Au milieu d’une nuit glaciale, Egwene émergea dans un état comateux d’un sommeil agité – ou plutôt, hanté par des rêves, les plus troublants étant ceux dont elle ne parvenait pas à se souvenir. En principe, ses songes lui étaient toujours accessibles, comme des mots écrits sur une page, mais ceux-là semblaient avoir été « rédigés » par la main tremblante d’un vieillard. Ces derniers temps, ça arrivait trop souvent… Elle se réveillait avec une folle envie de fuir – sans jamais savoir quoi –, effrayée par une menace qu’elle n’aurait su identifier.
Au moins, elle n’avait pas de migraine, cette nuit. Et en faisant un effort, elle réussit à se remémorer les rêves qui devaient être les plus significatifs. Sans pouvoir les interpréter, cependant…
Rand portant une série de masques, jusqu’à ce qu’un de ces visages factices, soudain, devienne pour de bon le sien.
Perrin et un Zingaro se frayant à grands coups de hache et d’épée un chemin dans un buisson de ronces, sans voir qu’ils avançaient vers le bord d’un gouffre. Les ronces, se souvint Egwene, criaient avec des voix humaines, mais ils ne les entendaient pas.
Mat, occupé à peser deux Aes Sedai sur les plateaux d’une balance géante. Du résultat dépendait… Eh bien, justement, la jeune femme aurait été incapable de le dire. Mais l’enjeu était important. Le sort du monde, peut-être…
Egwene avait fait d’autres rêves, presque tous sous le signe de la souffrance. Depuis peu, tous ces songes concernant Mat étaient ternes et pleins de douleur – on eût dit les reflets déformés de cauchemars, comme si le jeune homme n’était plus tout à fait réel. De quoi s’inquiéter pour lui, alors qu’elle l’avait laissé en arrière à Ebou Dar. Et que dire de ce pauvre vieux Thom Merrilin, embarqué dans cette sale affaire ?
Pourtant, Egwene aurait juré que les rêves oubliés étaient de loin les pires.
Réveillée par des échos de voix, elle vit que deux femmes étaient en train de se quereller à voix basse devant le rabat de la tente.
— Cette pauvre fille a mal au crâne toute la journée, et la nuit, elle se repose à peine. Ça peut attendre le matin !
Une ferme déclaration d’Halima, les poings plaqués sur les hanches.
— Quand j’aurai besoin de ton avis, je te le demanderai, riposta Siuan d’un ton glacial.
Elle rejeta en arrière les pans de sa cape, comme si elle avait envie de se battre. Vêtue pour la saison, elle portait son épaisse cape de laine sur plusieurs couches de vêtements : un gilet, un chemisier, une sous-chemise…
— Laisse-moi passer, et vite, sinon, j’utiliserai tes boyaux comme appâts pour la pêche ! Et va donc enfiler une tenue décente !
Halima ricana et, bien au contraire, se campa encore plus sur le chemin de Siuan. Sa chemise de nuit blanche était certes un peu moulante, mais de là à parler d’indécence… Cela dit, comment faisait-elle à ne pas crever de froid là-dedans ? Dans le brasero, le charbon était gelé depuis longtemps et la toile de tente, comme les tapis, ne retenait pas longtemps la chaleur. À chaque expiration, un nuage de buée se formait devant la bouche des deux femmes.
Egwene repoussa ses couvertures et s’assit sur son lit de campagne. Solide paysanne avec à peine un vernis d’éducation, Halima ne semblait pas avoir conscience du respect qu’on devait témoigner à une Aes Sedai. En fait, elle n’était pas du genre à témoigner du respect à quiconque… Devant des représentantes, elle se comportait comme si elle était face à des bonnes femmes de son village, et cette nonchalance ne manquait pas de choquer les sœurs. Siuan, au contraire, passait ses journées à s’écarter humblement devant des femmes qui, un an plus tôt, lui obéissaient au doigt et à l’œil. L’estimant responsable des problèmes de la Tour Blanche, ces Aes Sedai jugeaient qu’elle n’avait pas assez souffert pour avoir expié son crime. Dans ces conditions, l’orgueil d’une femme en prenait nécessairement un sacré coup.
Bref, ensemble, Halima et Siuan formaient une combinaison hautement explosive. Toujours optimiste, Egwene entendait bien éviter une déflagration. D’autant plus que Siuan ne serait pas venue la réveiller en pleine nuit sans une excellente raison.
— Retourne te coucher, Halima ! lança Egwene en étouffant un bâillement.
Puis, à tâtons, elle chercha ses bas et ses chaussures. Allumer une lampe aurait annoncé à tout le monde que la Chaire d’Amyrlin était réveillée.
— Obéis ! Tu as besoin de repos.
Halima protesta avec une véhémence sans doute déplacée lorsqu’on s’adressait à la dirigeante suprême des Aes Sedai, mais elle finit par rejoindre son lit de camp, installé dans un coin de la petite tente.
Quand on ajoutait une table de toilette, un miroir en pied, un authentique fauteuil et quatre coffres empilés les uns sur les autres, il restait vraiment très peu de place pour circuler.
Les coffres en question contenaient des tenues extravagantes imposées à Egwene par les représentantes – histoire de la distraire, sans doute, comme si elle était une pauvre gamine qu’on pourrait éblouir avec de la soie et de la dentelle.
Tandis qu’Halima se couchait – enfin, se roulait en boule de son mieux – Egwene se donna rapidement un coup de peigne, enfila des mitaines et passa une cape doublée de fourrure de renard sur sa robe de chambre. Avec ce froid de gueux, aucun vêtement ne paraissait assez épais !
Les yeux grands ouverts d’Halima reflétaient la lumière de la lune. Bien entendu, elle ne raterait rien de ce qui allait se passer…
Cette brave femme, selon Egwene, ne se rengorgeait pas de sa position auprès de la Chaire d’Amyrlin – un rôle subalterne, peut-être, mais non sans importance – et elle n’était pas encline à rapporter tout ce qu’elle voyait ou entendait. En revanche, sa curiosité n’avait pas de limites. Une raison suffisante pour aller s’entretenir avec Siuan hors de la tente.
