Prologue Des apparences trompeuses

Ethenielle avait déjà vu des montagnes plus basses que ces Collines Noires si mal nommées – une vaste étendue d’énormes rochers à demi enterrés sillonnée par tout un labyrinthe de cols sinueux en pente raide. Face à certains d’entre eux, un bouquetin lui-même aurait eu quelque hésitation. Dans cette alternance de forêts ravagées par la sécheresse et de prairies à l’herbe brunie par la chaleur, on pouvait avancer trois jours de suite sans apercevoir l’ombre d’une ferme, puis se trouver soudain à une demi-journée de marche de sept ou huit minuscules villages aussi ignorants les uns que les autres du reste du monde. Pour des fermiers, les Collines Noires, très éloignées des routes commerciales, étaient depuis toujours un environnement inhospitalier, et ça se révélait encore plus vrai ces derniers temps.

Au sommet d’une pente abrupte, à moins de quarante pas de distance, un léopard famélique qui aurait dû détaler à l’approche de la colonne observait au contraire attentivement Ethenielle et les cavaliers en armure de son escorte. À l’ouest, en dignes oiseaux de mauvais augure, des vautours décrivaient de grands cercles dans le ciel. Pas un nuage n’occultait le soleil rouge sang – et pourtant, le toit du monde n’était pas limpide. Car dès qu’il soufflait, le vent brûlant soulevait de véritables murailles de poussière.

Avec cinquante de ses meilleurs hommes pour la protéger, Ethenielle chevauchait sans angoisse ni hâte particulière. Contrairement à son ancêtre Surasa – quasiment une légende –, elle n’imaginait pas que le climat se plierait à sa volonté simplement parce qu’elle siégeait sur le Trône des Nuages. Quant à se presser…

Soigneusement codées et gardées secrètes, les lettres que les participants à cette aventure avaient tous échangées déterminaient un ordre de marche tenant compte de leur besoin de voyager discrètement. Rien de très facile, en vérité. Et même un défi impossible, pour certains esprits.

Sourcils froncés, Ethenielle songea à la chance qu’elle avait eue d’arriver jusque-là sans avoir dû tuer quelqu’un. Bien sûr, pour ça, elle avait évité les grappes de petits villages, même quand ça impliquait des jours de voyage supplémentaires. Les Sanctuaires des Ogiers n’avaient posé aucun problème. Par nature, les Bâtisseurs se souciaient très peu de ce qui advenait entre les humains, et ces derniers temps, cette tendance s’était encore accentuée. Mais les villages… Bien sûr, ils étaient trop petits pour abriter des agents de la Tour Blanche, ou pour intéresser l’homme qui se faisait appeler le Dragon Réincarné – et qui l’était peut-être bien, Ethenielle n’aurait su dire quelle option pouvait être la pire –, mais ça n’empêchait pas des colporteurs de les traverser régulièrement. Ces vendeurs itinérants transportaient au moins autant de ragots que de marchandises, et ils parlaient à des gens qui s’empressaient d’aller bavasser dans les oreilles d’autres personnes… Ainsi, les rumeurs, comme les confluents d’une rivière, se déversaient dans toutes les Collines Noires, puis dans le monde extérieur. Avec quelques mots, un berger insignifiant pouvait allumer un grand feu de signalisation visible à cinq cents lieues de distance. Le genre de brasier capable de consumer des forêts et des prairies entières. Voire des villes ou des nations.

— Serailla, ai-je fait le bon choix ?

Fâchée contre elle-même, Ethenielle fit la moue. Si elle n’avait plus rien d’une jeune fille, ses quelques cheveux gris ne l’autorisaient pas pour autant à radoter comme une vieille femme. La décision était prise. Et elle l’avait mûrement réfléchie. Mais pour tout dire, sous le regard de la Lumière, elle ne se sentait pas si peu angoissée que ça. En tout cas, pas autant qu’elle l’aurait voulu.

Serailla talonna sa jument louvette afin qu’elle avance à côté du hongre noir élancé de la reine. Avec son visage rond toujours placide et ses yeux éternellement pensifs, la Première Conseillère aurait pu être une solide fermière brusquement affublée d’une robe d’équitation de noble dame. Mais derrière ses traits plus qu’ordinaires – et présentement ruisselants de sueur – se cachait un esprit aussi vif que celui de n’importe quelle Aes Sedai.

— Majesté, les autres possibilités impliquaient des risques différents mais pas moins nombreux, dit Serailla d’un ton égal.

Aussi gracieuse qu’une écuyère sur sa selle malgré sa corpulence, la conseillère était d’une équanimité à toute épreuve. Sans se montrer pour autant mielleuse ou hypocrite. Non, un parangon d’imperturbabilité, tout simplement.

— Quelle que soit la vérité, la Tour Blanche semble bel et bien être désunie et paralysée. Vous auriez pu rester à contempler la Flétrissure pendant que le monde s’écroulait dans votre dos. Oui, si vous étiez quelqu’un d’autre…

Le besoin primal d’agir ? C’était pour ça qu’Ethenielle était ici ? Si la Tour Blanche ne voulait ou ne pouvait pas faire ce qui s’imposait, il fallait bien que quelqu’un s’en charge, non ? À quoi bon surveiller la Flétrissure, si le monde s’écroulait dans son dos ?

Ethenielle jeta un coup d’œil à l’homme mince qui chevauchait sur son autre flanc. Ses tempes striées de blanc lui conférant un air supérieur, il portait dans le creux d’un bras l’Épée de Kirukan rangée dans son fourreau richement ornementé. L’Épée de Kirukan ? Eh bien, c’était ainsi qu’on la nommait, et la légendaire reine guerrière de l’Aramaelle aurait très bien pu la brandir. Très ancienne, l’arme avait été forgée par le Pouvoir, d’après ce qu’on disait. Ainsi que l’exigeait la tradition, la longue poignée à deux mains était orientée vers Ethenielle, même si elle n’était pas du genre à jouer de la lame comme une vulgaire écervelée du Saldaea. Une reine avait mission de réfléchir et de donner des ordres, et il était impossible de le faire tout en ferraillant – avec moins de compétence que le dernier de ses soldats, bien entendu.

— Et toi, Porteur de l’Épée ? demanda Ethenielle au cavalier. As-tu des choses à redire, à ce stade avancé des opérations ?

Le seigneur Baldhere se retourna sur sa selle ornementée d’or pour jeter un coup d’œil aux porte-étendard qui chevauchaient derrière le trio de tête, leurs drapeaux rangés dans des étuis de cuir et de velours brodé.

— Majesté, je n’aime pas dissimuler mon identité, dit le seigneur d’un ton pincé en regardant de nouveau devant lui. Très bientôt, le monde saura qui nous sommes et ce que nous avons fait. Nous finirons raides morts, ou dans l’histoire – ou les deux en même temps –, alors, autant que les gens sachent quels noms écrire sur nos tombes.

Doté d’une langue acérée, Baldhere faisait mine de s’intéresser par-dessus tout à la musique et à ses vêtements. De fait, il avait déjà changé trois fois de veste aujourd’hui. Mais comme avec Serailla, les apparences étaient trompeuses. Le Porteur de l’Épée du Trône des Nuages était accablé de responsabilités bien plus pesantes que l’épée et son fourreau incrusté de pierreries. Depuis la mort du mari d’Ethenielle, une vingtaine d’années plus tôt, Baldhere commandait l’armée du Kandor au nom de la reine, et presque tous ses soldats l’auraient suivi jusqu’au cœur du mont Shayol Ghul. S’il ne figurait pas parmi les plus grands chefs de guerre, cet homme savait quand il fallait se battre et quand il valait mieux l’éviter. Et dans le premier cas, il excellait dans l’art de remporter la victoire.

— Le point de rendez-vous ne doit pas être loin, dit soudain Serailla.

À l’instant même, Ethenielle aperçut l’homme que Baldhere avait envoyé en éclaireur. Nommé Lomas, ce soldat au casque orné d’une crête en forme de tête de renard venait d’apparaître au sommet d’une butte, droit devant la colonne. Sa lance inclinée, il fit le signal indiquant que le lieu de rendez-vous était en vue.

Baldhere se tourna sur la selle de son hongre massif, cria aux hommes de s’arrêter – quand ça lui chantait, il avait une voix de stentor – puis il talonna sa monture pour rattraper la reine et sa conseillère.

Alors qu’il s’agissait d’une rencontre entre des alliés de longue date, Baldhere lâcha un ordre sec à Lomas quand il passa devant lui :

— Ouvre l’œil et réagis !

En d’autres termes, si les choses devaient tourner mal, il faudrait envoyer l’escorte au secours de la reine.

Ethenielle eut l’ombre d’un soupir quand elle vit Serailla approuver cet ordre du chef. Des alliés de longue date, certes… Mais le temps attirait les soupçons sur les plus solides amitiés, un peu comme un tas de fumier attire les mouches. Et ce qu’ils se préparaient à faire risquait fort de remuer le fumier et de faire s’envoler les mouches. Ces dernières années, trop de dirigeants, au sud, étaient morts ou avaient soudain disparu pour qu’on puisse se sentir à l’aise avec une couronne sur la tête. Et trop de pays avaient été rasés aussi radicalement qu’aurait pu le faire une armée de Trollocs. Qui qu’il soit vraiment, al’Thor devrait répondre de beaucoup de choses. Beaucoup, oui…

Derrière Lomas, la passe donnait sur une vallée presque trop étroite pour être digne de ce nom et semée d’arbres bien trop espacés les uns des autres pour avoir droit à l’appellation de « bosquet ». Si les lauréoles, les sapins et les pins conservaient encore un peu de verdure, tout comme quelques chênes, tous les autres arbres arboraient des feuillages jaunis voire des branches totalement dénudées. Un peu plus loin, au sud, se dressait la curiosité naturelle ayant motivé le choix de cet endroit pour la rencontre. Une flèche de pierre élancée qui évoquait une colonne de dentelle dorée brillant sous le soleil. Très nettement inclinée et en partie enfouie dans le sol aride d’un flanc de colline, elle dépassait cependant la cime des arbres de soixante-dix bons pieds. Dans les Collines Noires, tous les enfants assez grands pour ne plus être attachés par une laisse à la jupe de leur mère connaissaient cette curiosité. Mais il n’y avait pas un village alentour à moins de quatre jours de voyage, et personne ne se serait approché de la flèche volontairement – en tout cas, pas à moins de quatre lieues de distance. Au sujet de cet endroit, des rumeurs parlaient de visions qui rendaient fou, de cadavres ambulants et de téméraires morts sur le coup pour avoir touché la flèche.

Bien qu’elle ne se tînt pas pour superstitieuse, Ethenielle ne put s’empêcher de frissonner. Selon Nianh, la flèche était un vestige de l’Âge des Légendes – une relique parfaitement inoffensive. Avec un peu de chance, l’Aes Sedai n’aurait pas souvenir de cette conversation remontant à des années. Vraiment, il était dommage que les morts ne puissent pas être réveillés ici. D’après une légende, Kirukan avait décapité de ses mains un faux Dragon, puis porté les deux fils d’un autre homme capable de canaliser le pouvoir. Ou du même type, peut-être. Cette femme aurait su leur dire comment arriver à leurs fins… en restant entiers.

