1 Marché tenu !

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue –, un vent se mit à souffler au-dessus de la grande île montagneuse nommée Tremalking. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Soufflant vers l’est, il traversait toute l’île où les Amayar à la peau claire, fidèles du Paradigme de l’Eau, s’occupaient de leurs champs, soufflaient un verre magnifique et fabriquaient une superbe porcelaine. Du monde, les Amayar ignoraient tout, à part l’existence de leur archipel, car le Paradigme de l’Eau assurait que tout le reste n’était qu’une illusion – l’image reflétée d’un mirage. Pourtant, certains d’entre eux, sentant la chaleur de ce vent chargé de poussière sèche, alors qu’il aurait dû tomber une pluie glaciale en cette saison, se remémoraient les histoires contées par les Atha’an Miere. Des récits au sujet du reste du monde et de ce que prédisaient les prophéties.

Certains tournaient alors les yeux vers une colline au sommet de laquelle une main géante en pierre émergeait de la terre, serrant entre ses doigts une sphère de cristal plus grande que bien des maisons. Comme tous les peuples, les Amayar avaient leurs propres prophéties, certaines parlant de la main, de la sphère… et de la fin des illusions.

Continuant vers l’est, ce vent traversait la mer des Tempêtes sous un soleil brûlant piqué comme une pierre précieuse dans un ciel sans nuages. Rasant la crête ourlée d’écume des vagues, il triomphait des bourrasques venues du sud et de l’ouest, cette bataille de titans faisant rouler sauvagement les eaux – rouler, mais pas se déchirer, car on était loin des terribles tempêtes du cœur de l’hiver (alors que celui-ci aurait dû être presque terminé) et encore plus des cyclones de l’été finissant. Cependant, il s’agissait de vents et de courants que les peuples de navigateurs pouvaient utiliser pour caboter autour du continent, allant de Bout-du-Monde jusqu’à Mayene, et même au-delà, et en revenant dans la foulée.

Toujours vers l’est, ce vent rugissait au-dessus du grand océan moutonnant d’où de grandes baleines roses émergeaient en chantant au milieu de gros poissons volants aux ailes d’une envergure souvent supérieure à six pieds. Encore vers l’est, il virait parfois vers le nord – le nord-est –, survolant des flottilles de bateaux de pêche qui avaient jeté leurs filets dans les eaux les moins profondes, à courte distance de la côte.

À leur bord, une partie des pêcheurs, bouche bée et poings plaqués sur les hanches, contemplaient une armada de grands et de plus petits navires qui fendaient l’onde vent debout, leur proue brisant les vagues tandis que battait dans leur voilure un pavillon où s’affichait un grand aigle doré dont les serres agrippaient sans crainte la foudre.

Une armada dont les innombrables pavillons semblaient annoncer au monde l’imminence d’une tempête. Mais le vent, insensible à cet avertissement, filait toujours vers l’est, jusqu’au gigantesque port d’Ebou Dar où mouillaient des centaines de bateaux du Peuple de la Mer, en attente comme dans tous les ports d’un mot du Coramoor – à savoir celui que les Atha’an Miere appelaient aussi l’Élu.

Malmenant les petits navires comme les grands, ce vent balayait la cité elle-même – une vaste étendue blanche brillant sous un soleil de plomb, avec ses minarets, ses dômes aux couleurs vives, ses murailles et ses rues ou ses canaux grouillant de l’activité habituelle dans les cités du sud.

Fondant sur les tours élancées et les dômes étincelants du palais Tarasin, ce vent chargé d’une lourde odeur iodée fouettait l’étendard de l’Altara – deux léopards dorés sur champ d’azur et de gueules – et celui de la maison régnante Mitsobar, reconnaissable à son Épée et son Ancre sur fond blanc. Pas encore la tempête, mais son messager, aurait-on pu dire…


Alors qu’elle précédait ses compagnons dans les couloirs du palais Tarasin aux murs revêtus de carreaux présentant toutes les nuances de bleu possibles et imaginables, Aviendha sentit comme un picotement entre ses omoplates. L’impression d’être observée, comprit-elle. Celle qu’elle avait éprouvée pour la dernière fois lorsqu’elle était encore une Promise de la Lance.

Mon imagination…, songea-t-elle. Ça, et le fait de savoir qu’il y a partout des ennemis que je ne peux pas affronter.

Peu de temps auparavant, cette sensation signifiait que quelqu’un pouvait avoir l’intention de la tuer. Si la mort n’avait rien de redoutable – après tout, chacun devait y passer, un jour ou l’autre –, Aviendha n’entendait pas crever comme un lapin qui se débat dans un collet. Car elle avait encore un toh à honorer.

Des serviteurs rasaient les murs, multipliant les révérences et les courbettes et baissant les yeux comme s’ils avaient conscience de l’insignifiance de leur vie et de la honte dont elle était entachée. Pourtant, ce ne pouvait pas être à cause d’eux que l’Aielle brûlait d’envie de secouer les épaules, comme pour se débarrasser d’une souillure. Au fil du temps, elle s’était efforcée de s’habituer à voir des domestiques. Mais même en ce jour, avec ces picotements dans le dos, ses yeux glissaient toujours sur eux. Oui, ce devaient être son imagination et ses nerfs. Un jour tout à fait propice à ce genre de choses.

À l’inverse des serviteurs, les tapisseries criardes, et les lampes dorées murales ou pendant au plafond sautaient aux yeux de l’Aielle. Un peu partout, à côté de beaux objets en or, en ivoire, en argent ou en cristal – des coupes, des vases, des coffrets et des statuettes –, de somptueuses pièces de porcelaine rouge, jaune, verte et bleue étaient exposées dans des niches ou de hautes bibliothèques. Parmi ces richesses, seules les plus belles retenaient le regard d’Aviendha. Quoi que puissent en penser les gens des terres mouillées, la beauté était bien plus importante que la valeur marchande. Et dans ce palais, on la trouvait en abondance. Le cas échéant, l’Aielle n’aurait pas craché sur sa part du « cinquième » de cet extraordinaire trésor.

Mécontente d’elle-même, Aviendha plissa le front. Ce n’était pas une pensée honorable en un lieu où on lui avait si généreusement offert l’ombre et l’eau. Sans cérémonie, certes, mais aussi sans dette de sang, d’acier ou de nécessité…

Cela dit, ne valait-il pas mieux songer à ça plutôt qu’au petit garçon seul quelque part dans cette ville corrompue ? Après en avoir visité quatre, au moins en partie, Aviendha était convaincue que la corruption gangrenait toutes les cités. Mais Ebou Dar était la dernière où elle aurait laissé batifoler un gosse.

Mais pourquoi pensait-elle à Olver dès qu’elle ne produisait plus un effort délibéré pour le chasser de son esprit ? Il n’avait aucun rapport avec le toh qu’elle nourrissait envers Elayne et Rand al’Thor. La lance d’un Shaido avait tué le père du gamin, et sa mère était morte de faim et d’épuisement. D’accord, mais même si Aviendha avait abattu de ses mains les parents d’Olver, il serait resté un Cairhienien, soit un méprisable tueur d’arbre. Pourquoi s’angoissait-elle pour un des rejetons de cette engeance ? Oui, pourquoi ?

L’Aielle tenta de se concentrer sur le tissage qu’elle allait faire. Sous l’œil acéré d’Elayne, elle s’y était entraînée jusqu’à pouvoir le réaliser en dormant. Mais quoi qu’elle fasse, la bouille d’Olver, avec sa bouche démesurée, s’imposait à son esprit. Birgitte se rongeait encore plus les sangs qu’elle au sujet du gamin. Mais dans la poitrine de l’archère battait un cœur étrangement sensible aux malheurs des petits garçons, surtout quand ils étaient d’une laideur hors du commun.

