Sous un crachin régulier, la petite armée de Rand se mit en colonnes sur les hautes collines qui faisaient face aux pics des monts Nemarellin, une masse sombre et déchiquetée qui se dressait à l’horizon occidental. Quand on « voyageait », il n’était pas nécessaire de se tenir face à sa destination, mais Rand se sentait mal à l’aise dès qu’il procédait autrement.
Même s’il pleuvait, les nuages effilochés laissaient apercevoir un soleil étonnamment brillant. Ou était-ce une illusion d’optique, après tant et tant de jours de grisaille ?
En tête de quatre colonnes hérissées de pointes de lance brillant au soleil, des cavaliers du Saldaea attendaient à côté de leur monture qu’ils tenaient par la bride. Vêtus d’une veste courte, ces hommes aux jambes arquées à force de rester en selle ne portaient pas d’armure.
Les cinq autres colonnes étaient dirigées par des légionnaires du Dragon placés sous les ordres de Jack Masond, un petit homme râblé. Quand il bougeait, la vitesse de Jack surprenait régulièrement son monde. Pour l’heure, bien campé sur ses pieds, les mains croisées dans le dos, il se tenait plus immobile qu’une statue. Ses hommes étaient en place, tout comme les Défenseurs et les Compagnons, très mécontents de se retrouver derrière des fantassins.
Oui, tout le monde était en place, à part les nobles et leur suite, qui s’agitaient dans tous les sens comme s’ils ne savaient pas où se mettre.
La boue collant aux semelles des hommes, aux sabots des chevaux et aux roues des chariots, des jurons fusaient d’un peu partout. Mettre en formation six mille hommes trempés et qui continuaient de prendre la pluie nécessitait du temps et de la patience. Sans parler de la gestion des chevaux de rechange et des charrettes transportant le ravitaillement.
Afin d’être repéré au premier coup d’œil, Rand avait revêtu ses plus beaux atours. Un filament de Pouvoir avait fait briller le fer de lance de son sceptre comme un petit soleil, un autre faisant resplendir la Couronne d’Épées. La boucle de sa ceinture en forme de dragon scintillait aussi, comme les broderies en fil d’or de sa veste de soie bleue. Un moment, il regretta d’avoir renoncé aux pierres précieuses qui ornaient la poignée de son épée et son fourreau. Le cuir noir de sanglier était très pratique, mais n’importe quel soldat aurait pu en être équipé. Alors que ses hommes devaient savoir qui il était. Et les Seanchaniens… Eh bien, qu’ils sachent, eux, qui venait pour les détruire !
Arrêtant son cheval sur un grand plateau, Rand regarda les nobles s’agiter sur les collines, et son impatience grandit. Non loin de lui, Gedwyn et Rochaid, en selle, se tenaient devant leurs hommes. Les Dévoués devant et les soldats derrière, ils semblaient prêts à défiler. Il y avait autant de vétérans grisonnants ou chauves que de jeunes types – plusieurs aussi juvéniles que Morr ou Hopwil – mais tous étaient assez puissants dans le Pouvoir pour ouvrir un portail. Rand avait expressément demandé qu’il en soit ainsi.
En compagnie de Morr, d’Adley, d’Hopwil et de Narishma, Flinn et Dashiva attendaient derrière le Dragon Réincarné. Il y avait aussi deux porte-étendard, un Tearien et un Cairhienien, dont le plastron, le casque et même les gantelets brillaient de mille feux. L’étendard rouge de la Lumière et celui du Dragon, gorgés d’eau, pendaient pour l’instant au bout de leur hampe.
Sous sa tente, afin qu’on ne le voie pas vaciller, Rand avait canalisé le Pouvoir. Du coup, le crachin tombait autour de lui.
La souillure du saidin était particulièrement nauséabonde, en ce jour, sa puanteur semblant se communiquer à son âme. Il avait cru s’y être habitué, mais là, ça lui retournait l’estomac. Une agression plus violente que le mélange coutumier de feu glacé et de froid brûlant du saidin lui-même. Ces derniers temps, pour éviter le malaise qui le saisissait chaque fois qu’il s’y connectait, Rand restait le plus longtemps possible relié à la Source. Car s’il se laissait distraire par la nausée du combat contre le saidin, ça risquait d’être mortel. Y avait-il un rapport avec ses vertiges ? Bon sang ! il ne pouvait pas encore se permettre de devenir fou, et encore moins de mourir. Pas si tôt ! Il lui restait trop de choses à faire.
