Elayne resta près du portail dès qu’elle l’eut franchi. Nynaeve, en revanche, traversa la clairière comme une furie, faisant s’envoler d’innocentes sauterelles terrifiées. À l’évidence, elle cherchait les Champions. Enfin, l’un d’entre eux, en tout cas.
Un oiseau rouge vif traversa la clairière en un éclair. Alors que rien ne bougeait, à part les Aes Sedai, un écureuil pépia dans les branches d’un arbre dénudé. Puis le silence revint.
En principe, songea Elayne, les trois Champions ne pouvaient pas être passés par là sans laisser des traces aussi visibles que celles de Nynaeve. Pourtant, elle ne voyait rien.
Elle sentait Birgitte, sur sa gauche – au sud-ouest, en fait –, captant chez elle une certaine satisfaction et l’absence totale d’inquiétude. Partie prenante d’un cercle protecteur qui entourait Sareitha et la coupe, Careane inclinait la tête comme pour tendre l’oreille. Apparemment, son cher Cieryl était quelque part au sud-est. Logiquement, Lan devait être au nord – à savoir, si bizarre que ce fût, la direction dans laquelle Nynaeve était partie en marmonnant entre ses dents. Le mariage l’avait peut-être dotée de quelque chose qui ressemblait au lien. À moins, et c’était plus probable, qu’elle ait repéré une piste ayant échappé à Elayne. Très douée pour tout ce qui concernait les herbes, Nynaeve était également une vraie femme des bois.
De là où Elayne se tenait, Aviendha était parfaitement visible de l’autre côté du portail. Pour l’heure, elle sondait les toits du palais comme si elle redoutait une embuscade. À son attitude, elle aurait pu être prête à bondir, ses lances au poing. Sauf qu’elle n’en portait plus…
Elayne eut un petit sourire. Cachant la détresse que lui inspiraient ses lacunes avec les portails, l’Aielle était si courageuse ! Tellement plus qu’elle-même, en fait… Pourtant, la Fille-Héritière s’inquiétait. Aviendha était vraiment courageuse, et personne, parmi les connaissances d’Elayne, n’avait une telle aptitude à garder la tête froide. Mais elle pouvait décider que le ji’e’toh exigeait qu’elle se batte alors que le seul espoir de salut était dans la fuite. Son aura était si intense qu’elle ne pouvait pas puiser plus de saidar. Si un des Rejetés se montrait…
J’aurais dû rester avec elle !
Elayne repoussa aussitôt cette pensée. Quelque excuse qu’elle eût pu trouver, Aviendha aurait percé sa ruse à jour, et elle pouvait parfois se montrer aussi susceptible qu’un homme. La plupart du temps, même… Surtout quand il était question de son honneur. En soupirant, Elayne laissa le flot d’Atha’an Miere l’éloigner peu à peu du portail – mais en restant assez près pour entendre un cri retentissant de l’autre côté. Et pour voler au secours d’Aviendha en un éclair.
En outre, elle avait une autre raison d’agir ainsi…
Les Régentes des Vents passèrent dans l’ordre de leur hiérarchie, se concentrant pour garder un air impassible. Mais Renaile elle-même se détendit visiblement lorsque ses pieds nus foulèrent les herbes hautes de la clairière. Quelques Atha’an Miere eurent un petit frisson, vite réprimé, ou jetèrent un coup d’œil stupéfait à l’ouverture en suspension dans les airs qui béait toujours dans leur dos. Toutes jetèrent un regard soupçonneux à Elayne en passant à côté d’elle. Deux ou trois firent mine de parler, peut-être pour demander ce qu’elle fichait là, ou pour lui conseiller de bouger. Mais Renaile leur intima de presser le pas, épargnant ces désagréments à Elayne. Très bientôt, ces femmes auraient l’occasion de commander des Aes Sedai. Inutile qu’elles commencent avec elle.
Cette perspective retourna l’estomac de la Fille-Héritière, surtout quand on considérait le nombre de femmes de la mer présentes. Elles avaient les connaissances climatiques requises pour utiliser la coupe correctement, certes, mais Renaile elle-même reconnaissait – bien qu’à contrecœur – que les chances de restaurer le climat augmentaient en fonction de la quantité de Pouvoir projetée sur l’artefact. Cela dit, il fallait faire montre d’une précision impossible, sauf pour une femme seule ou pour un cercle. Et bien entendu, un cercle complet de treize… Dans ce nombre, il faudrait sûrement inclure Nynaeve, Aviendha, Elayne elle-même et quelques membres de la Famille, mais Renaile, à l’évidence, avait l’intention de profiter de l’article du marché précisant que les Atha’an Miere seraient en droit d’apprendre toutes les « aptitudes » que les Aes Sedai pourraient leur enseigner. Ce portail avait constitué la première leçon, et l’art de constituer un cercle serait la deuxième.
En fait, il y avait de quoi s’étonner que Renaile n’ait pas rameuté toutes les Régentes des Vents présentes dans le port. S’imaginant entourée de trois ou quatre cents Atha’an Miere, Elayne, tout compte fait, remercia la Lumière qu’il n’y en ait que vingt.
Mais elle ne s’était pas campée là pour les compter. Chaque fois qu’une de ces femmes passait devant elle, elle en profitait pour évaluer sa puissance dans le Pouvoir. Jusque-là, distraite par ses efforts pour convaincre Renaile de les accompagner, elle n’avait pu en sonder qu’une poignée. Apparemment, chez les Régentes des Vents, la hiérarchie n’était pas déterminée en fonction de l’âge ou de la puissance. Renaile était loin d’être la plus puissante, ne figurant même pas parmi les trois ou quatre premières, alors qu’une des femmes qui fermaient la marche, Senine, arborait des cheveux gris et un visage parcheminé. Voyant de plus près les trous, dans ses oreilles, Elayne crut voir qu’elle avait jadis porté plus de six boucles – et plus larges que les actuelles, aurait-on dit.