Désormais, tout le monde savait que l’ancienne Chaire d’Amyrlin avait pris parti pour Egwene. Mais tout à fait à tort, la plupart des sœurs pensaient que c’était à contrecœur, parce qu’elle n’avait pas pu faire autrement. Aux yeux de ces Aes Sedai, Siuan Sanche était une « malheureuse » contrainte de se liguer avec la nouvelle détentrice de son ancien titre – une vulgaire marionnette dont le Hall finirait tôt ou tard par tirer les ficelles, si les représentantes consentaient à ne plus se quereller sans cesse.
Redevenue assez « humaine » pour souffrir de cette situation et en concevoir quelque ressentiment, Siuan jouait cependant le jeu, laissant ses adversaires ignorer que ses conseils à Egwene n’étaient pas motivés par la rancune. Devant sa « soumission », tout un chacun déduisait que son caractère, modelé par de rudes épreuves, avait autant changé que son visage. Une fable bien utile et qu’il fallait maintenir. Sinon, Romanda, Lelaine et les autres membres du Hall s’empresseraient de séparer Siuan d’Egwene, privant ainsi cette dernière de précieux conseils.
Dehors, le froid fit à la jeune femme l’effet d’une gifle. Comme si elle avait été aussi légèrement vêtue qu’Halima, la moelle de ses os sembla geler instantanément. Quant à ses pieds, malgré les bas épais et les solides chaussures, elle aurait juré qu’on venait de les plonger dans un bac de glace. Comme si elle n’avait pas été doublée, sa cape laissait passer le froid et la pointe des oreilles de la jeune femme, sous le capuchon, devait déjà se couvrir de givre.
En manque de sommeil, Egwene dut mobiliser toute sa concentration pour s’abstraire du froid. Alors que de gros nuages dérivaient dans le ciel, la lumière de la lune se reflétait sur la neige qui couvrait le sol, illuminant presque comme en plein jour le camp où s’alignaient des tentes et des chariots bâchés à présent munis de longs patins au lieu de roues. Désormais, les véhicules n’étaient plus systématiquement garés à bonne distance des tentes. Afin de ménager les conducteurs, épuisés par une longue journée, on leur permettait de les laisser là où ils avaient été déchargés.
Dans la nuit, rien ne bougeait, à part les ombres projetées par la lune. À cette heure, personne n’arpentait les ornières de chariots qui tenaient lieu de sentiers un peu partout dans le camp, et le silence se révéla si profond qu’Egwene regretta presque de le briser.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil méfiant à la tente que partageaient ses domestiques, Chesa, Meri et Selame.
Le calme plat, là aussi. Comme la neige, la fatigue avait recouvert le camp de son grand manteau.
— Tu ne viens pas avec une révélation comme l’existence de la Famille, j’espère…
Egwene regretta aussitôt ses propos. Fourbue par les longues journées de voyage et minée par le manque de sommeil, il lui arrivait de plus en plus fréquemment de faire des gaffes.
— Je suis navrée, Siuan…
— Inutile de t’excuser, mère.
Siuan parlait elle aussi à voix basse, et elle regarda autour d’elle pour être sûre qu’on ne les épiait pas.
Aucune des deux femmes n’avait envie de devoir débattre de la Famille devant les membres du Hall.
— Je sais que j’aurais dû te prévenir plus tôt, mais ça ne semblait pas si important que ça… Je n’aurais pas cru qu’une de ces filles parlerait à une représentante. Egwene, j’ai tant de choses à te dire. Il faut que je fasse un tri…
Avec un effort, la jeune femme parvint à ne pas soupirer. Siuan lui avait déjà tenu ce discours plusieurs fois. Et ce qu’elle cherchait à souligner, ça tombait sous le sens, c’était la difficulté de transmettre en un temps record vingt années d’expérience d’une Aes Sedai, dont plus de dix en tant que Chaire d’Amyrlin. Parfois, Egwene comprenait les souffrances d’une oie soumise au gavage.
— Bon, qu’y a-t-il d’important, ce soir ?
— Gareth Bryne t’attend dans ton « bureau ».
Siuan n’éleva pas la voix, pourtant, elle devint plus tranchante, comme toujours quand elle parlait du seigneur :
— Il est entré sous la tente, couvert de neige, maugréa l’ancienne Chaire d’Amyrlin, exaspérée, il m’a tirée du lit puis il m’a à peine laissé le temps de m’habiller avant de me conduire jusqu’ici sur son cheval. Sans rien m’expliquer, il m’a larguée en m’ordonnant d’aller te chercher. Comme si j’étais une vulgaire domestique.
Egwene comprit qu’il valait mieux ne rien espérer de bon. Ces derniers temps, les déceptions s’enchaînaient, et si Bryne voulait la voir en pleine nuit, c’était sûrement pour lui annoncer un désastre, pas la bonne nouvelle qu’elle attendait. Combien de temps encore avant d’atteindre la frontière d’Andor ?
— Allons voir ce qu’il veut…
Se dirigeant vers la tente que tout le monde appelait « le bureau de la Chaire d’Amyrlin », Egwene resserra autour de son torse les pans de sa cape. Elle ne frissonnait pas, mais refuser de souffrir du froid ou de la chaleur ne les faisait pas disparaître pour autant. À force de les ignorer, on risquait de se faire calciner le cerveau par le soleil ou geler les pieds et les mains par les frimas.
Soudain, Egwene repensa à ce que Siuan venait de lui dire.
— Tu ne dormais donc pas sous ta tente ?
Avec Gareth Bryne, Siuan avait une relation de maître à servante – à quelques détails près. Mais avec sa fierté mal placée, l’ancienne Chaire d’Amyrlin n’allait quand même pas jusqu’à autoriser des… privautés… à son seigneur ? C’était difficilement envisageable quand on la connaissait – même remarque pour Bryne – mais quelque temps plus tôt, Siuan n’aurait rien accepté du tout de cette relation. Alors…
Cela dit, pourquoi avoir tant changé ?