Comme prévu, les deux premières personnes qu’Ethenielle venait voir étaient déjà là, chacune avec deux assistants. Désormais, Paitar Nachiman avait bien plus de rides sur son visage long que le bel homme d’âge mûr qu’elle admirait étant jeune fille. Sans mentionner ses cheveux trop rares et plus que grisonnants… Fort judicieusement, il avait renoncé à la mode des tresses en vigueur en Arafel et portait une sorte de brosse. Cela dit, il se tenait très droit sur sa selle, sa veste verte brodée n’avait pas besoin de rembourrage aux épaules et il restait capable, la reine le savait, de manier l’épée avec toutes les compétences et la vigueur de sa défunte jeunesse.

Easar Togita, le crâne rasé à l’exception d’un toupet blanc comme neige, au sommet, portait une veste couleur bronze des plus ordinaires. Plus petit d’une bonne tête que le roi d’Arafel, et moins bien charpenté, il l’aurait pourtant presque fait passer pour un doux agneau. Easar du Shienar n’avait pas l’air menaçant – plutôt vaguement mélancolique, comme toujours – mais il aurait pu être fait du même métal que l’épée accrochée dans son dos.

Ethenielle se fiait à ces deux hommes et elle espérait que leurs liens familiaux renforceraient cette confiance. Depuis toujours, les mariages soudaient les liens entre les pays des Terres Frontalières au moins autant que leur guerre incessante contre la Flétrissure. Une fille d’Ethenielle était mariée au troisième fils d’Easar, et un de ses fils avait épousé la petite-fille préférée de Paitar. Un frère et deux sœurs unis à des parents des deux hommes venaient compléter le tableau.

Les « assistants » étaient aussi dissemblables les uns des autres que leurs rois. Comme toujours, Ishigari Terasian semblait à peine remis d’une gueule de bois phénoménale. Éléphantesque, il débordait de sa selle, sa belle veste rouge était toute froissée et il arborait une barbe de trois jours sous son regard chassieux.

Grand et mince, Kyril Shianri aurait pu disputer un concours d’élégance contre Baldhere. Des clochettes d’argent accrochées au revers de ses bottes, à ses gants et dans ses tresses, il était couvert de poussière et ruisselant de sueur. Ce n’était pourtant pas l’explication de son expression maussade, car il ne s’en défaisait jamais. Tout comme de sa façon de regarder tout le monde de haut, à part son roi. Si on allait au fond des choses, Shianri était un crétin – en Arafel, les rois daignaient rarement écouter leurs conseillers, car ils préféraient s’en remettre à leur épouse – mais il valait tout de même mieux que son apparence le laissait penser.

Agelmar Jagad, lui, aurait pu être une version plus grande et plus large d’Easar. Un homme très simple, banalement vêtu, mais lesté de plus d’armes encore que Baldhere. La mort attendant de frapper, en d’autres termes…

Aussi fluette que Serailla était corpulente, Alesune Chulin se distinguait par sa beauté et son caractère bouillant. Deux caractéristiques qu’elle ne partageait pas avec la conseillère d’Ethenielle, franchement ordinaire et radicalement imperturbable. À première vue, Alesune semblait née pour parader dans ses jolies robes de soie bleue. Mais la juger à son apparence, exactement comme pour Serailla, aurait été une grossière erreur.

— Que la Paix et la Lumière soient avec toi, Ethenielle du Kandor, marmonna Easar lorsque la reine se fut arrêtée devant les six cavaliers.

— Puisse la Lumière t’étreindre chaudement, Ethenielle du Kandor, s’exclama Paitar.

Il avait toujours le genre de voix qui fait battre plus vite le cœur des femmes. Pourtant, son épouse savait qu’il était à elle de la pointe des cheveux jusqu’au bout de ses bottes. De sa vie, Menuki n’avait jamais rien dû éprouver qui ressemblât de près ou de loin à de la jalousie. Tout simplement parce qu’elle n’en avait pas eu l’occasion.

Ethenielle sacrifia au protocole aussi brièvement que ses deux interlocuteurs. Puis elle demanda sans ambages s’ils avaient pu arriver jusque-là sans se faire remarquer.

Easar grogna, se pencha sur sa selle et foudroya la reine du regard. Un homme de fer – mais veuf depuis onze ans, et le cœur toujours brisé par son deuil. Dans le temps, il écrivait des poésies pour sa femme… Vraiment, il ne fallait jamais se fier aux apparences.

— Si on nous a vus, Ethenielle, nous pouvons tout aussi bien repartir sur-le-champ.

— Tu parles déjà de repartir ?

Bien que son ton et sa façon de tirer sur ses rênes n’aient rien eu de courtois, Shianri parvint à conserver assez de civilité – ou plutôt, de vernis de courtoisie – pour éviter d’être défié en duel. Cela dit, Agelmar le regarda sans aménité, bougeant légèrement sur sa selle comme s’il était en train de recenser toutes les armes qu’il portait sur lui. Des alliés de longue date, lors d’innombrables batailles le long de la Flétrissure… Certes, mais il y avait tous ces soupçons…

Alesune fit frémir sa jument grise aussi massive qu’un cheval de guerre. Les mèches blanches de ses longs cheveux noirs évoquèrent soudain la crête d’un casque, et à voir briller son regard, on aurait très bien pu oublier que les femmes, au Shienar, ne s’entraînaient pas au maniement des armes et ne disputaient pas de duels. En titre, elle n’était que la shatayan de la maison royale. Mais là encore, croire que son influence se limitait aux cuisinières, aux serviteurs et aux fournisseurs aurait été une tragique erreur.

— Seigneur Shianri, l’inconscience n’est pas le courage ! Nous avons laissé la Flétrissure sans surveillance, et si nous échouons – voire si nous réussissons – certaines de nos têtes risquent de finir fichées au bout d’une pique. Et peut-être même toutes… Si al’Thor ne s’en charge pas, la Tour Blanche peut vouloir le faire à sa place.

— La Flétrissure semble assoupie, murmura Terasian. Je ne l’ai jamais connue si paisible.

— Les Ténèbres ne dorment jamais, dit Jagad.

Terasian acquiesça, comme si ça lui semblait une évidence.

Agelmar était le meilleur général du lot, et peut-être un des plus grands de tout le monde connu. Mais Terasian n’était pas devenu le bras droit de Paitar uniquement parce qu’il savait lever le coude mieux que quiconque.

— Les forces que j’ai laissées derrière moi peuvent contrôler la Flétrissure, intervint Ethenielle, sauf si les guerres des Trollocs devaient recommencer. Et je suis sûre que vous avez tous fait comme moi. De toute façon, ça n’a aucune importance. Quelqu’un pense sérieusement que nous pouvons rebrousser chemin maintenant ?

— « Rebrousser chemin » ? lança une voix de femme dans le dos d’Ethenielle.

La reine Tenobia du Saldaea fit ruer son hongre blanc histoire que son arrivée soit remarquée. Les manches de sa robe d’équitation ornées de lignes de perles blanches, elle arborait des broderies or et jaune sur la poitrine et autour de la taille. Une façon de souligner l’opulence de l’une et la finesse de l’autre. De très haute taille pour une femme, elle réussissait à paraître jolie malgré un nez franchement proéminent. Ses grands yeux bleus inclinés y étaient sans doute pour quelque chose, mais l’essentiel tenait à son extraordinaire confiance en soi, qui lui faisait comme une aura.

Bien entendu, la reine du Saldaea n’avait qu’un seul compagnon. Kaylan Ramsin, un de ses innombrables oncles. Grisonnant, le visage couvert de cicatrices, cet homme avait un regard d’aigle au-dessus de sa moustache incurvée. En matière de conseillers, Tenobia Kazadi ne supportait que des guerriers endurcis.

— Je ne ferai pas demi-tour, dit-elle d’une voix vibrante de ferveur. Qu’importe ce que vous ferez, tous autant que vous êtes ! J’ai chargé mon très cher oncle Davram de me rapporter la tête de Mazrim Taim, et voilà que ce faux Dragon et lui sont fidèles à ce maudit al’Thor – si je dois en croire ce qu’on raconte. J’ai près de cinquante mille hommes avec moi, et quoi que vous décidiez, je ne rebrousserai pas chemin avant que mon oncle et al’Thor sachent très exactement qui dirige le Saldaea.

Pendant que Paitar et Easar assuraient Tenobia que personne ne repartirait, Ethenielle consulta du regard Serailla et Baldhere. La conseillère hocha imperceptiblement la tête et le seigneur roula ostensiblement des yeux. Ethenielle n’avait pas vraiment espéré que Tenobia déciderait de renoncer, mais elle aurait mis sa tête à couper que cette jeune femme impétueuse leur vaudrait des ennuis.

Au Saldaea, la bizarrerie était très répandue. Pour être franche, Ethenielle se demandait comment sa sœur Einone pouvait s’accommoder si bien de son union avec un autre oncle de la reine. Cela posé, en matière d’extravagance, Tenobia battait tous les records. Alors que ses sujets ne travaillaient déjà pas dans la dentelle, elle s’enorgueillissait de faire rougir les Domani et de faire passer les Altariens pour des parangons de sérieux. Si le caractère explosif de ses sujets était légendaire, le sien méritait plutôt qu’on le qualifie de « volcanique », et personne ne pouvait dire ce qui était susceptible de provoquer une éruption. Ramener Tenobia à la raison quand elle n’en avait pas envie ? Une tâche qu’Ethenielle estimait bien au-dessus de ses forces. Seul Davram Bashere y était parvenu, un jour…

Et bien entendu, il y avait l’épineuse question du mariage.

Bien qu’encore jeune, Tenobia avait largement dépassé l’âge d’être célibataire. Quand on appartenait à une haute maison, et plus encore lorsqu’on régnait, se marier était un devoir, car il fallait songer aux alliances et à la succession. Pourtant, Ethenielle n’avait jamais envisagé d’unir Tenobia à un de ses fils. Car les exigences de la reine, en matière de mari, étaient à la hauteur du reste de sa personnalité. Son époux devrait être capable de tailler en pièces une dizaine de Myrddraals, et tout ça en jouant de la harpe et en composant un poème. Assez vif d’esprit pour en remontrer à n’importe quel érudit, il faudrait aussi qu’il puisse dévaler à cheval un versant de montagne escarpé. Ou le gravir, selon les cas. Bien entendu, il aurait aussi intérêt à lui obéir – après tout, n’était-elle pas une reine ? – sauf aux moments où elle aurait envie qu’il oublie tout ça pour la hisser sur son épaule et l’emporter où il voulait.

