Plus violents que jamais, les grands cyclones d’hiver appelés les Cemaros continuaient à débouler de la mer des Tempêtes. Selon les dires de certains, les Cemaros, cette année, entendaient se venger d’avoir dû attendre des mois avant d’éclater. Zébrant sans relâche le ciel, les éclairs, la nuit, produisaient presque autant de lumière que le soleil en plein jour. Charriée par les bourrasques, la pluie transformait presque toutes les routes en bourbier. Parfois, la tourbe gelait après le coucher du soleil, mais dans la journée, il faisait toujours assez chaud, même sous un ciel plombé, pour que le sol verglacé redevienne un immonde marécage.
Les éléments perturbaient énormément les plans de Rand – pour être franc, à un point qu’il n’aurait pas cru possible.
Les Asha’man qu’il avait convoqués sans délai arrivèrent le lendemain au milieu de la matinée, sortant au galop d’un portail pour émerger sous une averse qui dissimulait le soleil. À travers le trou en suspension dans les airs, on voyait que des flocons tombaient en Andor, formant un rideau blanc qui dissimulait tout ce qu’il y avait derrière.
La plupart des cavaliers portaient une épaisse cape de voyage noire. Bizarrement, la pluie semblait glisser autour d’eux et de leur monture. Ce n’était pas facile à voir, mais quiconque le remarquait les regardait à deux fois – voire à trois. Lorsqu’on ne répugnait pas à révéler qui on était, rester au sec nécessitait un tissage très simple. Et en matière de discrétion, avec le disque noir et blanc enchâssé dans un cercle rouge qu’ils arboraient sur la poitrine, les Asha’man n’en étaient plus à ça près. Même alors que la pluie les cachait à demi, leur arrogance était visible jusque dans leur façon de se tenir en selle. Fiers et méfiants, ces hommes se rengorgeaient d’être ce qu’ils étaient.
Charl Gedwyn, leur commandant, était un peu plus vieux que Rand. De taille moyenne, il arborait, comme Torval, l’Épée et le Dragon sur le col de sa veste de soie noire d’une très bonne coupe. Le pommeau et les quillons de son épée étaient rehaussés d’argent et la boucle de son ceinturon, elle aussi en argent, représentait un poing fermé.
Gedwyn se présentait comme un Tsorovan’m’hael – « Maître des Tempêtes » dans l’ancienne langue. Quoi que ça veuille dire, c’était particulièrement adapté aux conditions climatiques…
Campé sous l’entrée de la tente verte richement décorée de Rand, il observait mornement le déluge. Des gardes illianiens entouraient la tente à moins de trente pas de là, mais pour l’instant, le rideau d’eau les dissimulait. Les connaissant, Rand savait qu’ils devaient être immobiles comme des statues sous l’averse.
— Comment veux-tu que je trouve quelqu’un par ce temps ? marmonna Gedwyn. (Avec un net décalage, il ajouta :) Seigneur Dragon…
Ses yeux brillaient de défi, mais c’était toujours le cas, qu’il regarde un homme ou un poteau de clôture.
— Rochaid et moi, nous avons amené huit Dévoués et quarante soldats, soit assez d’hommes pour détruire une armée ou effrayer dix rois. Et qui sait ? faire même ciller une Aes Sedai ! Que la Lumière me brûle, mais à deux, nous aurions pu faire du bon travail. Ou toi tout seul… Pourquoi avoir demandé tant de gens ?
— J’attends de toi que tu obéisses, Gedwyn, dit froidement Rand.
Maître des Tempêtes ? Et Manel Rochaid, le second de Gedwyn, se faisait appeler Maître des Attaques – Baijan’m’hael. Pourquoi Taim créait-il sans cesse de nouveaux grades ? Son travail était de fabriquer des armes vivantes et de faire en sorte qu’elles le restent assez longtemps pour être utilisées.
— En revanche, je ne te demande pas de perdre ton temps en contestant mes ordres.
— Comme tu voudras, seigneur Dragon… Je vais envoyer mes hommes sur-le-champ.
Gedwyn se tapa du poing sur le cœur, puis il sortit. Sur son passage, l’averse s’incurva et ruissela sur les contours invisibles du tissage qu’il venait de générer – sans deviner combien il était passé près de la mort en se connectant au saidin sans prévenir.
Tu dois le tuer avant qu’il te tue, marmonna Lews Therin. Ils auront ta peau, sais-tu ? Mais les morts ne peuvent trahir personne… (La voix qui résonnait dans la tête de Rand se fit dubitative.) Cela dit, parfois, ils ne sont pas morts… Et moi, je le suis ? Et toi ?
Rand fit en sorte de réduire le monologue de Lews Therin à un fond sonore presque inaudible. Depuis sa réapparition, Fléau de sa Lignée se taisait rarement, sauf lorsque son « hôte » l’y forçait. Presque en permanence, le spectre semblait plus fou et plus colérique qu’avant. Et plus fort. Sa voix envahissait les rêves de Rand, et lorsqu’il se voyait lui-même dans un de ses songes, il arrivait souvent… que ce ne soit pas lui. Pour autant, ce n’était pas toujours Lews Therin, dont il avait appris à reconnaître les traits. Parfois, « son » visage était flou et pourtant vaguement familier, cette vision perturbant aussi Lews Therin. Un solide indice de son délabrement mental. Ou de celui de Rand…
Pas encore… Je ne peux pas me permettre de perdre la raison.