La Fille-Héritière continua son recensement avec une satisfaction croissante, associant à des visages tous les noms qu’elle connaissait. Les Atha’an Miere les avaient bien piégées, Nynaeve et elle, ce qui risquait de leur valoir de gros ennuis auprès d’Egwene et du Hall, lorsque les termes du marché seraient connus, mais aucune de ces femmes n’aurait occupé une place très élevée dans la hiérarchie des Aes Sedai. Pas au bas de l’échelle, non, mais pas au sommet non plus. Non sans peine, Elayne parvint à étouffer une poussée de suffisance fort déplacée. Après tout, ça ne changeait rien au marché tel qu’il était. Cela dit, ces femmes étaient néanmoins le haut du panier – à Ebou Dar, en tout cas. S’il s’était agi de sœurs, chacune d’entre elles – de Kurin au regard de pierre à Renaile elle-même – aurait dû écouter humblement Elayne lorsqu’elle parlait et se lever quand elle entrait dans une pièce. Si elles avaient été des Aes Sedai respectant les règles, bien sûr…
Quand arriva la fin de la procession, Elayne sursauta lorsqu’une jeune Régente des Vents passa devant elle. Attachée à un des plus petits bateaux, Rainyn portait un chemisier en soie ordinaire et une demi-douzaine de médaillons, seulement, pendaient à sa chaîne nasale. Les deux apprenties, Talaan, plate comme un garçon, et Metarra aux grands yeux fermaient la marche, l’air quelque peu hagardes. Elles n’avaient pas encore gagné le droit de porter un anneau nasal – donc, pas de chaîne non plus, bien entendu – et une seule boucle d’or, dans leur oreille gauche, rappelait que les trois qu’elles arboraient dans la droite n’étaient pas totalement acquises.
Elayne suivit les trois femmes des yeux avec une insistance presque déplacée.
Presque toutes les Atha’an Miere se massèrent autour de Renaile, foudroyant comme elle du regard les Aes Sedai et la coupe. Les trois dernières restèrent un peu à l’écart, comme si elles doutaient d’avoir le droit d’être là. Croisant les bras pour imiter Renaile, Rainyn ne parvint pas à donner le change mieux que les deux autres. La Régente des Vents d’un dard de sable – un bateau nommé ainsi à cause de sa ressemblance avec ce poisson – se trouvait rarement en compagnie de la Régente des Vents de la Maîtresse des Vagues de son clan, sans même parler de la Régente des Vents de la Maîtresse des Navires, rien que ça !
Si Elayne avait sursauté, un peu plus tôt, c’était parce que Rainyn lui avait apparu au moins aussi puissante que Lelaine ou Romanda. Quant à Metarra, elle était carrément l’égale de la Fille-Héritière ! Restait Talaan… Si effacée dans son chemisier de lin, les yeux presque toujours baissés, cette Atha’an Miere-là n’était pas loin du niveau de Nynaeve ! Pas loin du tout… Plus troublant encore, Elayne, comme son amie, n’avait pas encore développé son plein potentiel. Sur ce plan, où en étaient Metarra et Talaan ? Au fil du temps, Elayne s’était habituée à l’idée que seuls les Rejetés et Nynaeve la dominaient en puissance. Bien sûr, il y avait aussi Egwene, mais elle avait en somme évolué à marche forcée, son potentiel n’étant pas supérieur à celui d’Elayne ou d’Aviendha.
Pour la suffisance, tu repasseras ! songea la Fille-Héritière.
De fait, la leçon était cuisante. Lini aurait dit que c’était bien fait, parce qu’elle avait toujours tendance à croire que tout était gagné d’avance pour elle.
Non sans ricaner sous cape, à sa propre intention, Elayne se retourna pour jeter un coup d’œil à Aviendha, mais les tricoteuses s’étaient massées devant le portail, toutes ratatinées sous les regards glaciaux de Careane et de Sareitha. Seule Sumeko gardait la tête haute, mais elle ne semblait pas disposée non plus à bouger. Kirstian, elle, paraissait sur le point d’éclater en sanglots.
Avec un soupir vite réprimé, Elayne fit s’écarter les tricoteuses afin de laisser la place aux domestiques qui attendaient de faire traverser les chevaux. Reanne et ses compagnes obéirent comme des brebis – Elayne jouait le rôle de la bergère, Merilille et les autres tenant celui des louves – et elles auraient plutôt filé comme des oies s’il n’y avait pas eu Ispan.
Comptant parmi les quatre tricoteuses aux cheveux grisonnants ou carrément blancs, Famelle tenait Ispan par un bras. L’œil plein de défi quand il ne se posait pas sur une Aes Sedai, Eldase la tenait par l’autre. Hésitant entre une prise ferme, histoire que la prisonnière tienne bien sur ses jambes, et un peu plus de douceur, afin de ne pas la brutaliser, les deux femmes avaient opté pour une pression qui ne suffisait pas à empêcher la sœur noire de tituber, les forçant sans cesse à la rattraper à un souffle de la chute.
— Pardonnez-moi, Aes Sedai, ne cessait de répéter Famelle à Ispan avec un discret accent du Tarabon. Oh ! je suis vraiment désolée !
Eldase se décomposait chaque fois que la prisonnière s’emmêlait les pieds. Comme si la sœur noire n’avait pas participé au meurtre de deux de leurs amies, et d’une infinité d’autres innocents. Bref, les deux tricoteuses se donnaient bien de la peine pour une femme qui n’avait plus longtemps à vivre. Sans parler du reste, les assassinats auxquels Ispan avait participé à la Tour Blanche suffisaient à sceller son sort.
— Conduisez-la de ce côté…, dit Elayne en désignant un point éloigné du portail.
Famelle et Eldase obéirent, s’inclinant si bas qu’elles faillirent faire tomber Ispan, puis s’excusèrent humblement de leur maladresse auprès d’Elayne et de la prisonnière toujours encagoulée.
Reanne et les autres suivirent le mouvement sans quitter des yeux les sœurs regroupées autour de Merilille.
Aussitôt, la guerre des regards recommença, les Aes Sedai foudroyant les tricoteuses, celles-ci lorgnant méchamment les Atha’an Miere – et ces dernières gratifiant tout le monde de coups d’œil assassins.
Elayne serra très fort les dents. Elle n’allait pas crier après ces femmes ! De toute façon, quand il s’agissait de beugler, Nynaeve obtenait de bien meilleurs résultats qu’elle. Mais elle aurait bien secoué comme un prunier chacune de ces idiotes, histoire de leur mettre un peu de plomb dans la cervelle. Nynaeve comprise, car elle était censée organiser tout ce petit monde, pas sonder les arbres avec l’air d’une poule qui a perdu ses poussins. Mais qu’aurait fait Elayne si Rand avait été condamné à mourir, sauf si elle trouvait un moyen de le sauver ?