Il appuya sa jambe gauche contre le flanc de Tai’daishar afin de sentir le paquet fixé sous la sangle de l’étrier. Chaque fois qu’il faisait ça, quelque chose s’agitait à la lisière de son cocon de Vide. L’excitation de l’attente – et peut-être un peu d’angoisse. Très bien entraîné, le hongre fit mine de tourner sur la gauche, et il dut tirer sur ses rênes pour l’en empêcher. Quand ces fichus nobles seraient-ils enfin en place ? D’impatience, Rand grinça des dents.
Dans son enfance, il avait souvent entendu des hommes plaisanter au sujet de la pluie tombant quand il faisait soleil. D’après eux, ça signifiait que le Ténébreux était en train de frapper Semirhage. Les rires qui ponctuaient cette blague étaient souvent un peu forcés, cependant, et le vieux Cenn Buie, maigre à en être quasiment squelettique, ne manquait jamais d’ajouter que Semirhage, outragée et furieuse, viendrait se venger en enlevant les petits garçons qui ne s’écartaient pas promptement du chemin de leurs aînés. Cette menace suffisait à faire détaler Rand, en ce temps-là. Aujourd’hui, il aurait aimé que Semirhage tente de l’enlever. Histoire de la faire pleurer.
Rien ne peut faire pleurer Semirhage, marmonna Lews Therin. Elle arrache des larmes aux autres, mais elle n’en a pas à verser.
Rand ricana. Si la Rejetée venait aujourd’hui, il la ferait pleurer ! Et tous les autres avec elle, s’ils l’accompagnaient. Quoi qu’il en soit, les Seanchaniens, eux, allaient verser toutes les larmes de leur corps, il en faisait son affaire !
Ses ordres n’avaient pas plu à tout le monde. Dès qu’il pensait que Rand ne le regardait pas, Sunamon cessait de sourire. Torean lui, buvait presque sans cesse – de l’eau-de-vie, sans aucun doute. Il devait avoir un stock de flasques dans ses sacoches de selle, parce qu’il n’était jamais à sec.
L’air sinistre, Semaradrid, Marcolin et Tihera vinrent chacun à leur tour protester vigoureusement contre la taille insuffisante de l’armée. Quelques années plus tôt, une force d’environ six mille hommes aurait suffi pour n’importe quelle bataille. Mais ces derniers temps, ces hommes avaient vu des armées comptant des dizaines de milliers d’hommes – quand ce n’étaient pas des centaines – comme à l’époque d’Artur Aile-de-Faucon, et pour affronter les Seanchaniens, ils voulaient bien plus de soldats que ça. Rand les congédia sans ménagement. Ne comprenaient-ils pas qu’une cinquantaine d’Asha’man constituaient une force de frappe largement suffisante ? Qu’auraient-ils dit, dans ce cas, s’il leur avait confié qu’il aurait pu se charger du travail tout seul ? Il y avait songé, et ça se terminerait peut-être comme ça.
Weiramon vint lui aussi se plaindre. D’abord parce qu’il n’aimait pas recevoir des ordres de Bashere, puis parce qu’il était difficile d’organiser une belle charge en montagne, et ensuite parce que…
Rand ne le laissa pas réciter l’entière liste de ses doléances.
— Le fichu Maréchal, insista quand même le Haut Seigneur, prétend que je dois avancer sur le flanc droit.
Il haussa les épaules comme si c’était une insulte mortelle.
— Et ces fantassins, seigneur Dragon… Vraiment, je pense que…
— Moi, je pense que tu devrais aller rejoindre tes hommes, coupa froidement Rand. (Dans son cocon de Vide, il n’éprouvait aucune émotion – un bienfait, dans certaines circonstances.) Sinon, tu ne seras sur aucun flanc !
Une façon de dire qu’il laisserait Weiramon en arrière s’il n’était pas prêt à temps. Si on l’abandonnait avec quelques hommes, un imbécile, même d’une telle envergure, ne pouvait pas faire beaucoup de dégâts. D’autant que Rand serait de retour avant qu’il ait pu charger autre chose qu’un hameau ou deux…
Weiramon devint pourtant blanc comme un linge.
— À tes ordres, seigneur Dragon.