Quand, alors ? demanda Lews Therin avant que le jeune homme puisse le faire taire.
Après l’arrivée de Gedwyn et des Asha’man, Rand mit enfin en branle son plan consistant à repousser les Seanchaniens vers l’ouest. Une mise en branle laborieuse, comme la progression d’un homme sur ces routes boueuses.
Pour commencer, Rand déplaça son camp le plus vite possible, et sans faire le moindre effort pour dissimuler la manœuvre. L’heure du secret était bel et bien révolue. Quand les Cemaros arrivaient, les messages transportés par des pigeons ou des estafettes voyageaient beaucoup plus lentement, mais il ne faisait pourtant aucun doute que le Dragon Réincarné était espionné par la Tour Blanche, par les Rejetés et par quiconque s’intéressait à lui et avait les moyens de glisser une pièce dans la paume d’un soldat. Les Seanchaniens eux-mêmes pouvaient faire partie du lot. S’il les surveillait, pourquoi n’auraient-ils pas pu en faire autant ?
Alors que Rand regardait des hommes hisser sa tente pliée sur une charrette, Weiramon apparut sur un de ses nombreux chevaux – cette fois, un fier hongre blanc issu de la plus pure lignée de Tear.
Même si de gros nuages voilaient encore le soleil, la pluie était un peu moins forte. Dans l’air accablant d’humidité, l’étendard du Dragon et celui de la Lumière pendaient mollement en haut de leur hampe.
Les Défenseurs de la Pierre ayant remplacé les Illianiens, Weiramon franchit le cordon de sécurité en lorgnant sans aménité Rodrivar Tihera, le chef de ce détachement. Le teint très sombre, même pour un Tearien, la barbe courte et taillée en pointe, ce noble mineur était sorti du rang au mérite, et il se montrait respectueux du protocole à l’extrême. Quand il s’inclina devant son supérieur, les plumes blanches qui ornaient son casque évoquèrent irrésistiblement la roue d’un paon.
Le Haut Seigneur en parut plus dubitatif encore.
Rien n’imposait que le Capitaine de la Pierre commande en personne la garde rapprochée de Rand. Mais c’était souvent le cas, et Marcolin se chargeait lui aussi souvent de diriger les Illianiens affectés à cette tâche. En fait, savoir qui veillerait sur Rand était désormais un sujet de conflit entre les Teariens et les Illianiens. Les premiers réclamaient ce droit parce que le Dragon Réincarné régnait depuis plus longtemps sur Tear, et les seconds parce qu’il était après tout leur roi.
Weiramon avait-il entendu certains Défenseurs murmurer qu’il était temps que Tear ait un roi ? L’homme qui avait conquis la Pierre étant bien entendu le meilleur prétendant ? Le Haut Seigneur approuvait le diagnostic, mais pas le choix du candidat. Et il n’était pas le seul dans ce cas.
Dès qu’il vit que Rand le regardait, Weiramon afficha un sourire mielleux et sauta de sa selle aux ornements en or pour se fendre d’une courbette qui aurait pu faire passer Tihera pour un adepte du minimalisme en matière de protocole. Malgré sa raideur, le seigneur aurait pu se plier en deux en dormant. Cela dit, il ne put s’empêcher de grimacer en voyant ses jolies bottes s’enfoncer dans la gadoue. Pour protéger ses beaux atours, il portait une cape imperméabilisée, mais même ce vêtement utilitaire était surchargé de broderie en fil d’or, le col étant incrusté de saphirs. Malgré la somptueuse veste de soie vert foncé de Rand, des abeilles d’or décorant les manches et les revers, n’importe quel observateur aurait eu d’excellentes raisons de penser que la Couronne d’Épées était en possession du Haut Seigneur et non du Dragon Réincarné.
— Seigneur Dragon, voir que des Teariens veillent sur toi remplit mon cœur de joie. Car le monde entier sangloterait s’il t’arrivait quelque chose de mal…
S’il avait été un peu plus stupide, Weiramon aurait carrément accusé les Compagnons illianiens d’être indignes de confiance. Mais il avait quand même un semblant de cerveau.
— Tôt ou tard, c’est ce qui se passera, lâcha froidement Rand.
Pour sûr, le monde entier pleurerait – après qu’une bonne moitié aurait fini de faire la fête !
— Je sais que tu verserais toutes les larmes de ton corps, Weiramon.
L’imbécile carra les épaules et caressa la pointe de sa barbe grisonnante. Souvent, il n’entendait pas vraiment ce qu’on lui disait, mais plutôt ce qu’il avait envie d’entendre…
— Seigneur Dragon, tu peux être assuré de ma loyauté. C’est pour ça que je suis perturbé par les ordres que ton aide de camp m’a transmis ce matin.
Weiramon parlait d’Adley. Beaucoup de nobles croyaient que prendre les Asha’man pour les larbins du Dragon Réincarné les rendait moins dangereux.