Des larmes perlèrent aux paupières de la Fille-Héritière. Rand était condamné à mourir, et elle ne pouvait rien faire contre ça.
Pèle la pomme que tu tiens dans la main, petite, pas celle qui pend encore à l’arbre…
Elayne aurait juré entendre la voix de Lini murmurer à son oreille…
Les larmes sont pour après… Avant, elles font juste perdre du temps.
— Merci, Lini, souffla Elayne.
Sa vieille nourrice – et celle de sa mère, aussi – pouvait parfois être agaçante avec sa façon de refuser que ses « petites » aient fini par grandir. Mais ses conseils valaient toujours de l’or. Si Nynaeve négligeait sa mission, Elayne n’était pas obligée de suivre son exemple.
Les domestiques et les palefreniers avaient déjà commencé à faire traverser les chevaux, faisant passer d’abord les bêtes de bât. Aucune des premières ne transportait des futilités telles que des vêtements. Si les chevaux de monte devaient être abandonnés de l’autre côté du portail, tout le monde pourrait marcher, et s’il fallait renoncer aux autres bêtes de bât, eh bien, les vêtements que ces femmes avaient sur le dos devraient leur suffire jusqu’à nouvel ordre. En revanche, la cargaison de ces premiers chevaux ne pouvait pas être laissée aux Rejetés.
Elayne fit signe à la femme au visage parcheminé qui tenait le premier équidé par la bride de s’écarter du chemin des autres et de la suivre. Quand la domestique eut retiré le carré de toile qui couvrait un des grands paniers d’osier, un tas d’objets disparates apparut au regard d’Elayne. On eût dit un amas de détritus, il fallait en convenir, et c’était peut-être bien de ça qu’il s’agissait, à vrai dire. En tout cas, pour la plupart des choses…
S’unissant au saidar, Elayne commença le tri. Un plastron rouillé finit très vite sur le sol, suivi par un pied de table solitaire et brisé, un plat fêlé, un pichet en étain cabossé et un rouleau de tissu à demi pourri qui faillit d’ailleurs se décomposer entre ses mains.
La remise où se trouvait la Coupe des Vents débordait d’objets. Un mélange de déchets juste bons pour la décharge et d’artefacts précieux, certains rangés dans des tonneaux, des caisses ou des coffres vermoulus et d’autres entassés à même le sol. Pendant des siècles, les femmes de la Famille avaient entreposé en ce lieu toutes les choses liées au Pouvoir qu’elles n’osaient pas utiliser et encore moins remettre entre les mains des Aes Sedai. Jusqu’au matin même, en tout cas.
Elayne n’avait pas encore eu l’occasion de faire le tri. Avec un peu de chance, les Suppôts des Ténèbres n’auraient pas filé avec des pièces importantes. Leur butin ne dépassait pas le quart du contenu de la remise, détritus compris.
Des gens étaient morts pour sortir du Rahad les « trésors » qu’Elayne avait entrepris de trier.
Sans canaliser, elle se contenta d’être unie à la Source et de saisir chaque objet. Une tasse cassée, trois assiettes brisées, une robe de fillette mangée aux mites et une vieille botte trouée sur le côté allèrent rejoindre les premiers rebuts. Puis vint une pierre sculptée un peu plus grande que la main d’Elayne. Enfin, quelque chose qui ressemblait à une pierre, et qui paraissait sculpté, sans l’être vraiment – ou qui l’était sans le paraître. Au contact de la peau d’Elayne, l’objet se réchauffa un peu. Comme s’il entrait en résonance avec le saidar. « Résonance » était le mot le plus proche de ce qui semblait arriver, pourtant… Eh bien, impossible de savoir à quoi était censée servir cette pierre, mais c’était un ter’angreal, sans le moindre doute. Donc, un article à poser en face du tas de déchets.
Si ce dernier continua de grandir, la pile de « trésors » l’imita, plus lentement, contenant des artefacts qui n’avaient rien en commun, à part le fait de se réchauffer au toucher et d’être en harmonie avec le Pouvoir. Ayant découvert un coffret en ivoire décoré de rayures rouges et vertes, Elayne le sélectionna sans prendre le risque de l’ouvrir. Avec les ter’angreal, impossible de savoir ce qui pouvait les activer !
La Fille-Héritière trouva aussi une sorte de tige noire pas plus épaisse que son petit doigt, longue de trois pieds, raide à l’origine mais si souple qu’on devait pouvoir la plier pour en faire un cercle. Puis elle tomba sur un flacon bouché, possiblement en cristal, qui contenait un liquide rouge sombre. Ensuite, sur l’antique statuette d’un costaud barbu qui souriait en brandissant un livre. De deux pieds de haut, elle paraissait être en bronze et pesait très lourd.
Beaucoup de trouvailles, donc. Mais quand même une majorité de détritus. Et rien de ce qu’elle cherchait vraiment… Pas encore.
— Tu crois que c’est le moment de faire ça ? demanda Nynaeve.
Elayne se redressa vivement, fit la grimace et s’essuya les mains sur le devant de sa robe.
— Cette tige… dégage de la douleur, dit Nynaeve.
La domestique qui tenait la bride du cheval cligna des yeux et recula d’instinct.
Elayne étudia sa trouvaille. Parfois, Nynaeve avait sur les objets qu’elle touchait une intuition qui pouvait s’avérer très utile. Mais ça ne l’empêcha pas de continuer à trier. Ces derniers temps, il y avait eu assez de douleur pour qu’on n’ait pas besoin de surplus. Cela dit, les impressions de l’ancienne Sage-Dame ne devaient pas être prises au premier degré. La tige pouvait avoir été là tandis que quelqu’un souffrait, sans pour autant avoir provoqué cette souffrance.
Le panier était presque vide. Pour équilibrer le poids, il faudrait transférer une partie de ce qui se trouvait dans l’autre.
— S’il y a un angreal dans tout ça, Nynaeve, je tiens à le trouver avant que Moghedien vienne nous taper sur l’épaule.
Non sans marmonner, Nynaeve se pencha sur le panier d’osier.