Grognant audiblement, Siuan se prit les pieds dans l’ourlet de sa robe et faillit partir en glissade. Avec le froid, la neige piétinée était désormais une patinoire. Fine mouche, Egwene avança à pas prudents. Chaque jour, des sœurs déjà épuisées par le voyage devaient guérir toute une série de fractures.
Egwene renonça à tenir sa cape et proposa son bras à Siuan. Autant pour la soutenir que pour être soutenue. En marmonnant, l’ancienne Sage-Dame accepta cette aide.
— Quand j’ai eu fini de cirer les bottes de rechange de Bryne, il était trop tard pour regagner ma tente. Mais ne va pas croire que ce rustre m’ait offert davantage qu’une couverture dans un coin… J’ai même dû la chercher dans un coffre pendant qu’il allait je ne sais où. (Siuan changea abruptement de sujet :) Tu ne devrais pas laisser Halima dormir sous ta tente. N’as-tu pas déjà assez d’oreilles indiscrètes autour de toi ? De plus, tu as de la chance de ne pas l’avoir surprise en train d’offrir un « repos » bien mérité à quelque soudard !
— Je suis très contente que Delana n’ait pas besoin d’Halima la nuit… J’ai besoin de cette femme. Ou crois-tu que Nisao, si elle essaie une deuxième fois, réussira à faire mieux contre mes migraines ?
Les doigts d’or d’Halima soulageaient miraculeusement Egwene. Sans ça, elle n’aurait probablement plus pu dormir du tout. L’intervention de Nisao n’avait eu aucun effet, et c’était la seule sœur jaune à laquelle la jeune femme avait envie d’exposer son problème.
Quant aux insinuations de Siuan…
— Je suis déçue que tu prêtes toujours l’oreille à ces ragots, ma fille. Quand une femme attire le regard des hommes, ça ne signifie pas obligatoirement qu’elle les provoque. Tu es bien placée pour le savoir, car tu n’es pas la dernière qu’ils aiment reluquer.
Parler sur ce ton à Siuan était plus facile que par le passé. Un bon signe…
Siuan coula un regard de biais à Egwene, puis elle marmonna de vagues excuses. Sincères ? Eh bien, ce n’était pas impossible. Quoi qu’il en soit, Egwene les accepta. Le seigneur Bryne ne faisait rien pour adoucir le caractère de l’ancienne Chaire d’Amyrlin. La remarque sur Halima étant parfaitement déplacée, si Siuan n’avait pas fait machine arrière, il aurait fallu prendre des mesures plus sévères.
Qui lui avait conseillé de ne pas tolérer les comportements grotesques ? Siuan Sanche en personne, bien entendu. Et elle n’avait nullement précisé que cette règle ne s’appliquait pas aux siens.
Bras dessus bras dessous, les deux femmes avancèrent en silence. Le froid leur coupait le souffle. Cette neige était à la fois une malédiction et une leçon salutaire. Siuan n’avait pas manqué de le souligner, glosant longuement sur la Règle des Conséquences Inattendues, qu’elle prétendait plus forte que toute loi écrite.
« Lorsqu’on fait quelque chose – que les effets soient ou non ceux qu’on voulait – il y aura toujours au minimum trois conséquences imprévues. Et l’une d’entre elles est presque toujours désagréable. »
Le premier crachin avait étonné tout le monde, bien qu’Egwene ait informé le Hall qu’Elayne et son groupe avaient retrouvé la Coupe des Vents, puis s’en étaient servis. C’était tout ce qu’elle avait répété aux représentantes du discours qu’Elayne lui avait tenu dans le Monde des Rêves. Presque tout ce qui s’était passé à Ebou Dar aurait fragilisé la position de la nouvelle Chaire d’Amyrlin, qui n’avait pas besoin de ça pour être plus que chancelante.
Après la stupéfaction, des explosions de joie avaient salué le retour de la pluie. Dressant le camp à midi, la petite colonne avait dignement célébré cet événement. Dans une atmosphère de liesse, les sœurs avaient abondamment remercié la Lumière tandis que les domestiques et les soldats chantaient et dansaient. Bizarrement, certaines Aes Sedai avaient gambillé aussi…
Quelques jours plus tard, le crachin s’était transformé en averse, puis en orage rugissant. La température baissant, le vent avait tourné au blizzard, et la neige avait vite suivi. Désormais, là où il avait fallu un jour pour couvrir une distance donnée – une lenteur qui faisait déjà maugréer Egwene – on en mettait cinq lorsque le ciel était simplement plombé. Et quand il neigeait, on ne bougeait pas. Énumérer cinq conséquences inattendues, dans le cas présent, n’était pas vraiment difficile, et la neige n’était sans doute pas la plus désagréable.
Alors que le « bureau » n’était plus bien loin, une silhouette se déplaça non loin d’un des grands chariots. Le souffle d’abord coupé, Egwene fut un peu rassurée lorsqu’elle vit qu’il s’agissait de Leane.
— Elle montera la garde et nous préviendra si on vient…, souffla Siuan.