— Tu as raison de renvoyer la majorité des Cairhieniens. Même chose pour les Illianiens, ça va sans dire. Je peux même comprendre les restrictions que tu imposes à Gueyam et aux autres…
Ses bottes produisant un bruit de ventouse, Weiramon approcha de Rand et passa au ton de la confidence :
— J’ai peur que certains d’entre eux… Eh bien, je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils ont comploté contre toi, mais leur loyauté n’a pas toujours été sans tache, si tu vois ce que je veux dire. Contrairement à la mienne… Sans tache et sans limites…
Le Haut Seigneur changea de nouveau de ton. Cette fois, il parla haut et fort, comme un homme uniquement soucieux des intérêts de son maître. Ce maître qui ferait sûrement de lui le premier roi de Tear.
— Autorise-moi à faire venir tous mes hommes, seigneur Dragon. Avec les Défenseurs et eux, je serai le garant de l’honneur et de la sécurité du Seigneur du Matin.
Dans tous les camps éparpillés sur la lande, presque toutes les tentes étaient démontées. Partout, on chargeait les chariots et les charrettes et on sellait les chevaux. À la tête d’une colonne assez puissante pour inquiéter les brigands et faire au moins réfléchir les Shaido, la Haute Dame Rosana chevauchait vers le nord. Une force impressionnante, certes, mais pas assez pour inspirer de mauvaises idées à Rosana, parce que la moitié des hommes étaient des domestiques de Gueyam et de Maraconn mêlés à des Défenseurs de la Pierre. En route pour l’est, Spiron Narettin était dans la même situation, puisqu’il voyagerait avec propres guerriers, certes, mais au moins autant de soldats fidèles à d’autres membres du Conseil des Neuf que lui. Sans parler de la centaine de fantassins qui suivait le mouvement – une partie des rebelles qui avaient fini par se rendre, la veille. Un très grand nombre avaient choisi de se rallier à Rand, mais il ne leur faisait pas assez confiance pour ne pas les séparer.
Tolmeran allait se mettre en route pour le sud avec des troupes tout aussi dépareillées, et d’autres partiraient dès que leurs charrettes et leurs chariots seraient chargés. Tous dans des directions différentes, et à la tête d’hommes juste assez fiables pour les inciter à se limiter strictement à exécuter les ordres de Rand.
Rétablir l’ordre en Illian était bien entendu une noble et importante mission. Pourtant, ces seigneurs et ces dames regrettaient tous d’être ainsi éloignés du seigneur Dragon. Et se demandaient, évidemment, s’ils n’étaient pas tombés en disgrâce. Encore que les plus malins avaient paru s’interroger sur les raisons qui poussaient le Dragon Réincarné à garder un œil sur certains de leurs pairs. Rosana, par exemple, avait semblé plus que dubitative.
— Ta sollicitude me touche, dit Rand à Weiramon. Mais un homme n’a pas besoin d’une légion de gardes du corps. Je n’ai pas l’intention de déclarer la guerre à quelqu’un.
D’autant plus que cette guerre était en cours depuis beau temps. Elle avait commencé à Falme, et peut-être même avant.
— Que tes hommes se tiennent prêts, Weiramon.
Combien sont morts à cause de mon orgueil ? gémit Lews Therin. Et combien ont péri à cause de mes erreurs ?
— Puis-je au moins demander où nous allons ?
La question de Weiramon couvrit opportunément la voix du spectre.
— La capitale, répondit Rand, glacial.
Il n’aurait su dire combien de gens étaient morts à cause de ses erreurs. Mais son orgueil, lui, n’avait jamais fait de victimes. Il en était absolument sûr.
Désorienté, car son chef pouvait vouloir parler de Tear, d’Illian ou même de Cairhien, Weiramon voulut poser une autre question, mais Rand le congédia de la pointe du Sceptre du Dragon. Un moignon de lance, en réalité – qu’il aurait volontiers planté dans le cœur de Lews Therin, s’il avait pu.
— Weiramon, je n’ai pas l’intention d’attendre ici toute la journée. Va rejoindre tes hommes !
Moins d’une heure plus tard, Rand se connecta à la Source et entreprit d’ouvrir un portail. Comme toujours, ces derniers temps, il dut lutter contre le vertige qui l’attaquait chaque fois qu’il entrait en contact avec le Pouvoir ou s’en coupait. Ajouté à la souillure du saidin, une tourbe puante, ce malaise menaçait de le forcer à vider son estomac. Et y voir double, même pendant quelques instants, compliquait singulièrement le tissage des flux. Bien sûr, il aurait pu demander à Flinn ou à Dashiva de se charger du portail. Mais Gedwyn et Rochaid tenaient leur monture par la bride devant une rangée d’une dizaine de soldats en veste noire – tous ceux qui n’avaient pas été envoyés en patrouille. Tous ces hommes attendaient patiemment – et ils observaient le Dragon Réincarné.
À peine plus petit que Rand, et plus jeune de deux ans au maximum, Rochaid était lui aussi un Asha’man « complet » et il portait une veste de soie. Un sourire flottait sur son visage, comme s’il savait des choses que les autres ignoraient… et trouvait ça très amusant. De quoi était-il informé ? Certainement, ça devait concerner les Seanchaniens, même si ce type ne pouvait pas connaître les plans de Rand. De quoi d’autre aurait-il pu s’agir ? De rien du tout, peut-être, mais le jeune homme n’avait aucune envie de montrer de la faiblesse devant ces deux Asha’man.
Le vertige cessa très vite et sa vision s’éclaircit un peu plus lentement – c’était classique, ces dernières semaines – ce qui ne l’empêcha pas d’achever le tissage. Sans marquer de pause, il talonna sa monture et traversa l’ouverture suspendue dans les airs.