Laissant tomber un pied de table – c’était le troisième, aucun n’étant assorti aux autres –, Elayne jeta un coup d’œil dans la clairière. Tous les chevaux de bât étant passés, on faisait à présent traverser les montures, et la clairière commençait à déborder. Merilille et les autres sœurs étaient déjà en selle, impatientes de filer. Pol fourrageait dans les sacoches de selle de sa maîtresse, et les Atha’an Miere…
Gracieuses sur la terre ferme comme sur le pont de leur bateau, elles n’avaient aucune habitude des chevaux. Renaile tentait de grimper en selle du mauvais côté, et la paisible jument baie choisie pour elle tournait doucement autour du serviteur en livrée qui tenait la bride d’une main, s’arrachait les cheveux de rage de l’autre et tentait en vain d’expliquer la bonne façon de s’y prendre à la Régente des Vents.
Deux employées des écuries essayaient de hisser en selle Dorile, une Régente au service de la Maîtresse des Vagues du clan Somarin. Une troisième femme, la bride du cheval gris en main, s’efforçait de garder son sérieux.
Rainyn était perchée sur la selle d’un hongre gris, mais elle n’était pas parvenue à glisser les pieds dans les étriers et à s’emparer des rênes.
Et ces trois Atha’an Miere étaient encore les moins mal loties ! Partout, des chevaux hennissaient d’indignation ou d’impatience tandis que des femmes à la peau noire braillaient comme si on les égorgeait. Alors que l’une renversait un domestique d’un coup de poing, trois palefreniers se lancèrent à la poursuite de chevaux las de cette comédie.
Elayne vit aussi ce qu’elle s’attendait à découvrir, puisque Nynaeve s’était détournée de la surveillance de la forêt. Lan était là, debout près de Mandarb, son étalon noir. D’un œil d’aigle, il scrutait la forêt, le portail… et son épouse.
Birgitte sortit des arbres en secouant la tête et Cieryl la suivit d’un pas tranquille. Il n’y avait rien à signaler – ni danger ni ennuis potentiels.
Les sourcils arqués, Nynaeve dévisagea Elayne.
— Je n’ai rien dit, se défendit celle-ci.
Sa main se referma sur un petit objet enveloppé dans un morceau de tissu qui avait dû être blanc un jour. Ou gris… Aussitôt, elle devina de quoi il s’agissait.
— Eh bien, tu as fichtrement raison…, grommela Nynaeve. Je ne supporte pas les femmes qui fourrent leur nez dans les affaires des autres.
Elayne encaissa sans broncher. En se félicitant, même, de ne pas avoir eu besoin de se mordre la langue pour ne pas répliquer.
Une fois déballé, l’objet se révéla être une petite broche en ambre en forme de tortue. On aurait dit de l’ambre, en tout cas, et c’en était peut-être jadis. Mais quand Elayne s’unit à la Source par l’intermédiaire de sa découverte, le saidar l’emplit avec une puissance bien supérieure à d’habitude. Un angreal, enfin ! Pas extraordinaire, mais c’était déjà beaucoup mieux que rien. Avec son aide, Elayne pourrait puiser deux fois plus de Pouvoir que Nynaeve – dont les performances seraient aussi améliorées en proportion. Libérant le flux supplémentaire de saidar, la Fille-Héritière glissa le bijou dans sa bourse, sourit d’aise et recommença ses recherches. S’il y avait un angreal, il pouvait y en avoir plusieurs. Et maintenant qu’elle en possédait un, elle pourrait peut-être trouver la méthode permettant d’en fabriquer. C’était ça qu’elle cherchait ! Si elle ne s’était pas retenue, elle aurait sorti la broche afin de se mettre tout de suite au travail.
Vandene observait la Fille-Héritière et l’ancienne Sage-Dame depuis un moment. Après avoir fait avancer son hongre jusqu’à elles, la sœur mit pied à terre. La femme qui tenait la bride du cheval de bât lui fit une révérence maladroite – toujours plus que ce qu’avaient eu Elayne et Nynaeve.
— Tu es prudente, dit Vandene à la Fille-Héritière, et c’est louable. Mais il vaudrait mieux ne pas toucher à ces objets avant qu’ils soient en sécurité à la tour.
Elayne fit la moue. À la tour ? Non, ce n’était pas ce que voulait dire Vandene. Jusqu’à ce que quelqu’un d’autre puisse les examiner, plutôt… Une sœur plus âgée et en principe plus expérimentée.
— Vandene, je sais ce que je fais. N’oublie pas que j’ai fabriqué des ter’angreal. Personne d’autre au monde ne peut s’en vanter.
Elayne avait appris le principe de base à des sœurs, mais aucune n’était parvenue à un résultat avant qu’elle parte pour Ebou Dar.
Vandene tapa nerveusement dans sa paume gantée avec le bout de ses rênes.
— Martine Janata aussi, savait ce qu’elle faisait, ai-je cru comprendre. C’est la dernière sœur à s’être consacrée à l’étude des ter’angreal. Elle l’a fait pendant plus de quarante ans, quasiment dès le moment où elle a reçu son châle. Elle était très prudente, m’a-t-on dit. Un jour, sa servante l’a pourtant découverte inanimée sur le sol de son salon. Carbonisée…
Même dit d’un ton égal, ce mot faisait l’effet d’une gifle. Vandene continua cependant comme si de rien n’était :
— Son Champion est mort à cause du choc. Rien d’étonnant, dans des cas de ce genre. Quand Martine reprit conscience, après trois jours, impossible de se rappeler sur quoi elle travaillait. En fait, elle avait tout oublié de la semaine précédant son « accident ». Tout ça remonte à plus de vingt-cinq ans, et personne n’a eu le courage de toucher un des ter’angreal entreposés dans ses appartements. Ses notes les mentionnent pourtant tous, précisant que tout ce qu’elle avait trouvé se révélait inoffensif, insignifiant et même frivole, mais… (Vandene haussa les épaules.) Elle a dû faire une découverte inattendue.
Elayne regarda Birgitte et s’aperçut que sa Championne la regardait aussi. Inutile de voir le front plissé d’inquiétude de l’héroïne. Son angoisse se reflétait dans la petite partie de l’esprit de la jeune femme qui était sa Championne. Les deux femmes captaient leurs sentiments, et il leur arrivait d’avoir du mal à les distinguer les uns des autres. Oui, Elayne ne mettait pas qu’elle en danger. Mais elle savait ce qu’elle faisait, pour de bon ! Plus que quiconque d’autre, en tout cas. Et même si aucun Rejeté ne se montrait, elles avaient besoin de tous les angreal qu’elle trouverait.