Avec un soupir, Aviendha renonça à essayer de ne pas entendre la conversation de ses compagnons, dans son dos. Tant pis si elle était plus qu’orageuse ! Malgré tout, ça valait mieux que de se lamenter sur le sort d’un tueur d’arbre en herbe. Les Violeurs de Serment… Un sang indigne dont le monde se serait volontiers passé. En quoi le destin de ce gamin la concernait-il ? De toute façon, Mat Cauthon finirait par le trouver. Il dénichait tout, celui-là !

Se concentrer sur le dialogue entre Nynaeve al’Meara et Lan Mandragoran sembla calmer Aviendha. Dans son dos, les picotements disparurent.

— Je n’aime pas ça du tout ! marmonna Nynaeve, continuant une dispute commencée bien plus tôt, dans sa chambre. Pas du tout, Lan, tu m’entends ?

C’était la vingtième fois qu’elle répétait ça. Mais l’ancienne Sage-Dame n’était pas du genre à rendre les armes sous le prétexte fallacieux qu’elle avait perdu la bataille. Petite, les yeux noirs, elle marchait à grands pas, brutalisant sa jupe-culotte, une de ses mains se levant d’instinct vers sa natte afin de tirer dessus, mais retombant le long de son flanc dès qu’elle s’en apercevait. Quand Lan était là, Nynaeve contrôlait son détestable caractère. Du moins, elle essayait. Avoir épousé cet homme l’emplissait d’une fierté sortant de l’ordinaire. Sur sa jupe, elle portait une veste bleue serrée ouverte qui dévoilait bien trop sa poitrine, selon la mode en vigueur dans les terres mouillées. Mais c’était probablement pour mieux exhiber la chevalière d’or qui pendait à son cou au bout d’une chaîne.

— Lan Mandragoran, tu n’as aucun droit de promettre ainsi que tu prendras soin de moi ! Je ne suis pas un bibelot en porcelaine.

Sa cape-caméléon battant dans son dos, Lan, un homme de haute taille, comme il convenait pour un mâle aux yeux d’une Aielle, marchait placidement aux côtés de sa femme. Le visage de pierre, il foudroyait du regard tous les domestiques, comme s’il s’était agi de tueurs à gages potentiels. Sondant tous les couloirs latéraux et toutes les alcôves, il était prêt à bondir à tout instant, tel un lion en chasse. Si elle avait grandi parmi des hommes dangereux, Aviendha n’en avait jamais connu qui le fussent autant qu’Aan’allein. Si la Mort avait voulu s’incarner dans un homme, nul doute qu’elle l’aurait choisi.

— Tu es une Aes Sedai et moi un Champion, rappela Lan d’un ton égal. Veiller sur toi est mon devoir.

Il passa à un ton plus doux peu en harmonie avec son expression de statue et son regard de glace.

— De plus, veiller sur toi est mon plus cher désir, Nynaeve. Tu peux me demander n’importe quoi, sauf de te laisser mourir sans tenter de te sauver. Parce que le jour où tu quitteras ce monde, je l’abandonnerai aussi.

Des paroles inédites, du moins en présence d’Aviendha. Comme si elle venait de recevoir un coup de poing dans l’estomac, Nynaeve en eut le souffle coupé. Bouche bée, elle tenta en vain de parler. Mais comme d’habitude, elle se ressaisit très vite. Faisant mine d’ajuster son chapeau à plumes – un accessoire ridicule donnant l’impression qu’un oiseau était perché sur sa tête –, elle coula un regard en coin à son mari.

À force de la fréquenter, Aviendha en était venue à postuler que Nynaeve recourait aux silences et aux regards lourds de signification… quand elle ne savait pas quoi dire. Au sujet des hommes, aurait parié l’Aielle, elle en savait encore moins long qu’elle ! Et si affronter les mâles avec un couteau ou des lances n’avait rien de compliqué, en aimer un était une autre affaire. Sacrément plus complexe ! Comment se débrouillaient donc les épouses ? Aviendha avait un besoin urgent de l’apprendre, et pas la moindre idée sur la façon de procéder. Mariée à Aan’allein depuis un jour, Nynaeve avait radicalement changé, la volonté de contrôler ses nerfs n’étant qu’une goutte d’eau dans un océan. Même si elle s’efforçait de le cacher, elle semblait en permanence déchirée entre la stupéfaction et l’hébétude, comme si elle ne parvenait pas à s’habituer à la réalité. S’immergeant dans ses pensées aux moments les plus incongrus, elle rougissait face à des questions anodines et – même si elle le niait farouchement – gloussait bêtement pour un oui ou pour un non.

À première vue, il n’y avait rien à apprendre de cette femme.

— Je suppose que tu vas aussi me tenir un sermon sur les Aes Sedai et les Champions, dit Elayne à Birgitte d’un ton peu amène. Mais contrairement à ces deux-là, nous ne sommes pas mariées. J’attends de toi que tu protèges mes arrières, pas que tu fasses des promesses dans mon dos !

Elayne portait une tenue aussi inadaptée à la situation que celle de Nynaeve. Une robe d’équitation en soie verte brodée de fil d’or – un modèle local – avec un col montant, un point plutôt positif, mais un ovale ajouré, sur le devant, qui dévoilait un peu plus que la naissance des seins de la Fille-Héritière. Quand ils entendaient parler des tentes bains de vapeur, ou des Aiels qui se promenaient nus devant des gai’shain, les gens des terres mouillées manquaient s’étrangler d’indignation. Ensuite, ils s’exhibaient dans des tenues vraiment indécentes. En ce qui concernait Aviendha, Nynaeve pouvait faire ce qu’elle voulait. En revanche, Elayne était sa presque-sœur. Et bientôt, espérait-elle, leur lien serait encore plus intime.

Grâce aux talons de ses bottes, Birgitte dépassait Nynaeve d’une bonne tête. Cela dit, elle restait plus petite qu’Elayne ou Aviendha. Vêtue d’une veste bleu sombre et d’un pantalon vert, elle avançait avec le même genre de souplesse féline que Lan mais tout en gardant plus de décontraction que lui. Une panthère couchée sur un rocher, mais beaucoup moins nonchalante qu’elle le laissait paraître. Aucune flèche n’était encochée dans son arc, mais s’il le fallait, elle en sortirait une de son carquois en un clin d’œil, la décochant, ainsi qu’une deuxième et une troisième, avant que n’importe quel archer ait commencé à armer son arc pour la deuxième fois.

L’archère gratifia Elayne d’un sourire glacial, puis elle secoua la tête, faisant osciller dans son dos sa natte blonde.

— J’ai promis devant toi, pas dans ton dos, lâcha-t-elle. Quand tu seras un peu mieux formée, je ne serai plus obligée de t’apprendre des choses sur les Aes Sedai et les Champions.

Elayne pointa dédaigneusement le menton, puis elle fit mine de s’intéresser aux rubans de son chapeau à plumes vertes, un modèle encore plus ridicule que celui de Nynaeve.

— Peut-être faudra-t-il que tu sois beaucoup mieux formée, ajouta Birgitte. Et fais donc un autre nœud à ce fichu ruban !

Si Elayne n’avait pas été sa presque-sœur, Aviendha aurait éclaté de rire en la voyant s’empourprer jusqu’à la racine des cheveux. Faire un croc-en-jambe à quelqu’un qui se croit plus haut que les autres était toujours amusant, et regarder une autre personne le faire aussi. Après tout, voir quelqu’un tomber avait immanquablement quelque chose de drôle, même quand la personne ne chutait pas de très haut. Les choses étant ce qu’elles étaient, Aviendha riva un regard furibond sur Birgitte, histoire de l’inciter à ne pas aller trop loin. Elle aimait l’archère malgré le tombereau de secrets qu’elle cachait, mais il y avait entre une amie et une presque-sœur une différence que les gens des terres mouillées ne semblaient pas capables de comprendre.