La capitale qu’avait mentionnée Rand était Illian, le portail débouchant un peu au nord de la ville. En dépit des inquiétudes si bien feintes de Weiramon, le Dragon Réincarné n’était pas parti sans protection. Derrière lui, près de trois mille hommes traversèrent le portail pour se retrouver dans une vaste prairie, non loin de la grande route boueuse qui conduisait à la voie de l’Étoile du Nord. Même si chaque seigneur l’accompagnant avait eu droit à une escorte réduite – une centaine de soldats, pour quelqu’un qui en commandait souvent des milliers, ça ne faisait pas grand-chose –, quand on additionnait ces détachements, ça finissait par faire du monde. Il y avait là des Teariens, des Cairhieniens et des Illianiens. Les Défenseurs de la Pierre étaient commandés par Tihera, les Compagnons avançaient sous les ordres de Marcolin, et Gedwyn dirigeait les Asha’man – du moins, ceux qui étaient venus avec eux. Pour leur part, Dashiva, Flinn et les autres chevauchaient derrière Rand. À part Narishma, qui n’était toujours pas revenu. Bien sûr, il savait où retrouver le Dragon Réincarné, mais ce retard était quand même inquiétant.
Dans la colonne, les différentes nationalités ne se mélangeaient pas. Gueyam, Maraconn et Aracome ne quittaient pas Weiramon, tous regardant davantage Rand que la route qu’ils suivaient. Gregorin Panar progressait avec trois autres membres du Conseil des Neuf. Penchés sur leur selle, les quatre hommes conversaient à voix basse. Suivi par un groupe de seigneurs du Cairhien au visage fermé, Semaradrid braquait lui aussi son regard sur le Dragon Réincarné.
Rand avait choisi les gens qui l’accompagneraient avec un grand soin – le même que pour ceux dont il s’était débarrassé – et selon des critères qui auraient sans doute étonné beaucoup de monde.
S’il y avait eu des observateurs, la colonne aurait eu fière allure avec son déploiement d’étendards et d’oriflammes, sans oublier le fanion qui dépassait du dos de certains Cairhieniens. Une force colorée, impressionnante et… très dangereuse. Car parmi les nobles, plus d’un avait bel et bien comploté contre Rand. Très récemment, il venait d’apprendre que la maison Maravin, celle de Semaradrid, avait de très anciennes accointances avec la maison Riatin, qui, au Cairhien, s’opposait ouvertement au Dragon Réincarné. Semaradrid n’avait pas nié les faits, mais il n’en avait pas fait mention non plus avant que Rand en entende parler.
Le Conseil des Neuf lui étant pour l’instant peu familier, il avait jugé dangereux de laisser tous ses membres derrière lui…
Quant à Weiramon, c’était un crétin. Livré à lui-même, il aurait été capable d’essayer de se gagner les faveurs du seigneur Dragon en lançant une armée contre les Seanchaniens, le Murandy ou n’importe quel adversaire potentiel lui tombant sous la main. Trop idiot pour être laissé en arrière, trop puissant pour qu’on le mette de côté, le Haut Seigneur chevauchait avec Rand et il prenait ça pour un honneur. De quoi regretter qu’il ne soit pas assez abruti pour commettre un impair susceptible de lui valoir une condamnation à mort.
Les charrettes et les serviteurs avançaient derrière les hommes du Tearien. Autour de Rand, personne ne comprenait pourquoi il avait ordonné que tous les chariots partent avec les autres groupes. Craignant les oreilles indiscrètes, il n’avait aucune intention de s’expliquer.
Conduits par des palefreniers, les chevaux de rechange venaient ensuite, précédant une longue file de fantassins en plastron cabossé souvent pas à leur taille ou en gilet de cuir couvert de disques de fer rouillé. Armés d’un arc, d’une arbalète ou parfois d’une pique, ces hommes étaient d’anciens fidèles du « seigneur Brend » qui avaient refusé de rentrer chez eux sans armes. Leur chef, Eagan Padros, était le type avec lequel Rand avait négocié à la lisière de la forêt. Plus brillant que son allure l’aurait laissé penser, c’était un homme du peuple qui avait gravi les échelons du pouvoir à la force du poignet. Un profil qui plaisait à Rand. Pour l’heure, Padros essayait de garder ses hommes en bon ordre de marche, mais ils avaient tendance à s’éparpiller pour mieux sonder le paysage qui se déroulait devant eux.
La voie de l’Étoile du Nord, une large route de terre battue interrompue régulièrement par des ponts de pierre, traversait en ligne droite les immenses marécages qui entouraient Illian. Venant du sud, le vent charriait une odeur iodée et les relents moins agréables des tanneries. Aussi grande que Caemlyn ou Cairhien, Illian était une capitale en constante expansion. Ses toits de tuile aux couleurs vives et ses tours élancées se distinguaient à peine tout au bout de l’immense marécage où des grues pataugeaient tandis que des vols entiers d’oiseaux blancs rasaient la surface de l’onde à tire-d’aile. Depuis sa fondation, Illian n’avait jamais éprouvé le besoin de se doter d’un mur d’enceinte. Cela dit, si elle en avait eu un, ça ne l’aurait pas beaucoup aidée contre Rand…
Lorsqu’ils comprirent que le seigneur Dragon n’avait pas l’intention d’entrer en ville, beaucoup d’hommes furent déçus. Mais aucun ne se plaignit à voix haute, en tout cas à portée d’oreille du jeune homme. Cela dit, on n’aurait pas pu prétendre qu’un grand enthousiasme présida au dressage du camp. Comme la plupart des mégalopoles, Illian exhalait un parfum d’exotisme, et on la disait remplie de tavernes fascinantes et de femmes peu farouches. Bien entendu, ces rumeurs étaient colportées par des hommes qui n’y avaient jamais mis les pieds, même s’ils étaient par ailleurs illianiens. Pour ces choses-là, l’ignorance embellissait toujours la réputation d’une ville.
