25 Un retour inopportun

Assise à son bureau ornementé de dorures, Elaida jouait distraitement avec une figurine en ivoire – un étrange oiseau au bec aussi long que son corps – tout en écoutant, non sans malice, les six femmes debout en face d’elle. Des représentantes de six Ajah qui se regardaient de travers, le front plissé, sautaient nerveusement d’un pied sur l’autre et tiraient sans cesse sur leur châle, en faisant osciller les franges. On eût vraiment dit une demi-douzaine de servantes aux nerfs en pelote qui regrettaient de ne pas avoir les tripes de se sauter à la gorge sous les yeux de leur maîtresse.

À cause du givre qui s’accumulait sur les fenêtres, on ne pouvait pas voir les flocons de neige qui tourbillonnaient dehors, mais on entendait les hurlements rageurs du vent. Pourtant, Elaida avait agréablement chaud, et pas seulement à cause des grosses bûches qui se consumaient dans la cheminée. Que ces femmes en aient conscience ou non – Duhara le savait à coup sûr, et les autres peut-être aussi –, elle était bel et bien leur maîtresse.

La grande horloge richement décorée que Cemaile avait fait fabriquer jadis égrenait imperturbablement les secondes. Bientôt, le rêve longtemps oublié de cette Chaire d’Amyrlin se réaliserait. Oui, la Tour Blanche recouvrerait toute sa splendeur – entre les mains de fer d’Elaida do Avriny a’Roihan.

— On n’a jamais découvert un ter’angreal capable de « contrôler » une femme qui canalise le Pouvoir, dit Velina de sa voix calme et précise – mais bizarrement haut perchée, comme celle d’une fillette.

Un timbre qui jurait avec son gros nez crochu et le regard dur de ses yeux inclinés. Représentante de l’Ajah Blanc, elle avait toutes les caractéristiques des sœurs de cette obédience, sauf en ce qui concernait son apparence, car elle avait quelque chose d’une guerrière. D’ailleurs, sa robe blanche très ordinaire, sur elle, semblait dure et froide comme une armure…

— En outre, parmi les ter’angreal, il est très rare d’en trouver deux ou trois ayant la même fonction. En conséquence, si on en découvrait un – ou plusieurs – correspondant à ce que je viens de décrire, il n’y aurait pas de quoi « contrôler » plus de deux ou trois femmes au maximum. Sachant que c’est fort improbable, je maintiens que les rapports sur ces Seanchaniens sont grandement exagérés. Si ces femmes enchaînées existent, elles ne peuvent pas canaliser le Pouvoir. Je suis formelle. Je ne nie pas que ces gens aient conquis Ebou Dar, Amador et peut-être d’autres cités, mais à l’évidence, ces envahisseurs sont une invention de Rand al’Thor, histoire d’effrayer les gens et de les inciter à se rallier à lui. Comme son maudit Prophète. Ça tombe sous le sens.

— Je suis contente que tu reconnaisses la vérité pour Ebou Dar et Amador, Velina, lâcha sèchement Shevan.

Une experte en matière de propos tranchants. Aussi grande que bien des hommes et d’une minceur extrême, cette sœur marron avait un visage long et un menton pointu encadrés par de stricts cheveux bouclés. Tirant sur son châle avec ses longs doigts étiques, elle lissa ensuite sa robe de soie jaune foncé puis reprit sur un ton acide :

— Moi, j’ai plus de mal à dire qu’une chose est possible ou impossible. Par exemple, il n’y a pas si longtemps, tout le monde « savait » que seul un bouclier tissé par une sœur pouvait empêcher une femme de canaliser. Puis est arrivée une herbe des plus banales, la fourche-racine, que n’importe qui peut faire avaler à une femme, lui interdisant de manier le saidar pendant des heures. Très commode avec les Naturelles, j’imagine, mais une mauvaise surprise pour celles d’entre nous qui croyaient tout savoir. Qui peut le dire ? Bientôt, quelqu’un sera de nouveau capable de fabriquer des ter’angreal.

Elaida pinça les lèvres. Elle détestait les spéculations de ce genre. Puisque aucune sœur, depuis trois mille ans, n’avait redécouvert l’art de fabriquer les ter’angreal, il n’y avait aucune raison pour que ça change. Point final.