— Bonne idée…
La prévenir aurait été une meilleure idée encore. Un instant, elle avait cru avoir affaire à Romanda ou à Lelaine…
Sous la tente obscure, le seigneur Bryne attendait patiemment, ombre immobile parmi les ombres. S’unissant à la Source, Egwene canalisa le Pouvoir. Pas pour allumer la lampe accrochée au poteau central, ni pour embraser les bougies, mais pour générer une petite sphère lumineuse qu’elle fit léviter au-dessus de la table pliable qui lui servait de bureau. Une si faible lumière risquait peu d’être remarquée de l’extérieur, et le cas échéant, elle serait facile à éteindre. La Chaire d’Amyrlin ne pouvait pas se permettre d’être surprise par une de « ses » sœurs…
Au fil de l’histoire, il y avait eu des dirigeantes autoritaires, des dirigeantes qui parvenaient à un compromis avec le Hall, et des dirigeantes disposant d’aussi peu de pouvoir qu’elle – voire moins, en de très rares occasions. Parmi toutes ces Chaires d’Amyrlin, un certain nombre avaient perdu peu à peu leur influence et leur pouvoir, passant de la force à la faiblesse. Mais le mouvement inverse restait extraordinairement peu fréquent. À ce propos, Egwene aurait voulu savoir comment Myriam Copan et sa poignée d’émules s’y étaient prises. Hélas, si quelqu’un avait jamais tenu la chronique de ces événements, ces pages manquaient à l’appel depuis des lustres.
Gareth Bryne ne s’étonna pas de la prudence de son hôte. En le rencontrant en secret, Egwene prenait en effet de gros risques. Mais jusqu’à un certain point – très avancé – elle se fiait à cet homme grisonnant au visage tanné par le soleil et au regard dur. Et pas seulement parce qu’elle n’avait aucune autre solution…
Le seigneur portait une cape de laine rouge doublée de martre et ornée de la Flamme de Tar Valon. Un cadeau du Hall… Pourtant, au cours des semaines précédentes, il avait à plusieurs reprises montré que pour lui – au diable ce qu’en pensaient les représentantes ! – Egwene était la Chaire d’Amyrlin, à savoir celle à qui allait sa loyauté. Sans le dire clairement, bien sûr, mais certaines allusions étaient tout aussi parlantes que de longs discours. En attendre plus de lui aurait été présomptueux. Dans le camp, il y avait autant de « courants » et de « sous-courants » que d’Aes Sedai, certains étant assez puissants pour emporter comme un fétu de paille le vieux soldat. Et la jeune Chaire d’Amyrlin, si on découvrait qu’ils se voyaient en secret.
À dire vrai, Egwene se fiait davantage à Bryne qu’à quiconque d’autre, à part Siuan, Leane, Elayne ou Nynaeve. Les sœurs qui lui avaient juré allégeance en secret n’atteignaient pas ce niveau de confiance. Pourtant, elle regrettait de ne pas pouvoir s’appuyer encore plus que ça sur le seigneur…
— Des nouvelles, seigneurs Bryne ?
Pour inciter Bryne à venir en pleine nuit, la liste de désastres était assez ouverte. Après l’annexion de l’Illian, Rand avait-il décidé d’ajouter d’autres couronnes à sa collection ? Les Seanchaniens avaient-ils conquis une autre ville ? La Compagnie de la Main Rouge était-elle partie de son côté au lieu de continuer à suivre « discrètement » les Aes Sedai ?
— Il y a une armée au nord de notre position, mère, répondit Bryne, très calme, ses mains croisées reposant sur le pommeau de son épée.
Une armée au nord, encore plus de neige – pour lui, ça ne faisait guère de différence.
— Des Andoriens, surtout, mais aussi pas mal de Murandiens. Mes éclaireurs m’ont rapporté la nouvelle il y a moins d’une heure. Pelivar dirige cette force, et Arathelle l’accompagne. Les Hautes Chaires de deux maisons nobles parmi les plus puissantes d’Andor, et une vingtaine d’autres chefs de maisons moins prestigieuses sont là aussi. Cette force fait route vers le sud – à marche forcée, semble-t-il. Si tu continues d’avancer au même rythme, ce que je déconseille, nous devrions être au contact dans deux jours, trois au maximum.
Egwene ne trahit pas son soulagement. Ce qu’elle espérait et attendait – mais qu’elle avait commencé à redouter – ne se produirait peut-être pas.
Bizarrement, ce fut Siuan qui poussa un petit cri, plaquant trop tard une main sur sa bouche. Mais elle se ressaisit très vite et afficha son masque serein d’Aes Sedai.
— As-tu des réticences à affronter tes compatriotes andoriens ? demanda-t-elle. Allons, réponds ! Ici, je ne suis plus ta bonne à tout faire.
Chez Siuan, la sérénité n’était jamais à toute épreuve.
— À tes ordres, Siuan Sedai, dit Bryne le plus sérieusement du monde.
Soupçonnant de l’ironie, Siuan se rembrunit. Imperturbable, le seigneur la gratifia d’une esquisse de courbette.
— Je combattrai tous ceux que notre mère nous ordonnera d’affronter, bien entendu.
Le seigneur n’en dit pas plus. En présence d’Aes Sedai, les hommes apprenaient vite la prudence. Les femmes aussi, d’ailleurs. Pour Egwene, c’était devenu une seconde nature.
— Et si nous ne continuons pas à ce rythme ? demanda-t-elle.
Tant de préparation, le plus souvent seule avec Siuan, et parfois en compagnie de Leane. Et voilà qu’elle devait quand même avancer à petits pas prudents, comme sur le verglas, dehors.
— Si nous nous arrêtons ici ?
Bryne n’hésita pas une seconde.
— Si tu as un moyen de les détourner sans combattre, ce sera parfait. Sinon, dès demain, ils atteindront une position défensive idéale, entre la rivière Armanh et un marécage, avec plusieurs petits ruisseaux pour briser une attaque frontale. Pelivar connaît son métier, donc, il s’y arrêtera pour attendre. S’il y a des négociations, Arathelle jouera son rôle, mais elle laissera à son compagnon tout ce qui est militaire.
» Pour nous, impossible d’atteindre ce site avant Pelivar. De toute façon, avec un adversaire potentiel au nord, il aurait beaucoup moins d’intérêt. Si tu veux te battre, je suggère de reculer jusqu’à la crête que nous avons dépassée il y a deux jours. En partant à l’aube, nous y arriverons avant l’ennemi, et en bon ordre. Même avec trois fois plus d’hommes, Pelivar y réfléchirait à deux fois avant de nous attaquer là-bas…
Remuant ses orteils gelés dans ses bas, Egwene exhala un soupir ennuyé. Il y avait une grande différence entre ne pas se laisser affecter par le froid et ne pas le sentir. Oubliant le climat, elle choisit soigneusement ses mots :
— Si on leur en donne l’occasion, négocieront-ils ?