— Qu’est-il arrivé à Martine ? demanda Nynaeve d’un ton égal. Après, bien entendu…
Dès qu’elle entendait parler d’une personne malade ou blessée, voilà qu’elle brûlait d’envie de la guérir. Chez elle, c’était obsessionnel.
Vandene fit la grimace. C’était elle qui avait mentionné Martine, bien sûr, mais les Aes Sedai détestaient parler des femmes calmées ou carbonisées. Elles n’aimaient même pas se souvenir de leur existence.
— Dès qu’elle a été assez rétablie pour ça, elle a quitté la tour en douce… L’important, c’est de garder à l’esprit qu’elle était prudente. Je ne l’ai pas connue, mais on raconte qu’elle se méfiait de tous les ter’angreal, même celui qui fabrique le tissu pour les capes-caméléons. Pourtant, personne n’a jamais pu le faire servir à autre chose, celui-là. Oui, Martine était prudente, et ça ne l’a pas sauvée.
Nynaeve posa un bras en travers du panier d’osier quasiment vide.
— Tu devrais peut-être…, commença-t-elle.
— Non ! cria soudain Merilille.
Elayne se retourna, se liant de nouveau à l’angreal – un réflexe –, et eut à demi conscience du saidar qui se déversait en Nynaeve et en Vandene. Puis l’aura du Pouvoir enveloppa toutes les femmes présentes capables de s’unir à la Source. Penchée en avant sur sa selle, les yeux exorbités, Merilille tendait une main vers le portail.
Elayne plissa pensivement le front. Il n’y avait rien là-bas, à part Aviendha et les quatre derniers Champions. Surpris alors qu’ils allaient se mettre en chemin, ils sondaient les alentours, lame à demi dégainée.
Soudain, la Fille-Héritière comprit ce que faisait Aviendha, et le choc faillit la couper du saidar.
Le portail fluctuait, ses contours se troublant, tandis que l’Aielle défaisait soigneusement son tissage. Lorsque les derniers flux furent dénoués, l’ouverture ne disparut pas d’un seul coup. Au contraire, elle scintilla intensément, l’image de la cour des écuries se troublant avant de disparaître totalement comme du brouillard au soleil.
— C’est impossible ! s’écria Renaile.
Les autres Atha’an Miere firent écho à son exclamation. Sonnées, les tricoteuses se contentaient de regarder Aviendha, les yeux ronds.
Elayne ne put s’empêcher de hocher lentement la tête. À l’évidence, c’était possible. Mais une des premières consignes qu’on lui avait données, quand elle portait la robe blanche de novice, était de ne jamais – en aucune circonstance ! – tenter de faire ce qu’Aviendha venait de réussir. Défaire un tissage, quel qu’il soit, au lieu de le laisser se dissiper tout seul, était strictement prohibé. Toute transgression provoquerait un désastre inévitable. Inévitable !
— Espèce de petite idiote ! cria Vandene en fondant sur Aviendha, son hongre tenu par la bride. As-tu conscience de ce que tu viens de faire ? Une seule erreur, et le tissage aurait pu se transformer d’une manière imprévisible et… Tu aurais pu tout détruire dans un périmètre de cent pas, ou davantage. Cinq cents, peut-être ! Tu as risqué de te carboniser et de…
— C’était nécessaire, dit simplement Aviendha.
Les Aes Sedai qui s’étaient toutes approchées se mirent à parler en même temps, mais l’Aielle parvint à dominer ce vacarme :
— Je connais les risques, Vandene Namelle, mais il fallait les courir. Est-ce une chose de plus que les Aes Sedai ne savent pas faire ? Selon les Matriarches, n’importe quelle femme peut maîtriser plus ou moins bien cette technique, avec une bonne initiatrice. Il suffit de savoir broder pour en posséder la base.
Aviendha parut avoir du mal à ne pas ricaner.
— Nous ne sommes pas en train de parler de broderie, petite ! lâcha froidement Merilille. La prétendue formation que tu reçois au sein de ton peuple ne te met pas en position de savoir ce que tu dis. Tu vas me promettre – non, me jurer – de ne plus jamais recommencer.
— Son nom devrait figurer dans le registre des novices, dit Sareitha, la coupe toujours serrée contre sa poitrine. Je le dis depuis le début. Elle devrait y être inscrite.
Careane acquiesça, lorgnant l’Aielle comme si elle prenait les mesures de sa future robe blanche.
— Ce n’est peut-être pas nécessaire pour l’instant, intervint Adeleas, mais il faudra que tu te laisses un jour guider par nous, mon enfant.
Malgré son ton conciliant, la sœur marron ne venait en aucun cas d’émettre une suggestion…
Un mois plus tôt, Aviendha aurait sans doute été ébranlée par la désapprobation de ces Aes Sedai. Mais ce temps-là était révolu.
Elayne se fraya un chemin au milieu des chevaux avant que son amie décide de tirer au clair son couteau adoré. Ou de faire pire encore.
— Quelqu’un devrait peut-être demander pourquoi elle trouve que c’était nécessaire, dit-elle en passant un bras autour des épaules d’Aviendha.
Moins pour la réconforter que pour bloquer tout geste intempestif.
L’Aielle n’inclut pas son amie dans le regard agacé qu’elle jeta aux sœurs.
— Cette méthode ne laisse aucun résidu, expliqua-t-elle avec une patience exagérée. Un tissage de cette envergure produit des rémanences qui peuvent être repérées pendant des jours.
Merilille émit un grognement d’une puissance étonnante pour quelqu’un de si frêle.
— Détecter les résidus d’un tissage est un don très rare, petite. Teslyn et Joline ne le possèdent pas. Toutes les Naturelles de ton peuple en sont-elles pourvues ?
— Pas toutes, non… Mais moi, oui.
Les Aes Sedai écarquillèrent les yeux, Elayne les imitant. C’était un des dons les plus rares, en réalité. Mais l’Aielle ne semblait pas en avoir conscience.
— Voulez-vous dire qu’aucun Rejeté n’en est capable ? reprit Aviendha.
La tension de ses épaules, nota Elayne, prouvait qu’elle se sentait bien moins à l’aise qu’elle le laissait paraître.
— Êtes-vous assez stupides pour laisser des empreintes que vos ennemis peuvent suivre ? Un ennemi en mesure de repérer les résidus pourrait sans problème ouvrir un portail donnant sur cette clairière.