Oui, elle désirait très exactement ça ! Et que la Lumière protège le pauvre homme s’il « hissait sur l’épaule » quand elle entendait qu’il obéisse, ou vice versa. Bien entendu, elle ne formulait jamais si précisément ses exigences, mais aucune femme un peu expérimentée l’ayant entendue parler des hommes ne pouvait avoir le moindre doute sur le sujet. À ce rythme-là, Tenobia quitterait ce monde vieille fille. Du coup, son oncle Davram lui succéderait, si elle ne le tuait pas avant. Sinon, ce serait l’héritier ou l’héritière du Maréchal.

Un nom attira l’attention d’Ethenielle, l’arrachant à sa méditation. Avec de tels enjeux, elle aurait dû se montrer plus attentive.

— Des Aes Sedai ? Qu’y a-t-il avec les Aes Sedai ?

Excepté celle de Paitar, toutes les conseillères issues de la Tour Blanche étaient parties dès qu’elles avaient eu vent des troubles en cours à Tar Valon. Nianh et Aisling, la conseillère d’Easar, s’étaient même volatilisées sans laisser de traces. Si les sœurs se doutaient le moins du monde du plan des quatre souverains des Terres Frontalières… Cela dit, les Aes Sedai avaient toujours de sombres desseins en cours. Simplement, Ethenielle n’avait aucune envie de découvrir qu’elle plongeait les mains dans deux nids de guêpes au lieu d’un…

L’air vaguement gêné, Paitar haussa les épaules. Chez lui, ce n’était pas sans importance. Comme Serailla, il ne laissait pratiquement jamais rien transparaître.

— Ethenielle, dit-il, tu ne peux pas avoir cru que je laisserais Coladara en arrière, même si j’avais pu lui cacher mes préparatifs de départ.

La reine n’avait jamais cru ça. La sœur favorite de Paitar était une Aes Sedai, et Kiruna l’avait incité à éprouver une grande affection pour la Tour Blanche. Non, Ethenielle n’avait jamais pensé qu’il laisserait Coladara en arrière. Mais elle l’avait espéré…

— Coladara avait des visiteuses, ajouta Paitar. Au nombre de sept. Dans les circonstances présentes, les emmener avec nous m’a paru plus prudent. Par bonheur, il n’a pas fallu beaucoup insister pour les convaincre. Aucune n’a résisté, pour tout dire…

— Que la Lumière éclaire et préserve nos âmes, soupira Ethenielle. (Elle entendit Serailla et Baldhere lui faire écho.) Huit sœurs, Paitar ? Rien que ça ?

À cette heure, la Tour Blanche devait être au courant de tous leurs plans.

— J’en ai cinq de plus avec moi, annonça Tenobia comme si elle parlait d’une paire de chaussures qu’elle venait d’acquérir. Elles me sont tombées dessus au moment où je sortais du Saldaea. Par hasard, j’en mettrais ma main au feu. D’ailleurs, elles ont eu l’air aussi surprises que moi. Dès qu’elles ont eu découvert ce que je faisais – j’ignore comment elles s’y sont prises, mais elles ont réussi –, je m’attendais à ce qu’elles courent voir Memara.

Un éclair rageur passa dans le regard de Tenobia. En lui envoyant une sœur chargée de l’intimider, Elaida avait fait une sacrée boulette !

— Mais Illeisien et les autres se sont montrées résolues à garder le secret. Autant que moi, et peut-être même plus.

— Peut-être, bougonna Ethenielle, mais ça nous fait quand même treize sœurs. Il suffit que l’une d’entre elles trouve le moyen d’envoyer un message. Quelques lignes seulement… Un soldat ou une servante judicieusement manipulés… Quelqu’un parmi nous pense être capable de les en empêcher ?

— Les dés ont jailli hors du godet, dit simplement Paitar.

En d’autres termes, quand le vin était tiré, il fallait le boire. Du point de vue d’Ethenielle, les natifs de l’Arafel étaient aussi bizarres que ceux du Saldaea.

— Quand nous serons plus loin au sud, dit Easar, avoir treize sœurs avec nous sera peut-être une bonne chose.

Un long silence suivit cette déclaration, dont personne ne voulait formuler à haute voix toutes les implications. Cette affaire n’avait rien à voir avec leur mission habituelle, face à la Flétrissure…

Tenobia éclata soudain de rire. Son hongre renâcla, mais elle le maintint fermement.

— Je veux avancer vers le sud le plus vite possible, cependant, je vous invite tous à dîner dans mon camp, ce soir. Vous parlerez avec Illeisien et les autres, histoire de voir si mon jugement recoupe le vôtre. Demain soir, nous pourrions nous retrouver dans le camp de Paitar, pour interroger les amies de sa chère Coladara.

Une proposition si raisonnable – et d’une si limpide évidence – qu’elle fut acceptée instantanément.

— Ethenielle, ajouta Tenobia comme si elle venait de se rappeler quelque chose, mon oncle Kalyan serait honoré d’être assis près de toi, ce soir. Il t’admire beaucoup.

Ethenielle jeta un coup d’œil à Kaylan Ramsin. Se tenant derrière Tenobia, il n’avait pas dit un mot, semblant à peine respirer tant il avait tout d’une statue. Mais quand leurs regards se croisèrent, Ethenielle vit dans celui du guerrier quelque chose qu’elle n’avait plus connu depuis la mort de son cher Brys. Cette lueur particulière indiquant qu’un homme ne la regardait pas comme une reine, mais comme une femme. Prise de court, elle en eut le souffle coupé.

Avec un petit sourire satisfait, Tenobia regarda successivement son oncle et la reine du Kandor.

Ethenielle faillit s’étouffer d’indignation. Le sourire aurait vendu la mèche, si les yeux de Kaylan ne l’avaient pas fait avant. Cette chipie envisageait de lui faire épouser ce type ? Une sale gamine se permettait de… ?

Sans crier gare, la mélancolie chassa la colère. Ethenielle était plus jeune que Tenobia lorsqu’elle avait arrangé le mariage de sa sœur Nazelle avec le seigneur Ismic. La raison d’État, toujours… Mais au bout du compte, et malgré toutes ses protestations, Nazelle avait fini par s’éprendre de son époux. À force de jouer les marieuses, la reine avait fini par considérer que ses propres noces ne l’engageraient pas à grand-chose. Dubitative, elle regarda de nouveau Kaylan. Son visage buriné n’exprimait plus qu’un respect de bon aloi, mais elle revit son regard si particulier. L’époux qu’elle se choisirait devrait être un homme d’acier, bien entendu. Cela dit, quand elle mariait ses enfants – contrairement à ses frères et sœurs – Ethenielle faisait toujours en sorte qu’ils aient au moins une chance de connaître l’amour. Et elle n’allait sûrement pas être moins exigeante en ce qui la concernait.

— Au lieu de perdre du temps à discutailler, dit-elle, le souffle toujours un peu court à son goût, si nous agissions enfin ?

Que la Lumière carbonise son âme ! Elle était une adulte, pas une adolescente qui vient de rencontrer un éventuel soupirant.

— Qu’en dites-vous ? insista-t-elle d’un ton plus ferme.

Tous les accords préalables avaient été scellés dans les fameuses lettres codées. Bien entendu, à mesure qu’ils avanceraient vers le sud, leurs plans devraient être ajustés au gré des circonstances. En réalité, ce rendez-vous n’avait qu’un objectif – célébrer une antique et simple cérémonie des Terres Frontalières qui avait eu lieu sept fois seulement depuis la Dislocation du Monde. Une cérémonie très simple, certes, mais qui les lierait les uns aux autres davantage que tous les serments, si puissants soient-ils.

Les quatre souverains firent s’approcher leurs montures et les assistants s’écartèrent.

Quand elle s’entailla la paume gauche avec son couteau, Ethenielle exhala un soupir. Tenobia taillada la sienne en riant, Paitar et Easar restant impassibles comme s’ils s’arrachaient une vulgaire écharde de bois de la chair. Puis quatre mains se tendirent et se touchèrent, leur sang se mêlant avant de venir s’écraser dans la poussière.

— Nous ne faisons plus qu’un, et jusqu’à la mort !

Liés les uns aux autres par le sang et par le sol ! Il ne leur restait plus qu’à trouver Rand al’Thor. Puis à faire ce qui s’imposait. Quel que soit le prix à payer.


Dès qu’elle fut sûre que Turanna pourrait s’asseoir sans aide sur le coussin, Verin se leva et laissa la sœur blanche prostrée boire son eau par petites gorgées. Ou essayer, en tout cas. Car ses dents cognaient contre la coupe d’argent, ce qui n’avait rien d’étonnant.

Le rabat de la tente n’étant pas bien haut, Verin dut se plier en deux pour glisser la tête dehors. Bien entendu, ce mouvement raviva la douleur qui lui vrillait les reins.

Elle ne redoutait en rien la femme en robe noire ordinaire qui tremblait de tous ses membres dans son dos. D’abord parce qu’elle maintenait fermement le bouclier qui l’isolait de la Source. Ensuite, parce qu’elle doutait que Turanna ait assez de force dans les jambes, dans son état, pour simplement envisager de lui sauter dessus – en supposant qu’une idée si extravagante puisse lui traverser l’esprit. Les sœurs blanches ne réfléchissaient pas comme ça…

Enfin, mal en point comme elle l’était, Turanna n’aurait sans doute pas pu canaliser un filament de Pouvoir, même si un bouclier ne l’avait pas coupée du saidar.

Le camp des Aiels couvrait toutes les collines derrière lesquelles se dressait Cairhien. Partout, des tentes couleur ocre emplissaient l’espace entre les rares arbres encore debout à cette courte distance de la ville. Quelques nuages de poussière flottaient dans l’air, mais comme la chaleur et les assauts d’un soleil brûlant, ce n’était pas de nature à déranger les Aiels. À l’instar d’une banale cité, le camp grouillait d’activité. Dans tous les coins, des hommes dépeçaient le gibier, réparaient les tentes, aiguisaient des couteaux ou fabriquaient les curieuses bottes souples que portaient tous les Aiels. Les femmes cuisinaient sur des feux de camp, surveillaient la cuisson du pain dans des fours en terre improvisés, tissaient sur de petits métiers de voyage ou surveillaient la poignée d’enfants qui accompagnait les guerriers. Partout, des gai’shain en robe blanche ployaient sous le poids d’invraisemblables fardeaux, battaient frénétiquement des tapis ou s’occupaient des mules et des chevaux de bât.

Pas de colporteurs ni de boutiquiers. Et pas davantage de charrettes ou de carrosses. Une ville ? Plutôt un bon millier de villages massés les uns à côté des autres. Mais ici, les hommes étaient beaucoup plus nombreux, et presque tous, à part les forgerons qui frappaient sur leur enclume – et les gai’shain, bien sûr –, étaient armés jusqu’aux dents. Les femmes aussi, d’ailleurs…

Assez de gens pour égaler le nombre d’habitants de n’importe quelle mégalopole et pour noyer dans la masse quelques Aes Sedai prisonnières. Pourtant, Verin repéra une femme en robe noire qui avançait péniblement en traînant une grosse pile de pierres sur une peau de bœuf. La capuche dissimulait ses traits, mais dans le camp, seules les sœurs prisonnières portaient du noir. L’aura du Pouvoir l’enveloppant, la Matriarche qui isolait l’Aes Sedai de la Source la suivait à quelques pas, derrière les deux Promises qui n’hésitaient jamais à stimuler la sœur avec leurs badines chaque fois qu’elle ralentissait le pas.