Birgitte se contenta de sourire en regardant alternativement la Fille-Héritière et l’Aielle. Puis elle lâcha quelques mots entre ses dents. Aviendha saisit le mot « minettes ». Sur un ton affectueux, en plus de tout. Et tout le monde devait avoir entendu. Oui, tout le monde !

— Quelle mouche t’a piquée, Aviendha ? demanda Nynaeve en tapant de l’index sur l’épaule de l’Aielle. Tu comptes rester toute la journée plantée ici, à rougir comme une pivoine ? Nous sommes pressées, au cas où tu l’aurais oublié.

À la chaleur de ses joues, Aviendha s’avisa alors qu’elle devait être aussi écarlate qu’Elayne. Et pétrifiée sur place, alors que le petit groupe n’avait pas de temps à perdre. Désarmée par un mot, comme une fille qui vient juste de s’unir à la lance et choquée par les plaisanteries un peu lestes des Promises. À près de vingt ans, elle se comportait comme une gamine qui joue avec son premier arc. Cette constatation enflamma encore plus ses joues. Du coup, elle se remit en marche, négocia l’intersection suivante au pas de charge et faillit percuter Teslyn Baradon.

S’arrêtant trop brusquement, l’Aielle glissa sur les carreaux rouge et vert du sol, bascula en arrière et dut se rattraper à Elayne et à Nynaeve. Miraculeusement, elle parvint à ne pas s’empourprer de honte. Pourtant, cette fois, ç’aurait été justifié. De plus, elle mettait sa presque-sœur dans l’embarras tout autant qu’elle. Heureusement, la Fille-Héritière ne perdait jamais son calme et sa dignité. Par bonheur, Teslyn Baradon ne surréagit pas à cette quasi-collision.

Elle sursauta de surprise, ne put empêcher sa bouche de béer, mais se ressaisit très vite et haussa les épaules avec un agacement visible. Ses joues creuses et son nez décharné la privant de presque tout le bénéfice de l’intemporalité propre aux Aes Sedai, la sœur rouge portait une robe carmin foncé brodée de fil sombre qui n’arrangeait pas sa silhouette déjà ratatinée. Cela dit, elle avait récupéré en un clin d’œil toute l’équanimité d’une Maîtresse du Toit. Ses yeux sombres aussi impavides qu’inquiétants ne s’arrêtèrent pas sur Aviendha, dédaignèrent Lan comme s’il était un outil dont ils n’avaient pas l’utilité pour l’instant mais se fixèrent un moment sur Birgitte avec une franche hostilité. La majorité des Aes Sedai désapprouvait le choix d’Elayne. Une Championne, quelle idée ! Pourtant, à part un respect étriqué des traditions, rien ne justifiait cette attitude.

La sœur rouge, en revanche, dévisagea longuement Elayne et Nynaeve. Sans rien laisser transparaître de ce qu’elle pensait, bien entendu. Pour Aviendha, il aurait été plus facile d’attraper le vent de la veille que d’interpréter les expressions de Teslyn Baradon.

— Je l’ai déjà dit à Merilille, fit-elle avec son épais accent illianien, mais autant vous rassurer aussi… Quoi que vous ayez… mijoté…, Joline et moi, nous n’interviendrons pas. Je m’en suis assurée. Et si vous êtes prudentes, Elaida ne saura jamais rien de vos manigances. Allons, cessez de me regarder avec des yeux ronds ! Je ne suis ni sourde ni aveugle. Je sais que des Régentes des Vents sont venues au palais, et qu’il y a eu des rendez-vous « secrets » avec la reine Tylin. Sans compter le reste…

Teslyn Baradon fit la moue. Son ton resta égal, mais un éclair rageur passa dans son regard.

— Pour ce « reste », vous paierez un prix très élevé, vous et toutes celles qui osent se faire passer pour des Aes Sedai. Mais pour l’instant, je fermerai les yeux. Le châtiment peut attendre.

Le dos bien droit, la tête haute et le regard tout aussi brûlant, Nynaeve tira sur sa natte. En d’autres circonstances, Aviendha aurait éprouvé une sincère compassion pour la cible de la cinglante réplique que préparait l’ancienne Sage-Dame. La langue de cette femme était plus piquante que les épines d’une segade, et ce n’était pas peu dire. D’un autre côté, la sœur rouge s’était crue autorisée à regarder la jeune Aielle comme si elle était transparente. Quoi qu’il arrive, une Matriarche ne s’abaissait jamais à frapper quelqu’un. Certes, mais Aviendha n’était qu’une apprentie. Si elle cassait la figure à Teslyn Baradon, ça ne lui coûterait peut-être pas de ji.

Alors qu’elle allait conseiller à l’Aes Sedai de se défendre, si elle était une femme, Nynaeve ouvrit aussi la bouche, mais ce fut Elayne qui devança tout le monde :

— Ce que nous « mijotons » ne te regarde pas, Teslyn !

Alors que la Fille-Héritière se tenait droite comme un « i », ses yeux bleus glaciaux, un rayon de soleil vint frapper ses magnifiques cheveux blond tirant sur le roux, leur donnant des reflets de feu. À cet instant, comparée à Elayne, une Maîtresse du Toit aurait ressemblé à une gardienne de chèvres ayant bu beaucoup trop d’oosquai. En matière de maintien hautain, la Fille-Héritière n’avait pas son égale. Et son ton était à la hauteur de son allure.

— Tu n’as aucun droit de te mêler de ce que nous faisons ni des agissements de n’importe quelle sœur. Aucun droit ! Alors, ne viens pas fourrer ton nez sous nos vestes, espèce de jambon d’été, et réjouis-toi plutôt que nous ne décidions pas de te faire payer ton ralliement à l’usurpatrice qui se fait appeler Chaire d’Amyrlin.

Aviendha jeta un regard perplexe à sa presque-sœur. Ne pas fourrer son nez sous leurs vestes ? Mais Elayne et elle, au moins, n’en portaient pas. Et qu’était donc un « jambon d’été » ? Que voulait dire cette tirade ? Les gens des terres mouillées racontaient souvent des choses étranges, mais là, toutes les autres femmes semblaient perplexes. Regardant bizarrement Elayne, seul Lan semblait comprendre, et il ne cachait pas sa stupéfaction. Mêlée d’une pointe d’amusement, aurait-on dit. Mais c’était difficile à déterminer, parce qu’Aan’allein n’était pas du genre expressif.

Teslyn Baradon soupira et prit un air pincé. Ces derniers temps, Aviendha s’efforçait d’appeler les gens des terres mouillées par une partie de leur nom, comme ils le faisaient entre eux – quand elle procédait autrement, ils pensaient qu’elle avait un problème –, mais avec la sœur rouge, faire montre d’une telle familiarité lui semblait impensable.

— Je vous laisse à vos affaires, stupides gamines, marmonna la sœur. Faites plutôt attention à ne pas aller fourrer vos nez là où il ne faut pas.

Alors que Teslyn Baradon se détournait, rassemblant dignement sa jupe, Nynaeve la retint par le bras. Sauf exception comme Lan, les gens des terres mouillées étaient du genre expressif, et le dilemme intérieur de l’ancienne Sage-Dame était visible sur son visage comme un nez au milieu d’une figure.

— Teslyn, attends un peu… Joline et toi, vous êtes peut-être en danger. Je l’ai dit à Tylin, mais je suppose qu’elle a eu peur de vous le répéter. Ou qu’elle n’en a pas eu envie. Ce n’est pas le genre de chose dont on aime parler…

Nynaeve prit une grande inspiration, comme si elle songeait à ses propres appréhensions en la matière. Des craintes plus que justifiées. De toute façon, il n’y avait aucune honte à avoir peur, à condition de ne pas céder à la crainte et de ne pas la montrer. D’ailleurs, Aviendha sentit son ventre se nouer quand Nynaeve reprit :

— Moghedien est venue à Ebou Dar. Et elle y est peut-être encore. Avec un autre Rejeté, qui sait ? Et un gholam. Une créature des Ténèbres immunisée contre le Pouvoir. Ce monstre ressemble à un homme, mais il a été créé pour tuer les Aes Sedai. Les lames ne lui font rien et il peut se glisser dans un trou de souris. De plus, l’Ajah Noir est ici. Enfin, une tempête approche. Mais pas une vraie tempête… Je la sens, parce que j’ai ce don – un don d’Aes Sedai, peut-être. Une menace fond sur Ebou Dar, bien plus grave que le vent, la pluie ou la foudre.

