul, désormais, car un type tout racorni nommé Balwer ne le lâchait pas d’un pouce. Comme Maighdin, il faisait mine de ne pas s’intéresser au camp, mais là aussi, c’était de la poudre aux yeux. Chaque fois qu’il avait capté l’odeur du petit type étique, Perrin, sans trop savoir pourquoi, avait pensé à un loup en chasse en train de humer l’air. Bizarrement, il n’y avait aucune angoisse chez Balwer. Seulement de l’impatience, et une irritation qu’il se forçait à dissimuler dès qu’elle se manifestait trop ouvertement.

Les autres compagnons de Maighdin traînaient loin derrière. La troisième femme, Breane, murmurait à l’oreille d’un grand costaud qui gardait les yeux baissés et acquiesçait docilement – la plupart du temps, car il lui arrivait de secouer la tête.

Le troisième homme, qui se cachait derrière le couple, portait un grand chapeau de paille qui cachait ses traits. Bedonnant, il était armé d’une épée qui, à sa ceinture, semblait presque aussi incongrue que celle qu’arborait Balwer. Mais tous les compagnons mâles de Maighdin étaient munis d’une lame…

Le troisième camp, dressé au pied de la colline sur laquelle les Matriarches avaient élu domicile, couvrait autant de terrain que celui des Gardes Ailés. Pourtant, il abritait beaucoup moins de monde. Ici, les chevaux étaient attachés très loin des feux de camp, leurs diverses émanations ne gâchant pas les bonnes odeurs de cuisson. Ce soir, on aurait droit à de la chèvre rôtie, pas bouillie, et à des navets si ratatinés que les paysans, même par des temps difficiles, les auraient sans doute donnés aux cochons si on n’était pas venu les leur acheter.

Massés par groupes de cinq ou six autour d’un feu, les quelque trois cents hommes de Deux-Rivières qui suivaient Perrin depuis leur pays natal faisaient cuire des brochettes de viande, reprisaient des vêtements ou vérifiaient le bon état de leur arc et de leurs flèches. Presque tous saluèrent Perrin du geste et de la voix. Avec un peu trop de « Perrin Yeux-Jaunes » et de « seigneur Perrin », surtout. Contrairement à lui, Faile avait droit au titre qu’ils lui donnaient avec le même enthousiasme…

Pas un poil de trempé dans leur veste noire, Grady et Neald ne se joignirent pas aux salutations ni aux vivats. Debout près du feu qu’ils avaient allumé à l’écart de tous les autres, ils tournèrent vers Perrin des yeux emplis d’expectation. Mais qu’attendaient-ils donc ? L’éternelle question que le jeune homme se posait au sujet de ces deux-là. Plus encore que les Aes Sedai ou les Matriarches, les Asha’man le mettaient mal à l’aise. Même si un homme ne pouvait pas envisager ça sans quelque inquiétude, une femme capable de canaliser le Pouvoir était en quelque sorte dans l’ordre des choses. Malgré sa veste et son épée, Grady avait l’air d’un paysan, et Neald, avec sa moustache incurvée, d’une demi-portion se donnant des airs de dur. Mais Perrin n’oubliait à aucun moment qui étaient ces hommes, et ce qu’ils avaient fait aux puis de Dumai. Cela dit, il y avait été lui aussi… Oui, que la Lumière lui vienne en aide, il y avait été !

Lâchant le manche de la hache glissée à sa ceinture, Perrin mit pied à terre.

Venus des domaines du seigneur Dobraine, au Cairhien, des domestiques des deux sexes accoururent pour s’occuper des chevaux de Perrin et de sa suite. Tous très petits, ces hommes et ces femmes en tenue de paysan passaient leur temps en courbettes et en manifestations de soumission. Selon Faile, en essayant de les forcer à cesser ce jeu – ou du moins à y aller moins fort –, Perrin perturbait ces pauvres gens. De fait, il captait bel et bien de la confusion dans leur odeur. Et la valse des révérences reprenait une heure ou deux après ses admonestations.

D’autres serviteurs, presque aussi nombreux que les gars de Deux-Rivières, s’occupaient des chevaux ou s’affairaient autour des charrettes de l’intendance – pas des chariots, parce que ces derniers n’auraient pas pu traverser le portail, au moment du départ. Quelques-uns, en un ballet incessant, entraient et sortaient d’une grande tente rouge et blanc.

Comme toujours, la vue de ce quasi-pavillon arracha un grognement morose à Perrin. Dans le camp de ses Gardes Ailés, Berelain avait une tente encore plus grande, plus une pour ses deux dames de compagnie et une autre pour le duo de pisteurs de voleurs qu’elle avait tenu à emmener. Bien entendu, Annoura avait aussi son petit fief, tout comme Gallenne. Mais ici, seuls Perrin et Faile se distinguaient de cette manière. En ce qui le concernait, le jeune homme aurait bien dormi à la belle étoile, comme tous les gars de Deux-Rivières. Que vouloir de plus qu’une bonne couverture, surtout quand il ne risquait pas de pleuvoir ? Et les domestiques cairhieniens, eux, dormaient bien sous les charrettes.

Bien entendu, Berelain disposant d’une tente, Perrin ne pouvait pas demander à Faile de s’en passer. S’il avait seulement pu laisser la Première Dame à Cairhien ! Mais dans ce cas, il aurait dû envoyer Faile à Bethal…

La vue de deux étendards flottant sur des mâts très récemment dressés n’améliora pas l’humeur du jeune homme. Toujours trop chaude, la brise était un peu plus vivace, mais pas assez pour vraiment agiter ces fichus drapeaux.

Dans le lointain, à l’ouest, Perrin crut de nouveau entendre le tonnerre.

Malgré ses ordres, on avait encore sorti et levé la tête de loup rouge – son étendard – et l’Aigle Rouge de la défunte Manetheren. D’accord, en un sens, Perrin avait cessé d’essayer de passer inaperçu, mais ce qui était aujourd’hui le Ghealdan appartenait jadis à Manetheren. Quand elle entendrait parler de cet étendard, Alliandre ne serait sûrement pas ravie.

Agacé, Perrin réussit de justesse à sourire à la petite femme rondelette qui vint prendre en charge Marcheur. Les seigneurs étaient censés se faire obéir, mais ce n’était définitivement pas un truc fait pour lui, cette histoire de domination sur les autres…

Alors qu’on emmenait son cheval, Maighdin, les poings sur les hanches, se perdait dans la contemplation des étendards. Bizarrement, Breane avait récupéré tous les baluchons du groupe, les portant avec peine. Et pour une raison inconnue, elle foudroyait Maighdin du regard.

— J’ai entendu parler d’étendards semblables à ceux-là, dit cette dernière.

Rageusement. Même s’il n’y avait aucune colère sur son visage ou dans sa voix, son odeur empestait la fureur.

— En Andor, ces drapeaux ont été brandis par des hommes qui se sont rebellés contre leur légitime souveraine. Ça s’est passé à Deux-Rivières… Aybara est un nom de cette région, n’est-ce pas ?

— À Deux-Rivières, maîtresse Maighdin, nous ne savons pas grand-chose sur les « légitimes souveraines »…

Cette fois, Perrin se jura d’écorcher vifs les crétins qui avaient déployé les étendards. Si on parlait de rébellion si loin de son pays… N’avait-il pas assez d’ennuis pour qu’on n’en ajoute pas ?

— Je suppose que Morgase était une bonne reine, mais nous avons dû nous débrouiller seuls, et nous l’avons fait.

Perrin comprit soudain, pour l’air familier. Cette femme le faisait penser à Elayne. Bien sûr, ça ne voulait rien dire. À des centaines de lieues de Deux-Rivières, il avait vu des hommes qui auraient pu être les frères de certains de ses amis, là-bas. Et qui n’avaient bien entendu aucun lien de parenté avec eux. Cela dit, la fureur de Maighdin devait bien avoir une explication. Et son accent pouvait tout à fait être andorien.

— En Andor, les choses ne vont pas aussi mal qu’on le dit, maîtresse Maighdin. La dernière fois que j’y suis passé, tout était calme à Caemlyn, et Rand – le Dragon Réincarné – entend asseoir la fille de Morgase, Elayne, sur le Trône du Lion.

Fulminant plus que jamais, Maighdin se tourna vers Perrin.

— Il entend l’asseoir sur le trône ? Aucun homme ne peut choisir la reine d’Andor ! Le pouvoir revient de droit à Elayne !