— Très probablement, mère. Les Murandiens ne comptent pratiquement pas. Comme leurs compatriotes servant sous mes ordres, ils sont là pour tirer avantage de la situation, et rien de plus. Seuls Pelivar et Arathelle importent vraiment. Si je devais parier, je dirais qu’ils escomptent simplement nous empêcher d’entrer en Andor. Mais s’il le faut, ils se battront, même si ça implique d’affronter des Aes Sedai en plus des soldats. Enfin, peut-être… Je suppose qu’ils ont entendu les mêmes choses que nous au sujet de cette formidable bataille, très loin à l’est.
— Entrailles de poisson ! s’écria Siuan, son beau calme déjà oublié. Un ramassis de rumeurs ne prouve pas qu’il y ait eu une bataille ! Et s’il y en a eu une, espèce de tête de mule d’homme, les sœurs ne s’en sont certainement pas mêlées.
Décidément, devant cet homme, l’ancienne Chaire d’Amyrlin ne pouvait pas s’empêcher d’éructer !
Bizarrement, Bryne sourit. En fait, ce n’était pas si bizarre que ça. Une réaction fréquente, quand Siuan sortait de ses gonds devant lui. Venant de quelqu’un d’autre – et visant une autre personne –, Egwene aurait pu qualifier ce sourire d’affectueux.
— Il vaudrait mieux pour nous qu’ils aient cru ces rumeurs, dit Bryne à Siuan.
Elle se rembrunit encore, comme s’il venait de lui tirer la langue.
Pourquoi une femme en règle générale pleine de bon sens se laissait-elle affoler par Gareth Bryne ? Quelle que soit la réponse, Egwene n’avait pas le temps de s’appesantir dessus.
— Siuan, je vois que quelqu’un a oublié d’emporter la carafe de vin chaud… Avec ce temps, il n’aura pas eu le temps de s’aigrir. Tu veux bien le réchauffer pour nous ?
Egwene détestait remettre Siuan à sa place devant Bryne, mais c’était indispensable, et le prétexte du vin lui épargnerait une trop grande humiliation. De plus, laisser la carafe d’argent sur la table avait vraiment été une erreur.
Siuan ne broncha pas, mais en voyant la lueur qui passa dans ses yeux, personne n’aurait cru qu’elle lavait le linge du seigneur. Sans un mot, elle canalisa le Pouvoir pour réchauffer le vin, puis elle remplit deux gobelets et tendit le premier à Egwene. Gardant le second, elle commença à boire tandis que le seigneur, vraiment bien conciliant, s’en servait un troisième.
Pendant qu’elle se réchauffait les doigts sur son gobelet, Egwene ne put réprimer un vague agacement. Tout ça était peut-être dû à la réaction différée de Siuan à la mort de son Champion. De fait, elle faisait encore de temps en temps des crises de larmes, même si elle essayait de les cacher.
Egwene se força à ne plus penser à ce problème. Cette nuit, c’était une fourmilière comparée à une chaîne de montagnes !
— Seigneur Bryne, je veux éviter une tuerie, si c’est possible. Notre armée a Tar Valon pour objectif. Livrer une guerre en chemin ne nous avancera à rien. Peux-tu organiser le plus vite possible une rencontre entre la Chaire d’Amyrlin, le seigneur Pelivar, la dame Arathelle et toute autre personne dont tu souhaiterais la présence ? Pas ici. Notre camp serait trop minable pour les impressionner. Mais hâte-toi ! Demain m’irait très bien, si c’est faisable.
— C’est trop tôt, mère… Même si j’envoie des messagers dès mon retour au camp, ils ne pourront pas être revenus avec une réponse avant demain soir.
— Dans ce cas, je te suggère de ne pas t’attarder !
Les mains et les pieds gelés, Egwene avait aussi l’estomac noué. Mais elle continua d’une voix qui ne tremblait pas :
— J’entends que tu gardes secrètes l’existence de cette armée et l’imminence de négociations. Le Hall ne doit rien en savoir avant qu’il ne soit plus possible de faire autrement.
Cette fois, Egwene demandait à Bryne de prendre autant de risques qu’elle. Alors que cet homme était un des plus grands généraux vivants, le Hall trouvait toujours une raison de critiquer sa façon de diriger l’armée. Au début, les représentantes s’étaient réjouies d’avoir pour chef de guerre un homme dont la réputation attirait les recrues comme un aimant. Maintenant que l’armée comptait plus de trente mille hommes, des nouveaux arrivant chaque jour malgré la neige, elles se disaient peut-être que Bryne n’était plus si utile que ça. En outre, certaines sœurs parmi les plus influentes pensaient que le seigneur n’avait jamais été utile à rien. Bien entendu, si elles prenaient le dessus, elles ne se contenteraient pas de le renvoyer. Si le Hall agissait, ça risquait de finir sous la hache du bourreau, avec une accusation de trahison.
Bryne ne broncha pas et ne posa pas de questions, sans doute parce qu’il était certain de ne pas obtenir de réponses. Ou parce qu’il croyait les connaître…
— Il n’y a pas beaucoup de contacts entre ton camp et le mien, mère, mais trop de mes hommes sont informés pour que ça reste longtemps secret. Cela dit, je ferai de mon mieux.
C’était aussi simple que ça… Le premier pas qui conduirait Egwene jusqu’au poste de Chaire d’Amyrlin à Tar Valon, ou le début d’une dégringolade qui ferait d’elle la marionnette du Hall, sans plus aucun pouvoir, à part décider si c’était à Romanda ou à Lelaine qu’elle devrait obéir. Si les choses avaient été bien faites, à un moment crucial, une sonnerie de trompettes aurait dû retentir. Au minimum, on aurait dû entendre le tonnerre dans le lointain. Dans les récits, ça se passait toujours comme ça.