Verin se demanda si ce spectacle n’était pas organisé à son intention. Le matin même, elle avait vu Coiren Saeldain, le visage ruisselant de sueur, gravir péniblement une pente avec sur le dos un énorme panier rempli de sable. Là aussi, une Matriarche suivait la prisonnière, également flanquée de deux Aiels aux épaules de colosses.

La veille, c’était Sarene Nemdhal qui assurait la « représentation ». Chargée de transvaser à mains nues l’eau d’un seau dans un autre seau – une corvée absurde, afin d’être encore plus humiliante –, elle recevait des coups de badine chaque fois qu’elle traînait des pieds et dès qu’elle renversait une seule goutte en tentant d’avancer trop vite.

Au mépris des risques, Sarene s’était arrêtée un instant pour demander à Verin pourquoi elle subissait un sort pareil. À l’évidence, elle n’espérait pas obtenir une réponse, et les inévitables Promises s’étaient empressées de « caresser » les côtes de leur victime bien avant que Verin ait pu commencer à en formuler une.

L’Aes Sedai étouffa un soupir. Malgré tout, elle n’aimait pas voir des sœurs subir un tel traitement, si nécessaire et justifié fût-il, mais il y avait davantage que ça. À l’évidence, un grand nombre de Matriarches entendaient… Quoi donc ? Lui faire bien saisir qu’être une sœur comptait pour du beurre dans ce camp ? Absurde ! Ce point avait été abondamment précisé des jours plus tôt. Ces femmes voulaient-elles faire comprendre à Verin qu’elle pouvait très bien finir dans une robe noire, elle aussi ? Pour l’instant, ça ne semblait pas d’actualité… Mais les Matriarches gardaient jalousement un grand nombre de secrets que la sœur aurait volontiers percés à jour. Parmi ces secrets, le moins important concernait la manière dont fonctionnait leur hiérarchie. Un sujet des plus secondaires, sauf pour quelqu’un dont la vie risquait bien d’en dépendre. Mais comment s’y retrouver ? Parfois, des femmes venaient prendre leurs ordres auprès d’autres femmes à qui elles avaient un peu plus tôt donné des instructions. Puis le rapport de force s’inversait, toujours sans rime ni raison. Cela dit, personne ne commandait Sorilea, et c’était peut-être la clé de la sécurité pour Verin. Enfin, d’une sécurité relative…

La sœur ne put étouffer un fort sentiment de satisfaction. Le matin même, au palais du Soleil, Sorilea avait voulu savoir ce qui humiliait le plus les gens des terres mouillées. Kiruna et les autres sœurs n’avaient pas compris le sens de cette question. Peut-être par peur de ce qu’elles risquaient d’apprendre, ou par crainte, si elles savaient, de la pression que subiraient alors leurs serments, elles ne faisaient aucun effort pour voir ce qui se passait hors du palais. Alors que le destin les avait poussées sur un chemin, elles se débattaient toujours pour se justifier de l’avoir pris. Verin, elle, avait d’excellentes raisons de suivre la voie qu’elle suivait, et elle poursuivait un objectif bien précis.

Dans sa bourse, elle gardait une liste qu’elle remettrait à Sorilea dès qu’elles seraient seules. Inutile que les autres sachent ! Parmi les prisonnières, plusieurs lui étaient inconnues, mais pour la plupart d’entre elles, la liste récapitulait bien les faiblesses que Sorilea recherchait. Pour les femmes en noir, la vie allait devenir beaucoup plus difficile. En revanche, les efforts de Verin avaient une bonne chance d’être récompensés.

Deux grands Aiels, chacun portant une hache en travers des épaules, étaient assis devant la tente. Concentrés sur un jeu de ficelle, ils avaient cependant levé les yeux dès que Verin avait mis la tête dehors. Puis Coram s’était levé d’un bond et Mendan l’avait imité après avoir rangé la ficelle dans les plis de ses vêtements. Si elle avait été debout, le sommet du crâne de Verin aurait à peine atteint la poitrine des deux hommes. Pourtant, elle aurait pu les renverser cul par-dessus tête et leur flanquer une fessée, si elle avait osé. À l’occasion, résister à la tentation s’était avéré difficile.

Coram et Mendan… Ses « guides », chargés de la préserver de tout « malentendu » éventuel dans le camp. Et de rapporter à qui de droit ses actes et ses propos. En un sens, elle aurait préféré avoir Tomas à ses côtés. Mais en un sens, seulement… Cacher des choses à son Champion était bien plus compliqué que rouler dans la farine deux parfaits inconnus.

— Coram, veux-tu aller dire à Colinda que j’en ai terminé avec Turanna Norill ? Et la prier de m’envoyer Katerine Alruddin ?

Verin entendait s’occuper d’abord des sœurs dépourvues de Champions. Sans répondre, et en hochant à peine la tête, Coram s’éloigna. Décidément, la courtoisie et les Aiels ne faisaient pas bon ménage.

Mendan s’assit sur les talons et riva ses yeux bleus sur Verin. Quoi qu’elle dise, un des deux hommes ne la quittait pas d’un pouce. Autour du front, Mendan portait un bandeau rouge sur lequel figurait l’antique symbole des Aes Sedai. Comme les autres hommes qui arboraient ce bandeau – et comme les Promises qui s’en paraient –, il semblait attendre que Verin commette une erreur. Désirer, même, qu’elle le fasse… Eh bien, ces gens n’étaient pas les premiers, et sûrement pas les plus dangereux. Depuis sa dernière véritable bévue, soixante et onze ans s’étaient écoulés…

Après avoir gratifié l’Aiel d’un vague sourire, Verin voulut rentrer la tête sous la tente, mais quelque chose attira son regard et la pétrifia sur place. Si Medan s’était brusquement décidé à l’égorger, elle ne s’en serait probablement pas aperçue…

Non loin de la tente, une dizaine de femmes agenouillées en ligne faisaient rouler des meules sur une pierre plate – un genre de « moulin » qu’on trouvait fréquemment dans les fermes isolées. D’autres femmes apportaient de pleins paniers de céréales et repartaient avec la farine ainsi produite. Leurs cheveux tenus en arrière par un foulard, les « meunières », neuf ou dix, c’était difficile à dire, portaient un chemisier clair sur une jupe sombre. Bien plus petite que les autres, l’une d’entre elles – la seule dont la crinière ne cascadait pas jusqu’à ses reins – n’arborait pas l’ombre d’un collier ou d’un bracelet. Quand elle leva les yeux et croisa le regard de Verin, le mécontentement déjà inscrit sur son visage brûlé par le soleil s’accentua. Un bref instant, avant qu’elle baisse de nouveau les yeux sur son ouvrage.

L’estomac retourné, Verin recula sous la tente. Irgain était une sœur verte. Du moins, elle avait appartenu à l’Ajah Vert jusqu’à ce que Rand al’Thor la calme. Être isolée de la Source brouillait le lien qu’on avait avec son Champion. Une fois calmée, on en était coupée, aussi sûrement que par la mort.

Un des deux Champions d’Irgain avait été foudroyé par le choc. L’autre était mort en tentant de tailler en pièces des milliers d’Aiels, et sans faire le moindre effort pour essayer de leur échapper. Selon toute probabilité, Irgain devait regretter de n’être pas morte aussi. Calmée… Calmée…

Verin plaqua les mains sur son ventre. Non, elle n’allait pas vomir. N’avait-elle pas vu pire qu’une femme calmée ? Bien pire, même !

— Il n’y a aucun espoir, pas vrai ? marmonna Turanna. (Les yeux baissés sur sa coupe, au fond de laquelle elle semblait voir d’atroces choses, elle pleurait en silence.) Aucun espoir…

— Quand on cherche, il y a toujours un chemin, répondit Verin en tapotant distraitement l’épaule de la sœur. Il faut chercher sans trêve.

Les pensées tourbillonnaient dans la tête de Verin, et Turanna était le cadet de ses soucis. Le sort d’Irgain lui donnait la nausée, la Lumière lui en était témoin. Mais que fichait-elle à moudre du grain, habillée comme une Aielle ? L’avait-on mise là pour que Verin puisse la voir ? Une question idiote ! Même avec un ta’veren aussi puissant qu’al’Thor dans les environs, il y avait une limite au nombre de coïncidences acceptable. Avait-elle fait une erreur de calcul ? Au pire, ça ne pouvait pas être une énorme erreur. Mais parfois, les petites fautes se révélaient aussi mortelles que les grosses. Si Sorilea décidait de la briser, combien de temps résisterait-elle ? Très peu, il fallait le craindre. En un sens, cette Matriarche était aussi dure que tous les gens impitoyables que Verin avait rencontrés. Et rien de ce qu’on pouvait lui dire ne l’arrêtait…

Une angoisse à conserver pour plus tard. Dans sa situation, inutile d’en rajouter.

S’agenouillant, Verin tenta de réconforter Turanna, mais sans grand enthousiasme. À voir son apathie, la sœur blanche ne fut guère convaincue par des propos qui, de toute façon, sonnaient creux. Personne ne pouvait changer le destin de Turanna, excepté Turanna elle-même, et ça devait venir du plus profond de son être. Pour l’heure, elle pleurait simplement plus fort, mais toujours en silence…

L’arrivée de deux Matriarches et d’un duo de jeunes guerriers trop grands pour se tenir debout sous la tente ne fut pas loin d’un soulagement pour Verin. Se levant, elle salua les deux Aielles, mais aucune ne lui accorda une once d’attention.

Rousse aux yeux verts, Daviena écrasait Verin de toute sa taille. Aussi grande, Losaine aux yeux gris avait des cheveux noirs, mais qui donnaient des reflets roux au soleil. Faisant grise mine, les Aielles ne cachaient pas qu’elles se seraient volontiers passées de cette corvée. Pas assez puissantes dans le Pouvoir pour contrôler individuellement Turanna, elles s’étaient liées et leurs auras se confondaient alors même qu’elles étaient physiquement séparées – à croire qu’elles avaient passé leur vie à former des cercles !

Verin se força à sourire pour ne pas plisser le front. Où les Matriarches avaient-elles appris ça ? Une technique qu’elles ne possédaient pas quelques jours plus tôt, elle aurait parié son châle là-dessus !

Tout se passa très vite et sans heurt. Quand les deux guerriers forcèrent Turanna à se redresser, elle laissa tomber sa coupe d’argent – vide, fort heureusement pour elle – et ne résista pas le moins du monde. Une saine réaction, puisque chacun de ces types aurait pu la porter sous son bras comme un vulgaire sac de grain. En revanche, elle ouvrit la bouche et produisit un long gémissement qui n’eut pas l’heur d’intéresser les Aielles.