Tout en se grattant la tête, Perrin souhaita in petto que Faile cesse de regarder Maighdin et se décide enfin à dire quelque chose. Hélas, elle se contenta de retirer ses gants et de les glisser à sa ceinture.

À la vitesse de l’éclair, Lini fondit sur Maighdin, la prit par un bras et la secoua comme un prunier.

— Vas-tu t’excuser ? cria-t-elle. Cet homme t’a sauvé la vie, et toi, une simple paysanne, tu oses lui parler ainsi ? Un seigneur ? Souviens-toi de qui tu es, et ne te laisse pas entraîner sur un terrain glissant par ta langue de vipère. Ce jeune seigneur était en conflit avec Morgase ? Et puis après ? Tout le monde sait qu’elle est morte, et de toute façon, ça ne te regarde pas. Allons, excuse-toi, avant que notre sauveur perde son calme !

Encore plus surprise que Perrin, Maighdin regarda Lini, bouche bée. Mais une fois de plus, elle se comporta d’une manière déconcertante. Au lieu d’injurier la vieille femme, elle bomba le torse et chercha le regard de Perrin.

— Lini a totalement raison. Seigneur Aybara, je n’ai aucun droit de te parler ainsi. Je m’excuse humblement, et j’implore ton pardon.

« Humblement », sur ce ton, avec le menton ainsi pointé, et une odeur indiquant qu’elle était prête à casser du fer avec les dents ?

— Je t’accorde mon pardon, s’empressa de dire Perrin.

Une nouvelle qui ne sembla pas apaiser Maighdin. Elle sourit, ressentant peut-être quelque gratitude, mais il l’entendit grincer des dents. Toutes les femmes étaient-elles donc folles ?

— Mon époux, intervint enfin Faile, nos invités sont morts de chaud, couverts de poussière et rudement éprouvés par leurs dernières mésaventures. Aram va montrer aux hommes l’endroit où ils pourront se rafraîchir. Moi, je me chargerai des femmes. (Elle se tourna vers Maighdin et Lini :) Vous vous débarbouillerez avec des serviettes humides…

Faisant signe à Breane de suivre le mouvement, Faile entraîna le trio de voyageuses vers la tente. Sur un hochement de tête de son « seigneur », Aram indiqua aux hommes de le suivre.

— Quand vous aurez terminé vos ablutions, maître Gill, dit Perrin, j’aimerais m’entretenir avec vous.

Il aurait tout aussi bien pu faire apparaître la fichue roue de feu !

Maighdin se retourna pour le regarder, les yeux ronds, et les deux autres femmes se pétrifièrent. La main de Tallanvor vola vers la poignée de son épée et Balwer se haussa sur la pointe des pieds, lorgnant Perrin par-dessus son baluchon. Un loup, peut-être pas. Mais sûrement un oiseau cherchant à détecter l’éventuelle présence d’un chat.

Basel Gill, le type bedonnant, lâcha son baluchon et sursauta.

— Eh bien, Perrin, je…, balbutia-t-il en retirant son chapeau de paille.

La sueur creusait des sillons dans la crasse qui maculait ses joues. Faisant mine de ramasser son baluchon, il se ravisa et se tint droit comme un « i ».

— Seigneur Perrin, je veux dire… J’ai bien cru te… vous reconnaître, mais… En entendant les autres vous donner du « seigneur », je me suis demandé si vous vouliez encore adresser la parole à un vieil aubergiste. (Essuyant son crâne dégarni avec un mouchoir, Basel Gill eut un rire nerveux.) Bien sûr qu’on peut parler. Les ablutions attendront.

— Salut, Perrin ! lança le costaud que Breane ne lâchait pas d’un pouce quand elle le pouvait.

Avec ses paupières tombantes, Lamgwin Dorn, malgré ses muscles et les cicatrices sur son visage et ses mains, avait un air éternellement endormi.

— Maître Gill et moi, on a entendu dire que le jeune Rand est le Dragon Réincarné. On aurait dû se douter que tu prendrais aussi du galon. Maîtresse Maighdin, Perrin Aybara est un brave type. Je crois que vous pouvez vous fier entièrement à lui.

Certainement pas endormi, ce gaillard ! Et pas stupide non plus.

Aram manifestant quelque impatience, Lamgwin et ses deux compagnons se remirent en chemin, Tallanvor et Balwer en traînant les pieds et en regardant sans cesse Gill et Perrin par-dessus leur épaule. Avec quelque inquiétude… Ils jetaient aussi quelques coups d’œil aux trois femmes, que Faile guidait de nouveau vers la tente. Soudain, tous ces gens semblaient ne pas beaucoup apprécier d’être séparés.

Maître Gill se tamponna le front et eut un sourire gêné. Pourquoi avait-il peur ? se demanda Perrin. Et de qui ? De lui ?

D’un type lié au Dragon Réincarné, passé en un éclair du statut d’apprenti forgeron à celui de seigneur, marchant à la tête d’une armée, si modeste fût-elle, et prompt à menacer le Prophète ? Si on ajoutait une Aes Sedai bâillonnée… Et pourquoi s’en priver, au fond ? De toute façon, ça lui serait reproché un jour…

Vraiment aucune raison d’avoir peur ! songea Perrin, amer.

Ces gens craignaient sans doute qu’il les fasse tous assassiner.

Histoire de mettre Basel Gill à l’aise, Perrin l’entraîna jusqu’à un grand chêne, à une bonne centaine de pas de la tente. À demi dénudé, l’arbre ne portait plus que des feuilles mordorées, mais ses grosses branches fournissaient quand même encore un peu d’ombre, et certaines de ses énormes racines pouvaient servir de sièges. Perrin s’était prélassé sur l’une d’entre elles pendant que ses hommes montaient le camp. Dès qu’il essayait de faire quelque chose d’utile, dix casse-pieds se précipitaient pour l’en empêcher…

Basel Gill ne se détendit pas, même quand Perrin lui demanda des nouvelles de son auberge, La Bénédiction de la Reine, lui rappelant l’époque où il y avait séjourné. Mais cette évocation, au fond, n’était peut-être pas idéale pour calmer quelqu’un. Des Aes Sedai, des conversations sur le Ténébreux, une fuite en pleine nuit…

Son baluchon serré contre la poitrine, l’aubergiste marchait nerveusement de long en large et répondait par des phrases courtes ou des onomatopées.

— Maître Gill, cessez de m’appeler « seigneur Perrin ». Et tutoyez-moi, comme avant. Voyons, vous savez très bien que je ne suis pas un seigneur. C’est une longue histoire, mais vous la connaissez.

— Bien sûr, répondit l’aubergiste. (Il se décida à s’asseoir, mais ne se résigna pas à poser son baluchon.) Si vous le dites, seigneur Perrin. Rand, enfin, le seigneur Dragon, il veut vraiment que dame Elayne monte sur le trône ? N’allez pas croire que je mets en doute votre parole, surtout…

Enlevant son chapeau, il recommença à s’éponger le front. Même pour un type de son poids, il suait vraiment beaucoup – plus que l’expliquait la chaleur, en tout cas.

— Je suis sûr que le seigneur Dragon fera ce que vous dites… Mais vous vouliez me parler, non ? Et pas de ma vieille auberge, je suppose.

Perrin soupira d’accablement. Jusque-là, il était persuadé que voir des vieux amis et des voisins lui faire des courbettes était ce qu’un homme pouvait vivre de pire. Mais au moins, ces gens-là oubliaient parfois ce qu’il était prétendument devenu et lui parlaient à cœur ouvert. Et aucun d’eux n’avait peur de lui.

— Vous êtes très loin de chez vous, maître Gill… (Inutile de brûler les étapes, surtout avec un homme pareillement tendu.) Je me demande ce qui vous amène par ici. Pas des problèmes, j’espère…

— Dis-lui tout, Basel Gill ! lança soudain une voix féminine. (Lini approchait du chêne au pas de charge.) Pas de fioritures !

En très peu de temps, la vieille femme avait trouvé moyen de se laver les mains et le visage, de se faire un chignon et d’épousseter sa robe. Après avoir gratifié Perrin d’une révérence, elle braqua un index menaçant sur Basel Gill.

— Il existe trois souffrances insupportables en ce monde : une rage de dents, des chaussures trop petites et un homme qui bavasse. Alors, va à l’essentiel et ne raconte pas à notre jeune seigneur des choses dont il n’a cure.