Le problème, c’étaient plutôt toutes ces fuites, alors que certaines choses auraient dû rester secrètes. Malgré tous ses efforts, il n’y avait plus une novice, une Acceptée ou une sœur, à la tour, ignorant ce qu’était la fourche-racine. Et pas une n’était ravie par cette triste réalité : être vulnérable face à quiconque pratiquait l’herboristerie et disposait d’un peu d’eau chaude. Comme l’illustraient les six représentantes, la connaissance était pire que le poison…

À la mention de l’herbe maudite, Duhara écarquilla ses grands yeux noirs et se tint encore plus droite que d’habitude, les mains serrant le devant de sa robe d’un rouge si foncé qu’il en paraissait noir. Alors que cette sœur jaune était en général d’une élégance glaciale, Sedore déglutit péniblement et ses jointures blanchirent sur le dossier en cuir qu’Elaida venait de lui confier. Andaya frissonna et se drapa frileusement dans son châle.

Elaida se demanda comment réagiraient ces femmes si elles apprenaient que les Asha’man avaient redécouvert l’art antique d’ouvrir des portails. Pour l’heure, elles avaient à peine le courage d’évoquer les hommes en noir. Au moins, dans ce cas précis, la Chaire d’Amyrlin avait réussi à éviter que l’information se répande.

— Selon moi, dit Andaya, qui s’était déjà reprise, nous ferions mieux de nous concentrer sur ce que nous savons avec certitude.

Ses cheveux châtains cascadant librement dans son dos, Andaya portait une robe bleu rayé d’argent de style andorien. Mais son accent trahissait ses origines tarabonaises. Bien qu’elle ne fût ni particulièrement petite ni spécialement mince, Elaida, en la voyant, pensait chaque fois à un moineau prêt à sauter sur une branche. Une allure étrange, pour une négociatrice de renom – et pourtant, sa réputation était amplement méritée.

Quand Andaya sourit aux autres représentantes, sans aucune chaleur, la Chaire d’Amyrlin pensa une fois de plus à un moineau. Peut-être était-ce dû à sa façon d’incliner la tête…

— Spéculer, c’est perdre son temps ! lança-t-elle. L’avenir du monde ne tient qu’à un fil, alors, je n’ai aucune envie de gaspiller mon énergie avec des théories oiseuses ou des évidences connues de la dernière des novices. Quelqu’un aurait-il des choses intéressantes à dire ?

Pour un moineau, Andaya ne manquait pas de mordant. Alors que Velina s’empourprait, Shevan se rembrunit.

Rubinde adressa une sorte de rictus à la sœur grise. Elle avait peut-être eu l’intention de lui sourire, mais c’était raté. Les cheveux noirs, les yeux tels des saphirs, cette sœur originaire de Mayene donnait toujours l’impression d’être prête à traverser un mur de pierre. Là, avec les poings sur les hanches, on aurait juré qu’elle se préparait à en traverser deux.

— Andaya, nous avons réglé tous les problèmes à notre portée. Pour le moment, en tout cas. Les renégates sont coincées au Murandy par la neige et après l’hiver que nous allons leur faire endurer, au printemps, elles viendront en rampant nous demander pardon et implorer qu’on les punisse. Dès que nous saurons où est passé le Haut Seigneur Darlin, la question de Tear sera résolue. Idem pour le Cairhien quand Caraline Damodred et Toram Riatin sortiront enfin de leur cachette. Pour l’instant, al’Thor porte la couronne de l’Illian, mais ça ne durera pas. Donc, sauf si vous avez un plan pour emprisonner ce garçon à la tour ou faire disparaître les Asha’man, les affaires de mon Ajah me demandent !

Andaya se dressa sur ses ergots. Duhara, elle, plissa les yeux. Entendre parler des hommes capables de canaliser la mettait toujours en rage. Shevan claqua de la langue comme si elle regardait des enfants se quereller – en trouvant ça amusant – et Velina fronça les sourcils comme si elle était sûre, pour une raison inconnue, que la réaction de Shevan la visait.

— Mes filles, les affaires des Ajah sont importantes, dit Elaida sans élever la voix.