Étant le focus du cercle, Daviena prit le bouclier en charge, et Verin se coupa aussitôt de la Source. Ici, quels que soient les serments qu’elle avait prêtés, personne ne lui faisait assez confiance pour la laisser s’unir au saidar sans une raison bien précise. Et les Matriarches, si elle était restée connectée à la Source, n’auraient certainement pas manqué de s’en apercevoir.

Les guerriers traînèrent Turanna dehors, ses pieds nus glissant sur les tapis qui couvraient le sol, et les deux Aielles suivirent le mouvement.

Voilà, c’était terminé. Tout ce qui était possible avec Turanna avait été fait.

Avec un soupir, Verin se laissa tomber sur un coussin de couleur vive orné de pompons. Près d’elle, sur un plateau en corde tressée, reposaient deux coupes d’argent mal assorties et un pichet en étain. Quand elle se fut servie, la sœur but avidement. Son « travail » l’épuisait et lui desséchait la gorge. Alors qu’on était loin du soir, elle avait le sentiment d’avoir porté un coffre très lourd sur plusieurs lieues. Et dans des collines !

Après avoir reposé la coupe sur le plateau, la sœur tira de sa ceinture un petit carnet relié de cuir. Ici, on traînait toujours pour lui amener les personnes qu’elle demandait ! Autant en profiter pour consulter ses notes et en ajouter quelques-unes.

Sur les prisonnières, il n’y avait rien de plus à dire. Mais l’apparition de Cadsuane Melaidhrin, trois jours plus tôt, était un réel sujet d’inquiétude. Que cherchait-elle ? Ses compagnes ne comptaient pas, mais elle, c’était une véritable légende ! Et même la partie crédible de cette légende la classait parmi les gens hautement dangereux. Et imprévisibles…

Verin prit une plume dans l’écritoire de voyage qui ne la quittait jamais et saisit l’encrier qu’elle portait à la ceinture dans un étui.

Sans crier gare, une nouvelle Matriarche entra sous la tente.

Se levant d’un bond, Verin, dans sa hâte, laissa tomber son carnet. Alors qu’Aeron était incapable de canaliser le Pouvoir, elle la gratifia d’une révérence sans rapport avec le salut distrait réservé à Daviena et à Losaine. Penchée au maximum, elle tenta de récupérer son carnet, mais la Matriarche le lui subtilisa sous le nez. Sans frémir, la sœur se redressa et regarda la grande Aielle tourner lentement les pages.

Des yeux bleus glaciaux se rivèrent dans ceux de Verin.

— De beaux dessins et des notes intéressantes sur les fleurs et les plantes…, lâcha Aeron. Rien sur les questions qu’on t’a envoyée poser.

Elle lança le carnet à Verin – la façon aielle de « tendre un objet », sans doute.

— Merci, Matriarche, dit la sœur en remettant à sa place son précieux trésor. (À tout hasard, elle se fendit d’une seconde révérence.) J’ai l’habitude de consigner par écrit tout ce que je vois…

Un jour, pour la postérité, elle devrait bien se résigner à coucher par écrit le code qu’elle utilisait pour ses « textes personnels ». Dans sa chambre, au-dessus de la bibliothèque de la tour, des armoires et des coffres étaient remplis de carnets apparemment anodins. Un jour, oui, mais ce n’était pas pour tout de suite…

— Quant aux… hum… prisonnières, jusque-là, elles racontent toutes à peu près la même chose. Le Car’a’carn devait être « logé » à la tour jusqu’à l’Ultime Bataille. Et s’il a été malmené, c’est parce qu’il a tenté de s’évader. Mais vous savez sûrement déjà tout ça. N’ayez crainte, cependant, j’en apprendrai davantage.

La stricte vérité, même si ce n’était pas toute la vérité. Ayant vu trop de sœurs mourir, Verin ne tenait pas à en envoyer au tombeau sans avoir d’excellentes raisons pour ça. Mais comment décider quelles raisons étaient assez bonnes ? L’enlèvement du jeune al’Thor par une délégation censée négocier avec lui avait mis les Aiels en rage, donnant des envies de meurtre aux Matriarches. En revanche, les mauvais traitements subis par le jeune homme ne semblaient pas les perturber outre mesure…

Dans un cliquetis de bracelets d’or et d’ivoire, Aeron ajusta son châle sombre puis sonda le regard de Verin comme si elle essayait de lire ses pensées. Cette Matriarche paraissait assez haut placée dans la mystérieuse et fluctuante hiérarchie de son ordre. À l’occasion, Verin avait vu un sourire chaleureux s’afficher sur ce visage parcheminé, mais jamais quand Aeron regardait une Aes Sedai.

« Nous n’aurions jamais soupçonné que ce serait vous qui échoueriez », avait-elle dit un jour à Verin. Une déclaration énigmatique, mais dont la suite, en revanche, s’était révélée claire comme de l’eau de roche. « Les Aes Sedai n’ont pas d’honneur. Donne-moi une raison de te soupçonner – l’équivalent d’un cheveu – et je te ligoterai de mes propres mains jusqu’à ce que tu ne puisses plus tenir debout. Deux cheveux, et je t’attacherai à un poteau, te laissant en pâture aux vautours et aux fourmis rouges. »

Verin battit des paupières, tentant de prendre un air conciliant et docile. Il ne fallait surtout pas oublier la docilité ! Et la soumission, son prolongement naturel. Ce n’était pas facile, lorsqu’on n’avait pas peur. En son temps, elle avait soutenu le regard de femmes et d’hommes bien plus durs qu’Aeron et qui ne voyaient pas la moindre objection, contrairement à la Matriarche, à l’abattre sur-le-champ comme une chienne. Mais pour qu’on la charge de poser les fameuses questions, elle n’avait pas dû ménager ses efforts. Pourquoi les gaspiller maintenant ?

Si seulement ces Aielles avaient été un peu plus expressives…

Soudain, Verin s’avisa qu’Aeron et elle n’étaient plus seules sous la tente. Deux Promises blondes venaient d’entrer, flanquant une femme en robe noire nettement plus petite qu’elles – en réalité, elles l’aidaient à marcher.

Légèrement en retrait, Verin reconnu Tialin, une Matriarche rousse à l’air maussade enveloppée de l’aura du saidar, puisqu’elle avait mission d’isoler la prisonnière de la Source.

Avisant les cheveux crasseux et emmêlés de la sœur, puis son visage maculé de poussière, Verin ne la reconnut pas tout de suite. Des pommettes hautes, mais pas tant que ça, un nez très légèrement crochu et des yeux presque imperceptiblement inclinés. Beldeine ! Beldeine Nyram ! Une des novices à qui elle avait dispensé des cours, par le passé.

— Si je puis me permettre, pourquoi m’avoir amené celle-là, alors que j’en avais demandé une autre ?

Beldeine n’avait pas de Champion. Étonnant pour une sœur verte ? Pas vraiment, en réalité. Nommée Aes Sedai depuis moins de trois ans, elle se montrait très difficile sur le choix de son premier Champion, comme toutes les sœurs de son ordre. Mais si les Aielles commençaient à choisir au hasard, la prochaine Aes Sedai risquait d’avoir deux ou trois Champions. Avant la fin de la journée, Verin pensait pouvoir s’occuper de deux sœurs supplémentaires – à condition qu’aucune n’ait de protecteur. Et si elle ratait son coup, il semblait peu probable qu’on lui donne une seconde chance avec une de ces femmes.

— Cette nuit, Katerine Alruddin s’est évadée, lâcha Tialin.

— Vous l’avez laissée s’enfuir ? s’écria Verin sans réfléchir.

La fatigue n’était pas une excuse. Mais les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche. Et elle ne put pas s’empêcher de continuer sur cette voie :

— Comment peut-on être aussi stupide ? C’est une sœur rouge ! Puissante dans le Pouvoir, et loin d’être une poltronne. Le Car’a’carn est peut-être en danger. Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue plus tôt ?

— Parce que l’évasion a été découverte ce matin, marmonna une des Promises, le regard brillant de rage. Une Matriarche et deux Cor Darei ont été empoisonnés, et le gai’shain qui leur a apporté à boire a été retrouvé la gorge tranchée.

Aeron foudroya la Promise du regard.

— Carahuin, était-ce à toi que s’adressait la question ?

Les deux Promises se concentrèrent soudain sur la délicate mission d’empêcher Beldeine de s’écrouler. Alors qu’Aeron l’avait à peine regardée, Tialin baissa les yeux.

— Verin Mathwin, l’inquiétude que tu éprouves pour Rand al’Thor est tout à ton… honneur. Mais ne t’en fais pas, nous veillerons sur lui. En revanche, une apprentie ne parle pas sur ce ton à une Matriarche, Verin Aes Sedai !

Ravalant un soupir, Verin se fendit d’une troisième révérence. Dans un coin de sa tête, elle regretta de ne plus être aussi mince et souple que lors de son arrivée à la tour. Ces révérences et ces courbettes n’étaient plus de son âge.

— Pardonnez-moi, Matriarche, dit-elle humblement.

Katerine, évadée ! Tout était clair, à présent, en tout cas pour elle, sinon pour les Aielles.

— L’angoisse a obscurci mon jugement…

Dommage qu’elle n’ait aucun moyen d’assurer que Katerine périsse dans un accident…

— À l’avenir, je ferai en sorte de rester à ma place…

Aeron ne réagit pas, comme si ces excuses la laissaient de marbre.

— Matriarche, puis-je prendre en charge le boulier de la prisonnière ?

Sans regarder Tialin, Aeron acquiesça. Aussitôt, Verin s’unit à la Source et prit le relais du bouclier que la Matriarche rousse ne maintenait plus. Vraiment, la hiérarchie des Matriarches avait de quoi surprendre. Des femmes incapables de canaliser le Pouvoir commandaient celles qui en avaient l’aptitude. Alors qu’elle était quasiment l’égale de Verin, Tialin regardait Aeron avec presque autant de respect craintif que les deux Promises. D’ailleurs, quand celles-ci se retirèrent, laissant Beldeine tituber sur ses jambes, elle leur emboîta vivement le pas.

Aeron, elle, ne sortit pas tout de suite.

— Interdiction de parler de Katerine Alruddin au Car’a’carn, dit-elle. Il a assez de soucis comme ça. Inutile de l’ennuyer avec des détails.

— Je ne lui dirai rien, s’empressa de promettre Verin.

Des détails ? Une sœur rouge du calibre de Katerine n’était sûrement pas un « détail ». Cette affaire méritait peut-être une note. Il allait falloir y réfléchir.

— Tiens ta langue, Verin Mathwin, si tu ne veux pas t’en servir pour hurler !

Estimant qu’il n’y avait rien à répondre à ça, Verin y alla d’une autre révérence. La soumission, toujours. Mais bon sang ! ce qu’elle avait mal aux genoux !