Il fit volter son cheval – un grand bai au puissant poitrail, aujourd’hui – et détala avant d’avoir tout à fait fini sa phrase.
Dame Ailil au teint pâle immobilisa son cheval devant celui de Rand. La Haute Dame Anaiyella l’accompagnait – un étrange duo, et pas seulement parce que leurs deux pays se vouaient une haine ancestrale. Grande pour une Cairhienienne – mais uniquement selon ce critère-là –, Ailil était l’image même de la dignité et de la méticulosité. C’était visible à la façon dont étaient taillés ses sourcils, à l’angle qu’adoptaient sur les rênes ses mains gantées de rouge et à l’impeccable drapé de sa cape de voyage au col orné de perles sur les flancs de sa jument grise. Contrairement à Semaradrid, Marcolin, Weiramon ou Tihera, elle ne broncha pas en constatant que la pluie tombait autour de Rand.
Anaiyella fit bien plus que broncher. En restant bouche bée, elle se plaqua une main sur les lèvres pour étouffer un petit cri. Très mince et d’une sombre beauté, elle portait elle aussi une cape de voyage au col décoré de perles. Mais ses points communs avec Ailil s’arrêtaient là. Son élégance affectée et ses minauderies n’avaient rien à voir avec la classe naturelle de la Cairhienienne. Par exemple, quand elle s’inclinait, son hongre blanc faisait comme elle, pliant les antérieurs. L’équidé en jetait, ça n’était pas contestable, mais Rand aurait parié qu’il n’avait rien dans le ventre. Comme sa maîtresse.
— Seigneur Dragon, dit Ailil, je dois protester une nouvelle fois contre la façon dont j’ai été enrôlée de force dans cette… expédition. (Un ton pas vraiment hostile, mais loin d’être amical.) J’enverrai mes soldats là où vous me le direz, mais je n’ai aucune envie de me mêler à la bataille.
— Pour sûr ! s’écria Anaiyella.
Même sur deux mots, elle réussissait à minauder.
— Les batailles, c’est très désagréable, comme le dit mon Maître des Chevaux. Seigneur Dragon, tu ne veux pas sérieusement nous envoyer nous battre ? On dit que tu es particulièrement prévenant avec les femmes. N’est-ce pas, Ailil ?
Rand fut tellement surpris que son cocon de Vide se volatilisa, le saidin lui échappant. Alors que la pluie s’écrasait sur sa tête et traversait sa veste, il resta ébahi un moment, s’accrochant au pommeau de sa selle pour ne pas vaciller alors qu’il voyait quatre femmes au lieu de deux.
Que savaient-elles, ces deux-là ? Qui leur avait dit qu’il se souciait des femmes ? Combien de gens le savaient ? Et comment se faisait-il que quelqu’un le sache ? Enfin, selon les rumeurs, il avait tué Morgase, Elayne, Colavaere et une centaine d’autres femmes, chacune ayant eu une fin plus atroce que la précédente.
Pour ne pas vomir, il déglutit péniblement. Et ça n’était pas entièrement dû au saidin.
Que la Lumière me brûle ! combien d’espions me surveillent ?
Les morts te regardent, souffla Lews Therin. Et ils ne ferment jamais les yeux.
Rand frissonna.
— J’essaie de faire attention aux femmes, oui, dit-il quand il se fut un peu repris.
« Bien plus vite qu’un homme et en ayant besoin de beaucoup moins de raisons… »
— C’est pour ça que je veux vous garder auprès de moi durant les jours à venir. Mais si cette idée vous déplaît tellement, je peux charger un Asha’man de vous conduire à la Tour Noire, où vous serez en parfaite sécurité.
Anaiyella couina et devint blanche comme un linge.
— Merci, mais c’est « non »…, dit Ailil, parfaitement calme. Je crois que je ferais mieux d’aller m’entretenir avec mon Capitaine de la Lance, pour savoir à quoi m’attendre. (Elle fit volter sa monture, mais tourna la tête pour jeter un regard en biais à Rand.) Mon frère Toram est… impétueux, seigneur Dragon. Et même parfois imprudent. Pas moi…
Anaiyella eut un sourire bien trop mielleux et s’inclina, mais dès qu’elle eut fait volter son cheval, elle le talonna et joua de la cravache pour rattraper puis dépasser sa compagne. Ce hongre blanc avait une pointe de vitesse surprenante.