Un moment, Lini foudroya l’aubergiste du regard, puis elle salua une nouvelle fois Perrin.

— Ce garçon aime le son de sa propre voix, comme beaucoup d’hommes, mais il va vous parler sans détours, à présent, seigneur Perrin.

Quand elle lui fit signe de parler, maître Gill la foudroya du regard, puis il marmonna quelques mots dans sa barbe.

« Espèce de vieille peau », crut entendre Perrin.

— La vérité toute simple, dit ensuite Gill à voix haute, c’est que des affaires m’appelaient à Lugard. Une possibilité d’importer du très bon vin. Mais les détails ne vous intéresseraient pas, seigneur. J’ai emmené Lamgwin, bien sûr, et Breane, puisqu’elle le suit comme son ombre. En chemin, nous avons rencontré maîtresse Dorlain, Maighdin de son prénom, Lini, Tallanvor et Balwer. Sur la route, près de Lugard…

— Maighdin et moi, dit Lini, nous étions servantes au Murandy, mais il y a eu ces troubles… Tallanvor était un des gardes de notre employeuse, et Balwer son secrétaire. Des brigands ont incendié le manoir. Notre bonne dame n’ayant plus les moyens de nous garder, nous avons décidé de voyager ensemble, pour plus de sécurité.

— C’est ce que j’allais raconter, Lini, dit Gill en se grattant derrière l’oreille. Pour une raison que j’ignore, le négociant en vins avait quitté la cité pour la campagne, et… Perrin, enfin, seigneur Perrin, ce sont des détails sans importance. De toute façon, vous savez que les choses vont mal partout. Quand on fuit des ennuis, on tombe sur d’autres, et de fil en aiguille, on s’éloigne de plus en plus de sa destination… C’est comme ça que nous sommes arrivés ici, épuisés et très reconnaissants de votre hospitalité. Voilà les choses telles qu’elles sont !

Perrin hocha la tête. Ça pouvait être la vérité, mais les gens, il le savait, avaient des centaines de raisons de mentir ou de distordre la vérité. Avec une moue, il se passa une main dans les cheveux. Bon sang ! il devenait aussi soupçonneux qu’un Cairhienien ! Et l’influence de Rand n’arrangeait rien. Pourquoi ce brave Basel Gill lui mentirait-il ? Si Maighdin était une servante de haut niveau traversant une mauvaise passe, ça expliquait sa bizarrerie. Parfois, les solutions les plus simples étaient les meilleures.

Les mains sagement croisées, Lini regardait néanmoins Basel Gill avec un œil d’oiseau de proie. Toujours nerveux, l’aubergiste sembla prendre le silence de Perrin pour le désir d’en entendre plus.

— Depuis la guerre des Aiels, dit-il avec un rire contraint, je n’ai plus beaucoup voyagé, et j’étais bien plus svelte, à l’époque. Nous sommes allés jusqu’à Amador, seigneur ! Bien sûr, nous sommes partis quand les Seanchaniens ont pris la ville, mais au fond, ils ne sont pas pires que les Capes Blanches, et…

L’aubergiste se tut quand Perrin, se penchant vers lui, le prit sans ménagement par les revers de sa veste.

— Des Seanchaniens, maître Gill ? Vous en êtes sûr ? Ou est-ce encore une rumeur, comme celles qui parlent des Aiels ou des Aes Sedai ?

— Je les ai vus, fit Basel Gill avec un regard inquiet pour Lini. C’est le nom qu’ils se donnent, et je m’étonne que vous ne soyez pas déjà informé. La nouvelle nous précède depuis notre départ d’Amador. Les Seanchaniens veulent que les gens sachent ce qu’il en est. Un peuple étrange, avec de curieuses créatures en guise de compagnie… Des sortes de créatures des Ténèbres, seigneur ! Des monstres volants qui transportent des soldats, et des lézards grands comme des chevaux et dotés de trois yeux. Je les ai vus ! C’est juré !

— Je vous crois, dit Perrin en lâchant l’aubergiste. Moi aussi, je les ai vus…

À Falme, où plus de mille Fils de la Lumière étaient morts en quelques minutes. Pour repousser les Seanchaniens, il avait fallu l’aide des héros de légende, rappelés du tombeau par le Cor de Valère. Rand avait prédit que les Seanchaniens reviendraient. Mais si vite ? S’ils tenaient Amador, ils devaient avoir conquis le Tarabon, au moins en grande partie. Seul un fou aurait tenté de tuer un cerf avec un ours dans son dos ! Où en étaient les conquêtes des Seanchaniens ?

— Maître Gill, je ne peux pas vous envoyer à Caemlyn dès maintenant. Mais si vous restez un peu avec moi, je m’arrangerai pour le faire – en toute sécurité.

En admettant que rester avec Perrin soit sans danger… Le Prophète, les Capes Blanches, et maintenant, les Seanchaniens…

— Tu m’as l’air d’être un type bien, seigneur, dit soudain Lini. Je crains que nous ne t’ayons pas dit toute la vérité, et c’est peut-être une erreur…

— Lini, quelle mouche te pique ? s’exclama Gill en se levant d’un bond. Ce doit être la chaleur qui lui monte à la tête, seigneur Perrin. Et la fatigue du voyage. Parfois, elle a des lubies… Vous savez comment sont les vieilles personnes. Silence, Lini !

Lini écarta la main que l’aubergiste essayait de lui plaquer sur la bouche.

— C’est toi qui vas te taire, Basel Gill ! N’oublie pas que je pourrais être ta mère. En un sens, Maighdin fuyait Tallanvor, et lui, il la poursuivait… En jouant à ce petit jeu, nous avons failli tuer les chevaux et crever nous-mêmes. Pas étonnant que cette pauvre petite n’ait pas les idées en place, la plupart du temps. Les hommes sèment le trouble dans notre esprit, et après, ils font mine d’être innocents comme l’agneau qui vient de naître. Vous mériteriez tous qu’on vous frictionne les oreilles, rien que pour le principe. Cette enfant est effrayée par son propre cœur. Ces deux-là, il faudrait les marier, et le plus vite serait le mieux.

Maître Gill en resta bouche bée et Perrin n’aurait pas parié que la sienne était bien fermée.

— Je ne suis pas bien sûr de comprendre ce que tu attends de moi, femme…, commença-t-il.

Lini ne lui laissa pas le loisir de développer sa pensée.

— Ne fais pas mine d’être obtus, ça ne marchera pas avec moi. Je vois bien que tu es plus sensé que la plupart des hommes. Mais vous avez tous cette fichue manie : faire semblant de ne pas voir ce qui est sous votre nez !

Où étaient donc passés les courbettes et tout le reste ? Croisant les bras, Lini défia Perrin du regard.

— Bon, si tu veux jouer les lourdauds, je vais mettre les points sur les « i ». Si j’ai bien compris, ton seigneur Dragon fait tout ce qu’il veut. Et ton Prophète sélectionne des couples et les marie manu militari. Toi, tu vas unir Tallanvor et Maighdin, tout simplement. Ce brave garçon te remerciera, et la petite ne tardera pas à l’imiter.

Ébahi, Perrin regarda maître Gill, qui haussa les épaules et se fendit d’un rictus.

— Si tu veux bien m’excuser, Lini, dit très vite Perrin, j’ai une urgence à régler.

Sur ces mots, il détala, ne se retournant qu’une fois pour voir Lini brandir de nouveau un index sous le nez de Basel Gill. Hélas, avec un vent contraire, le jeune homme ne parvint pas à capter la conversation. Mais ce n’était pas une grande perte. Tous ces gens étaient dingues !

Si Berelain avait deux dames de compagnie et des pisteurs de voleurs, Faile pouvait elle aussi se vanter d’avoir une suite. Une vingtaine de jeunes Teariens et Cairhieniens des deux sexes, les femmes en habits d’homme et armées d’une épée, comme leurs compagnons, étaient assis en tailleur non loin de la tente. Les cheveux ne dépassant pas leurs épaules, tous s’étaient fait une courte queue-de-cheval, histoire de singer les Aiels.

Perrin se demanda où étaient les autres jeunes crétins. En principe, ils ne s’éloignaient jamais hors de portée de voix de Faile. Pourvu qu’ils ne soient pas en train de semer le trouble quelque part.