— Des Rejetés, une tempête qui n’en est pas une et une créature des Ténèbres dont je n’ai jamais entendu parler, railla Teslyn Baradon. Sans oublier l’Ajah Noir ! Par la Lumière ! Rien que ça ? Et le Ténébreux en personne, tant qu’on y est.

Avec un sourire méprisant, la sœur rouge décrocha de sa manche la main de Nynaeve.

— Quand tu seras revenue à la Tour Blanche, que tu n’aurais jamais dû quitter, en robe blanche de novice, comme il convient, tu apprendras à ne pas perdre ton temps en vaines fantaisies. Et à ne surtout pas les raconter aux sœurs !

Après avoir balayé le petit groupe du regard, de nouveau en faisant comme si Aviendha n’existait pas, la sœur rouge s’éloigna d’un pas si vif que de pauvres serviteurs durent s’écarter pour ne pas être renversés sur son passage.

— Cette femme a l’outrecuidance de…, s’étrangla Nynaeve en tirant sur sa natte à deux mains. Alors que je me suis forcée à… (Elle dut reprendre son souffle.) Au moins, j’aurai essayé…

Non sans le regretter ensuite, apparemment.

— Exactement, approuva Elayne, et avec plus d’insistance qu’elle en méritait. Nous dénier le statut d’Aes Sedai ! Je ne supporterai plus ça de personne ! C’est un outrage.

— Peut-on se fier à une telle femme ? demanda Aviendha. Il faut peut-être nous assurer qu’elle ne se mêle pas de nos affaires.

L’Aielle baissa les yeux sur ses poings. Le genre d’arguments que Teslyn Baradon comprendrait. Cette femme méritait de tomber entre les mains de Moghedien ou de quelque créature des Ténèbres. Les imbéciles cherchaient le malheur avec une lanterne, et ils finissaient toujours par le trouver.

Nynaeve parut réfléchir à la proposition, mais elle ne lui fit pas écho :

— Si je ne la connaissais pas, je dirais qu’elle est sur le point de se retourner contre Elaida…

— Se pencher sur les abîmes politiques des sœurs donne vite le tournis, dit Elayne, sous-entendant que l’ancienne Sage-Dame aurait dû le savoir aussi bien qu’elle. Même une sœur rouge est susceptible de lâcher Elaida, et ce pour des raisons qui dépassent notre imagination. Elle a pu aussi manœuvrer pour nous faire baisser notre garde, histoire de nous piéger et de nous livrer pieds et poings liés à l’usurpatrice… Ou encore…

Lan toussota soudain.

— Si des Rejetés doivent arriver ici, dit-il d’un ton parfaitement égal, ils risquent de ne pas tarder. Tout comme ce gholam. Du coup, il serait judicieux que nous filions ailleurs.

— Avec les Aes Sedai, il faut toujours faire montre d’un peu de patience, murmura Birgitte, comme si elle citait quelque chose. Mais les Régentes des Vents semblent n’en avoir aucune. En conséquence, vous devriez oublier Teslyn et vous souvenir de Renaile.

Elayne et Nynaeve jetèrent aux deux Champions des regards assez froids pour impressionner une dizaine de Chiens de Pierre. Même si elles avaient décidé que c’était la seule solution, l’idée de fuir devant les Rejetés et leur gholam leur déplaisait souverainement. Et se faire dire qu’elles devaient se dépêcher parce que les Régentes des Vents les attendaient ne risquait pas de leur plaire davantage.

Aviendha aurait volontiers étudié le regard et l’expression des deux Aes Sedai, histoire de s’en inspirer. Avec un simple regard, ou quelques mots, les Matriarches parvenaient à obtenir des résultats qui exigeaient, pour elle, le recours à la menace de ses poings ou de ses lances. De plus, Sorilea et les autres atteignaient leurs objectifs bien plus vite qu’elle – et bien plus souvent. Oui, observer Nynaeve et Elayne aurait pu être riche d’enseignements, n’était que leurs regards n’avaient pas l’ombre d’un effet sur les deux Champions. Birgitte sourit puis regarda Lan, qui haussa très légèrement les épaules – l’expression d’une indulgence presque paternelle.

Elayne et Nynaeve renoncèrent. Après avoir tiré sans hâte sur le devant de leur robe – qui n’en avait pas besoin – elles prirent chacune Aviendha par un bras et se remirent en chemin sans daigner jeter un coup d’œil en arrière pour voir si les Champions suivaient le mouvement. Bien entendu, grâce au lien, Elayne n’en avait pas besoin. Nynaeve non plus, probablement. Même si Aan’allein restait lié à une autre Aes Sedai, son cœur, sous la forme d’une chevalière, était suspendu autour du cou de l’ancienne Sage-Dame.

Les deux femmes s’efforcèrent de marcher lentement, afin de ne pas montrer qu’elles tenaient compte de l’avis de leurs Champions. En réalité, elles faisaient surtout semblant de traîner, accélérant discrètement le pas.

Histoire de donner le change, elles se mirent à bavarder comme si elles étaient en train de siroter une infusion, en choisissant délibérément les sujets les plus frivoles. Elayne se plaignit amèrement de n’avoir pas pu profiter du Festival des Oiseaux, la veille, et ne jugea même pas bon de rosir en évoquant les tenues plus que légères que portaient ses participants. Nynaeve ne rosit pas davantage, mais elle s’empressa d’enchaîner sur la Fête des Braises, qui aurait lieu le soir même. Plusieurs serviteurs affirmaient qu’il y aurait des feux d’artifice – l’œuvre d’un Illuminateur réfugié à Ebou Dar, précisaient-ils. Quelques ménageries étaient venues en ville avec leurs animaux exotiques et leurs acrobates. Ayant voyagé avec une troupe de ce genre, Elayne et Nynaeve avaient beaucoup à dire sur le sujet. Ensuite, elles parlèrent de couturières et comparèrent les mérites des différentes sortes de dentelle disponibles à Ebou Dar. Puis elles passèrent à la soie et au lin.

Non sans surprise, Aviendha s’avisa qu’elle répondait avec plaisir aux compliments sur sa robe de soie grise et sur les autres vêtements que lui avait offerts Tylin Quintara. Sans parler des bas, des combinaisons et même des bijoux qui allaient avec. En matière de cadeaux, Elayne et Nynaeve n’avaient pas été lésées. Toutes ces merveilles, rangées dans des coffres ou des ballots, avaient été apportées aux écuries par des serviteurs, avec leurs sacoches de selle.

— Pourquoi cette expression maussade, Aviendha ? demanda Elayne en tapotant le bras de l’Aielle. Ne t’en fais donc pas ! Tu connais le tissage et tu t’en tireras très bien.

Nynaeve se pencha pour murmurer à l’oreille d’Aviendha :

— Je te ferai une de mes infusions, dès que je pourrai. J’en connais plusieurs qui soigneront ton estomac. Ou toute autre petite indisposition féminine.