Dès qu’Aeron fut sortie, la sœur s’autorisa un soupir de soulagement. Un moment, elle avait craint que la Matriarche décide de s’incruster. Obtenir la permission de rester seule avec les prisonnières avait été presque aussi difficile que convaincre Sorilea et Amys qu’il fallait les interroger – en confiant la séance à une personne familière de la Tour Blanche. Si les Aielles découvraient que leur décision avait été quelque peu… influencée… Encore un souci à garder pour plus tard. Décidément, la liste s’allongeait…

— Il y a assez d’eau pour que tu te débarbouilles, dit Verin à Beldeine. Et si tu veux, je te guérirai.

Toutes les prisonnières portaient au minimum quelques contusions. Les Aiels ne les frappaient pas, sauf quand elles renversaient de l’eau ou renâclaient devant une corvée – les refus purement verbaux étaient accueillis par des éclats de rire méprisants, rien de plus – mais ils les traitaient comme du bétail, et les badines laissaient bien entendu des traces.

Accessoirement, la guérison rendait le… reste… plus facile.

Oscillant sur ses jambes, crasseuse et ruisselante de sueur, Beldeine trouva encore la force de se montrer hautaine.

— Plutôt me vider de mon sang qu’être guérie par toi ! J’aurais dû m’attendre à te voir ramper devant ces Naturelles – de vulgaires sauvages – mais de là à te voir leur révéler certains secrets de la tour ! C’est une trahison, Verin ! Un comportement de renégate ! Bien sûr, si ça ne t’arrête pas, je suppose que tu ne reculeras plus devant rien. À part la technique requise pour se lier, qu’avez-vous appris d’autre à ces femmes, toi et tes compagnes ?

Sans daigner rétablir la vérité, Verin eut un claquement de langue agacé. À force de lever la tête pour regarder des Aielles, elle avait mal au cou – pour ne rien arranger, Beldeine aussi était plus grande qu’elle –, ses genoux la mettaient à la torture et, en ce jour, bien trop de femmes qui auraient dû lui manifester du respect l’avaient regardée de haut. Qui aurait dû savoir mieux qu’une sœur qu’une Aes Sedai devait montrer plusieurs visages lorsqu’elle arpentait le monde ? On ne pouvait pas toujours intimider les gens, ni leur taper dessus à bras raccourcis. De plus, ne valait-il pas mieux se comporter comme une novice qu’être punie en tant que telle, surtout quand on n’avait rien d’autre à y gagner que de la souffrance et des humiliations ? Kiruna elle-même aurait reconnu le bien-fondé de ce raisonnement.

— Assieds-toi avant de t’écrouler, dit Verin à Beldeine. (Elle prit elle-même place sur un coussin.) Voyons, laisse-moi deviner ce que tu as fait aujourd’hui. À voir toute cette crasse, je parierais que tu as creusé un trou. À mains nues, ou t’a-t-on autorisée à utiliser une cuillère ? Quand elles décideront que c’est terminé, les Aielles te le feront reboucher, sais-tu ? Bien, un petit examen, à présent. Tout ce qu’on voit de ta peau est sale, en revanche, ta robe est impeccable. Elles te forcent à creuser nue comme un ver, c’est ça ? Tu ne veux pas que je te guérisse, c’est sûr ? Les coups de soleil sont très douloureux…

Verin emplit une coupe d’eau et la fit léviter jusqu’à Beldeine – un simple flux d’Air, rien de bien compliqué.

— Tu dois avoir la gorge desséchée…

La jeune sœur verte regarda un moment la coupe, puis ses jambes se dérobèrent et elle se laissa tomber sur un coussin.

— Ces femmes m’abreuvent souvent, dit-elle avec un rire amer.

Verin ne vit pas ce qu’il pouvait y avoir de drôle là-dedans.

— Autant que je veux, en fait, pourvu que j’avale tout.

Beldeine marqua une pause, étudia un moment Verin, puis lâcha agressivement :

— Cette robe te va très bien. La mienne, elles l’ont brûlée, je les ai vues faire. Ces Aielles m’ont tout pris, à part ma bague au serpent. Parce qu’elles n’en ont pas eu le courage, je suppose. Verin, je sais ce qu’elles tentent de faire. Mais ça ne fonctionnera pas avec moi. Ni avec aucune d’entre nous.

Beldeine était toujours sur ses gardes. Faisant se poser la coupe sur le tapis à motifs floraux, près de la prisonnière, Verin prit la sienne et but lentement avant de lancer :

— Que tentent-elles de faire, selon toi ?

Cette fois, Beldeine eut un rire cassant.

— Elles veulent nous briser, et tu le sais très bien ! Afin que nous jurions allégeance à al’Thor, comme toi. Comment as-tu pu faire ça ? Prêter serment, et à un homme, en plus de tout. À cet homme ! Même si on peut comprendre que tu te sois révoltée contre la Chaire d’Amyrlin et la Tour Blanche… (Pour Beldeine, l’un équivalait à l’autre.) Comment as-tu pu tomber si bas ?

Un instant, Verin se demanda s’il n’aurait pas été préférable que les femmes désormais prisonnières des Aiels aient été comme elle entraînées dans le tourbillon généré par le ta’veren Rand al’Thor. Oui, comme de vulgaires grains de poussière. Dans son cas, les mots avaient jailli de sa gorge avant même qu’elle les ait formulés dans sa tête. Pas des paroles qu’elle n’aurait en aucun cas pu dire – l’influence des ta’veren ne fonctionnait pas ainsi – mais plutôt des propos qu’elle aurait tenus une fois sur mille dans des circonstances semblables – ou, plus probablement, une fois sur dix mille. Un serment prêté dans des conditions pareilles devait-il être respecté ? Les sœurs en avaient longuement débattu, et elles continuaient à polémiquer sur la manière adéquate de tenir leur parole.

Distraitement, Verin toucha la petite broche rangée dans sa bourse. Une pierre translucide taillée en forme de lys, mais avec beaucoup trop de pétales. Un bijou qu’elle ne portait pas, mais qui ne la quittait jamais depuis près de cinquante ans.

— Beldeine, tu es da’tsang. Tu dois l’avoir entendu dire.

Verin n’eut pas besoin de la confirmation de la sœur. Informer de leur sort les « méprisés » faisait partie des lois aielles, un peu comme prononcer une sentence. Au moins, ça, Verin le savait.

— Tes vêtements et toutes tes possessions combustibles ont été brûlés, parce que aucun Aiel n’accepterait de posséder ce qui était naguère à un da’tsang. Les autres objets ont été réduits en miettes ou brisés en mille morceaux, même tes éventuels bijoux, et enfouis au fond d’un trou servant de latrines.

— Et mon cheval ? gémit Beldeine.

— Les Aiels ne les tuent pas, mais j’ignore où est le tien.

Devenu la monture d’un habitant de Cairhien, sans doute, ou peut-être celle d’un Asha’man. Mieux valait rester vague sur ce sujet. Si sa mémoire ne trompait pas Verin, Beldeine, comme pas mal de jeunes femmes, nourrissait une véritable passion pour les chevaux.

— La bague est là pour te rappeler qui tu étais, et t’humilier davantage… Même si tu les suppliais, je doute que les Aielles te laisseraient prêter serment à maître al’Thor. Pour qu’elles y consentent, il faudrait que tu fasses quelque chose d’extraordinaire.

— Je ne le ferai jamais !

Une exclamation qui sonnait déjà creux. Les épaules voûtées, Beldeine était ébranlée, mais pas encore assez.

Verin afficha son sourire le plus chaleureux. Jadis, un homme lui avait dit que son sourire lui rappelait sa défunte mère. Un sujet sur lequel il n’avait pas menti, espérait-elle. Un peu plus tard, il avait tenté de la poignarder, son fameux sourire étant la dernière chose qu’il avait vue avant de quitter ce monde.

— Je ne vois pas pourquoi tu t’abaisserais à ça… Hélas, je crains que ton avenir soit fait d’une infinie succession de corvées absurdes. Pour les Aielles, c’est affreusement humiliant. Bien sûr, si elles s’avisent que tu ne vois pas les choses de la même façon… Misère ! Je parie que tu détestes creuser toute nue, même avec des Promises comme gardiennes. Mais imagine être sans vêtements dans… eh bien, disons, une tente remplie d’hommes ?

Beldeine tressaillit. Verin continua à enfoncer le clou – en la soûlant de paroles, une technique qu’elle maîtrisait désormais presque aussi bien que le Pouvoir.

— Cela dit, il ne t’arriverait rien… Sauf en cas d’urgence, les da’tsang n’ont pas le droit de faire quelque chose d’utile, et n’importe quel Aiel préférerait enlacer une charogne décomposée plutôt qu’une… Mais ce n’est quand même pas une éventualité plaisante, pas vrai ? Quoi qu’il en soit, c’est ce qui t’attend. Je sais que tu résisteras jusqu’au bout, même si j’ignore à quoi tu seras confrontée exactement. Les Aielles ne tenteront pas de t’arracher des informations, et elles ne te feront subir aucune des tortures qu’on inflige d’habitude aux prisonniers. Mais elles ne te laisseront pas partir avant qu’il ne reste en toi que de la honte. Et tant pis si elles doivent te garder jusqu’à ton dernier souffle.

Beldeine remua les lèvres en silence, mais elle aurait tout aussi bien pu répéter à voix haute les derniers mots de Verin. « Jusqu’à ton dernier souffle »… S’agitant sur son coussin, elle fit la grimace. Les coups de soleil, les contusions ou simplement les courbatures dues à des efforts inhabituels ?

— On viendra à notre secours, dit-elle. La Chaire d’Amyrlin ne nous abandonnera pas. Nous serons sauvées, ou… Non, nous serons sauvées, il n’y a pas de « ou » !

Saisissant la coupe d’argent, Beldeine la vida d’un trait puis tendit le bras pour qu’on la lui remplisse. Verin fit léviter le pichet, histoire que la prisonnière se serve elle-même.

— Tu allais dire : « ou nous nous évaderons » ? demanda Verin.

Beldeine sursauta et renversa un peu d’eau.

— Allons, un peu de sérieux ! Une évasion n’a aucune chance de réussir. Toi et les autres, vous êtes entourées par une armée d’Aiels. Et s’il le fallait, al’Thor pourrait lancer une centaine de ses Asha’man à vos trousses.

Beldeine frissonna à cette idée et Verin elle-même se sentit mal à l’aide. Encore une menace qu’il aurait fallu étouffer dans l’œuf, cette affaire…

— Beldeine, je crois que tu vas devoir compter sur toi-même, et sur rien d’autre. Regarde la réalité en face : tu es seule dans ce pétrin. Les Aielles ne te laissent pas parler aux autres, je le sais.

Verin soupira. Les yeux ronds, Beldeine la regardait comme si elle avait été en face d’une vipère rouge.

— Ne te complique pas inutilement la vie. Au moins, laisse-moi te guérir.

Verin n’attendit pas le hochement de tête piteux de la prisonnière pour se lever, aller s’agenouiller près d’elle et lui poser les mains sur la tête. La sœur verte était aussi prête que possible… S’emplissant de plus de saidar, Verin tissa des flux de guérison et sa patiente poussa un petit cri puis se mit à trembler. La coupe lui échappa de la main, et en retombant, son bras renversa le pichet.