Selon ses propres dires, Faile les avait pris sous son aile pour leur épargner des problèmes. De fait, ils en auraient eu tout un tombereau s’ils étaient restés à Cairhien avec une multitude d’autres jeunes idiots de leur acabit. Selon Perrin, il leur aurait urgemment fallu un bon coup de pied aux fesses, histoire de les ramener à la réalité. Se battre en duel, avoir du ji’e’toh plein la bouche et se prendre pour des Aiels… Débiles congénitaux !

Voyant approcher Perrin, Lacile se leva souplement. Petite, le teint pâle, cette jeune femme arborait des rubans rouges au revers de sa veste, portait de petites boucles d’oreilles et lançait parfois aux hommes de Deux-Rivières un regard provocant qui les incitait à penser qu’un baiser ne lui déplairait pas, malgré l’épée qui battait sur sa hanche. Pour l’heure, la provocation n’avait aucun rapport avec la séduction.

Derrière Lacile, Arrela se leva aussi. Grande et brune, les cheveux coupés court comme ceux des Promises, elle était vêtue encore plus simplement que la plupart de ses comparses masculins. À l’inverse de Lacile, elle montrait clairement qu’elle aurait préféré embrasser un chien plutôt qu’un homme.

Les deux idiotes firent mine d’aller se camper devant la tente pour barrer le chemin à Perrin. Mais un type au menton carré, un peu à l’étroit dans sa veste aux manches bouffantes, lança un ordre qui incita les donzelles à se rasseoir. À contrecœur…

Comme s’il envisageait de donner un contrordre, Parelean se tapota pensivement le menton. La première fois que Perrin l’avait vu, il portait la barbe, comme beaucoup de Teariens. Mais les Aiels étaient tous glabres…

Entre ses dents, Perrin pesta contre l’imbécillité de ces gens. Appartenant corps et âme à Faile, ils se fichaient comme d’une guigne qu’il soit son mari. Avec lui, Aram était également un peu « collant », mais au moins, il aimait aussi Faile…

En entrant, Perrin sentit peser sur lui le regard de tous ces jeunes abrutis. Si Faile apprenait un jour ce qu’il attendait en secret d’eux – qu’ils lui épargnent des problèmes à elle –, nul doute qu’elle l’écorcherait vif.

Sur le sol de la tente spacieuse, un tapis à motifs floraux supportait le mobilier réduit au minimum – pratiquement que des modèles pliables, pour être plus faciles à transporter. Pratiquement… Le lourd miroir en pied, lui, ne l’était pas. À part les coffres recouverts de tissu pour servir de tables d’appoint, tout sous cette fichue tente était lourdement décoré de dorures. Une dizaine de lampes à réflecteur éclairaient comme en plein jour sans produire autant de chaleur que le soleil. Du coup, il faisait relativement frais sous le quasi-pavillon. Mais la décoration – en particulier les deux tentures ornées d’oiseaux et de fleurs qu’on avait accrochées au poteau central – était bien trop chargée au goût de Perrin. Dobraine leur avait fourni de quoi voyager comme des nobles du Cairhien, et même beaucoup plus que ça. Malin, Perrin s’était arrangé pour « perdre » la plupart de ces équipements. Par exemple, l’énorme lit, parfaitement ridicule en voyage, et qui occupait à lui seul toute une charrette…

Assises face à face, une coupe en argent dans la main, Faile et Maighdin étaient seules. Tout en papotant, elles s’observaient, multipliant les sourires en essayant de saisir ce qui se « disait » au-delà des mots et des gestes. À les voir, impossible de prédire si elles finiraient par s’étreindre ou se sauter dessus, couteau au poing.

Peu de femmes, Perrin le savait, seraient allées jusque-là. Mais Faile était du lot. Lavée, peignée et dépoussiérée, Maighdin paraissait beaucoup plus fraîche qu’en arrivant. Entre les deux femmes, d’autres coupes et une bouilloire d’infusion reposaient sur une petite table basse.

Faile et Maighdin tournèrent la tête ensemble en entendant Perrin entrer. Un instant, elles eurent exactement la même expression agacée. Qui donc avait l’outrecuidance de venir les déranger ? Par bonheur, Faile sourit dès qu’elle identifia son mari.

— Maître Gill m’a raconté ton histoire, maîtresse Dorlain, dit Perrin. Tu as vécu des journées difficiles, mais sache que tu seras en sécurité ici tant que tu y resteras.

La femme souffla un « merci » par-dessus le rebord de sa coupe, mais son odeur empestait la méfiance, et son regard tentait de lire comme dans un livre les pensées du jeune homme.

— Perrin, intervint Faile, Maighdin m’a également raconté, et j’ai une proposition à lui faire. Maighdin, tes amis et toi avez vécu des mois très pénibles, et selon tes propres dires, vous n’avez aucune perspective d’avenir. Alors, entrez à mon service. Vous devrez toujours voyager, mais dans de bien meilleures conditions. Les gages sont bons, et je ne suis pas une maîtresse exigeante.

Perrin déclara sur-le-champ qu’il était d’accord. Si Faile avait une tendance marquée à recueillir tous les chiens perdus sans collier, il n’était pas contre, dans ce cas particulier. Avec lui, ces gens seraient peut-être moins en danger que tout seuls.

S’étranglant avec son infusion, Maighdin faillit laisser tomber sa coupe. Tout en s’essuyant le menton avec un mouchoir de dentelle, elle dévisagea Faile puis se tourna vers Perrin, faisant très légèrement grincer sa chaise.

— Je… je vous remercie, dit-elle enfin. (Quelques secondes encore à scruter Perrin, puis elle ajouta :) Oui, je vous remercie, et j’accepte votre offre généreuse. Il faut que j’aille annoncer ça à mes compagnons.

Elle se leva, posa assez gauchement sa coupe sur la table, se redressa puis se fendit d’une révérence qui aurait fait l’affaire dans un palais.

— J’essaierai de te servir au mieux, ma dame. Puis-je me retirer ?

Faile acquiesçant, Maighdin recula, s’inclina encore deux fois, gagna la sortie et se fendit d’une troisième révérence.

Perrin se gratta pensivement la barbe. Encore quelqu’un qui allait passer son temps à lui faire des courbettes !

Dès que le rabat se fut refermé, Faile posa sa coupe et éclata de rire, tapant des talons sur le tapis.

— Perrin, je l’aime beaucoup ! Elle a du chien, cette femme ! Si je n’étais pas venue à ton secours, elle t’aurait fait roussir la barbe, devant ces étendards. Du chien, oui !

Perrin eut un grognement contrit. Exactement ce qu’il lui fallait ! Une autre femme ayant du « chien », histoire de lui compliquer encore la vie.

— J’ai promis à maître Gill de m’occuper d’eux, mais… Sais-tu ce que Lini m’a demandé ? Elle veut que je marie Maighdin à ce type, Tallanvor. Sans leur demander leur avis, ni à l’un ni à l’autre. Il paraît qu’ils en rêvent tous les deux.

Perrin se servit de l’infusion et se laissa tomber sur le siège abandonné par Maighdin. Fataliste, il ignora les grincements provoqués par son poids considérable.

— Mais cette histoire est le cadet de mes soucis. Selon maître Gill, Amador a été conquise par les Seanchaniens, et je le crois. Par la Lumière ! les Seanchaniens !

Faile entrecroisa ses doigts et regarda à travers, l’air pensive.

— Ce serait peut-être parfait…, souffla-t-elle. Une fois mariées, les servantes deviennent meilleures. Je devrais arranger ça… Et pareil pour Breane. À peine débarbouillée, elle est sortie au pas de course pour rejoindre ce gaillard. Ceux-là, ils devraient déjà être mariés… Et il y avait cette lueur, dans les yeux de Breane. Je ne veux pas de ça chez mes domestiques. Un jour ou l’autre, ça finit par des larmes, des récriminations et du désespoir. Et Breane serait encore plus insupportable que son homme…

— Tu m’as entendu ? fit Perrin. Les Seanchaniens ont pris Amador. Faile, les Seanchaniens !

Sursautant, car elle réfléchissait vraiment au moyen de marier ces deux femmes, Faile eut ensuite un petit sourire.

— Nous sommes loin d’Amador, et si nous tombons sur ces Seanchaniens, tu te chargeras d’eux, j’en suis sûre. Ne m’as-tu pas appris à venir me percher sur ton avant-bras ?