Les deux femmes ne comprenaient pas ! Aucune infusion, pas plus que des propos amicaux, ne pourrait apaiser Aviendha. Bon sang ! elle adorait discuter de colifichets ! Y avait-il de quoi grogner de dégoût ou gémir de désespoir ? Au contact de ses amies, elle se ramollissait. Avant, elle n’aurait même pas jeté un coup d’œil à la robe d’une femme, sauf si elle risquait de dissimuler une arme. La coupe et la couleur lui étaient indifférentes et jamais elle ne se serait demandé de quoi elle aurait l’air dans ce modèle. Il était plus que temps de quitter cette ville et de fuir les palais des terres mouillées. Encore un peu, et elle allait se mettre à minauder. Elayne et Nynaeve n’étaient pas du genre à le faire, mais il était de notoriété commune que toutes les femmes des terres mouillées minaudaient, et Aviendha, de toute évidence, était devenue aussi mollassonne que ces bécasses ! Marcher bras dessus bras dessous en parlant de dentelle ! Les bras ainsi occupés, comment dégainer un couteau, en cas d’attaque ? Bien sûr, l’acier risquait de ne servir à rien face aux agresseurs potentiels, mais la jeune Aielle se fiait déjà à sa lame bien longtemps avant d’avoir découvert son aptitude à canaliser le Pouvoir. Si quelqu’un tentait de s’en prendre à Elayne – ou à Nynaeve, puisque Aviendha, comme Birgitte et Lan, avait promis à Mat Cauthon de protéger les deux femmes –, elle n’hésiterait pas à lui planter son arme dans la poitrine. Mais s’intéresser à la dentelle, quand même… Comment pouvait-on tomber si bas ?

De grandes portes à deux battants s’ouvraient sur trois côtés des plus grandes écuries du palais. Des domestiques en livrée blanc et vert allaient et venaient devant chacune de ces entrées. À l’intérieur, des chevaux sellés ou chargés de paniers d’osier attendaient le départ.

Le cri des mouettes rappela à Aviendha combien était proche la mer, cette flaque d’eau géante. Comme de juste, la chaleur était accablante, mais ça ne faisait rien pour apaiser la tension ambiante. Aviendha avait vu des rixes sanglantes éclater dans des lieux où l’atmosphère était moins tendue qu’ici…

Vêtue de soie rouge et jaune, les bras croisés sur la poitrine, Renaile din Calon attendait un peu en avant de dix-neuf autres femmes à la peau noire. Les pieds nus, les mains couvertes de tatouages, toutes portaient des chemisiers de couleur vive et un pantalon large tenu par une ceinture d’une teinte tout aussi criarde. La sueur qui ruisselait sur leur visage n’entamant pas leur digne gravité, certaines humaient les arômes montant de la petite boîte d’or ajourée accrochée autour de leur cou.

Renaile din Calon portait cinq grosses boucles d’or à chaque oreille, l’une étant reliée à son anneau nasal par une chaîne où pendaient une multitude de médaillons. Les trois femmes qui se tenaient juste derrière elle n’arboraient que huit boucles en tout et beaucoup moins de médaillons. C’était ainsi que les Atha’an Miere marquaient les différences hiérarchiques – entre les femmes, en tout cas. Et toutes, ici, obéissaient à Renaile din Calon, la Régente des Vents de la Maîtresse des Navires du Peuple de la Mer. Cela dit, même les deux apprenties qui se tenaient au dernier rang, avec un chemisier de lin et non de soie, avaient droit à leurs ornements en or.

Quand elle aperçut Aviendha et ses compagnons, Renaile din Calon regarda le soleil, qui avait largement dépassé son zénith. Une manière sans équivoque d’exprimer son agacement devant un retard qu’elle jugeait offensant.

Elayne et Nynaeve s’arrêtèrent net, forçant Aviendha à les imiter. Puis elles se regardèrent en échangeant de lourds soupirs. Mais comment auraient-elles pu espérer échapper à leurs obligations ? Elles étaient bel et bien prises au piège, et c’était elles-mêmes qui s’étaient jetées dedans tête baissée.

— Je vais m’occuper du Cercle du Tricot, souffla Nynaeve.

— Et moi, répondit Elayne, je vais voir si les sœurs sont prêtes.

Lâchant Aviendha, les deux femmes partirent dans des directions opposées, chacune suivie comme son ombre par son Champion… ou sa Championne. Aviendha se retrouva donc seule face à Renaile din Calon – une femme dominatrice consciente de ne pouvoir être délogée de sa position confortable. Par bonheur, elle se tourna très vite vers ses compagnes, les autres Régentes des Vents se groupant autour d’elle.

Frapper cette femme, même une seule fois, aurait sûrement tout gâché. Consciente de l’enjeu, Aviendha essaya de ne pas foudroyer du regard les Atha’an Miere, mais malgré tous ses efforts, ce ne fut pas facile. Personne n’avait le droit de coincer le cou de sa presque-sœur dans un bâton fourchu, comme si elle était une vipère. Des anneaux dans les oreilles ! Aviendha aurait donné cher pour pouvoir tirer sur la chaîne nasale, histoire de voir la tête que ferait Renaile.

Rassemblées à l’autre bout des écuries, la petite Merilille Ceandevin et quatre autres sœurs regardaient aussi les Régentes des Vents avec une hostilité mal dissimulée par leur masque d’Aes Sedai. Même Vandene Namelle et sa première-sœur Adeleas – son reflet dans un miroir, aurait-on dit – en perdaient leur impassibilité naturelle. De temps en temps, l’une ou l’autre de ces Aes Sedai tirait sur sa fine cape de voyage en lin ou sur le devant de sa jupe d’équitation. Une façon de tromper l’ennui, même s’il y avait bien un peu de vent pour faire bouger leurs vêtements et les capes-caméléons des cinq Champions qui se tenaient un peu à l’écart.

Seule Sareitha, qui surveillait un baluchon rond – on eût dit qu’il contenait un disque géant –, ne trahissait pas son impatience par des gestes nerveux. Cela dit, elle fronçait les sourcils.

Pol, la servante de Merilille, se tenait derrière les sœurs, et elle tirait aussi la tête. Les Aes Sedai désapprouvaient sans nuances le marché passé par Elayne et Nynaeve avec les Atha’an Miere. Depuis, ces femmes de la mer, descendues de leurs bateaux, avaient le droit de regarder les sœurs avec une impatience agacée pleine d’exigence. Mais ce marché, ou ce pacte, interdisait aux Aes Sedai de protester, les contraignant à étouffer d’indignation. Bien entendu, elles s’efforçaient de cacher leur irritation. Avec les gens des terres mouillées, ça marchait peut-être, mais aux yeux d’une Aielle…

De l’autre côté de la cour, un troisième groupe de femmes attirait lui aussi l’attention des sœurs.

Reanne Corly et les dix autres survivantes du « Cercle du Tricot » – le conseil suprême de la Famille, en réalité – se ratatinaient sous ces regards malveillants. Pour se donner une contenance, elles se tamponnaient les joues avec un mouchoir brodé, remettaient en place leur grand chapeau de paille ou tiraient sur leur sobre jupe de laine remontée sur un côté pour dévoiler des jupons presque aussi criards que les tenues des Atha’an Miere. La crainte que leur inspiraient les Rejetés et le gholam, plus un certain nombre d’autres choses, ne faisaient rien pour les apaiser. Et peut-être n’étaient-elles pas si à l’aise que ça de s’exhiber dans des robes au décolleté étroit, certes, mais vertigineusement plongeant…

Presque toutes ces « tricoteuses » portaient sur leurs joues ou leur front les marques inévitables du passage des ans. Pourtant, elles faisaient penser à une bande de gamines surprises avec les doigts dans un pot de confiture. À une exception près, cependant : la solide Sumeko, qui, les poings plaqués sur les hanches, soutenait le regard des sœurs sans broncher.

L’aura du saidar enveloppait une des tricoteuses, Kirstian, qui ne cessait pas de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule. Très claire de teint, peut-être dix ans plus vieille que Nynaeve, elle ne semblait pas à sa place avec ses compagnes. Et sa peau déjà blanche pâlissait encore plus chaque fois que son regard croisait celui d’une Aes Sedai.