Enfin, tout le monde fut en place, les colonnes parfaitement formées et prêtes à s’ébranler.
— On y va ! dit Rand à Gedwyn, qui cria aussitôt des ordres à ses hommes.
Les huit Dévoués avancèrent puis mirent pied à terre sur le site qu’ils avaient mémorisé, face aux montagnes. Avec sa barbe pointue à la mode tearienne sur un visage tout ridé et ses cheveux grisonnants, un des hommes parut familier à Rand.
Huit lignes verticales de lumière bleue apparurent dans les airs, tournèrent sur elles-mêmes et devinrent des ouvertures donnant sur plusieurs localisations d’une large vallée nichée entre des montagnes et conduisant à un col par une pente escarpée. Un paysage qui se trouvait en Altara, dans les monts Venir.
Tue-les ! Ils sont bien trop dangereux pour vivre !
Sans avoir besoin de réfléchir, Rand imposa le silence à Lews Therin. Dès qu’un homme canalisait le Pouvoir devant lui – enfin, devant Rand –, il montait sur ses ergots. Parfois, il suffisait même que le jeune homme soit en présence d’un Asha’man. Depuis quelque temps, il ne cherchait plus à comprendre pourquoi le spectre réagissait ainsi.
Rand murmura un ordre et Flinn en tressaillit de surprise avant d’aller rejoindre les huit autres pour tisser un neuvième portail. Aucun n’était aussi large que ceux de Rand, mais ils suffiraient pour les charrettes, même s’il n’y aurait pas beaucoup de marge. Pendant un temps, il avait envisagé de se charger des tissages, mais il ne voulait plus se connecter au saidin en public, sauf si c’était absolument indispensable.
Gedwyn et Rochaid, remarqua-t-il, le regardaient avec un sourire entendu. Idem pour Dashiva, qui marmonnait entre ses dents. Et Narishma ? Avait-il lui aussi un air bizarre ? Et Adley ? Et Morr ?
Rand ne put s’empêcher de frissonner. Qu’il se méfie de Rochaid et de Gedwyn était tout à fait normal, mais était-il en train de sombrer dans l’état de paranoïa que Nynaeve lui avait décrit un jour ? Une forme de maladie mentale consistant à douter de tout et de tous ? À Champ d’Emond, un des Coplin, Benly, pensait que le village entier complotait contre lui. Alors que Rand était encore enfant, il avait fini par crever de faim, par peur d’avaler de la nourriture empoisonnée.
Rand se pencha sur l’encolure de Tai’daishar et traversa le plus grand des neuf portails. Celui de Flinn, mais si Gedwyn en avait ouvert un, il n’aurait pas hésité à l’emprunter pour être le premier à fouler le sol de l’Altara.
Les Asha’man suivirent le Dragon Réincarné. Si Dashiva et Narishma le regardèrent dubitativement, Gedwyn fit immédiatement avancer ses soldats. Tenant leur monture par la bride, ils ouvrirent chacun un portail et le traversèrent sans hésiter. Plus haut dans la vallée, des traits de lumière bleue indiquaient que d’autres portails s’ouvraient et se fermaient.
Les Asha’man pouvaient « voyager » sur de courtes distances sans avoir besoin de mémoriser leur point de départ. De cette façon, ils allaient beaucoup plus vite qu’en chevauchant. Très rapidement, il ne resta plus que Gedwyn, Rochaid et les Dévoués qui maintenaient les portails principaux. Les soldats, eux, devaient déjà galoper dans toutes les directions, à la recherche des Seanchaniens.
Tous les hommes du Saldaea avaient déjà traversé, et ils remontaient en selle. Les légionnaires, arbalète prête à tirer, se déployaient entre les arbres. Dans une région pareille, ils se déplaçaient aussi vite que des cavaliers.
Alors que le reste de son armée arrivait, Rand remonta la vallée en direction du col. Derrière lui, les montagnes formaient comme un mur qui défendait la baie, et à l’ouest, elles s’étendaient presque jusqu’à Ebou Dar.
Bien que Rand ait lancé son cheval au galop, Bashere le rattrapa avant qu’il ait atteint le col. Si sa monture était plutôt petite – comme presque toutes celles de ses cavaliers –, elle avait la foudre dans les jarrets !