Pour ça, il aurait fallu une grande dextérité – voire une dextérité hors du commun – mais cette éventualité laissa Merilille sans voix. Adeleas ouvrit la bouche, puis la referma sans avoir prononcé un mot. Alors que Vandene plissait sombrement le front, Sareitha se rembrunit. Qui pouvait dire de quoi étaient capables les Rejetés ?
Étrangement, Aviendha perdit brusquement toute sa superbe. Ses épaules s’affaissant, elle baissa les yeux.
— Je n’aurais peut-être pas dû prendre le risque, souffla-t-elle. Avec cet homme qui me regardait, j’avais du mal à réfléchir, et quand il a disparu… (Elle reprit du poil de la bête, mais pas beaucoup.) Je ne crois pas qu’un homme puisse détecter mes tissages, mais s’il s’agissait d’un Rejeté, ou du gholam… Les Rejetés en savent plus long que nous toutes… Si je me suis trompée, j’ai un grand toh envers vous. Mais je pense avoir eu raison. Oui, j’en suis sûre !
— Quel homme ? demanda Nynaeve.
Le chapeau de travers après être passée au milieu des chevaux, elle plissait le front à l’intention de toutes les femmes présentes, ce qui lui donnait l’air d’une tigresse prête à se battre. Exactement ce qu’elle était, peut-être… Le hongre de Careane lui frôlant l’épaule par accident, elle l’écarta d’une tape qui n’avait rien de tendre.
— Un domestique, lâcha Merilille. Quels que soient les ordres de Tylin, les serviteurs, en Altara, ont tendance à se montrer rétifs. Ça pouvait être aussi son fils. Ce garçon est trop curieux pour son propre bien…
Les autres sœurs approuvèrent et Careane enchaîna :
— Un Rejeté ne se serait pas contenté de regarder, tu l’as dit toi-même…
Foudroyant Nynaeve du regard, la sœur tapotait les naseaux de son hongre pour le consoler. Cette sœur comptait parmi les gens qui donnent aux équidés l’amour qu’on réserve en général aux enfants.
— Un domestique, oui, fit Nynaeve, et peut-être bien Beslan. C’est possible.
Mais à l’évidence, elle n’y croyait pas. Ou elle entendait le laisser penser. Capable de traiter une personne d’idiote en la regardant dans les yeux, l’ancienne Sage-Dame était du genre à la défendre jusqu’à s’en casser la voix si quelqu’un d’autre osait dire la même chose. Ses sentiments vis-à-vis d’Aviendha ne semblaient pas très bien définis, mais elle n’avait aucune sympathie pour Careane, ça ne faisait pas de doute. Remettant son chapeau plus ou moins droit, elle reprit :
— Qu’il se soit agi de Beslan ou du Ténébreux, nous n’allons pas rester ici toute la journée. Il faut nous mettre en route pour la ferme. On se bouge !
Nynaeve claqua dans ses mains, faisant sursauter tout le monde, y compris Vandene.
En fait, la petite colonne était quasiment prête au départ. Pendant ces bavardages, Lan et les autres Champions, voyant qu’il n’y avait aucun danger, n’étaient pas restés les bras ballants. Avant qu’Aviendha le détisse, quelques serviteurs avaient franchi le portail dans le sens du retour, mais les autres étaient toujours là avec la trentaine de chevaux de bât. Lorgnant les Aes Sedai, ils semblaient se demander quels « miracles » elles allaient encore faire…
Toutes les Atha’an Miere étaient en selle. Accrochées à leurs rênes, elles semblaient redouter que leur monture se cabre ou parte au galop sans crier gare. Les tricoteuses avaient quand même plus fière allure, se fichant comme d’une guigne qu’on voie leurs jupons, et Ispan était toujours parmi elles – saucissonnée en travers d’une selle. Malgré cette position peu glorieuse, même Sumeko roulait de gros yeux dès qu’elle les posait sur la prisonnière.
En pleine ébullition, Nynaeve semblait prête à ordonner aux gens de faire… ce qu’ils avaient déjà fait, mais elle se calma quand Lan lui tendit les rênes de sa jument grassouillette. Tylin avait proposé de lui offrir une monture plus altière, ce qu’elle avait catégoriquement refusé. Les mains de la jeune mariée tremblèrent un peu quand elles touchèrent celles de son époux, et son visage changea de couleur tandis qu’elle ravalait douloureusement sa colère. Quand Lan tendit un bras pour l’aider à monter en selle, elle le regarda comme si elle craignait qu’il ait perdu l’esprit, puis rosit de nouveau et se laissa soulever du sol.
Elayne secoua tristement la tête. Une fois mariée, elle espérait bien ne pas devenir totalement stupide. Si elle se mariait un jour…
Birgitte approcha avec la jument gris argenté de la Fille-Héritière et le cheval louvet d’Aviendha. Voyant qu’Elayne voulait parler en privé avec l’Aielle, elle acquiesça, comme si son Aes Sedai lui avait dit quelque chose, sauta sur la selle de son hongre couleur souris et alla rejoindre les autres Champions. Ceux-ci l’accueillirent avec des hochements de tête, puis l’entraînèrent dans une conversation à voix basse. Aux regards en coin que tout ce joli monde lançait aux sœurs, le sujet n’était pas difficile à deviner : comment veiller sur des Aes Sedai, qu’elles le veuillent ou non ?
Elayne saisit qu’elle était comprise dans le lot. Mais l’heure n’était pas aux polémiques. Tenant les rênes de son cheval du bout des doigts, Aviendha le regardait comme une novice punie qui entre dans une cuisine remplie de chaudrons sales. Pour elle, chevaucher n’était sûrement pas une corvée préférable à récurer des chaudrons…
Après avoir enfilé ses gants d’équitation verts, Elayne déplaça sa monture, nommée Lionne, pour qu’elle leur fasse écran, puis elle posa une main sur le bras d’Aviendha.
— Parler à Adeleas ou à Vandene pourrait t’aider, dit-elle.
Avec autant de délicatesse que lorsqu’elle maniait un ter’angreal…
— Elles sont assez vieilles pour en savoir beaucoup plus long que tu crois… Si tu as des problèmes avec les portails, il doit bien y avoir une raison.