Voilà, à présent, elle était parfaitement prête !

Alors que Beldeine tentait de revenir à la réalité – un moment de confusion normal après toute guérison –, Verin s’emplit encore plus de saidar par l’intermédiaire de l’angreal en forme de lys rangé dans sa bourse. Un artefact pas très puissant, mais assez pour lui fournir le surplus de Pouvoir dont elle avait besoin.

Les flux qu’elle commença à tisser n’avaient aucun rapport avec la guérison. Si l’Esprit prédominait, l’Air, l’Eau, le Feu et la Terre étaient également présents – cette dernière présentant quelque difficulté pour Verin – et le tissage, même quand il ne s’agissait que d’Esprit, devint si complexe que le meilleur tisserand du monde aurait fini par en perdre le fil.

Si une Matriarche passait la tête sous la tente, il faudrait une incroyable malchance pour qu’elle ait les compétences permettant d’identifier le tissage en cours. L’Aielle serait certes intriguée, les conséquences risquant d’être douloureuses, mais elle ne découvrirait pas la vérité, et cela seul comptait.

— Que… ? bredouilla Beldeine. (Les yeux mi-clos, elle n’aurait pas gardé la tête droite si Verin ne l’avait pas tenue.) Que se passe-t-il ?

— Rien de menaçant pour toi…, assura Verin.

À cause de ce qui arrivait, Beldeine risquait de mourir dans l’année à venir – ou la décennie – mais le tissage en lui-même ne lui ferait pas de mal.

— Crois-moi, c’est inoffensif. Assez pour qu’on puisse le faire à un enfant…

Bien entendu, tout dépendait de l’intention qu’on avait…

Configurer les flux était une tâche délicate, pourtant, parler semblait plutôt faciliter la concentration de Verin. De plus, si les deux « guides » tendaient l’oreille, un trop long silence aurait pu éveiller leurs soupçons.

Verin jetait de fréquents coups d’œil au rabat de la tente. Elle était en quête de réponse qu’elle n’avait aucune intention de partager, et qu’aucune prisonnière ne lui donnerait volontairement, si elle les connaissait. Un des effets secondaires du tissage consistait à ouvrir l’esprit et à délier la langue du « sujet », un peu comme certaines décoctions d’herbes – mais en agissant plus rapidement.

Baissant le ton, Verin reprit son monologue :

— Beldeine, le jeune al’Thor semble penser qu’il a des soutiens au cœur même de la Tour Blanche. Des fidèles cachées, bien entendu.

Même en collant l’oreille contre la toile de la tente, un espion aurait seulement pu dire que quelqu’un parlait, sans préciser ce qui se racontait.

— Dis-moi ce que tu sais au sujet de ces « soutiens »…

— Des soutiens ? répéta Beldeine dans un état second proche du coma, mais pas tout à fait. Pour lui ? Parmi les sœurs ? C’est impossible. Sauf pour celles comme toi, qui… Comment as-tu pu faire ça ? Pourquoi ne pas avoir résisté ?

Verin eut un soupir de contrariété. Pas à cause de cette suggestion stupide, résister à un ta’veren – non, c’étaient les certitudes d’al’Thor qui l’agaçaient. Comment pouvait-il être sûr à ce point ?

— Tu n’as aucun soupçon, Beldeine ? Avant de quitter Tar Valon, n’as-tu pas entendu de rumeurs ? Une ou plusieurs sœurs ont-elles suggéré d’aborder al’Thor sous un angle différent ? Dis-moi !

— Rien de tout ça… Qui pourrait… ? J’admire tant Kiruna.

Beldeine semblait désorientée et des larmes creusaient des sillons dans la crasse de ses joues. Sans le soutien de Verin, elle se serait écroulée.

Sans cesser de jeter des coups d’œil au rabat, Verin continua de mettre en place son tissage. Le moment était plus que délicat. Sorilea pouvait décider de venir participer aux interrogatoires en amenant avec elle une des sœurs du palais du Soleil. Si une sœur découvrait les manigances de Verin, le risque d’être calmée ne serait pas négligeable.

— Donc, vous deviez le livrer à Elaida bien propret sur lui et tout apprivoisé, dit-elle d’un ton normal.

Les murmures avaient trop duré. Pas question que ses guides aillent raconter aux Matriarches qu’elle tenait des messes basses avec les prisonnières.

— Je ne pouvais pas… contester… la décision de Galina. Elle nous dirigeait… sur ordre… de la Chaire d’Amyrlin.

Beldeine s’agita un peu. Sa voix était toujours pâteuse, mais on y entendait une certaine nervosité et elle battait frénétiquement des paupières.

— Il fallait… le forcer à obéir. C’était obligatoire ! Mais le traiter si… durement. Le torturer ainsi… C’était une erreur.

Une erreur ? Un désastre, plutôt ! Une abominable catastrophe. Depuis, al’Thor considérait les Aes Sedai avec la même aménité qu’Aeron, sinon pire. Et si ce plan avait réussi, qu’est-ce que ça aurait donné, un pareil ta’veren en résidence surveillée à la Tour Blanche ? Une idée vraiment perturbante. Quelle qu’ait été l’issue, le mot « désastre » n’aurait sûrement plus suffi à la décrire. Pour éviter ça, le prix payé aux puits de Dumai était finalement acceptable.

Verin continua à poser des questions d’une voix assez forte pour être entendue et comprise hors de la tente. Des questions dont elle connaissait déjà les réponses, pas celles qui étaient trop dangereuses pour être formulées. Sans accorder beaucoup d’attention à ce qu’elle disait et à ce que lui répliquait Beldeine, elle continua à se concentrer sur son tissage.

Au fil des ans, elle s’était passionnée pour bien des choses, toutes n’étant pas très bien vues par la tour. Parmi les « irrégulières » qui désiraient se faire former à la tour, on comptait de véritables Naturelles, qui avaient vraiment commencé à s’initier toutes seules, et des filles qui venaient de toucher la Source pour la première fois parce que l’étincelle dont elles étaient porteuses dès la naissance s’était activée. Pour certaines sœurs, cette différence ne comptait pas. Il en allait autrement pour Verin, mais l’essentiel n’était pas là. Toutes ces femmes, ou presque, avaient avant d’arriver à la tour inventé un « truc » bien à elles. Et ces « trucs », presque immanquablement, se rangeaient dans deux grandes catégories : écouter les conversations des gens ou les forcer à agir contre leur volonté.

La tour ne s’inquiétait guère de la première catégorie. Même une vraie Naturelle, assez avancée dans son autoformation, ne mettait pas longtemps à assimiler qu’il n’était pas question pour elle, tant qu’elle porterait une robe blanche de novice, de s’unir au saidar en l’absence d’une Aes Sedai ou d’une Acceptée pour la surveiller. Une règle qui décourageait radicalement les aspirantes espionnes.

L’autre « truc », en revanche, ressemblait bien trop à la coercition, en principe strictement proscrite. Bien entendu, c’était seulement le moyen, pour une fille, de forcer son père à lui acheter une robe ou des colifichets qu’il ne jugeait pas « convenables ». Ou une façon de contraindre sa mère à approuver ses fréquentations masculines… Bref, des petites choses dans ce genre. Pourtant, la tour traquait et éliminait impitoyablement cette aptitude. Beaucoup de jeunes filles et de femmes que Verin avait interrogées n’étaient plus en mesure de modeler les tissages – et encore moins de les utiliser –, la majorité ne se rappelant même plus comment on devait s’y prendre pour tisser cette configuration particulière.

Collectant des bribes de souvenirs – des informations fragmentaires sur des tissages générés par des filles sans expérience pour obtenir des résultats mineurs –, Verin avait peu à peu reconstitué une aptitude strictement interdite par la tour depuis sa fondation. Au début, sa seule motivation était la curiosité, puis…

La curiosité…, songea-t-elle, amère. Voilà un trait de caractère qui m’a plongée dans les ennuis plus souvent qu’à mon tour.

… Puis tout ça s’était révélé très utile, en fin de compte.

— Je suppose qu’Elaida comptait l’enfermer dans une des cellules ouvertes, dit Verin d’un ton presque nonchalant.

Les cellules aux quatre cloisons de grilles étaient réservées aux hommes capables de canaliser, aux Aes Sedai et aux Acceptées en état d’arrestation, aux Naturelles qui avaient prétendu être des sœurs et à tout prisonnier qui devait à la fois être privé de liberté et isolé de la Source.

— Un endroit inconfortable, pour le Dragon Réincarné. Sans intimité… Beldeine, crois-tu qu’il est vraiment le Dragon Réincarné ?

Cette fois, Verin prit la peine d’écouter la réponse.

— Oui…, souffla la sœur verte en levant sur Verin des yeux voilés par l’angoisse. Oui… Mais il faut… le protéger. Et protéger le monde… de lui…

Très intéressant. Toutes les sœurs disaient que le monde devait être protégé face à al’Thor. Celles qui pensaient qu’il fallait le protéger lui aussi sortaient de l’ordinaire. Et parmi elles, il y avait des femmes que Verin ne se serait pas attendue à trouver là.

Une fois achevé, le tissage de Verin ressemblait à un extravagant entrelacs de flux enroulé autour de la tête de Beldeine, et dont émergeaient très visiblement quatre flux d’Esprit plus gros et plus brillants. En saisissant deux qui se faisaient face, l’Aes Sedai tira, faisant se resserrer le construct, qui parut ainsi avoir un semblant d’ordre – ou en tout cas, qui fit moins penser à un fouillis absolu.

Beldeine écarquilla soudain les yeux, le regard perdu dans le lointain.

D’une voix basse mais ferme, Verin énonça ses instructions. Des suggestions, plutôt, même si elles se présentaient comme des ordres. Car Beldeine devrait trouver au tréfonds d’elle-même des raisons d’obéir. Si elle ne le faisait pas, tous les efforts de Verin auraient été vains.

Quand elle eut dit tout ce qui convenait, elle tira sur les deux autres flux d’Esprit, fermant davantage le tissage, qui devint beaucoup plus petit. Du coup, il parut parfaitement ordonné, comme s’il s’agissait d’une création très précise, complète et beaucoup plus complexe que les entrelacs les plus raffinés d’un tisserand. Un construct terminé par une intervention identique à celle qui avait amorcé sa contraction – une sorte d’effondrement sur lui-même, en fait. Mais cette fois, le tissage continua à se resserrer autour du crâne de Beldeine, puis il s’y fondit et finit par disparaître.

Les yeux révulsés, la sœur verte fut prise de convulsions et de spasmes. Verin essaya de l’immobiliser sans lui faire mal, mais sa tête continua à osciller de droite à gauche et ses pieds nus martelèrent le tapis. Encore un moment, et il faudrait une sonde de Pouvoir très profonde pour s’apercevoir qu’il y avait eu une « intervention ». Verin s’en était assurée elle-même, et en matière de sonde, elle était l’autorité ultime – elle le disait sans vergogne, parce que c’était la stricte vérité.