Egwene laissa se dissiper sa sphère lumineuse. Mais quand Bryne se tourna pour partir, elle le retint par un bras. À travers la manche de sa veste, elle eut l’impression d’avoir refermé les doigts sur une branche noueuse et puissante.
— J’ai une question à te poser, seigneur Bryne… Pour commencer le siège de Tar Valon, tu ne voudras pas avoir des hommes épuisés par une longue marche. Combien leur faudra-t-il de repos avant de s’y mettre ?
Pour la première fois, Bryne ne répondit pas tout de suite. Egwene regretta de ne plus avoir la lumière pour voir son expression. Mais elle aurait juré qu’il fronçait les sourcils.
— Même en oubliant les espions de la tour présents parmi nous, les nouvelles concernant une armée volent aussi vite qu’un faucon. Elaida saura très exactement quand nous arriverons, et elle ne nous laissera pas de répit. Sais-tu qu’elle a renforcé la Garde de la Tour ? Cinquante mille hommes, à présent… Mais pour te répondre, un mois de repos serait idéal. Dix jours seraient déjà pas mal, mais…
Egwene lâcha le seigneur. Cette question sur la Garde de la Tour avait retourné le couteau dans sa plaie. Bryne savait que le Hall et les Ajah disaient à leur « dirigeante » ce qu’elle devait savoir selon eux, et rien de plus.
— Je suppose que tu as raison, seigneur… Quand nous serons à Tar Valon, impossible de prendre du repos ! Pour Pelivar, envoie tes meilleurs cavaliers. Il n’y aura pas de complications, n’est-ce pas ? Pelivar et Arathelle les écouteront ?
L’inquiétude d’Egwene n’était pas feinte. S’ils devaient se battre ici, ça ruinerait ses plans, et pas que les siens…
Le ton de Bryne ne changea pas. Pourtant, la jeune femme y trouva un certain apaisement.
— S’il y a assez de lumière pour qu’ils voient les plumes blanches, ils sauront que c’est une proposition de négociations, et ils accepteront d’écouter. Il faut que j’y aille, mère. Même si je fournis des chevaux de rechange à mes hommes, ce sera un long et un dur chemin.
Dès que le rabat fut retombé derrière Bryne, Egwene exhala un long soupir. Les épaules tendues, elle s’attendait à tout moment à une migraine. D’habitude, Bryne la détendait, comme s’il lui transmettait un peu de son assurance. Ce soir, elle avait dû le manipuler, et il s’en était aperçu. Pour un homme, il n’avait pas les yeux dans sa poche. Mais les enjeux étaient trop importants pour se fier aveuglément à lui. Sauf s’il faisait une déclaration sans ambiguïté. Un serment, peut-être, comme celui prêté par Myrelle et d’autres sœurs.
Bryne suivait la Chaire d’Amyrlin, et l’armée suivait Bryne. Si le seigneur pensait qu’elle allait sacrifier inutilement des hommes, quelques mots de lui suffiraient pour qu’elle soit livrée au Hall sur un plateau, comme un cochon rôti avec sa pomme dans la bouche.
Buvant une longue gorgée, elle se sentit réchauffée par le vin.
— Il vaudrait mieux pour nous qu’ils aient cru ces rumeurs…, marmonna-t-elle. J’aimerais tant qu’il y ait quelque chose à croire… Si je ne réussis rien d’autre, Siuan, j’espère au moins nous libérer des Trois Serments.
— Non ! s’écria l’ancienne Chaire d’Amyrlin, scandalisée. Essayer pourrait être désastreux, et si tu y parvenais… Eh bien, que la Lumière te pardonne, tu détruirais la Tour Blanche !
— Que racontes-tu là ? J’essaie d’être fidèle aux Serments, puisque nous n’avons pas le choix – jusqu’à présent –, mais ils ne nous serviront à rien contre les Seanchaniens. Si les sœurs doivent attendre que leur vie soit menacée pour se battre, nous serons bientôt toutes mortes ou porteuses d’un collier…
Un instant, Egwene sentit de nouveau l’a’dam autour de son cou. Un chien en laisse… Un chien bien dressé et obéissant. Une chance que l’obscurité dissimule ses tremblements.
Malgré cette pénombre, Egwene vit que la bouche de Siuan s’ouvrait et se fermait sans qu’un son en sorte.
— Ne me regarde pas ainsi, Siuan !
Être en colère était bien plus facile qu’avoir peur. Et pour masquer l’angoisse, rien de mieux que la fureur ! Egwene ne voulait plus jamais qu’on lui mette un collier autour du cou !
— Toi, Siuan, tu n’as eu que des avantages, depuis que tu es dégagée des Trois Serments. Si tu n’avais pas menti comme un arracheur de dents, nous serions encore à Salidar, sans armée, à attendre un miracle. Enfin, tu y serais, parce que sans ton mensonge au sujet de Logain et des sœurs rouges, jamais on ne m’y aurait fait venir pour être nommée Chaire d’Amyrlin. Régnant sans contestation, Elaida n’aurait rien à craindre, et au bout d’un an, tout le monde aurait oublié sa façon plus que contestable d’accéder au pouvoir. Si on ne fait rien, c’est elle qui détruira la tour. Tu sais bien qu’elle fait tout de travers au sujet de Rand. Si on ne l’inquiétait pas tant, je parie qu’elle aurait tenté de faire enlever Rand. Enfin, peut-être pas, mais elle aurait essayé un coup tordu. Les Aes Sedai seraient en train de se battre contre les Asha’man, et tant pis pour l’Ultime Bataille !
— J’ai menti quand ça me semblait nécessaire, souffla Siuan. Aux moments où il le fallait.
Les épaules soudain voûtées, Siuan continua comme si elle confessait des crimes qu’elle s’était pendant longtemps cachés à elle-même.