Pourtant, toutes les têtes se tournèrent vers elle. Rangeant la figurine dans le coffret orné de roses et de volutes d’or, elle rectifia la position des deux autres – son nécessaire à écrire et sa boîte à correspondance – afin d’obtenir un alignement parfait, puis elle continua dans un silence respectueux :

— Cela dit, les affaires de la tour sont plus importantes encore. J’ose espérer que vous mettrez très vite en application mes décrets. À la tour, il y a bien trop de paresseuses. Si les choses ne s’arrangent pas, je crains que Silviana soit très occupée…

La Chaire d’Amyrlin laissa la menace en suspens et sourit.

— À tes ordres, mère, murmurèrent six voix bien moins fermes que leurs propriétaires l’auraient voulu.

Tandis qu’elles s’inclinaient, même Duhara blêmit. Deux représentantes avaient été destituées et une demi-douzaine avaient écopé de plusieurs jours de corvées en guise de pénitence. Dans leur position, c’était assez humiliant pour faire office de Mortification de l’Esprit. À voir leur expression, Shevan et Sedore n’avaient pas oublié les heures passées à laver le linge ou à briquer les parquets. Mais jusque-là, aucune de ces femmes n’avait été envoyée à Silviana pour subir la Mortification de l’Esprit. Et pas une n’y tenait ! Chaque semaine, la Maîtresse des Novices recevait deux ou trois sœurs qui devaient purger une pénitence infligée par leur Ajah ou qui s’en étaient imposé une elles-mêmes. Des coups de fouet, si douloureux soient-ils, prenaient moins de temps que de ratisser pendant un mois les allées du jardin. Un bon calcul, semblait-il. N’était que Silviana, avec les sœurs, se montrait bien moins clémente qu’avec les novices ou les Acceptées. Après la séance, plus d’une sœur avait dû se demander si le râteau n’était pas préférable, tout compte fait.

Les six femmes se ruèrent vers la porte, pressées de sortir. Représentantes ou pas, elles ne se seraient pas aventurées dans cet étage de la tour sans une convocation expresse d’Elaida.

Tout en caressant son étole rayée, la Chaire d’Amyrlin eut un sourire béat. Oui, à la Tour Blanche, c’était elle la maîtresse. Comme il convenait.

Avant que la petite meute de représentantes ait atteint la porte, celle-ci s’ouvrit pour laisser entrer Alviarin, son étole blanche de Gardienne des Chroniques presque invisible sur les épaules de sa robe de soie assez immaculée pour faire passer celle de Velina pour un chiffon sale.

Le sourire d’Elaida tourna à l’aigre. En tout et pour tout, Alviarin tenait une simple feuille de parchemin dans une de ses mains si fines. Décidément, dans des circonstances extrêmes, on remarquait les détails les plus bizarres… Depuis près de deux semaines, Alviarin avait disparu de la tour sans laisser le moindre mot ni avoir été aperçue par quiconque lors de son départ. Du coup, Elaida s’était prise à rêver qu’elle avait fini gelée dans une congère ou emportée par une rivière en crue.

Voyant qu’Alviarin ne s’écartait pas pour les laisser passer, les six représentantes s’immobilisèrent, incertaines. Une Gardienne, même aussi influente qu’Alviarin, n’avait pas d’autorité sur les représentantes. Pourtant, Velina parut troublée – vraiment étonnant, pour la femme la plus impassible de la tour.

Alviarin dévisagea Elaida, balaya du regard les représentantes… et comprit tout en un éclair.

— Tu devrais me confier ce dossier, je crois, dit-elle à Sedore d’un ton glacial. Comme tu le sais, notre mère aime réfléchir à ses décrets. Parfois, il lui arrive de changer d’avis après les avoir signés.

Réputée pour son arrogance, même parmi les sœurs jaunes, Sedore obéit avec la docilité d’un agneau et tendit le dossier à Alviarin.

Elaida en grinça des dents de fureur. Sedore avait détesté les cinq jours de pénitence passés à la buanderie. Eh bien, la prochaine fois, ce serait encore moins agréable ! Peut-être un rendez-vous avec Silviana… Ou le nettoyage des latrines.