Bien entendu, son construct n’était pas vraiment la coercition telle que la décrivaient les anciens textes. Le tissage était atrocement lent, puisqu’il fallait le réaliser flux après flux, et il fallait que le sujet y collabore jusqu’à un certain point. Tout était bien plus aisé quand il était émotionnellement vulnérable, mais la confiance restait une donnée essentielle. Même prendre une personne par surprise ne suffisait pas, si elle était méfiante. Du coup, cette méthode perdait pratiquement toute efficacité avec les hommes. En compagnie d’une Aes Sedai, très peu de mâles baissaient leur garde.

Même s’il n’y avait pas eu cette méfiance innée, les hommes, malheureusement, faisaient de très mauvaises victimes de ce tissage. Une bizarrerie que Verin ne parvenait pas à s’expliquer. Le plus souvent, les jeunes filles pas encore formées s’en servaient sur leur père ou d’autres hommes. N’importe quelle forte personnalité pouvait se mettre soudain à douter de ses propres actes – voire à omettre de les accomplir, ce qui générait des problèmes très différents – mais toutes choses égales par ailleurs, les hommes étaient davantage sujets à cette réaction. Chez eux, elle se produisait bien plus souvent, à cause de leur méfiance, peut-être… En une occasion, un mâle s’était même souvenu du tissage dont elle l’avait enveloppé – pour un peu, il se serait même rappelé les instructions qu’elle lui avait données. Inutile de dire que ça lui avait valu un tombereau d’ennuis. Un risque qu’elle entendait bien ne plus jamais prendre.

Les convulsions de Beldeine se calmèrent puis cessèrent.

— Que… ? Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle faiblement en portant à sa tête une main noire de crasse. Me suis-je évanouie ?

L’amnésie était un des nombreux avantages de ce tissage, et ça n’avait rien d’étonnant. Après tout, mieux valait que « papa » oublie qu’il avait été poussé à acheter une robe hors de prix…

— C’est la chaleur, dit Verin en aidant sa collègue à se redresser. Aujourd’hui, je me suis également sentie mal une ou deux fois…

À cause de la fatigue, pas de la chaleur, mais bon… Manipuler tant de saidar était épuisant, alors, quand on en était à la cinquième fois de la journée… Dès qu’on cessait de l’utiliser, l’angreal n’avait plus aucune action protectrice contre les effets secondaires. En cet instant même, Verin avait les jambes en coton.

— Bon, je crois que ça suffit… Si tu t’évanouis, ces femmes te trouveront peut-être une corvée à exécuter à l’ombre.

Cette perspective ne sembla pas réconforter Beldeine.

Tout en se massant les reins, Verin alla jeter un coup d’œil dehors. Comme la fois précédente, Coram et Mendan abandonnèrent aussitôt leur jeu de ficelle. Rien n’indiquait qu’ils avaient tendu l’oreille, mais Verin n’aurait pas parié sa vie là-dessus. Après avoir informé les deux Aiels qu’elle en avait terminé avec Beldeine, elle hésita un peu puis ajouta qu’il lui faudrait un second pichet d’eau, parce que la prisonnière avait renversé le premier.

Les deux « guides » se rembrunirent. Cette information serait transmise à la Matriarche qui viendrait prendre Beldeine en charge. Du coup, la sœur verte, dûment punie, aurait une bonne raison de plus de prendre la bonne décision, le moment venu.

Bien que le soleil fût encore loin de son couchant, une douleur lancinante, dans le dos de Verin, lui indiqua qu’elle en avait assez pour la journée. Elle aurait pu s’occuper encore d’une sœur, mais elle aurait payé cet excès en se réveillant en ayant mal partout, le lendemain.

Du coin de l’œil, elle aperçut Irgain, qui travaillait maintenant avec les porteuses de paniers de grain.

Quel cours aurait pris sa vie, si elle n’avait pas été si curieuse ? Pour commencer, elle aurait épousé Eadwin et serait restée à Far Madding au lieu d’aller à la Tour Blanche. Aujourd’hui, elle serait morte depuis longtemps, tout comme les enfants et les petits-enfants qu’elle n’avait jamais eus.

Exhalant un soupir, elle regarda de nouveau Coram.

— Quand Mendan sera revenu, veux-tu bien aller dire à Colinda que je désire voir Irgain Fatamed ?

Les courbatures, demain matin, seraient un châtiment mineur comparées à ce que Beldeine allait endurer pour avoir renversé de l’eau. Mais ce n’était pas ça qui motivait Verin, et pas davantage la curiosité.

Elle avait une mission. D’une manière ou d’une autre, il lui faudrait garder le jeune Rand en vie jusqu’à ce que l’heure de mourir ait sonné pour lui.


La pièce aurait très bien pu être dans un grand palais, n’était qu’elle n’avait ni porte ni fenêtres. Dans la cheminée de marbre jaune, le feu ne produisait pas de chaleur et ses flammes ne consumaient pas les bûches.

L’homme assis à une table aux pieds dorés reposant sur un tapis de soie tissée de fil d’or et d’argent accordait fort peu d’importance aux munificences de cet Âge. Il en fallait pour impressionner les gens, voilà tout. Cela dit, en règle générale, sa seule personne suffisait à remettre à leur place les orgueilleux et les arrogants. Il se faisait appeler Moridin, et à coup sûr, personne dans l’histoire n’avait jamais eu autant que lui le droit de se baptiser « Mort ».

De temps en temps, il caressait distraitement l’un des deux pièges mentaux accrochés à son cou par une banale cordelette de soie. À son contact, le cristal rouge sang du cour’souvra se mettait à pulser comme un cœur, des ondulations se diffusant jusque dans ses profondeurs. Mais l’attention de Moridin était rivée sur le plateau de jeu posé devant lui sur la table. Un carré de treize cases sur treize, trente-trois pièces rouges et autant de vertes… Une reconstitution de la forme première d’un jeu universellement connu. Le Pêcheur, la pièce la plus importante, noir et blanc comme la surface de jeu, attendait toujours sur sa case de départ, au centre du plateau. De très loin antérieur à la Guerre du Pouvoir, le sha’rah était décidément un jeu compliqué. Sha’rah, tcheran puis no’ri, le jeu s’appelait aujourd’hui « pierres », tout simplement. Chaque variante avait ses fanatiques qui la déclaraient supérieure aux autres – le reflet de toutes les subtilités de la vie. Depuis toujours, Moridin était un tenant du sha’rah. Dans le monde, neuf personnes seulement connaissaient encore les règles. Lui avait été un grand maître, en son temps. À côté, le tcheran ou le no’ri étaient bons pour les enfants.

Au sha’rah, le premier objectif était de capturer le Pêcheur. Ensuite, la partie pouvait commencer…

Un jeune serviteur tout de blanc vêtu approcha. D’une beauté presque incroyable, il s’inclina en tendant vers Moridin un plateau lesté d’un gobelet de cristal. Le garçon souriait, mais ses yeux noirs restaient vides – pas morts, plutôt sans vie… Plus d’un homme se serait senti mal à l’aise sous ce regard. Impassible, Moridin prit le gobelet et congédia le domestique. Les vignerons de cet Âge produisaient quelques très bons vins. Pourtant, Moridin ne but pas.

Le Pêcheur le fascinait. Plusieurs pièces avaient différentes façons de se déplacer, mais seul le Pêcheur en changeait selon la case où il se trouvait. Sur une blanche, il n’était pas bien fort en attaque, mais se révélait un défenseur agile doté d’un grand rayon d’action. Sur une noire, sa puissance offensive était dévastatrice – en revanche, il se révélait lent et vulnérable dès qu’on l’attaquait. Quand des maîtres s’affrontaient, le Pêcheur changeait plusieurs fois de mains au cours de la partie. Si la bande rouge et vert qui entourait le plateau – l’embut, en quelque sorte – pouvait être menacée par toutes les pièces, seul le Pêcheur avait le droit d’y pénétrer. Cela dit, il n’y était pas plus en sécurité qu’ailleurs. Le Pêcheur n’était à l’abri nulle part.

Quand un joueur détenait le Pêcheur, il essayait de le conduire sur une case de la couleur de son camp, à l’arrière du terrain défendu par l’adversaire. C’était la façon la plus simple de gagner, mais pas la seule. Et quand le Pêcheur était entre les mains de l’autre joueur, la stratégie consistait à forcer ce dernier à le placer sur une case de la couleur opposée à son camp. À condition qu’elle soit contiguë de l’embut, cependant. Parfois, détenir le Pêcheur n’était pas vraiment un avantage…

Il y avait une troisième façon de gagner au sha’rah, si on était assez vif pour la saisir avant de s’être fait piéger. Quand on s’engageait sur cette voie, la partie dégénérait immanquablement en une boucherie, la victoire étant acquise au prix de la destruction totale de l’adversaire.

Moridin avait essayé une fois, dans une situation désespérée. Un échec cuisant et douloureux…

La colère éclata soudain dans sa tête et des points noirs dansèrent devant ses yeux quand il se connecta au Vrai Pouvoir. Une extase proche de la souffrance s’emparant de lui, il referma une main sur les deux pièges mentaux. En même temps, le Vrai Pouvoir enveloppa le Pêcheur, le soulevant dans les airs, et faillit l’écrabouiller puis faire disparaître à jamais ses débris.

Dans l’autre main de Moridin, le gobelet explosa et il faillit faire subir le même sort aux cour’souvra. Devant ses yeux, les saa tourbillonnaient, mais ils n’obstruaient pas son champ de vision. Le Pêcheur était toujours représenté sous la forme d’un homme aux yeux recouverts d’un bandage qui plaquait une main sur son flanc, du sang dégoulinant entre ses doigts. Pourquoi ? Comme pour la signification du nom de la pièce, la réponse à cette question était perdue dans la nuit des temps.

L’idée que des connaissances précieuses – la clé de secrets qu’il aurait dû pouvoir percer à jour – soient à jamais perdues à chaque rotation de la Roue troublait Moridin, et le mettait parfois en rage. Car il avait le droit – oui, le droit – d’accéder à ces trésors !

Lentement, le Vrai Pouvoir reposa le Pêcheur sur le plateau de jeu. En même temps, les doigts de Moridin s’ouvrirent autour des cour’souvra. Inutile de détruire quoi que ce soit ! Pour l’instant, en tout cas… En un clin d’œil, la colère fut remplacée par un calme glacial. Indifférent au vin qui coulait entre ses doigts et au sang qui sourdait de sa paume blessée, Moridin songea que le Pêcheur était peut-être un lointain reflet de Rand al’Thor – l’ombre d’une ombre, en quelque sorte.

S’avisant qu’il riait, il ne fit aucun effort pour cesser. Sur le plateau, le Pêcheur attendait toujours, mais dans la partie à l’échelle du monde, al’Thor était déjà son jouet. Et très bientôt…

Impossible de perdre une partie quand on jouait les deux camps, pas vrai ? Son hilarité augmentant, Moridin finit par en avoir les larmes aux yeux, mais il ne s’en aperçut pas.


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