— Parfois, je trouve qu’il est devenu trop facile pour moi de décider à quelles occasions c’est nécessaire et pertinent. Egwene, j’ai menti à pratiquement tout le monde. Sauf à toi. Mais ne va surtout pas croire que cette idée ne m’a jamais traversé l’esprit. Histoire d’orienter ta décision dans un sens, ou de te détourner d’une façon de voir les choses… Et ce n’est pas le désir de garder ta confiance qui m’a dissuadée de le faire…
» La Lumière sait que ta confiance est pour moi un bien précieux, pourtant, ce n’est pas ça qui m’a arrêtée. Et ce n’est pas non plus la certitude que tu me ferais écorcher vive si tu t’en apercevais – avant de me renvoyer piteusement. Tu veux savoir la vérité ? J’ai compris qu’il me fallait rester fidèle aux Serments face à une personne, si je ne voulais pas me perdre à tout jamais. Du coup, je ne te mens jamais. Idem avec Gareth Bryne, quoi que ça me coûte. Et dès que ce sera possible, mère, je prêterai de nouveau les Trois Serments en brandissant le Bâton.
— Pourquoi ? demanda Egwene.
Siuan avait envisagé de lui mentir ? Pour ça, elle l’aurait bel et bien fait écorcher vive. Mais sa colère était déjà retombée.
— Siuan, en temps normal, j’abomine le mensonge. Mais en certaines circonstances, on ne peut pas faire autrement.
Egwene repensa au temps qu’elle avait passé avec les Aielles.
— Bien entendu, il faut être disposée à payer pour sa faute. J’ai vu des sœurs s’infliger des pénitences pour moins que ça. Mais toi, tu figures parmi les premières d’une génération de nouvelles Aes Sedai. Des femmes libres et sans attaches. Quand tu dis que tu ne me mentiras jamais, je te crois. Mais pourquoi le seigneur Bryne ? Ce n’est pas un peu bizarre ? Lui abandonner ainsi ta liberté ?
— « Abandonner » ? répéta Siuan. Pas du tout ! (Elle se redressa et parla d’un ton bien plus ferme.) Les Serments, voilà ce qui fait de nous bien plus qu’un groupe de femmes qui fourrent leur nez dans les affaires du monde. Ou que sept groupes, plutôt… Les Serments sont le ciment de notre unité, parce qu’ils sont un système de pensée et de croyance que nous partageons toutes. De la première Aes Sedai qui a brandi le Bâton jusqu’à la dernière qui s’en saisira, nous avons toutes ces trois promesses au plus profond de notre âme. Les Serments font de nous ce que nous sommes, et le saidar joue dans cette affaire un rôle secondaire. En outre, n’importe quelle Naturelle sait canaliser. Les hommes étudient nos propos sous toutes les coutures, mais quand une sœur leur lance un : « C’est ainsi », ils savent qu’elle dit vrai et ils lui font confiance. À cause des Serments, bien sûr !
» Grâce aux serments, aucune reine ne redoute que les Aes Sedai rasent ses villes et ses villages. Et le pire truand a conscience de ne rien risquer quand il côtoie des sœurs, sauf s’il lui vient l’idée de s’en prendre à elles.
» Bien sûr, les Capes Blanches disent que nos serments sont des mensonges, et certaines personnes ont de très étranges idées sur ce qu’ils impliquent pour nous, mais il y a peu d’endroits où une Aes Sedai ne soit pas écoutée avec attention et respect, et là encore, c’est grâce aux serments.
» Les Trois Serments sont l’essence même de ce que nous sommes. Notre âme et notre cœur… Jette-les aux orties, et nous ne serons plus rien. Abandonner, moi ? Je ne vais rien abandonner du tout, bien au contraire !
— Et les Seanchaniens ? demanda Egwene, troublée.
C’était quoi, une Aes Sedai ? Depuis son arrivée à Tar Valon, la jeune femme travaillait dur pour en devenir une. Mais elle ne s’était jamais vraiment demandé en quoi ça consistait, être une sœur.
Une fois encore, Siuan éclata de rire, mais cette fois, elle semblait un peu désabusée et très lasse. Oui, malgré l’obscurité, ça se sentait et se « voyait ».
— Mère, je n’en sais rien… Les Seanchaniens ? La Lumière vienne à mon secours, je ne sais que dire. Mais nous avons survécu aux guerres des Trollocs, aux Capes Blanches, à Artur Aile-de-Faucon, et à tant de choses encore. Nous trouverons un moyen de repousser les Seanchaniens – sans nous détruire nous-mêmes.
Egwene n’en aurait pas juré. Dans le camp, beaucoup de sœurs pensaient que les Seanchaniens, mortellement dangereux, méritaient qu’on diffère le combat contre Elaida. Comme si cette attente ne risquait pas de renforcer le pouvoir de l’usurpatrice… D’autres Aes Sedai, au contraire, croyaient que réunifier la tour suffirait à vaincre les envahisseurs. Voire à les faire disparaître comme par magie. Mais survivre perdait beaucoup de son charme quand on était enchaînée, et Elaida serait une maîtresse au moins aussi autoritaire que les Seanchaniens. C’était ça aussi, être une Aes Sedai.
— Il n’y a aucune raison de garder Bryne à l’écart de tout ça, dit Siuan. Cet homme est une source permanente d’irritation. S’il n’est pas le juste châtiment pour mes mensonges, être fouettée à mort ne conviendrait pas mieux. Un de ces quatre, je commencerai à lui frictionner les oreilles chaque matin, et deux fois le soir, rien que pour le principe, mais tu peux tout lui raconter. S’il comprend ta démarche, ça nous facilitera les choses. Lui, il se fie à toi, et il se torture à force de se demander si tu sais ce que tu fais. Il ne le montre pas, mais moi, je le vois !