Des problèmes ? Un bel euphémisme. Au début, l’Aielle n’arrivait carrément à rien. Mais la prudence s’imposait. Aviendha était bien plus importante que n’importe quel ter’angreal.
— Ces sœurs pourraient t’aider.
— Comment ? demanda Aviendha en jetant un regard noir à la selle de son cheval. Elles ne savent pas « voyager ». De quelle façon pourraient-elles m’aider ?
Les épaules de l’Aielle se voûtèrent soudain. Quand elle tourna la tête vers Elayne, des larmes brillaient dans ses yeux.
— Ce n’est pas la vérité, Elayne ! Pas toute la vérité, en tout cas… Elles ne peuvent pas m’aider, mais… Ma presque-sœur a le droit de savoir ! Ces femmes pensent que j’ai eu peur d’un domestique. Si je leur demande assistance, tout risque de se savoir. Un jour, j’ai ouvert un portail pour échapper à un homme, alors que j’espérais au fond de mon cœur qu’il me rattraperait. Fuir comme un lapin… Fuir en espérant être attrapée… Comment rendre publique une telle honte ? Même si ces sœurs pouvaient m’être utiles, comment supporter ça ?
Elayne aurait préféré ne pas savoir non plus… En tout cas, au sujet du désir d’être rattrapée. Par Rand, plus précisément. Saisissant au vol les ombres de la jalousie qui tournaient autour d’elle, elle les fourra dans un grand sac imaginaire qu’elle rangea tout au fond de son esprit. Pour plus de sécurité, elle lui sauta ensuite dessus à pieds joints…
Comme le disait Lini, quand une femme se comportait comme une idiote, il suffisait de chercher l’homme… Selon la vieille nourrice, les chatons aimaient emmêler les pelotes de laine et les hommes adoraient embrouiller l’esprit des femmes. Pour les deux, c’était un jeu d’enfant…
— Je ne dirai rien à personne, Aviendha. Et je ferai de mon mieux pour t’aider, si je trouve un moyen…
Pour l’heure, elle ne voyait pas très bien lequel. Aviendha avait un œil d’aigle pour voir comment on formait les tissages – un œil plus vif que le sien, pour tout dire.
Hochant vaguement la tête, l’Aielle se hissa en selle, à peine plus gracieusement qu’une Atha’an Miere.
— Un homme regardait, Elayne, et ce n’était pas un domestique. (Aviendha chercha le regard de sa presque-sœur.) Il m’a terrifiée.
Un aveu qu’elle n’aurait fait à personne d’autre en ce monde.
— Nous sommes en sécurité, maintenant…, dit Elayne en talonnant Lionne pour qu’elle suive Nynaeve et Lan, qui sortaient déjà de la clairière.
En fait, il s’était sûrement agi d’un domestique, mais il n’était pas question de le dire à quelqu’un – et surtout pas à Aviendha.
— Nous ne risquons rien, et bientôt, nous serons à la ferme, où nous utiliserons la coupe. Alors, le monde redeviendra normal.
Enfin, à peu près… Au-dessus de leurs têtes, le soleil semblait plus bas que dans la cour, un peu plus tôt, mais c’était un tour de l’imagination d’Elayne. Pour une fois, elle avait vraiment de l’avance sur les Ténèbres.
Caché derrière le volet en fer forgé peint en blanc, Moridin vit les derniers chevaux traverser le portail, vite suivis par la femme de haute taille et les quatre Champions. La colonne emportait peut-être un artefact qui aurait pu lui être utile – un angreal adapté aux hommes, par exemple – mais ça semblait peu probable. Quant aux ter’angreal, ces crétines se tueraient sans doute en essayant de découvrir comment ils fonctionnaient.
Sammael était un abruti d’avoir pris tant de risques pour une collection de… eh bien, justement, d’on ne savait pas quoi. Mais Sammael, et de loin, n’avait jamais été aussi intelligent qu’il le croyait. Moridin, lui, n’aurait pas mis en danger ses plans pour une vague possibilité de s’approprier des vestiges d’une civilisation – ou un tas d’ordures, plus probablement. Seule la curiosité l’avait conduit ici. Parce qu’il aimait savoir ce que les autres jugeaient important. Mais là, c’était un tas de cochonneries !
Au moment où il se détournait, les contours du portail se mirent à fluctuer et à trembler. Fasciné, il regarda le passage… fondre sous ses yeux. Pas très enclin par nature à proférer des obscénités, il en aurait bien débité un chapelet. Qu’avait fait cette femme ? Ces barbares mal dégrossis se révélaient vraiment surprenants. Une façon de guérir les femmes calmées, même imparfaitement… Impossible, pas vrai ? Sauf que ces femmes y étaient parvenues ! Il y avait aussi les Champions et leur lien avec les Aes Sedai. Ça, Moridin le savait depuis longtemps, mais chaque fois qu’il croyait avoir pris leur mesure, ces primitifs se découvraient un nouveau don, réalisant des exploits dont personne n’aurait rêvé dans son Âge d’origine. Des « miracles » inconnus à l’époque la plus glorieuse de la civilisation. Bon sang ! qu’avait fait cette sauvage ?
— Grand Maître ?
Moridin tourna à peine la tête.
— Oui, Madic ?
Que son âme finisse dans la Fosse de la Perdition ! qu’avait fait cette fille ?
Le type chauve en tenue blanc et vert qui venait d’entrer dans la petite pièce s’inclina avant de tomber carrément à genoux. Appartenant aux serviteurs de « haut rang » du palais, Madic à la longue mine affichait une dignité pompeuse dont il ne se départait jamais, même en se prosternant. Pour être juste, Moridin avait vu des gens beaucoup plus haut placés s’en tirer moins bien que lui.
— Grand Maître, je sais ce que les Aes Sedai ont apporté au palais ce matin. On dit qu’elles ont découvert un trésor caché depuis des lustres. De l’or, des bijoux, des objets en pierre-cœur et des artefacts de Shiota, d’Eharon et même de l’Âge des Légendes. Et certains de ceux-là utilisent le Pouvoir de l’Unique. L’un d’eux, en particulier, contrôlerait le climat. Grand Maître, personne ne sait où sont parties ces femmes. Le palais bruit de rumeurs, mais il y en a au moins une différente par personne !