Nynaeve approcha des dirigeantes de la Famille et leur sourit. Reanne et les autres parurent soudain soulagées. Un peu, seulement, s’il fallait en juger par la façon dont elles regardaient Lan. Un loup ne les aurait pas davantage effarouchées – et c’était assez bien vu, car le Champion avait bel et bien quelque chose d’un loup.

Si Sumeko ne se décomposait pas chaque fois qu’une Aes Sedai regardait dans sa direction, c’était grâce à Nynaeve. Pour une raison qui dépassait Aviendha, l’ancienne Sage-Dame avait décidé d’enseigner la fierté et la dignité à ces femmes. Étrange, lorsqu’on songeait que Nynaeve était elle aussi une sœur. Une Matriarche n’aurait jamais appris à quelqu’un l’art de tenir la dragée haute à ses collègues…

Si la « formation » de Nynaeve donnait d’assez bons résultats, ça n’avait aucune influence en ce qui la concernait – même sur Sumeko, qui lui manifestait une évidente soumission. Les tricoteuses trouvaient étrange, pour ne pas dire plus, que de très jeunes femmes comme Elayne et Nynaeve donnent des ordres à des sœurs bien plus âgées. Aviendha aussi jugeait ça aberrant. Comment la puissance dans le Pouvoir – une qualité innée, comme la couleur des yeux ou des cheveux – pouvait-elle l’emporter sur la sagesse et l’honneur que conféraient les ans ? Mais les « vieilles » sœurs obéissaient, et pour les membres de la Famille, c’était suffisant. Presque aussi grande qu’Aviendha et la peau quasiment aussi mate que celle des Atha’an Miere, Ieine ne regardait jamais Nynaeve sans afficher un sourire obséquieux. Rousse aux cheveux striés de blanc, Dimana baissait les yeux dès que ceux de l’ancienne Sage-Dame se posaient sur elle, et la blonde Sibella, dans les mêmes circonstances, plaquait une main sur sa bouche pour étouffer ses gloussements stupides.

Malgré leurs tenues typiques d’Ebou Dar, aucune de ces femmes n’était native de l’Altara – à part Tamarla, mince et au teint bistre, mais qui ne venait pas de la capitale.

À l’approche de Nynaeve, les tricoteuses s’étaient écartées, révélant la femme en haillons poussiéreux agenouillée parmi elles, les poignets attachés et la tête cachée par une cagoule de cuir. Plus que les regards de Merilille ou l’angoisse des Rejetés, c’était elle la cause de leur malaise.

Tamarla retira la cagoule, dévoilant une masse de tresses incrustées de perles. Ispan Shefar tenta de se redresser et réussit à moitié avant de s’affaisser de nouveau en battant des paupières et en gloussant bêtement. Sur ses joues lustrées de sueur, quelques contusions récoltées pendant sa capture gâchaient un peu l’intemporalité de ses traits. Pour Aviendha, on l’avait trop bien traitée, vu ses crimes…

Les herbes que Nynaeve lui avait fait avaler de force affaiblissaient son corps et troublaient sa lucidité. Malgré ça, Kirstian maintenait autour d’elle un bouclier mobilisant tout le Pouvoir qu’elle était capable de canaliser. La sœur noire et messagère des Ténèbres n’avait aucune chance de s’enfuir. Même si elle n’avait pas été droguée, car Kirstian était aussi puissante dans le Pouvoir que Reanne et que bon nombre d’Aes Sedai. Pourtant, même Sumeko évitait de regarder Ispan.

— Les sœurs devraient peut-être s’en occuper, à présent, dit Reanne d’une voix tremblante qui aurait pu appartenir à la prisonnière. Nynaeve Sedai, nous ne sommes pas habilitées à surveiller… hum… veiller sur une Aes Sedai.

— C’est exact, ajouta nerveusement Sumeko. Les Aes Sedai devraient la prendre en charge.

Sibella approuva du chef et toutes les autres l’imitèrent. Convaincues d’être très inférieures aux Aes Sedai, ces femmes auraient sans doute préféré garder des Trollocs plutôt qu’une sœur…

Depuis qu’Ispan ne portait plus la cagoule, les regards désapprobateurs de Merilille et des autres sœurs avaient changé. Sareitha Tomanes – portant depuis peu son châle à franges marron, elle n’avait pas encore le visage sans âge d’une Aes Sedai – exprimait une révulsion qui aurait pu foudroyer à distance la sœur noire. Adeleas et Vandene, les mains serrant convulsivement le devant de leur robe, luttaient en vain pour cacher la haine que leur inspirait la traîtresse. Mais les regards qu’elles réservaient aux tricoteuses ne valaient guère mieux. Persuadées elles aussi que les femmes de la Famille leur étaient de loin inférieures, elles les méprisaient, mais ce n’était pas tout. Traîtresse ou non, Ispan était une des leurs – ou l’avait été – et elles seules avaient le droit de la châtier.

Aviendha approuvait de tout cœur. Une Promise qui trahissait ses sœurs mourait très lentement, et jamais sans connaître la honte.

Sans douceur, Nynaeve remit la cagoule – en réalité, un sac de cuir sans trous pour les yeux – sur la tête d’Ispan.

— Jusque-là, vous vous en êtes très bien sorties, et vous allez continuer. Si elle paraît reprendre ses esprits, redonnez-lui de ma mixture. Elle sera aussi ivre qu’une chèvre remplie de bière. Si elle refuse d’avaler, bouchez-lui le nez. Quand on fait ça, et qu’on menace de la cogner, même une Aes Sedai finit par avaler.

Reanne écarquilla les yeux et en resta bouche bée, comme toutes ses compagnes. À part Sumeko, qui hocha lentement la tête, mais ne put pas s’empêcher non plus de rouler des yeux comme des billes. Quand elles prononçaient les mots « Aes Sedai », ces femmes auraient tout aussi bien pu invoquer le Créateur. L’idée de pincer le nez d’une sœur – même complice des Ténèbres – les remplissait d’horreur.

À voir l’expression des Aes Sedai, ça les enchantait tout aussi peu.

Foudroyant Nynaeve du regard, Merilille ouvrit la bouche pour lâcher une aménité, mais Elayne arriva à son niveau à cet instant, et la sœur grise préféra s’en prendre à elle après avoir jeté un coup d’œil désapprobateur à Birgitte. Signe de son trouble, elle parla d’une voix haut perchée, alors qu’elle était plutôt du genre discret en temps normal.

— Elayne, il faut que tu dises un mot à Nynaeve. Ces femmes sont déjà désorientées et effrayées, et les perturber davantage ne donnera rien de bon. Si la Chaire d’Amyrlin a vraiment l’intention de les autoriser à venir à la tour… (Merilille secoua la tête comme si elle ne croyait pas un instant à ce qu’elle était en train de dire.) Eh bien, dans ce cas, il faut qu’elles sachent très précisément ce que sera leur place, et…

— C’est bien l’intention de la Chaire d’Amyrlin, coupa Elayne.

Pour Nynaeve, un ton ferme, c’était l’équivalent d’un poing brandi devant le nez de quelqu’un. La Fille-Héritière, elle, faisait dans la force tranquille.

— Ces femmes vont avoir une seconde chance, et si elles échouent, on ne les jettera pas dehors pour autant. Plus aucune femme capable de canaliser ne sera jamais expulsée de la Tour Blanche. Toutes en feront à jamais partie.

Tapotant nerveusement le manche de son couteau, Aviendha se demanda ce qu’il fallait penser de ça. Egwene, la Chaire d’Amyrlin à laquelle se référait Elayne, tenait en effet ce discours. C’était également une amie, mais pour elle, être une Aes Sedai passait avant tout. Pour son compte, Aviendha n’avait aucune envie de faire partie de la tour. Et elle aurait parié que Sorilea et les autres Matriarches partageaient ce sentiment.

Merilille soupira et croisa humblement les mains. Malgré cette apparente soumission, elle continua à parler d’un ton inhabituellement aigu :

— Si tu le dis, Elayne… Mais à propos d’Ispan, nous ne pouvons pas permettre que…

Elayne leva une main, passant de la force tranquille à l’autorité sereine.