Ça, c’était ce qu’elle prétendait. Perrin, lui, en attendait toujours la preuve…

— Avec les Seanchaniens, ça risque d’être un peu plus difficile…, dit-il assez sèchement.

Faile sourit de nouveau. Pour une raison inconnue, elle embaumait la satisfaction.

— Malgré les consignes de Rand, j’ai envie d’envoyer Grady ou Neald le prévenir.

Faile secoua la tête et son sourire disparut. Mais Perrin insista :

— Si je savais comment le trouver, je n’hésiterais pas. Il doit bien y avoir une façon de lui faire parvenir un message sans que quiconque le sache.

Rand avait insisté sur ce point plus encore que sur le secret au sujet de Masema. Perrin avait été banni par le Dragon Réincarné, et nul ne devait savoir qu’il y avait encore des liens entre eux – à part une farouche hostilité.

— Rand est informé, j’en suis sûre. Maighdin a vu des pigeonniers partout à Amador, et les Seanchaniens ne s’y intéressaient pas… À cette heure, tout marchand qui commerce avec Amador sait ce qui est arrivé, et c’est pareil pour la Tour Blanche. Crois-moi, Rand sait tout. Quand il s’agit d’informations, il sait ce qu’il fait. Tu peux te fier à lui.

Une position que Faile ne défendait pas toujours…

— C’est possible, marmonna Perrin.

Il essayait de ne pas trop s’inquiéter au sujet de la santé mentale de Rand. Mais en matière de suspicion, son ami, dans ses meilleurs moments, aurait fait passer Perrin pour un gosse qui batifole dans une prairie. À qui Rand se fiait-il ? Même vis-à-vis de ses plus proches amis, il avait des arrière-pensées et des plans dont il ne parlait pas.

Perrin s’adossa à son siège et but un peu d’infusion. La terrible vérité, c’était que Rand, qu’il soit fou ou non, avait parfaitement raison de se comporter ainsi. Si les Rejetés ou la Tour Blanche avaient vent de ce qu’il préparait, ils trouveraient un moyen de saboter son projet.

— Au minimum, je peux donner moins de grain à moudre aux yeux et aux oreilles de la tour. C’est décidé, je vais brûler ce fichu étendard.

Et la tête de loup aussi. Même s’il était condamné à se comporter comme un seigneur, il n’avait pas besoin d’un maudit drapeau.

Faile eut une moue dubitative, et elle secoua très légèrement la tête. Puis elle se leva, vint s’agenouiller devant Perrin et lui prit les poignets.

Non sans inquiétude, le jeune homme soutint le regard perçant de sa femme. Quand elle le dévisageait ainsi, elle était sur le point de lui dire quelque chose d’important. Ou de lui mettre un sac sur la tête avant de le faire tourner sur lui-même jusqu’à ce qu’il ne sache plus où il était.

Le parfum de Faile ne lui fournit pas d’indice sur ses intentions. D’ailleurs, mieux valait qu’il cesse de la « humer » ainsi. Ou en tout cas, qu’il se l’autorise moins souvent. Quand il s’immergeait dans son parfum, il perdait toute lucidité, et c’était là qu’elle en profitait pour lui mettre un sac sur la tête.

Depuis son mariage, il avait au moins appris une chose : face à une femme, un homme avait besoin de toute sa vivacité d’esprit. Et même ainsi, il n’était pas sûr de s’en tirer, car ces dames, comme les Aes Sedai, faisaient toujours ce qu’elles voulaient, et rien d’autre.

— Mon époux, tu devrais peut-être y réfléchir à deux fois… (Faile eut un petit sourire, comme si elle lisait les pensées de son mari – une fois de plus !) Parmi les gens qui nous ont vus entrer au Ghealdan, je doute que beaucoup sachent ce qu’est l’Aigle Rouge. Mais dans les environs d’une cité comme Bethal, ça pourrait être différent. Et plus longtemps nous devrons traquer Masema, plus le risque augmentera.

Perrin ne prit pas la peine de dire que ça faisait une raison de plus pour détruire l’étendard. Faile n’était pas stupide, et elle réfléchissait beaucoup plus vite que lui.

— Je ne vois toujours rien qui joue en faveur de cet étendard, mon épouse. Il ne servira qu’à attirer l’attention des gens sur un idiot qu’ils penseront acharné à faire sortir Manetheren du tombeau.

Par le passé, des hommes avaient essayé. Des femmes aussi. Ce seul nom, « Manetheren », était chargé de souvenirs et séduisait beaucoup de gens résolus à soulever une rébellion.

— Il faut garder ce drapeau justement parce qu’il attirera l’attention, dit Faile. Un nouveau rêveur qui veut ressusciter Manetheren ! Les gens du peuple te riront au nez en espérant que tu t’en ailles vite, et ils t’oublieront dès que tu te seras éloigné. Quant aux nobles, ils ont bien trop de soucis pour se préoccuper d’un vague agitateur, sauf si tu viens leur marcher sur les pieds. Comparé aux Seanchaniens, au Prophète ou aux Capes Blanches, un homme qui veut faire revivre Manetheren est du menu fretin. Et à mon avis, la Tour Blanche ne t’accordera pas davantage d’attention.

Son sourire s’élargissant, Faile eut dans les yeux une lueur annonçant son argument massue.

— Plus important que tout le reste, personne ne pensera que ce type a un autre objectif…

La jeune femme se rembrunit soudain et, du bout d’un index, tapota le nez de son mari. Sans aucune délicatesse.

— Et ne te traite pas d’idiot, même indirectement, Perrin t’Bashere Aybara. Tu n’en es pas un, et je déteste ça.

Perrin capta une odeur piquante – pas de la colère, mais un évident déplaisir.

Du vif-argent… Un martin-pêcheur qui pique sur sa cible, plus fulgurant que la pensée. Celle du jeune homme, en tout cas. Car il ne lui serait jamais venu à l’idée de se cacher… en s’exhibant. Mais c’était cohérent. Un peu comme éviter d’être accusé d’un meurtre en revendiquant un vol. Oui, ça pouvait marcher.

Perrin sourit et embrassa le bout des doigts de sa belle.

— L’étendard ne brûlera pas, dit-il.

Donc, la tête de loup aussi échapperait aux flammes… Par le fichu sang et les maudites cendres !

— Mais il faudra dire la vérité à Alliandre. Si elle croit que Rand veut me nommer roi de Manetheren afin que j’annexe son pays…

Faile se leva d’un bond et se détourna. Évoquer la reine était peut-être une gaffe, parce que ça pouvait trop aisément conduire à Berelain, et d’ailleurs, l’odeur de Faile… ne s’arrangeait pas.

Mais elle se contenta de lancer par-dessus son épaule :

— Alliandre ne sera pas un problème pour Perrin Yeux-Jaunes. Cette affaire-là est pratiquement dans la poche, donc il est temps de nous concentrer sur Masema.

Faile s’agenouilla devant le seul coffre non couvert de tissu et l’ouvrit pour en sortir des cartes enroulées.

Perrin espéra qu’elle avait raison au sujet d’Alliandre. Parce que sinon, il ne saurait pas quoi faire. Si seulement il avait pu être à la hauteur de la moitié de ce que Faile pensait de lui ! Alliandre dans la poche, les Seanchaniens tombant comme des quilles devant lui, Masema capturé et conduit devant Rand même s’il avait dix mille disciples autour de lui… Voilà comment elle voyait les choses.

Pas pour la première fois, loin de là, Perrin constata que ce n’était pas la colère de Faile qu’il redoutait le plus, même s’il en souffrait terriblement. Non, il craignait de la décevoir. Et si un jour ça arrivait, il s’arracherait le cœur à mains nues.

S’accroupissant aussi, il l’aida à dérouler la plus grande carte, qui couvrait le sud du Ghealdan et le nord de l’Amadicia. Puis il l’étudia comme si le nom de Masema avait pu lui sauter par miracle à la figure. S’il voulait réussir, ce n’était pas seulement à cause de Rand. De quelque façon que tournent les choses, il ne pouvait pas décevoir Faile.


Étendue dans l’obscurité, Faile tendit l’oreille jusqu’à ce qu’elle soit sûre que Perrin dormait à poings fermés. Puis elle se glissa hors de leur couverture et enfila sa chemise de nuit avec un sourire plein d’indulgence. L’avait-il crue assez bête pour ne pas découvrir qu’il avait caché le lit dans un bosquet, un matin, au moment où on chargeait les charrettes ? Non que ce fût un problème pour elle, parce qu’elle avait sûrement dormi par terre plus souvent que lui. Bien entendu, elle avait joué la surprise, en faisant même des tonnes dans ce registre. Sinon, il se serait excusé platement – qui sait ? il aurait même été capable d’aller rechercher le lit.