Moridin recommença à sonder la cour des écuries. Les histoires d’or et de cuendillar n’avaient aucun intérêt. Le portail, en revanche… Rien ne pouvait obtenir un tel résultat ! Sauf si… La fille avait-elle détissé son construct ? Ne craignant pas la mort, Moridin envisagea froidement la probabilité d’avoir été témoin d’un détissage. Sans conséquences dramatiques, ce qui constituait une impossibilité supplémentaire.
Une partie de la tirade du domestique lui revint à l’esprit.
— Tu as parlé du climat, Madic ?
L’ombre des tours du palais s’était à peine allongée, et il n’y avait pas un nuage pour protéger la ville de la fournaise.
— Oui, Grand Maître. Un artefact appelé la Coupe des Vents.
Un nom qui ne disait rien à Moridin. Mais… Un ter’angreal, pour contrôler le temps ? Dans son Âge, c’était une chose commune que d’en utiliser à cette fin. Une des surprises de cet Âge – mineure, semblait-il – était d’y trouver des gens capables d’influer sur le climat à un point qui aurait dû exiger le recours à l’un de ces ter’angreal. Mais un seul d’entre eux ne pouvait pas affecter une très grande partie d’un continent.
Que pouvaient faire ces femmes avec la fameuse coupe ? Auraient-elles recours à un cercle ?
Sans y penser, Moridin se connecta au Vrai Pouvoir, le saa défilant aussitôt dans son champ de vision. Refermant la main sur la grille de fer forgé, devant lui, il entendit le métal gémir. Pas à cause de sa force, mais par la grâce des tentacules de Vrai Pouvoir, puisés dans le cœur même du Grand Seigneur, qui s’enroulaient autour des volutes de fer forgé, les tordant à mesure que montait sa rage.
Le Grand Seigneur ne serait pas content. Depuis sa prison, il avait réussi à influencer assez le monde pour dérégler le climat, stoppant le défilement logique des saisons. Impatient d’en faire plus, afin qu’explose le vide qui l’emprisonnait, il serait furieux qu’on contrarie ainsi ses efforts.
La fureur submergea Moridin. Un peu plus tôt, il se fichait totalement de la destination qu’avaient choisie ces femmes. À présent…
Ce devait être loin d’ici, sûrement. Les gens fuyaient toujours très loin, histoire de se sentir en sécurité. Inutile de charger Madic d’enquêter, ou de soumettre quiconque à la question. Ces femmes n’étaient pas assez bêtes pour laisser derrière elles quelqu’un connaissant leur destination.
Tar Valon ? Non. Alors, étaient-elles parties rejoindre al’Thor ? Ou les Aes Sedai renégates ? Dans les trois lieux possibles, Moridin avait des agents, certains le servant sans même le savoir. Avant la fin, tout le monde serait à son service. Pas question que le hasard sabote ses plans maintenant !
Soudain, il entendit autre chose que le son de la fureur qui battait à ses tempes. Un gargouillis… Regardant Madic, il vit une bouillie sanglante sur le sol. Dans sa rage, il avait semblait-il déchiqueté le domestique avec le Vrai Pouvoir. La quantité de sang que contenait un corps humain l’étonnait toujours…
Lâchant ce qui restait de sa victime, au-dessus de la flaque d’immondices, Moridin songea à ce qui arriverait lorsqu’on trouverait la dépouille. À coup sûr, on accuserait les Aes Sedai. Un peu de chaos supplémentaire dans le monde… Plutôt positif, ça.
Faisant un trou dans le tissu même de la Trame, Moridin se mit à voyager avec le Vrai Pouvoir. Il devait trouver ces crétines avant qu’elles utilisent la Coupe des Vents. Et s’il n’y parvenait pas… Eh bien, il détestait qu’on vienne bouleverser ses plans. Ceux qui l’osaient et qui ne mouraient pas tout de suite payaient un prix très élevé.
Le gholam entra prudemment dans la pièce, ses narines flairant la bonne odeur du sang encore chaud. Sur sa joue, la pâle brûlure semblait être une braise ardente. Malgré son apparence actuelle – celle d’un homme mince un peu plus grand que la moyenne pour cet Âge – il n’avait jamais été confronté à quelque chose qui puisse le blesser. Jusqu’à ce type, avec son médaillon…
Un rictus dévoila les dents du tueur. Intrigué, il balaya la pièce du regard mais ne vit rien à part la charogne, sur le sol. En revanche, il sentit quelque chose. Pas le Pouvoir de l’Unique, mais une rémanence qui le… démangeait… aussi, bien que d’une façon différente.
La curiosité l’avait amené ici. Un des volets, remarqua-t-il, était tordu comme si on avait tenté de l’arracher. Dans sa mémoire, il semblait y avoir le souvenir de quelque chose qui l’avait démangé ainsi. Mais quoi ? Le peu qui lui revenait était vague et trouble. Le monde, semblait-il, avait changé en un clin d’œil. Avant, il existait un univers où la guerre et les tueries se déroulaient sur une grande échelle, avec des armes qui pouvaient frapper à des lieues – non, des milliers de lieues – de distance. Puis étaient venus… ces temps, beaucoup moins glorieux. Mais le gholam, lui, n’avait pas changé. Il restait l’arme la plus dangereuse de toutes.
Même s’il ne pistait pas à l’odeur les femmes capables de canaliser, ses narines frémirent de nouveau. On avait utilisé le Pouvoir de l’Unique dans la cour, en bas, et à des lieues au nord. Devait-il suivre la piste ? L’homme qui l’avait blessé n’était pas parti avec ces femmes, il s’en était assuré avant de quitter son repaire en hauteur. Celui à qui il obéissait voulait la mort du type au médaillon presque autant que celle des maudites femmes. Mais elles étaient des cibles plus faciles. En outre, le nom des femmes avait été prononcé, et ça revenait pour lui à une obligation. Toute son existence, il avait dû obéir à un humain ou à un autre, mais la notion d’indépendance existait dans son esprit.
Il devait suivre les femmes – d’ailleurs, il en avait envie. Le moment de leur mort, quand il sentait leur capacité de canaliser disparaître en même temps que leur vie, était une source d’extase. Une ivresse sans nom. Mais il était aussi affamé, et il ne manquait pas de temps. Où qu’elles aillent, il pourrait les suivre.
S’asseyant souplement près de la charogne, le gholam commença à se nourrir. Pour survivre, il avait besoin de sang frais et chaud. Et le meilleur de tous, c’était le sang humain.