Mais pour ce soir, seul Morr galoperait le long de la voie. Cessant d’enfoncer dans la terre des piquets de tente, beaucoup d’hommes le regardèrent avec envie. Et les nobles le suivirent des yeux avec une curiosité qu’ils faisaient tout pour cacher.
Occupés à dresser leur camp, les Asha’man de Gedwyn ne s’intéressèrent pas le moins du monde à Morr. Pourtant, ils n’étaient pas débordés, car leurs installations se réduisaient à une grande tente noire pour leurs deux chefs… et à un grand carré – leurs « quartiers » ! – où l’herbe et la boue étaient aplanies. Une opération qui avait été accomplie avec le Pouvoir, bien entendu. Les Asha’man y avaient recours pour tout, s’abstenant même d’allumer naturellement les feux de cuisson.
Dans les autres camps, quelques hommes, les yeux ronds, regardaient la tente se monter quasiment toute seule tandis que des paniers d’osier se détachaient du flanc des chevaux et lévitaient dans les airs. Mais ces curieux détournaient le regard dès qu’ils comprenaient ce qui se passait…
Deux ou trois soldats en veste noire semblaient parler tout seuls, et ça n’avait rien de rassurant…
Deux tentes dressées près de celle de Rand leur étant réservées, Flinn et les autres ne se joignirent pas au groupe de Gedwyn. Mais Dashiva alla voir le Maître des Tempêtes et le Maître des Attaques, qui se prélassaient dans un coin en donnant de temps en temps un ordre sec. Après une courte conversation, il revint en secouant la tête et en marmonnant entre ses dents. Gedwyn et Rochaid n’étaient pas des gens amicaux, et c’était très bien comme ça.
Dès qu’elle fut prête, Rand alla se réfugier sous sa tente. Se couchant tout habillé sur son lit de camp, il contempla le plafond. Des abeilles d’or étaient également brodées à l’intérieur de la toile…
Le jeune homme ayant laissé ses serviteurs en arrière, ce fut Hopwil qui lui apporta une carafe de vin chaud. Mais il n’y toucha pas, perdu dans ses pensées tourbillonnantes. Encore deux ou trois jours, et les Seanchaniens recevraient un coup dont ils ne se relèveraient pas. Ensuite, ce serait le retour à Cairhien pour voir comment se déroulaient les négociations avec les Atha’an Miere, pour apprendre ce que mijotait Cadsuane – il lui devait une fière chandelle, certes, mais elle préparait quand même quelque chose – et peut-être pour en finir avec ce qui restait de la rébellion. Caraline Damodred et Darlin Sisnera avaient-ils profité de la confusion pour s’échapper ? Si le Haut Seigneur Darlin tombait entre ses mains, ça pourrait bien mettre également un terme à la rébellion à Tear.
Et l’Andor ? Si Mat et Elayne étaient au Murandy, comme on pouvait le croire, il faudrait encore des semaines, au mieux, avant que la jeune femme puisse revendiquer le Trône du Lion. Quand ce serait fait, Rand serait obligé de rester loin de Caemlyn. Mais il devait quand même parler à Nynaeve. Pouvait-il purifier le saidin ? C’était possible. Et ça pouvait aussi détruire le monde. Par la Lumière ! où était Narishma ?
Très violent si près de la mer, un orage de Cemaros balaya le camp et une averse s’abattit sur la tente. Par le rabat entrouvert, Rand vit les éclairs bleu et blanc qui déchiraient le ciel. Le roulement du tonnerre aurait pu faire croire que des montagnes venaient de s’écrouler sur le marécage.
Alors que les éléments se déchaînaient, Narishma entra sous la tente. Trempé jusqu’aux os, il avait les cheveux plaqués sur le crâne. Ses ordres étant de ne pas se faire remarquer, aucun tissage ne l’avait protégé. Vêtu d’une simple veste marron, il avait noué ses cheveux en queue-de-cheval. Même sans clochettes, de très longues tresses, sur un homme, avaient tendance à attirer le regard.
L’air furieux, l’Asha’man avait calé sous son bras un ballot cylindrique attaché avec de la ficelle – on eût dit un petit tapis environ du diamètre d’une jambe d’homme.
Se levant d’un bond, Rand s’empara de l’objet sans laisser à Narishma le temps de le lui tendre.
— Quelqu’un t’a vu ? Pourquoi as-tu tant tardé ? Je t’attendais hier soir.
— Il m’a fallu un moment pour comprendre ce que je devais faire… Tu ne m’avais pas tout dit, et ça a failli me coûter la vie.
Ridicule ! Rand avait fourni à cet homme toutes les informations dont il pouvait avoir besoin. Il en était absolument sûr. À quoi bon mettre sa confiance en quelqu’un, si c’était pour que cette personne finisse par mourir et tout gâcher ?