— Assez, Merilille ! Vous devez déjà veiller sur la Coupe des Vents. Ce serait une charge suffisante pour n’importe qui. Et ça le sera pour vous.

Merilille fit mine d’insister, mais elle se ravisa et inclina la tête. Sous le regard assuré d’Elayne, les autres Aes Sedai l’imitèrent. Avec quelque réticence, pour la plupart, mais pas toutes. Sareitha ramassa vivement le baluchon rond qui gisait à ses pieds. Non sans peine, parce que ses bras n’étaient pas assez longs, elle serra la Coupe des Vents contre sa poitrine et fit un petit sourire nerveux à Elayne, comme pour lui montrer qu’elle ouvrait l’œil et le bon.

Les Atha’an Miere dévoraient le baluchon des yeux, se penchant en avant comme pour s’en emparer. Si elles l’avaient fait, Aviendha n’en aurait pas été plus surprise que ça. Les Aes Sedai s’en aperçurent aussi, Sareitha serrant plus fort le baluchon blanc et Merilille venant s’interposer entre sa collègue et les femmes du Peuple de la Mer. Toutes les sœurs firent un effort visible pour garder une expression neutre. Mais intérieurement, elles bouillaient. À leurs yeux, la Coupe des Vents leur revenait de droit – comme tout artefact utilisant ou utilisé par le Pouvoir, quel que soit son propriétaire légitime. Mais il y avait le fameux marché.

— Le soleil avance dans le ciel, Aes Sedai, lança Renaile din Calon, et le danger rôde. À vous en croire, en tout cas. Si vous pensez échapper à vos engagements en faisant traîner les choses, cessez de rêver ! Essayez de violer le marché, et sur le cœur de mon père, je retournerai aussitôt sur mon bateau. En exigeant la coupe comme dédommagement. Car elle est nôtre depuis la Dislocation du Monde.

— On ne parle pas ainsi à des Aes Sedai ! s’écria Reanne, scandalisée de la pointe de son chapeau de paille bleue à celle des chaussures qui dépassaient de ses jupons verts et blancs.

— Les mottes de saindoux auraient donc une langue, lâcha Renaile din Calon. Je m’étonne qu’elles osent s’en servir sans l’autorisation des sœurs.

Aussitôt, des injures retentirent dans la cour de l’écurie, les tricoteuses et les Atha’an Miere faisant assaut de véhémence. Des « sauvages », « chiffes molles » et bien d’autres gentillesses couvrirent la voix de Merilille, qui tentait en vain de faire taire les tricoteuses et de calmer les Atha’an Miere. Hors d’elles, plusieurs Régentes des Vents cessèrent de tapoter le manche de leur couteau pour refermer la main dessus. Alors que l’aura du saidar enveloppait plusieurs représentantes du Peuple de la Mer, les tricoteuses parurent surprises, mais ça ne les incita pas à se taire. Puis Sumeko s’unit à la Source, vite imitée par Tamarla et Chilares, une femme mince comme une liane aux doux yeux de biche.

Aviendha aurait voulu hurler de rage. Le sang allait couler, c’était certain. Bien entendu, elle soutiendrait le camp que choisirait Elayne, mais pour l’instant, sa presque-sœur regardait les Atha’an Miere et les tricoteuses avec la même rage froide. En matière de stupidité, chez elle-même ou chez les autres, la Fille-Héritière se montrait très intolérante. S’insulter entre alliées alors qu’un ennemi risquait d’arriver était sans doute le comble du crétinisme…

Aviendha serra très fort le manche de son couteau, puis elle s’unit au saidar, le torrent de vie et de joie qui déferla en elle lui donnant envie de pleurer. Les Matriarches recouraient au Pouvoir uniquement quand les mots avaient échoué, mais ici, ni le verbe ni l’acier ne seraient efficaces. Mais qui tuer en premier ? Là était toute la question…

— Assez ! hurla Nynaeve, son cri perçant obtenant immédiatement le silence.

Alors que des regards étonnés se tournaient vers elle, l’ancienne Sage-Dame braqua sur les tricoteuses un index menaçant.

— Cessez de vous comporter comme des gamines ! (Un ton un peu plus doux, mais pas beaucoup…) Vous avez l’intention de brailler jusqu’à ce que les Rejetés arrivent, s’emparent de la coupe et nous capturent avec ? (Nynaeve se tourna vers les Atha’an Miere :) Quant à vous, cessez de saisir le moindre prétexte pour dénoncer notre accord. Vous n’aurez pas la coupe avant de l’avoir entièrement honoré, c’est compris ? N’espérez pas qu’il en aille autrement. (Elle se tourna vers les Aes Sedai :) Et vous…

Elle s’arrêta, coupée dans son élan par une simple constatation : les sœurs ne s’étaient pas jointes à la mêlée, s’efforçant au contraire de rétablir le calme. Et aucune ne s’était unie à la Source.

Ça ne suffit pas pour calmer Nynaeve, bien entendu. Toujours hors d’elle, elle tira rageusement sur son chapeau de paille. Mais Reanne et ses compagnes, rouges de honte, avaient baissé les yeux, et les Atha’an Miere n’en menaient pas bien large – même si elles continuaient à marmonner et refusaient de soutenir le regard furieux de l’ancienne Sage-Dame.

L’aura du saidar s’éteignit autour d’une femme, puis d’une autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’Aviendha soit la dernière à être unie à la Source.

L’Aielle sursauta quand Elayne lui tapota le bras. Décidément, elle se ramollissait. Se laisser surprendre ainsi, et tressaillir en plus…

— Cette crise semble réglée, souffla Elayne. Nous devrions peut-être partir avant que la prochaine éclate.

Seule une touche de rose, sur ses joues, indiquait qu’elle avait été en colère. Le même signe était visible sur Birgitte. Depuis qu’elles étaient liées, les deux femmes réagissaient de la même façon.

— Il est plus que temps, oui, acquiesça Aviendha.

Si elle restait encore un peu ici, elle finirait par être aussi mollassonne qu’une femme des terres mouillées.

Tous les regards la suivirent quand elle vint se placer au centre de la cour, à un endroit qu’elle avait étudié jusqu’à se le représenter mentalement dans ses moindres détails. Quand elle canalisait le Pouvoir, maniant le saidar, l’Aielle éprouvait une joie qu’elle aurait été incapable de décrire avec des mots. Être emplie de saidar, ça revenait à vivre plus intensément qu’à aucun autre moment. Une illusion, selon les Matriarches, aussi trompeuse et dangereuse qu’une oasis mirage dans le Termool, la zone la plus aride de la Tierce Terre. Pourtant, ce sentiment lui semblait plus réel que les pavés, sous ses pieds. Alors qu’elle était au maximum de ses possibilités, elle aurait voulu puiser encore plus de saidar.

Quand elle commença son tissage, toutes les femmes se massèrent autour d’elle.

Même après tout ce qu’elle avait vu dans sa jeune vie, Aviendha s’étonnait encore que les Aes Sedai ne sachent pas faire certaines choses. Plusieurs tricoteuses étaient assez puissantes, mais seules Sumeko et Reanne – ça, c’était une surprise ! – étudiaient ouvertement ce qu’elle était en train de faire.

Sumeko alla jusqu’à secouer une épaule pour en chasser la main de Nynaeve, qui la lui tapotait de manière encourageante. Cette réaction valut à la tricoteuse un regard furibard de l’ancienne Sage-Dame – peine perdue, car Sumeko n’avait d’yeux que pour Aviendha.

Toutes les Atha’an Miere étaient assez puissantes. Le marché leur donnant tous les droits, elles observaient avec le même regard avide que lorsqu’elles contemplaient la coupe.