Soudain, des pièces se mirent en place dans l’esprit d’Egwene – comme dans un puzzle de taverne. Quel choc ! Siuan était amoureuse de Bryne ! Rien d’autre n’avait de sens. Tout ce qu’elle savait de leurs rapports prit une autre dimension. Pas nécessairement pour le meilleur… Trop souvent, face à l’objet de sa flamme, une femme amoureuse avait tendance à oublier son cerveau sur une étagère. Egwene était très bien placée pour le savoir.
Où était Gawyn ? En sécurité ? Au chaud ?
Assez ! Avec ce qu’elle s’apprêtait à dire, un minimum de décence s’imposait. Prenant son plus beau ton de Chaire d’Amyrlin, la jeune femme se lança :
— Tu peux frictionner les oreilles de Bryne ou partager sa couche, Siuan, mais prends garde à ce que tu lui dis. Pas question de le laisser deviner des choses qu’il ne doit pas encore savoir. C’est bien compris ?
Siuan se raidit.
— Mère, je n’ai pas l’habitude de laisser ma langue claquer au vent comme une voile déchirée.
— Eh bien, je suis ravie de l’entendre, Siuan…
Même si les deux femmes semblaient avoir quelques années d’écart seulement, Siuan était assez vieille pour être la mère d’Egwene. Pourtant, ce rapport naturel semblait s’être inversé. Sans doute parce que Siuan, pour la première fois, devait faire face à un homme non comme une Aes Sedai, mais comme une femme.
Quelques années à me croire éprise de Rand, des mois à frétiller pour Gawyn, et je fais comme si je savais tout ce qu’il y a à savoir…
— Je crois que nous en avons terminé ici, dit Egwene en prenant Siuan par les épaules. Enfin, presque… Suis-moi.
Si illusoire qu’ait été la protection offerte par la tente, se retrouver dehors fut une expérience… réfrigérante. Avec la neige, on y voyait presque comme en plein jour, mais la lumière de la lune était glaciale.
Bryne n’était plus nulle part en vue. Leane se montra juste le temps de dire qu’elle n’avait rien à signaler, puis elle s’enfonça de nouveau dans la nuit.
Dans le camp, personne ne savait qu’il y avait un lien entre l’ancienne Gardienne des Chroniques et Egwene. Quant à Leane et Siuan, on les croyait à couteaux tirés.
Tirant sur les pans de sa cape, Egwene se concentra pour résister au froid tandis que Siuan et elle partaient dans la direction opposée à celle de Leane. Regardant autour d’elle, elle s’efforça de repérer toute personne qui aurait traîné dehors. Mais à une heure pareille, et avec ce temps, les promeneurs ne couraient pas les rues.
— Le seigneur Bryne a raison, Siuan… Il vaudrait mieux que Pelivar et Arathelle croient à toutes ces histoires. Ou au moins qu’ils aient un doute… Assez pour les empêcher de se battre et leur donner envie de négocier. Tu crois qu’ils verraient d’un bon œil la visite d’une délégation d’Aes Sedai ? Siuan, tu m’écoutes ?
L’ancienne Chaire d’Amyrlin sursauta, le regard perdu dans le vide. Jusque-là, elle avait marché d’un pas assuré, mais elle glissa et faillit se retrouver sur les fesses, manquant de peu entraîner Egwene avec elle.
— Bien sûr que je t’écoute, mère… Ils ne seront pas très accueillants, mais je doute qu’ils renvoient des sœurs.
— Dans ce cas, je veux que tu ailles réveiller Beonin, Anaiya et Myrelle. Elles devront partir vers le nord dans l’heure qui suit. Si le seigneur Bryne attend une réponse avant demain soir, le temps presse !
Quel dommage de ne pas savoir exactement où se trouvait l’armée adverse. Mais demander à Bryne aurait éveillé ses soupçons. Cela dit, localiser Pelivar et les autres serait assez facile pour des Champions, et les sœurs en auraient cinq avec elles.
Siuan écouta en silence les instructions de la Chaire d’Amyrlin. Tirer les trois sœurs du sommeil ne serait pas sa seule mission. Au petit déjeuner, Sheriam, Carlinya, Morvrin et Nisao devraient avoir un sujet de conversation tout trouvé. Des graines qui n’auraient surtout pas dû germer plus tôt devaient à présent être plantées. Et elles auraient fort peu de temps pour pousser.
— Les réveiller sera un vrai plaisir, dit Siuan quand Egwene en eut fini. Si je dois me balader dans cette tenue, autant que ce soit amusant… (Elle se rembrunit soudain.) Je sais que tu veux être une seconde Gerra Kishar ou Sereille Bagand. Tu en as l’envergure, c’est vrai. Mais prends garde à ne pas finir comme Shein Chunla. Bonne nuit, mère.
Egwene regarda l’ancienne Chaire d’Amyrlin s’éloigner en marmonnant entre ses dents et en glissant tous les quatre pas. Gerra et Sereille comptaient parmi les plus grandes Chaires d’Amyrlin de l’histoire. Toutes deux avaient hissé l’influence et le prestige de la Tour Blanche à des niveaux rarement égalés depuis l’avènement d’Artur Aile-de-Faucon. Toutes les deux contrôlaient totalement la tour. Gerra en jouant une faction contre l’autre avec une redoutable habileté, et Sereille par la seule force de sa volonté.
Shein Chunla, c’était une autre histoire. Une des dirigeantes qui avaient gaspillé le pouvoir de leur poste et perdu le soutien de toutes les sœurs qu’elles commandaient. Officiellement, Shein était morte durant son mandat, quelque chose comme quatre cents ans plus tôt. En réalité, elle avait été renversée et envoyée en exil. Même si les archives secrètes passaient très vite sur certains détails, on supposait que ses geôlières, après sa quatrième tentative de revenir au pouvoir, l’avaient étouffée dans son sommeil avec un oreiller.
Egwene frissonna et tenta de se convaincre que c’était à cause du froid.
Puis elle s’en retourna vers sa tente. Une bonne nuit ? La nuit n’était pas très avancée, pourtant, elle aurait parié qu’elle n’allait guère fermer l’œil.