Très prudemment, Rand glissa le « tapis » sous son lit de camp. Il brûlait d’envie de le dérouler, pour être sûr que Narishma lui avait rapporté ce qu’il voulait. Mais dans le cas contraire, l’Asha’man n’aurait pas osé revenir.
— Déniche-toi une veste noire, avant d’aller rejoindre les autres. Encore une chose, Narishma : dis un mot de tout ça à quelqu’un, et je te tuerai de mes mains.
Tue donc le monde entier ! s’écria joyeusement Lews Therin. L’humour du désespoir… Moi, j’ai tué le monde, et tu peux en faire autant, si tu fais un effort !
Narishma se tapa du poing sur la poitrine – très fort.
— À tes ordres, seigneur Dragon…
Le lendemain, peu après l’aube, sous un ciel plombé et tandis que des rafales de vent annonçaient un nouvel orage, un millier d’hommes de la Légion du Dragon sortirent d’Illian et s’engagèrent sur la voie de l’Étoile du Nord, marchant au pas au son des tambours. Avec leur casque andorien peint en bleu et leur longue veste également bleue ornée sur la poitrine d’un Dragon écarlate et or, les légionnaires attirèrent l’attention des soldats présents dans les divers camps.
Une oriflamme bleue arborant un Dragon et un nombre permettait d’identifier les cinq compagnies. Cela dit, les légionnaires étaient des soldats très spéciaux. Par exemple, ils avaient un plastron, mais sous leur veste, afin de ne pas cacher le Dragon – pour la même raison, ce vêtement se boutonnait sur un côté – et chacun portait sur la hanche une épée courte et sur l’épaule une arbalète à armature de fer. Un grand plumet rouge sur le casque, les officiers avançaient devant les tambours et les oriflammes. À part le cheval de Morr, qui ouvrait la marche, les seuls autres équidés étaient les bêtes de bât qui la fermaient.
— Des fantassins…, grogna Weiramon en faisant claquer ses rênes dans sa main gantée. Que la Lumière brûle mon âme ! ce sont des bons à rien, les fantassins… À la première charge, ils se débanderont. Voire même avant…
Les premiers hommes s’écartèrent de la voie. Ces gaillards avaient aidé à prendre Illian, et ils ne s’étaient pas débandés.
— Pas de piques, marmonna Semaradrid en secouant la tête. J’ai vu des fantassins bien commandés résister à une charge, mais ils avaient des piques. Sans ces armes…
Il eut un grognement dégoûté.
Troisième homme perché sur sa monture près de Rand pour accueillir les légionnaires, Gregorin Panar ne fit aucun commentaire. Parce qu’il n’avait pas de préjugés contre l’infanterie ? Dans ce cas, il aurait été le seul noble que connaissait Rand à ne pas honnir les fantassins. Quoi qu’il en soit, il s’efforçait de ne pas froncer les sourcils, et y réussissait presque. Désormais, tout le monde savait que les hommes arborant un Dragon sur la poitrine s’étaient engagés parce qu’ils entendaient suivre Rand – enfin, le Dragon Réincarné – et pour aucune autre raison que celle-là.
Gregorin Panar devait se demander où Rand voulait aller – avec cinq compagnies de la Légion ! – sans juger bon d’en informer le Conseil des Neuf, sans doute parce qu’il le jugeait indigne de confiance. À la façon dont il regardait le jeune homme, Semaradrid devait se poser la même question. Seul Weiramon était trop borné pour s’interroger.
Rand fit pivoter Tai’daishar. Emballé dans plusieurs couches de tissu, le paquet de Narishma était désormais glissé et attaché sous la sangle de son étrier gauche.
— Faites démonter le camp ! lança Rand aux trois nobles. Nous partons !
Cette fois, le jeune homme laissa à Dashiva le soin de tisser le portail. Fronçant les sourcils, l’Asha’man marmonna entre ses dents. Pour une raison inconnue, il semblait offensé. Leurs montures flanc contre flanc, Gedwyn et Rochaid affichèrent un sourire sardonique tandis que le trait de lumière argenté vertical se transformait en une ouverture béant dans les airs. Rand nota qu’ils le regardaient lui, pas Dashiva. Eh bien, qu’ils regardent ! Combien de fois pouvait-il se connecter au saidin et passer à un souffle de s’évanouir, avant de tomber dans les pommes pour de bon ? S’il faisait l’expérience un jour, ce ne serait pas sous les yeux de ces deux-là…
Cette fois, le portail les fit émerger sur une large route qui serpentait le long des contreforts d’une chaîne de montagnes, à l’ouest. Les monts Nemarellin… N’arrivant pas à la cheville des montagnes de la Brume – et aux orteils de la Colonne Vertébrale du Monde –, ces pics sombres et oppressants bordaient la côte occidentale de l’Illian. Au-delà, on trouvait le golfe de Kabal et plus loin encore…
Les hommes reconnurent très vite ces montagnes. Après les avoir balayées du regard, Gregorin Panar hocha la tête, l’air satisfait. Alors que des cavaliers sortaient encore du portail, les trois autres conseillers et Marcolin le rejoignirent afin de lui parler à voix basse. Semaradrid ne fut pas long à se repérer, et Tihera non plus. Eux aussi parurent contents, comme s’ils comprenaient mieux ce qui se passait, à présent.