Les flux d’Aviendha se combinèrent, créant une stricte équivalence entre cet endroit et celui qu’elle avait choisi sur une carte en compagnie d’Elayne et de Nynaeve. Bougeant une main comme si elle écartait le rabat d’une tente imaginaire, Aviendha s’éloigna du protocole que lui avait enseigné Elayne. Mais c’était presque tout ce qu’elle gardait en mémoire de ce qu’elle avait fait un certain jour, très longtemps avant qu’Elayne tisse son premier portail.

Une ligne lumineuse verticale apparut, tourna sur elle-même et devint une ouverture béant dans les airs. Un passage d’environ six pieds de haut pour six de large… Derrière, on voyait une clairière entourée de très grands arbres. Situé des lieues au nord de la ville, sur la rive opposée du fleuve, ce coin de forêt était semé de très hautes herbes qui oscillaient au gré du vent. Juste derrière le portail, elles étaient coupées net comme par une faux. Si un portail ne tournait pas vraiment sur lui-même quand il s’ouvrait, ses bords étaient aussi tranchants que le fil d’un rasoir.

Aviendha contempla son œuvre avec une profonde insatisfaction. Pour réaliser ce tissage, Elayne utilisait une fraction de sa puissance. En revanche, l’Aielle devait mobiliser toute la sienne pour un résultat moins impressionnant. Cela dit, elle aurait pu ouvrir un passage aussi grand que ceux de sa presque-sœur, si elle avait pu utiliser la combinaison de flux qu’elle avait tissée d’instinct pour échapper à Rand al’Thor, dans ce qui lui semblait une éternité plus tôt. Mais ses efforts restaient vains. Impossible de se rappeler ce qu’elle avait fait – à part des bribes sans utilité.

Étrangère à la jalousie – au contraire, elle se réjouissait des exploits de sa presque-sœur –, Aviendha était cependant humiliée par son échec. Si elles l’apprenaient, Sorilea et Amys ne la laisseraient pas s’en tirer comme ça, surtout en ce qui concernait la honte. De la fierté mal placée, diraient-elles sans doute. Encore qu’ayant été une Promise, Amys comprendrait peut-être. Il était honteux d’échouer, quand on aurait dû réussir. Si elle n’avait pas dû maintenir le portail, Aviendha aurait couru se cacher dans un trou de souris.

Le départ ayant été soigneusement préparé, tout le monde se mit en branle dès que le portail eut fini de s’ouvrir. Deux tricoteuses forcèrent la sœur noire à se relever et toutes les Atha’an Miere se rangèrent en ligne derrière Renaile din Calon. En même temps, les domestiques commencèrent à faire sortir les chevaux des écuries. Lan, Birgitte et Cieryl Arjuna, un des Champions de Careane, traversèrent alors le portail. Comme les Far Dareis Mai, les Champions tenaient à passer les premiers en toutes circonstances. Aviendha les aurait bien accompagnés, mais c’était hors de question. Contrairement à Elayne, elle n’aurait pas pu faire plus de cinq ou six pas sans que le tissage commence à faiblir, idem si elle essayait de le nouer. Vraiment, c’était très frustrant !

Aucun véritable danger n’étant en vue, les Aes Sedai traversèrent à leur tour, Elayne et Nynaeve les suivant. Dans cette région boisée, les fermes abondaient, et il fallait prévoir d’écarter un éventuel berger ou un couple d’amoureux afin qu’ils n’en voient pas trop. En revanche, aucune créature ni aucun Suppôt des Ténèbres ne pouvait être informé, pour la clairière. Seules Elayne, Nynaeve et elle-même savaient qu’il s’agissait de leur destination, et elles n’avaient pas parlé en la choisissant, par crainte des oreilles indiscrètes.

Debout devant le portail, Elayne interrogea Aviendha du regard. L’Aielle lui fit signe de passer. Sauf s’il y avait une raison pressante de les modifier, les plans devaient être suivis.

Les Atha’an Miere commencèrent à traverser le portail, chacune marquant un temps d’arrêt en approchant de ce passage dont elle n’aurait même pas imaginé l’existence quelques jours plus tôt.

Soudain, le picotement revint entre les omoplates d’Aviendha.

Inquiète, elle leva les yeux vers les fenêtres qui dominaient la cour. Il devait y en avoir, du monde, derrière les volets blancs en fer forgé artistiquement ajourés. Tylin avait ordonné au domestique de rester loin des fenêtres, mais qui aurait pu empêcher Teslyn, Joline ou… ? Une idée incita Aviendha à regarder plus haut, vers les dômes et les tours. Il y avait de courts chemins de ronde au sommet de certaines de ces dernières. Et sur l’un d’eux, on distinguait une silhouette sombre dans un halo de soleil. Un homme…

Aviendha retint son souffle. Rien dans l’attitude de l’inconnu n’était menaçant, pourtant, elle comprit qu’il était responsable des picotements. Une créature des Ténèbres ou un Rejeté ne serait pas resté simplement là à regarder, mais ce maudit gholam… Alors que le sang se glaçait dans ses veines, l’Aielle songea qu’il pouvait s’agir d’un simple domestique du palais. Oui, c’était possible, mais elle n’y croyait pas un instant. Et avoir peur n’avait rien de honteux.

Aviendha regarda nerveusement les femmes qui traversaient le portail avec une lenteur terrifiante. La moitié des Atha’an Miere étaient passées, et les tricoteuses attendaient derrière avec la prisonnière, l’appréhension que leur inspirait le passage occultée par l’agacement de voir les « sauvages » le traverser avant elles.

Si Aviendha exprimait ses soupçons à voix haute, Reanne et ses compagnes s’enfuiraient sûrement – la moindre mention des Ténèbres les faisait crever de peur – et les Atha’an Miere en profiteraient pour revendiquer la coupe sur-le-champ. Pour elles, cet objet passait avant tout.

Cela dit, seule une crétine finie serait restée là à se gratter le crâne tandis qu’un lion approchait du troupeau qu’on l’avait chargée de surveiller.

Aviendha prit une Atha’an Miere par la manche de soie rouge de son chemisier.

— Kurin, dis à Elayne que…

Un visage d’ébène se tourna vers l’Aielle, les lèvres pincées jusqu’à ne plus paraître charnues et les yeux incroyablement durs. Quel message envoyer qui ne sèmerait pas la panique ? Et n’inciterait pas les Atha’an Miere à la contestation ?

— Dis à Elayne et à Nynaeve d’être prudentes. Les ennemis arrivent toujours quand on ne les attend pas. Dis-le-leur quoi qu’il arrive !

La Régente des Vents acquiesça sans trop cacher son impatience, mais curieusement, elle attendit qu’Aviendha l’ait lâchée avant de se remettre en chemin et de traverser le portail d’un pas hésitant.

Au sommet de la tour, le chemin de ronde était désert. Aviendha n’en fut pas rassurée pour autant. L’homme pouvait être en train de se diriger vers la cour. Qui ou quoi qu’il soit, il était dangereux, ça n’était pas dû aux fantaisies de son imagination.

Les quatre derniers Champions avaient formé un carré autour du portail. Ceux-là seraient les derniers à partir. Et malgré tout le mépris qu’elle éprouvait pour leurs épées, Aviendha se félicita qu’il y ait avec elle des gens capables de manier l’acier. Même si ces hommes n’auraient pas eu plus de chances qu’elle, ou que les domestiques attendant avec les chevaux, face à un Rejeté ou au gholam.

Morose, Aviendha puisa encore du saidar jusqu’à ce que la douceur exquise soit à un souffle de se transformer en douleur. Si ça se produisait, un souffle de plus et la douleur deviendrait une insupportable souffrance durant la fraction de seconde nécessaire pour mourir ou perdre à jamais l’aptitude à canaliser. Ces fichues femmes ne pouvaient-elles pas accélérer un peu le rythme ? Il n’y avait aucune honte à avoir peur, bien sûr. Mais Aviendha commençait à craindre que l’angoisse se lise sur son visage.


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