Comme disait la mère de Faile, bien manipuler un mari était tout un art. Mais Deira ni Ghaline avait-elle jamais trouvé cet exercice aussi difficile ?

Après avoir mis des chaussures, Faile passa une robe de chambre, puis elle hésita, regardant Perrin. Réveillé, il aurait été capable de la voir très clairement. Mais pour ses yeux normaux, son mari n’était qu’une ombre dans le noir.

Quel dommage que Deira ne soit pas là pour la conseiller ! Faile aimait Perrin de toutes les fibres de son corps, et cette passion la désorientait. Comprendre vraiment les hommes était impossible, bien sûr, mais il était si différent de tous les gens avec qui elle avait grandi. Par exemple, il n’avait jamais la grosse tête et il ne passait pas son temps à chanter sa propre gloire. Bien au contraire, il se montrait… modeste. Elle n’aurait pas cru qu’un homme puisse avoir cette qualité ! Selon lui, seule la chance l’avait transformé en chef, et il était un piètre meneur d’hommes. Alors qu’il suffisait d’une heure pour que de vrais durs décident de le suivre jusqu’au bout du monde ! Si on l’en croyait, il était un balourd à l’esprit ridiculement lent. C’était un homme posé, peut-être, mais avec une telle profondeur de vue que sa femme devait se contorsionner comme une anguille pour garder un secret vis-à-vis de lui. Un homme merveilleux – son loup aux cheveux bouclés. Si fort et si doux…

Avec un petit soupir, Faile marcha sur la pointe des pieds jusqu’à la sortie de la tente. L’ouïe hors du commun de son mari lui avait déjà valu bien des déconvenues…

Sous la lune gibbeuse, mais qui donnait presque autant de lumière que si elle était pleine, occultant l’éclat des étoiles, le camp dormait paisiblement. Un oiseau nocturne lança un appel strident… et se tut aussitôt quand le ululement d’une chouette lui répondit. Une légère brise soufflait, et miraculeusement, elle semblait presque rafraîchissante. Une fantaisie de Faile, probablement. Les nuits étaient simplement un peu moins accablantes que les journées…

Autour des feux, quelques hommes étaient encore éveillés et conversaient à voix basse. Faile ne fit aucun effort pour se cacher, mais personne ne la remarqua. À dire vrai, beaucoup de ces braves types dormaient à moitié tout en marmonnant. Si elle n’avait pas connu le sérieux des sentinelles postées sur le périmètre du camp, Faile aurait craint qu’un troupeau de bœufs puisse débouler sans être entendu.

Bien sûr, des Promises montaient aussi la garde. Mais qu’elles la voient ne la gênait pas non plus.

Sous les charrettes proprement alignées, les domestiques ronflaient déjà comme des sonneurs. Enfin, presque tous. Maighdin et ses amis, eux, étaient assis autour d’un feu. Tallanvor parlait en faisant de grands gestes, mais seuls les autres hommes semblaient l’écouter, alors qu’il entendait s’adresser à Maighdin.

Faile ne s’était pas étonnée le moins du monde qu’ils aient dans leurs baluchons des tenues bien supérieures aux frusques qu’ils portaient pour travailler. Mais ils avaient dû avoir une maîtresse bien généreuse, pour qu’elle offre ainsi des habits de soie à ses serviteurs. La robe bleue de Maighdin, en particulier, était remarquablement bien coupée. Les autres se révélant moins bien lotis, on pouvait supposer qu’elle était la préférée de sa maîtresse.

Une brindille craqua sous la semelle de Faile. Aussitôt, toutes les têtes se tournèrent et Tallanvor dégaina à demi son épée avant de reconnaître l’épouse du seigneur Perrin. Ces gens étaient beaucoup plus vifs que les hommes de Deux-Rivières, dans le dos de Faile.

Un moment, ils regardèrent la jeune femme, intrigués. Puis Maighdin se leva et se fendit d’une révérence. Les autres l’imitèrent avec plus ou moins de grâce et de compétence. Dans le groupe, seuls Balwer et Maighdin semblaient à l’aise. Maître Gill, lui, souriait nerveusement.

— Ne vous dérangez pas pour moi, dit Faile, conciliante. Mais ne vous couchez pas trop tard. La journée de demain sera rude.

La jeune femme continua son chemin. Mais lorsqu’elle se retourna, Maighdin et les autres, toujours debout, ne l’avaient toujours pas lâchée du regard. Leurs mésaventures, durant le voyage, les avaient rendus plus méfiants que des lapins toujours inquiets qu’un renard se montre. Allaient-ils s’intégrer aux autres domestiques, après tout ça ? Durant les semaines à venir, Faile allait devoir les former à sa façon de voir la vie et apprendre à découvrir la leur. Pour qu’une maison noble soit bien tenue, les deux étaient indispensables. Donc, il faudrait trouver le temps.

Mais ce soir, Faile avait bien d’autres préoccupations. Dépassant les charrettes, elle arriva à proximité de l’endroit où les hommes de Deux-Rivières montaient la garde perchés dans des arbres. Rien de plus gros qu’une souris ne leur échappait. Et il paraissait même que certaines Promises avaient été prises dans les mailles de ce filet. Mais ces sentinelles s’intéressaient exclusivement aux éventuels intrus désireux d’entrer dans le camp. Des gens qui y étaient déjà, ils s’en fichaient comme d’une guigne.

Dans une petite clairière, au clair de lune, les fidèles de Faile l’attendaient.

Plusieurs hommes s’inclinèrent et Parelean faillit mettre un genou en terre. Exercice plutôt curieux quand on portait des vêtements d’homme, quelques femmes se fendirent d’une révérence – puis baissèrent les yeux ou sautèrent d’un pied sur l’autre, gênées par ce qu’elles venaient de faire. Même si elles s’efforçaient d’adopter les coutumes des Aiels, leur éducation reprenait le dessus.

Les coutumes des Aiels… Enfin, ce qu’elles prenaient pour telles. Parfois, les Promises n’en croyaient pas leurs yeux et leurs oreilles, tant c’était absurde. Ces jeunes Teariens et Cairhieniens, Perrin les traitait de crétins – dans ses meilleurs jours – et il n’avait pas tout à fait tort, bien entendu. Mais ces crétins avaient juré fidélité à Faile – le serment de l’eau, disaient-ils, toujours pour copier les Aiels – et ça, c’était précieux. Entre eux, ils appelaient leur « ordre » Cha Faile, autrement dit, la Serre du Faucon. Par bonheur, ils n’en faisaient pas la publicité… Sur certains points, ils se montraient moins abrutis que d’autres. En surface, on pouvait même dire qu’ils ressemblaient aux jeunes gens avec lesquels Faile avait grandi.

Le groupe qu’elle avait envoyé en reconnaissance le matin venait juste de rentrer, les femmes finissant de se changer après avoir été obligées de porter des robes. À Bethal, une seule fille déguisée en homme aurait fait jaser. Alors, cinq…

La clairière ressemblait au salon d’essayage d’une couturière. Les femmes de la Serre du Faucon faisaient mine de ne pas être gênées de se montrer nues ainsi – y compris à des hommes – mais dans leur ferveur d’imiter les Aiels, réputés impudiques, elles oubliaient la nonchalance dont leurs modèles faisaient preuve en de telles circonstances, se trahissant au premier coup d’œil.

Les hommes se tordaient le cou pour ne pas voir – ou au contraire, pour reluquer – et là encore, ça ne correspondait en aucune façon au comportement naturel et sans complexe des guerriers du désert.

Faile resserra les pans de sa robe de chambre sur sa chemise de nuit. Si elle s’était davantage vêtue, elle aurait à coup sûr réveillé Perrin. Cela dit, elle ne se sentait pas à l’aise, loin de là. Elle n’avait rien à voir avec ces dames domani qui donnaient audience dans leur baignoire !

— Excuse-nous d’être en retard, dame Faile, fit Selande, le souffle court, en finissant d’enfiler sa veste.

Avec son accent à couper au couteau, on ne pouvait pas ignorer qu’elle était cairhienienne. Même pour quelqu’un de son peuple, elle n’était pas bien grande, mais sa démarche assurée et son maintien altier compensaient sa petite taille.