Partant de Lugard, la route d’Argent assurait la totalité du trafic commercial en direction de l’ouest. Il existait aussi une route d’Or qui conduisait à Far Madding. Ces deux voies et leurs noms dataient d’une époque où l’Illian n’existait pas. Après des siècles à être tassées par des roues de chariots, des sabots et des bottes, ces voies ne craignaient plus les déluges des Cemaros, parce qu’elles parvenaient à les absorber presque totalement. En hiver, c’étaient pratiquement les seules voies de communication fiables quand on voulait faire voyager de grandes colonnes d’hommes. Désormais, tout le monde savait que les Seanchaniens étaient à Ebou Dar – et tant pis si les histoires qui circulaient dans les rangs les assimilaient à des cousins des Trollocs, en plus méchant. S’ils avaient l’intention d’envahir l’Illian, la route d’Argent était l’endroit idéal pour leur barrer le chemin.
Semaradrid et les autres devaient croire qu’ils avaient percé au jour le plan de Rand. Sans aucun doute, il avait appris que les Seanchaniens allaient venir, et que les Asha’man étaient là pour les massacrer dès qu’ils se montreraient. Avec les rumeurs qui couraient au sujet des envahisseurs, personne ne semblait se plaindre de devoir laisser le sale travail à d’autres…
Comme de juste, Weiramon eut besoin qu’on lui explique la situation – ce fut Tihera qui s’en chargea – et il en fut très perturbé, même s’il tenta de le cacher en débitant un discours pompeux sur la grande sagesse du seigneur Dragon et son génie militaire… et sur la première charge contre les Seanchaniens qu’il comptait fermement diriger.
Un imbécile étalon, vraiment !
Avec un peu de chance, quelqu’un qui apprendrait la présence de troupes sur la route d’Argent ne serait pas plus perspicace que Semaradrid ou Gregorin. Et si tout se passait au mieux, personne d’important ne le saurait avant qu’il soit trop tard.
Rand avait parié que l’attente ne durerait pas plus d’un ou deux jours. Alors que le temps passait, rendant ce délai obsolète, il commença à se demander s’il n’était pas aussi idiot que Weiramon.
La plupart des Asha’man sillonnaient l’Illian, les plaines de Maredo et Tear à la recherche de ceux que Rand voulaient trouver. Tout ça pendant les Cemaros… Même en recourant à des portails, il fallait du temps, y compris pour ces hommes, pour repérer des gens quand la pluie réduisait la visibilité à moins de cinquante pas, les bourbiers empêchant en outre les rumeurs, si utiles pour des limiers, de se propager normalement. Passant sans le savoir à un quart de lieue de leurs proies, les Asha’man devaient sans doute revenir sur leurs pas pour simplement apprendre qu’elles s’étaient déplacées. Et certains d’entre eux avaient dû partir très loin, à la poursuite de gens qui n’étaient pas nécessairement très désireux d’être rattrapés. Des jours passèrent avant que le premier noble arrive.
Le Haut Seigneur Sunamon vint se joindre à Weiramon. Plus que rondouillard et affichant sans cesse un sourire mielleux – à l’intention de Rand en tout cas –, cet homme multipliait les protestations de loyauté, y compris aux moments les plus incongrus. En réalité, il avait comploté pendant si longtemps contre le Dragon Réincarné qu’il devait encore en être capable dans son sommeil.
Le Haut Seigneur Torean, un homme incroyablement riche à la trogne de fermier, arriva ensuite et s’épancha longuement sur la fierté qu’il éprouvait – pensez, chevaucher une nouvelle fois aux côtés du seigneur Dragon ! En réalité, rien ne l’intéressait davantage que l’or, à part peut-être les privilèges dont Rand avait dépouillé les nobles de Tear. Quand on lui apprit qu’il n’y avait pas de servantes dans le camp, il se montra très déçu, d’autant plus qu’on ne trouvait dans les environs aucun village où dénicher de jeunes paysannes à la cuisse légère. En ce qui concernait les complots contre Rand, Torean était au moins l’égal de Sunamon. Et il dépassait sans doute Gueyam, Maraconn et Aracome.
Bertome Saighan arriva aussi. Petit mais assez beau, dans le genre rustique, il avait le devant de la tête rasé, à la manière des soldats. D’après ce qu’on disait, il ne pleurait pas beaucoup la mort de Colavaere, sa cousine. Primo, parce que ce décès avait fait de lui la nouvelle Haute Chaire de la maison Saighan, et secundo parce qu’on murmurait que Rand avait fait exécuter Colavaere. Ou l’avait même carrément assassinée de ses mains…
Bertome s’inclina et sourit, mais ses yeux noirs restèrent de glace. D’après certaines rumeurs, il aimait beaucoup sa cousine…
Ailil Riatin fut la suivante. Mince et pleine de dignité, cette femme aux yeux noirs restait jolie malgré les années. Ayant un Capitaine de la Lance pour commander ses soldats, argua-t-elle, elle ne voyait pas pourquoi elle aurait dû s’aventurer en personne sur le champ de bataille. Bien entendu, elle multiplia elle aussi les protestations de loyauté envers le Dragon Réincarné. Mais son frère Toram convoitait le trône que Rand destinait à Elayne, et on affirmait que cette femme était prête à faire n’importe quoi pour son frère – absolument n’importe quoi. Y compris s’allier à ses ennemis pour les espionner et leur mettre des bâtons dans les roues.