Alviarin fit un pas de côté. Aussitôt, les représentantes, leur dignité et leur morgue pratiquement retrouvées, sortirent en marmonnant entre elles. Après avoir refermé la porte sur elles, Alviarin commença à étudier les documents que contenait le dossier.

Les décrets signés par Elaida alors qu’elle espérait que sa Gardienne était morte… Bien entendu, elle ne s’était pas contentée d’espérer. Elle n’avait pas parlé à Seaine, parce que quelqu’un aurait pu les voir puis le dire à Alviarin si celle-ci revenait, mais la sœur blanche devait être en train d’obéir à ses instructions, remontant la piste de la trahison qui conduirait à coup sûr à Alviarin Freidhen.

Mais l’espoir, néanmoins, avait été violent. Oui, très violent !

Approchant d’Elaida, Alviarin commença à commenter les décrets.

— Celui-là peut passer, je crois… Mais pas celui-ci. Ni le suivant. Et encore moins ce… torchon !

Froissant entre ses mains un décret signé par la Chaire d’Amyrlin et portant son sceau, Alviarin le jeta sur le sol avec un souverain mépris. Puis elle s’arrêta devant le bureau et posa violemment dessus le dossier et sa feuille de parchemin. Enfin, elle gifla à la volée la Chaire d’Amyrlin.

— Je pensais que les choses étaient claires, Elaida… Je sais comment protéger la Tour Blanche de tes bêtises, et je refuse que tu en fasses de nouvelles dès que j’ai le dos tourné. Si tu continues, je ferai en sorte que tu sois destituée, calmée puis fouettée devant toutes les novices – et même devant les serviteurs !

Non sans effort, Elaida réussit à ne pas porter une main à sa joue. Pas besoin d’un miroir pour savoir qu’elle était rouge vif. Mais la prudence s’imposait. Seaine ne devait rien avoir trouvé, sinon, elle serait déjà venue faire son rapport. Alviarin, en revanche, pouvait raconter au Hall la désastreuse tentative d’enlèvement d’al’Thor. Une catastrophe qui, à elle seule, suffirait à valoir à Elaida d’être destituée, calmée et fouettée. Mais la Gardienne avait une autre corde à son arc. En ce moment même, Toveine Gazal conduisait cinquante sœurs et deux cents Gardes de la Tour vers la Tour Noire – qui selon Elaida, du moins quand elle avait donné l’ordre, contenait tout au plus deux ou trois hommes capables de canaliser. En réalité, il y en avait des centaines. (Sous le regard d’Alviarin, penser à cet autre désastre retournait l’estomac d’Elaida.) Pourtant, malgré le nombre d’Asha’man, rien n’était perdu pour Toveine. Elaida n’avait-elle pas prédit que la Tour Noire serait mise à feu et à sang, les sœurs dansant sur ses ruines fumantes ? Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire, sinon que Toveine triompherait ? De plus, la prédiction annonçait que la Tour Blanche recouvrerait sa splendeur et sa gloire sous le règne d’Elaida, al’Thor lui-même tremblant devant elle.

Le jour où les mots étaient sortis de la bouche d’Elaida, Alviarin était présente. Pourtant, plus tard, quand elle s’était mise à faire chanter la Chaire d’Amyrlin, elle ne s’était pas souvenue de ces oracles qui la condamnaient indirectement.

Elaida attendait son heure. Bientôt, Alviarin paierait son ignominie au centuple.

Avec un rictus dédaigneux, Alviarin écarta le dossier et poussa la feuille de parchemin devant Elaida. Puis elle ouvrit le coffret qui servait de nécessaire à écrire, trempa la plume dans l’encre et la fourra dans la main de la dirigeante suprême.

— Signe !