— Nous aurions dû être de retour plus tôt, mais les gardes ont fait des difficultés pour nous laisser sortir.

— « Des difficultés » ? répéta Faille.

Si elle avait pu voir tout ça de ses propres yeux, en plus de ceux de ses fidèles ! Pourquoi Perrin avait-il envoyé cette fichue garce de Berelain ? Non, elle ne devait pas penser à cette femme. Perrin n’était pour rien dans cette affaire. Elle se le répétait dix fois par jour, comme une prière. Mais quand même, pourquoi était-il si aveugle ?

— Quel genre de difficultés ? demanda-t-elle en ravalant mal un soupir accablé.

Les soucis conjugaux ne devaient en aucun cas s’entendre quand on s’adressait à ses vassaux.

— Rien d’important, ma dame, dit Selande en bouclant son ceinturon d’armes. Les gardes ont laissé passer sans problème le chariot qui nous précédait, mais ils semblaient réticents à l’idée que des femmes sortent en pleine nuit.

Quelques femmes ricanèrent. Les cinq hommes qui étaient allés à Bethal s’agitèrent nerveusement, sans doute parce qu’ils n’avaient pas encore avalé qu’on ne les ait pas jugés assez protecteurs.

Les autres membres du Cha Faile vinrent se placer en demi-cercle autour des dix qui revenaient de mission. Alors que les rayons de lune jouaient sur leur visage, ils attendirent que Faile prenne la parole.

— Racontez-moi, dit l’épouse de Perrin.

Ce coup-ci, le ton était bon.

Selande fit un rapport à la fois concis et précis. Bien qu’elle regrettât de ne pas être allée en ville, Faile dut reconnaître qu’elle n’aurait certainement rien repéré de plus.

Même en plein milieu de journée, les rues de Bethal étaient désertes, car les gens préféraient se calfeutrer chez eux. Il y avait encore des échanges commerciaux, mais très peu de marchands s’aventuraient dans cette partie du Ghealdan, et les réserves de nourriture commençaient à fondre dangereusement. Effrayés par ce qui rôdait à l’extérieur de leur ville, les habitants, sonnés par tout ça, sombraient de plus en plus dans l’apathie et le désespoir. La crainte des espions du Prophète paralysait les langues, et tout le monde marchait les yeux baissés histoire de ne pas être pris pour un de ces espions, justement. La présence du Prophète avait un impact énorme sur la région. Par exemple, si des brigands continuaient d’écumer les collines environnantes, les coupe-jarrets et les voleurs de tout poil avaient fui Bethal. Pour un vol, racontait-on, la sentence du Prophète était radicale : une main coupée dès la première tentative. Cela dit, cette loi ne semblait pas s’appliquer à ses disciples…

— La reine fait chaque jour un tour de la cité, se montrant pour regonfler le moral du peuple. Mais je doute que ça agisse… Ici, dans le sud, elle essaie au moins de rappeler aux gens qu’ils ont une souveraine. Peut-être parce que des succès antérieurs, en d’autres endroits, l’y ont encouragée… La garde civile est venue renforcer les sentinelles, et presque tous les soldats d’Alliandre aussi. Ainsi, les gens se sentent plus en sécurité. Jusqu’à ce qu’elle s’en aille… Apparemment, elle est la seule à ne pas redouter une attaque du Prophète. Chaque matin et chaque soir, elle se promène seule dans les jardins du palais du seigneur Telabin, et sinon, elle s’entoure d’une protection minimale – quelques soldats qui passent le plus clair de leur temps aux cuisines. Partout en ville, les gens s’inquiètent au moins autant de la disette qui se profile que des plans du Prophète. À dire vrai, ma dame, si ça ne tenait qu’aux gardes des remparts, il remettrait les clés de la ville à Masema, même s’il se présentait seul devant les portes.

— Oui, ils le feraient, lâcha Meralda, méprisante. Et ils imploreraient sa pitié.

Plutôt trapue, Meralda était presque aussi grande que Faile. Un simple froncement de sourcils de Selande l’incita pourtant à murmurer des excuses. Il n’y avait aucun doute sur l’identité de la femme qui dirigeait la Serre du Faucon – après Faile, bien entendu.

La femme de Perrin avait été ravie de ne pas avoir besoin de modifier la hiérarchie établie par ses fidèles. À part peut-être Parelean, Selande était la plus intelligente du lot, seule Arrela et Camaille ayant l’esprit un rien plus vif. Mais Selande avait un avantage secret. Une sorte de… stabilité… comme si elle avait déjà affronté ses pires angoisses, rien de plus terrible ne pouvant plus lui arriver. Cela posé, elle rêvait elle aussi d’avoir une cicatrice, à l’instar de bon nombre de Promises… Pour sa part, Faile en arborait plusieurs – presque toutes des témoignages d’honneur – mais chercher à en récolter lui paraissait le summum de la stupidité. Au moins, Selande n’y mettait pas un zèle frénétique…

— Nous avons dessiné une carte, ma dame, annonça-t-elle avec un regard d’avertissement pour Meralda. Au verso, il y a un croquis du palais de Telabin, mais c’est très sommaire. Pour l’essentiel, n’y figurent que les jardins et les écuries.

Faile n’essaya pas d’étudier la carte qu’elle déplia à la lueur de la lune. Si elle était allée à Bethal, elle aurait pu ajouter un croquis de l’intérieur du palais. Mais il ne servait à rien de revenir là-dessus. Comme disait Perrin, « ce qui est fait est fait », et au fond, les jeunes gens ne s’en étaient pas mal tirés du tout.

— Tu es sûre qu’ils ne fouillent pas les chariots qui sortent de Bethal ?

Faile vit à quel point certains de ses jeunes vassaux étaient déconcertés. Aucun ne savait pourquoi elle avait envoyé une partie de la Serre à Bethal.

— Oui, j’en suis sûre, répondit Selande sans se troubler.

Intelligente, et pas si lourdaude que ça, cette petite…

Alors que le vent se levait, malmenant les feuilles des arbres et soulevant celles qui gisaient sur le sol, Faile regretta de ne pas avoir l’odorat et l’ouïe de son mari. Si quelqu’un les espionnait ici, ça ne prêterait pas à conséquence, mais quand les murs avaient des oreilles, on ne pouvait jamais être sûre de rien et en aucune circonstance.

— Selande, tu t’en es très bien tirée. Même chose pour vous tous.

Perrin connaissait les dangers de cette région, tout aussi réels que plus loin au sud. Mais comme beaucoup d’hommes, il pensait au moins aussi souvent avec son cœur qu’avec sa cervelle. Une épouse devait garder les pieds sur terre, afin de protéger son mari. Le premier conseil sur la vie de femme mariée que lui avait donné sa mère…

— À l’aube, vous retournerez à Bethal, et si un ordre de moi vous parvient avant votre départ, voici ce que vous devrez faire…

Selande elle-même écarquilla les yeux en entendant la suite, mais il n’y eut pas la moindre protestation. Dans le cas contraire, Faile aurait été très surprise. Ses ordres étaient raisonnables. Il y aurait des risques, mais dans les circonstances présentes, c’était inévitable – et ç’aurait pu être bien pire.

— Des questions ? Tout le monde a bien compris ?

Tous les membres de la Serre répondirent en chœur :

— Nous vivons pour servir notre dame Faile !

Dans ce cas, ces jeunes gens serviraient aussi son loup adoré, qu’il veuille d’eux ou non !


Le sommeil la fuyant, Maighdin se tournait et se retournait sous sa couverture. Maighdin… C’était son nom, désormais. Un nouveau nom pour une nouvelle vie. Maighdin en hommage à sa mère, et Dorlain en souvenir d’une famille qui vivait dans un de ses anciens domaines. Une nouvelle vie, peut-être, et une ancienne qui n’était plus que cendres, mais les liens du cœur ne se coupaient pas si aisément. Et maintenant… Maintenant…

Un bruissement de feuilles mortes incita Maighdin à lever les yeux. Juste à temps pour voir une silhouette se faufiler entre les arbres. La dame Faile, s’en retournant sous sa tente, d’où qu’elle puisse revenir… Une jeune femme agréable, bienveillante et d’une grande finesse. Quelle que soit l’extraction de son mari, c’était une authentique noble. Mais jeune et inexpérimentée… Ce qui pouvait se révéler utile.