Dalthanes Annallin, Amondrid Osiellin et Doressin Chuliandred arrivèrent aussi. Trois seigneurs qui avaient soutenu les prétentions au trône de Colavaere – dès qu’ils avaient pensé que Rand ne reviendrait plus jamais à Cairhien.
Cairhieniens ou Teariens, ces gens furent amenés à Rand les uns après les autres, chacun étant accompagné d’une suite d’une cinquantaine de personnes – cent au maximum. Des hommes et des femmes dont le Dragon Réincarné se méfiait encore plus que de Gregorin ou de Semaradrid. En majorité des hommes, cependant. Non parce que Rand jugeait les femmes moins dangereuses. Pour ça, il n’était pas assez fou ! En général, une femme se décidait à vous tuer bien plus vite qu’un homme, et elle avait besoin de beaucoup moins de raisons. Mais à part les plus redoutables, Rand n’avait pas pu se décider à emmener des femmes là où il allait. Capable de sourire chaleureusement à un interlocuteur pendant qu’elle réfléchissait à l’endroit où elle allait le poignarder, Ailil comptait sans nul doute parmi les plus dangereuses. Tout comme Anaiyella, une Haute Dame mince comme une liane et encline aux minauderies qui adorait jouer les ravissantes idiotes pour berner son public. Revenue chez elle après son séjour à Cairhien, elle s’était lancée sans vergogne à la conquête du trône (encore virtuel) de Tear. Au fond, c’était peut-être bien une ravissante idiote. Mais quoi qu’il en soit, elle s’était gagné beaucoup de partisans, à la fois parmi les nobles et au sein du peuple.
Grâce aux Asha’man, Rand put ainsi rassembler tous les gens qui étaient restés bien trop longtemps loin de sa sourcilleuse surveillance. Bien entendu, il ne pouvait pas tous les avoir à l’œil en même temps, mais au moins, ça leur rappelait qu’il restait sur ses gardes.
Après les avoir réunis, Rand attendit. Deux jours. Puis quatre. Puis huit…
La pluie martelait sa tente avec un peu moins de violence lorsque le dernier homme qu’il attendait arriva.
Retirant sa cape de voyage trempée, Davram Bashere la secoua puis la jeta sur le dossier d’un fauteuil. Écœuré, il soupira sous sa grosse moustache grisonnante. Petit, le nez crochu, ce gaillard parvenait à avoir l’air bien plus grand qu’il l’était. Pas parce qu’il faisait la roue – non, simplement, il s’estimait aussi grand que n’importe quel homme en sa présence et réussissait à en convaincre les autres. Ceux qui étaient malins, en tout cas… Le sceptre d’ivoire à tête de loup nonchalamment glissé à sa ceinture – un bâton pour le Maréchal du Saldaea, en quelque sorte – avait été gagné sur d’innombrables champs de bataille et autour d’autant de tables de négociations.
Un des très rares hommes auxquels Rand aurait confié sa vie. Et un des derniers qu’il vouvoyait encore et qui lui rendaient la politesse.
— Je sais que vous n’aimez pas les explications, déclara Bashere, mais je ne serais pas fâché qu’on éclaire un peu ma lanterne…
Écartant le fourreau de son épée, il se laissa tomber dans un fauteuil et passa une jambe par-dessus un accoudoir. Sa position favorite… En toutes circonstances, il semblait parfaitement à son aise, mais il pouvait bondir à la vitesse d’un félin.
— Votre Asha’man n’a rien voulu me dire, à part que vous aviez besoin de moi avant-hier ! Pourtant, il a précisé que je ne devais pas venir avec plus de mille hommes. J’en avais à peine la moitié avec moi, et ils sont tous là. Mais il ne s’agit pas d’une bataille, pas vrai ? Une bonne moitié des étendards que j’ai vus dehors appartiennent à des hommes qui se mordraient la langue plutôt que de vous prévenir, s’ils voyaient dans votre dos un tueur armé d’un couteau. Et presque tous les autres drapeaux sont à des seigneurs qui tenteraient de détourner votre attention… Voire qui auraient payé le tueur à gages…
En manches de chemise, Rand s’assit à son bureau de campagne et se plaqua les mains sur les yeux. En l’absence de Boreane Carivin, qu’il avait laissée en arrière, les mèches des bougies n’étaient pas correctement taillées, et une fumée âcre planait dans l’air. De plus, il avait passé presque toute la nuit à étudier des cartes du sud de l’Altara. Très peu d’entre elles se recoupaient…
— Quand on envisage de livrer bataille, seigneur Bashere, qui choisir pour payer la facture du boucher, sinon des hommes qui veulent votre mort ? De toute façon, ce ne sont pas les soldats qui vaincront, sur ce coup-là. Leur seule mission, ce sera d’assurer la sécurité des Asha’man. Que pensez-vous de ça ?
Bashere soupira si violemment que sa moustache ondula.
— Votre ragoût est du genre mortel, voilà ce que je pense. Et quelqu’un va s’étouffer en le mangeant. Fasse la Lumière que ce ne soit pas nous.
Sur ces mots, le Maréchal du Saldaea éclata de rire, comme s’il venait de faire une fine plaisanterie.
Lews Therin s’esclaffa aussi.