Elaida se demanda au bas de quel délire elle allait apposer son nom, cette fois. Un nouveau renforcement de la Garde, alors que les renégates seraient vaincues sans qu’il y ait besoin de combattre ? Une énième tentative visant à forcer les Ajah à révéler l’identité de leur chef ? Alors que toutes les précédentes étaient tombées à l’eau…

Quand elle eut lu le texte, Elaida sentit son estomac se nouer. Jusque-là, la pire folie avait été de donner à chaque Ajah toute autorité sur une sœur se trouvant dans ses quartiers, quelle que soit son obédience. Comme si détruire le tissu même de la tour avait pu la sauver. Mais là…


« Le monde sait à présent que Rand al’Thor est le Dragon Réincarné et qu’il peut manier le Pouvoir de l’Unique. Depuis des temps immémoriaux, de tels hommes sont placés sous la responsabilité de la Tour Blanche. Celle-ci, en retour, leur doit sa protection. Mais toute personne qui tentera d’entrer en contact avec le Dragon Réincarné sans passer par l’intermédiaire de la tour sera accusée de trahison envers la Lumière et frappée d’anathème jusqu’à la fin des temps. Que le monde se rassure : la Tour Blanche guidera d’une main sûre le Dragon Réincarné jusqu’à l’Ultime Bataille – qui sera couronnée par un triomphe. »


Machinalement, Elaida ajouta « de la Lumière » après le mot « triomphe ». Puis sa main se figea. Reconnaître publiquement qu’al’Thor était le Dragon Réincarné pouvait se défendre, puisqu’il l’était bel et bien. Avec un peu de chance, ça inciterait beaucoup de gens à croire qu’il s’était pour de bon incliné devant la Chaire d’Amyrlin. Mais le reste… Comment si peu de mots pouvaient-ils augurer tant de déroutes et de défaites ?

— Que la Lumière nous vienne en aide… Alviarin, si ce décret est proclamé, il deviendra impossible de convaincre al’Thor que son enlèvement n’avait pas mon aval.

Ce serait difficile même sans ça, mais par le passé, Elaida avait vu des gens avaler de plus grosses couleuvres.

— Et il sera dix fois plus méfiant vis-à-vis d’une autre tentative ! Alors que ce décret, au mieux, impressionnera une poignée de ses fidèles. Au mieux !

Plus vraisemblablement, ceux qui s’étaient déjà bien trop engagés avec al’Thor n’oseraient pas revenir en arrière. Surtout s’ils se savaient déjà frappés d’anathème.

— Au lieu de signer ça, je ferais plus vite d’incendier la tour de mes mains.

Alviarin soupira d’agacement.

— Aurais-tu oublié ta leçon, femme ? Récite-la, sans en changer un mot.

Elaida pinça les lèvres. Un des avantages, lorsque Alviarin était absente – pas le plus grand, mais peut-être le plus agréable – avait été de ne pas devoir répéter chaque jour l’humiliante litanie.

— Je ferai ce que tu me dis de faire…, commença Elaida.

Par la Lumière ! elle était la Chaire d’Amyrlin !

— Sans rien ajouter ou soustraire, je répéterai les mots que tu me souffleras.

Sa prédiction était claire : elle triompherait. Mais pourvu que ça vienne vite !

— Je signerai ce que tu me diras de signer, et rien d’autre, et je t’obéirai au doigt et à l’œil.

— On dirait bien qu’il va falloir te rappeler que ce ne sont pas seulement des mots, fit Alviarin. J’ai dû te laisser seule trop longtemps. Allons, signe !

Elaida obéit, faute d’avoir un autre choix.

Dès qu’elle eut fini, Alviarin s’empara du décret.

— J’ajouterai moi-même le sceau, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Laisser à ta disposition celui de la Chaire d’Amyrlin était une grossière erreur. Mais nous reparlerons plus tard. Si je t’ai laissé un moment la bride sur le cou, c’est terminé. Assure-toi d’être ici quand je reviendrai.

— Mais quand, Alviarin ? Combien de temps vais-je devoir attendre ?

La porte se referma sur la Gardienne, laissant Elaida sans réponse. Attendre indéfiniment, comme une novice consignée dans sa cellule ?

Un moment, Elaida joua avec son coffret à correspondance – celui qui était décoré de faucons s’affrontant dans un ciel bleu semé de nuages blancs – mais elle ne put se décider à l’ouvrir. Pendant l’absence d’Alviarin, elle avait pris l’habitude d’y ranger des missives et des rapports importants, et pas seulement les bribes d’informations que la Gardienne laissait arriver jusqu’à elle. À présent, le coffret aurait tout aussi bien pu être vide…

Elaida se leva et entreprit de remettre au carré dans leur vase blanc les roses disposées aux quatre coins de la pièce sur des piédestaux de marbre.