Maighdin reposa sa tête sur la cape pliée qui lui servait d’oreiller. Par la Lumière ! Mais que fichait-elle dans ce camp ! Devenir une domestique ? Peut-être, mais sans perdre pour autant sa confiance en elle. Un luxe qu’elle pouvait encore s’offrir, si elle creusait assez pour retrouver son ancien « moi ».

D’autres bruits de pas la firent sursauter.

Avec grâce, Tallanvor s’assit à côté d’elle. Torse nu, les rayons de lune jouant sur sa musculature parfaite et la brise faisant onduler ses cheveux, il avait le visage dans l’ombre, et…

— Quelle est cette folie ? demanda-t-il à voix basse. Entrer au service de cette femme ? Que mijotez-vous ? Et ne venez pas me répéter vos fadaises sur une « nouvelle vie ». Je ne suis pas dupe. Personne ne l’est…

Maighdin tenta de se détourner, mais Tallanvor lui posa une main sur l’épaule. Bien qu’il n’exerçât aucune pression, cela suffit à immobiliser la jeune femme.

Lumière, aide-moi à ne pas trembler !

La Lumière ne répondit pas, mais au moins, la voix de Maighdin resta assurée :

— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, jeune Tallanvor, je dois désormais me faire une place dans le monde. Mieux vaut être au service d’une dame que fille de salle dans une taverne. Si ça ne te plaît pas, tu es libre de partir.

— En abandonnant le trône, vous n’avez renoncé ni à votre fierté ni à votre intelligence !

Que Lini soit maudite pour avoir crié ça sur tous les toits !

— Et si vous voulez faire semblant, je suggère que vous évitiez tout tête-à-tête avec Lini.

Tallanvor eut un rire moqueur. Devant elle ! Et si charmant, ce rire…

— Elle veut dire un mot à Maighdin, figurez-vous, et je doute qu’elle soit aussi conciliante qu’avec Morgase…

Furieuse, Maighdin s’assit, chassant la main de Tallanvor.

— Serais-tu aveugle et sourd ? Le Dragon Réincarné a des plans pour Elayne ! Je serais déjà inquiète s’il connaissait simplement son prénom… C’est bien plus que le hasard qui m’a conduite jusqu’à l’un de ses sbires. Le destin, Tallanvor !

— Que la Lumière me brûle ! je savais que c’était ça ! J’espérais me tromper, mais…

Tallanvor semblait aussi furieux que Maighdin. Mais il n’en avait pas le droit !

— Maighdin, Elayne est en sécurité à la Tour Blanche, la Chaire d’Amyrlin ne la laissera approcher par aucun homme capable de canaliser – y compris et surtout ce fichu Dragon – et Maighdin Dorlain ne peut rien au sujet de tout ça. Idem en ce qui concerne le Trône du Lion ! Tout ce qu’elle peut obtenir, c’est avoir la nuque brisée ou la gorge ouverte, ou…

— Maighdin Dorlain a des yeux et des oreilles ! Elle peut très bien…

Très bien quoi ? Que pouvait faire Maighdin Dorlain ?

S’avisant soudain qu’elle était en chemise de nuit, Maighdin s’enroula dans sa couverture. La nuit était un peu plus fraîche que d’habitude, aurait-on dit. Ou avait-elle la chair de poule parce que les yeux de Tallanvor étaient posés sur elle ? À cette idée, Maighdin rougit. Par bonheur, dans la nuit, Tallanvor ne s’en apercevrait pas. Et de toute façon, avait-elle encore l’âge de s’empourprer parce qu’un homme la regardait ?

— Je ferai ce que je pourrai, quoi que ça puisse être. Si l’occasion d’aider Elayne se présente, je la saisirai au vol.

— Une décision dangereuse…, dit calmement Tallanvor.

Maighdin regretta de ne pas distinguer son visage. Pour déchiffrer ses expressions, bien entendu.

— Maighdin, vous avez entendu Perrin menacer de faire pendre quiconque le regarderait de travers ? Quand un homme a des yeux pareils, je crois ce genre de menace. Une vraie bête… J’ai été étonné qu’il laisse partir le type aux yeux de fouine. À un moment, j’ai cru qu’il allait lui déchiqueter la gorge avec ses dents. S’il découvre qui vous étiez… Balwer risque de vous trahir. Ce type ne nous a jamais vraiment expliqué pourquoi il nous a aidés à fuir Amador. Peut-être parce qu’il espérait se faire une place au soleil à la cour de Morgase. Conscient que c’est raté, il risque de vouloir entrer dans les bonnes grâces de ses nouveaux maîtres…

— As-tu peur du seigneur Perrin Yeux-Jaunes ? demanda Maighdin avec un mépris… souverain.

En réalité, cet homme la terrorisait, avec ses yeux de loup.

— Balwer est assez malin pour tenir sa langue. Tout ce qui me ternirait rejaillirait sur lui. Après tout, il est arrivé ici avec moi. Quant à toi, si tu as peur, va-t’en !

— Il faut toujours que vous m’envoyiez ça à la figure !

Maighdin ne voyait toujours pas les yeux de Tallanvor, mais elle les sentit peser sur elle.

— « Si ça ne te plaît pas, pars ! » Voilà ce que vous me dites. Naguère, un soldat aimait sa reine en secret et sans espoir. Aujourd’hui, il n’y a plus de reine, seulement une femme, et l’espoir consume cet homme ! Maighdin, si tu veux que je m’en aille, dis-le ! Un mot suffira ! « Pars ! » Un simple mot !

Maighdin ouvrit la bouche.

Un seul mot ! Si facile à prononcer… Alors, pourquoi en suis-je incapable ? Lumière, aide-moi !

Pour la deuxième fois de la nuit, la Lumière fit la sourde oreille. Emmitouflée dans sa couverture, Maighdin resta assise là, bouche bée et sentant ses joues chauffer de plus en plus.

Si Tallanvor avait ri de nouveau, ou triomphé ouvertement, Maighdin lui aurait transpercé la poitrine avec son couteau. Mais il se pencha et lui posa un baiser sur les yeux.

Paralysée, Maighdin eut comme un gémissement. Les yeux écarquillés, elle regarda l’officier se lever, véritable géant au clair de lune. Une reine – enfin, une ancienne reine – était habituée à commander et à prendre des décisions difficiles. Mais là, les battements de son propre cœur l’empêchaient de réfléchir.

— Si vous m’aviez dit de partir, souffla Tallanvor, mon espoir serait mort. Mais je ne pourrai jamais vous abandonner.

Maighdin attendit que l’officier soit retourné sous sa couverture, puis elle s’allongea, le souffle court comme si elle avait couru. La nuit était vraiment fraîche – la preuve, elle frissonnait ! Tallanvor était trop jeune ! Et en plus, il avait raison. Que la Lumière le brûle pour ça ! Oui, il avait raison. Une servante ne pouvait pas influer sur le cours des choses, et si le tueur aux yeux de loup du Dragon Réincarné découvrait qu’il avait entre ses mains Morgase d’Andor, ça pourrait jouer contre Elayne au lieu de l’aider.

Tallanvor n’avait pas le droit de dire vrai quand elle désirait qu’il se trompe !

L’absurdité de cette pensée fit enrager Maighdin. Elle devait pouvoir faire quelque chose d’utile ! Oui, elle devait !

Dans un coin de sa tête, une petite voix ricana.

Tu ne peux pas oublier que tu es Morgase Trakand ! Et même après avoir abdiqué, Morgase ne peut pas s’empêcher de fourrer son nez dans les affaires des puissants, et tant pis pour les dégâts qu’elle a déjà faits jusque-là ! Pareillement, elle ne peut pas dire à un homme de partir parce qu’elle ne cesse de penser à ses mains douces et puissantes et à son sourire charmant, et…

Furieuse, Maighdin tira la couverture sur sa tête pour faire taire la maudite voix. Non, elle ne restait pas avec Perrin parce qu’il lui était insupportable de s’éloigner du pouvoir. Quant à Tallanvor… Elle allait le remettre à sa place, cette fois-ci ! Et sans douceur. Mais quelle était cette place, près d’une femme qui n’était plus une reine ?

Maighdin tenta de faire taire la voix impertinente et de chasser Tallanvor de ses pensées. Mais en s’endormant, elle sentait toujours la douce pression de ses lèvres sur ses paupières.


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