Soudain, elle s’avisa qu’elle tenait une tige brisée dans sa main. Sur le sol, une demi-douzaine de roses gisaient, également cassées en deux. La Chaire d’Amyrlin eut un grognement vexé. Alors qu’elle s’occupait des fleurs, elle avait songé à ses doigts s’enroulant autour du cou d’Alviarin. À dire vrai, ce n’était pas la première fois qu’elle pensait à tuer cette femme. Mais la Gardienne avait dû prendre des précautions. Par exemple en laissant des documents scellés – à n’ouvrir qu’en cas de mort suspecte – à une sœur dont Elaida ne pouvait bien sûr pas deviner l’identité. Pendant l’absence d’Alviarin, le sommeil de la Chaire d’Amyrlin avait souvent été troublé par cette angoisse : et si quelqu’un, pensant la Gardienne morte, venait apporter au Hall les preuves qui lui vaudraient la destitution et tout ce qui s’ensuivrait ?

Mais quoi qu’il en soit, Alviarin était condamnée. Tôt ou tard, elle connaîtrait le même sort que ces roses et…

— Mère, tu n’as pas répondu quand j’ai frappé, alors je me suis permis d’entrer, dit une voix de femme dans le dos d’Elaida.

Celle-ci se retourna, prête à lancer quelques mots cinglants, mais elle se pétrifia en découvrant la femme massive au visage carré qui se tenait dans l’encadrement de la porte, son châle à franges rouges sur les épaules.

— La Gardienne dit que tu veux me parler, grommela Silviana. Au sujet d’une pénitence privée…

Même en face de la Chaire d’Amyrlin, elle ne prenait pas la peine de dissimuler sa réprobation. Pour elle, une pénitence privée n’était qu’une grotesque comédie. Le principe même d’une pénitence, c’était d’être publique. Pour les châtiments, c’était différent.

— Elle m’a aussi dit de te rappeler quelque chose, mais elle est partie sans préciser quoi.

— Je crois savoir de quoi il s’agit…, soupira Elaida.

Lorsque Silviana s’en alla – après une demi-heure seulement, selon le carillon de la pendule de Cemaile, mais une éternité pour sa victime – Elaida envisagea sérieusement de convoquer le Hall sur-le-champ afin d’exiger qu’Alviarin soit déchue de sa fonction de Gardienne des Chroniques. Deux éléments l’en empêchèrent : sa prédiction et la certitude que Seaine remonterait la piste de la trahison jusqu’à Alviarin.

En réalité, il y en avait un troisième. Qu’Alviarin soit ou non vaincue dans cette confrontation, Elaida y perdrait à coup sûr son étole. En conséquence, Elaida do Avriny a’Roihan, Protectrice des Sceaux, Flamme de Tar Valon et Chaire de Tar Valon – la dirigeante la plus puissante du monde, sans aucun doute – resta allongée à plat ventre sur son lit, des larmes aux yeux, sans trouver la force d’aller remettre la robe qui gisait sur le sol. Ultime humiliation, Alviarin, lorsqu’elle reviendrait, l’obligerait sûrement à rester assise pendant leur entretien.

Tout en sanglotant, Elaida pria pour que la chute de la Gardienne ne tarde plus trop.


— Je ne t’ai pas dit de faire battre Elaida, dit la voix cristalline. Aurais-tu perdu toute notion de ta véritable position ?

Déjà à genoux, Alviarin se jeta à plat ventre devant la femme qui semblait faite de lumière argentée et d’ombres plus noires que la nuit. Puis elle saisit l’ourlet de la robe de Mesaana et l’embrassa à plusieurs reprises. Le tissage d’Illusion – il devait bien s’agir de ça, même si Alviarin ne voyait pas un seul flux de saidar et ne sentait aucune aptitude à canaliser chez la femme qui lui faisait face – fluctua un peu alors qu’elle tirait sur le bas du vêtement. Sous l’illusion, Elaida crut apercevoir de la soie couleur bronze bordée à l’ourlet d’un fin liseré noir – une broderie aux motifs entrelacés.

— Je vis pour te servir et t’obéir, Grande Maîtresse, souffla Alviarin entre deux baisers frénétiques à l’ourlet. Consciente de n’être qu’un ver de terre devant toi, je prie pour que tu daignes me sourire.

Un jour, Alviarin avait été punie après avoir « perdu toute notion de sa véritable position ». Juste pour ça, pas pour insubordination, le Grand Seigneur des Ténèbres en soit remercié. Quels que soient les cris qu’Elaida était en train de pousser sous la main experte de Silviana, ils ne seraient jamais aussi forts que les siens, à cette occasion-là.

Mesaana laissa continuer un moment le petit jeu des baisers, puis elle y mit un terme en relevant le menton d’Alviarin de la pointe d’un pied.

— Le décret est lancé.

Ce n’était pas une question, mais Alviarin répondit néanmoins avec empressement :

— Oui, Grande Maîtresse. Avant même qu’Elaida l’ait signé, j’ai fait parvenir des copies dans les deux ports de la ville. Les premiers messagers sont déjà partis, et aucun marchand ne quittera Tar Valon sans avoir en sa possession des exemplaires à distribuer.

Mesaana le savait déjà, bien entendu. De toute façon, elle savait tout. À force de tenir une position inconfortable, Alviarin eut une crampe dans le cou, mais elle ne broncha pas. Mesaana lui dirait quand elle pourrait bouger.

— Grande Maîtresse, Elaida est une coquille vide. Avec toute l’humilité dont je dois faire montre, ne serait-il pas mieux de nous passer d’elle ?

Alviarin retint son souffle. Avec les Élus, poser une question pouvait être très dangereux.

Un doigt d’argent doté d’un ongle de ténèbres tapota des lèvres également argentées qui dessinaient un sourire espiègle.

— Suggères-tu que tu devrais porter son étole, mon enfant ? Une ambition assez miteuse pour te convenir… Mais nous verrons ça plus tard. Pour l’instant, j’ai une petite mission à te confier. En dépit de tous les « murs » qui séparent les Ajah, il semble que leurs dirigeantes continuent à se rencontrer avec une régularité étonnante. En faisant mine que c’est par hasard ! Seul l’Ajah Rouge n’entre pas dans ce jeu. Dommage que Galina se soit fait tuer, elle aurait pu t’informer sur ce que mijotent les Ajah. Ce n’est rien d’extraordinaire, très probablement, mais tu pourrais apprendre pourquoi les dirigeantes se regardent en chiens de faïence en public et tiennent des messes basses en privé.

— J’écoute et j’obéis, Grande Maîtresse, répondit Alviarin, soulagée que l’Élue n’accorde guère d’importance à cette affaire.

Pour Alviarin, le « grand secret » au sujet des chefs des différents Ajah n’en était pas un. Car toute sœur noire était tenue de rapporter au Conseil Suprême ce qui se passait dans « son » Ajah, et ce jusqu’au plus infime détail. Mais parmi les dirigeantes, il n’y avait eu qu’une sœur noire, et c’était feu Galina. Du coup, il allait falloir interroger toutes les sœurs noires infiltrées dans le Hall, et ce en passant par toutes les strates intermédiaires entre ces femmes et Alviarin. Une tâche qui prendrait du temps, sans certitude de succès. À part Ferane Neheran et Suana Dragand, qui dirigeaient leur Ajah, les représentantes savaient rarement ce qui se passait dans la tête de leur chef, sauf quand elle le leur disait très directement.

— Dès que je saurai, je t’informerai, Grande Maîtresse.

Alviarin prit mentalement note d’un détail qui n’avait rien d’insignifiant. Qu’elle juge cela important ou non, Mesaana ne savait pas tout sur ce qu’il advenait à la Tour Blanche.

Enfin, et ce n’était pas rien, Alviarin chercherait désormais à repérer une sœur en robe couleur bronze à l’ourlet bordé d’un liseré noir brodé. Mesaana se cachait dans la tour, et ici comme ailleurs, détenir le savoir était le nerf de la guerre et du pouvoir.


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