— Pas de Seanchaniens ici, dit le Maréchal en lissant sa longue moustache. Mais ils auraient pu y être… Tenobia fera sûrement planter ma tête au bout d’une pique pour me punir d’avoir suivi un Dragon Réincarné vivant. S’il est mort, elle sera encore plus dure.
Rand eut un regard furieux. Pour surveiller ses arrières, il pouvait prendre Flinn, Narishma et… Flinn lui avait sauvé la vie, donc, il était fiable. Cela dit, un homme pouvait changer. Mais Narishma ? Même après… ? Rand frémit à l’idée du risque qu’il avait pris. Et ça n’avait rien à voir avec la paranoïa. Narishma avait démontré sa loyauté, mais ça restait un risque insensé. Aussi fou que de fuir des regards sans être sûr qu’ils existent ou de courir vers un endroit sans savoir ce qui l’y attendait…
Bashere avait raison, mais Rand ne voulait plus parler de ce sujet.
La dernière partie de la pente menant au col était semée de rochers et de pierre de toutes les tailles. Mais au milieu de ces minéraux naturels gisaient les débris de ce qui avait été un jour une gigantesque statue. On reconnaissait encore la pierre travaillée, et un des fragments était une main géante aux doigts lestés de bagues tenant la poignée d’une épée à laquelle s’accrochait encore un moignon de lame.
Plus loin, Rand vit la tête démesurée et sillonnée de fissures d’une femme qui portait ce qui semblait être une couronne de dagues – dont certaines étaient encore entières.
— Selon vous, c’était qui ? demanda Rand à Bashere.
Une reine, bien évidemment. Même si les érudits et les marchands portaient une couronne dans un lointain passé, seuls les généraux et les souverains méritaient une statue.
Bashere étudia un moment le vestige avant de répondre :
— Une reine de Shiota, je pense… Pas plus ancienne, en tout cas. Un jour, j’ai vu une statue sculptée en Eharon, et il était impossible de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Cette reine devait être une conquérante, sinon, on ne l’aurait pas représentée avec une épée. Et il me semble me souvenir que Shiota ornait d’une couronne de ce genre la tête des souverains qui repoussaient les frontières du pays. Qui sait ? ces gens l’appelaient peut-être la Couronne d’Épées. Une sœur marron pourrait vous en dire plus.
— Ce n’est pas important, répondit Rand, agacé.
Ces dagues ressemblaient à des épées, il fallait l’avouer…
Bashere continua pourtant :
— Je suppose que des milliers de gens ovationnaient cette femme, l’appelant l’espoir de Shiota et croyant peut-être même qu’elle l’était. En son temps, elle a dû être aussi crainte et respectée qu’Artur Aile-de-Faucon, plus tard, mais aujourd’hui, même les sœurs marron doivent ignorer son nom. Dès qu’on meurt, les gens commencent à oublier qui on était et ce qu’on a fait ou tenté de faire. Tout le monde finit par mourir et être oublié, mais il n’y a aucune raison de vouloir quitter ce monde avant son heure !
— Je n’en ai pas l’intention, répondit sèchement Rand.
Il savait où s’arrêterait sa vie, même s’il ignorait quand. Enfin, il croyait le savoir…
Du coin de l’œil, il capta un mouvement, derrière lui, au pied de la pente où il y avait encore quelques arbres et des broussailles. À cinquante pas de sa cible, un homme sortit de sa cachette et arma son arc déjà pointé sur Rand.
Tout se passa à une incroyable vitesse.
Rand fit volter Tai’daishar et se trouva face à l’archer qui le visait. Se connectant à la Source, il sentit la vie et la souillure se déverser en lui en même temps. Pris de vertiges, il vit deux archers au lieu d’un. La bile lui remontant à la gorge, il lutta contre le flot sauvage de Pouvoir qui tentait de lui calciner jusqu’à la moelle des os et de geler son sang et sa chair. Impossible de contrôler le saidin. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était lutter pour rester en vie et tenter d’y voir assez clair pour diriger là où il le fallait les flux qu’il parvenait à peine à tisser.
Au moment où les « deux » archers tirèrent, il crut entendre Bashere crier.
Rand aurait dû mourir. À cette distance, un enfant aurait fait mouche. Alors, sa nature de ta’veren le sauva-t-il ? Au moment où l’archer tirait, un vol de cailles s’éleva dans les airs devant lui en criaillant d’abondance. Rien qui fût suffisant pour déconcentrer un homme expérimenté. Mais assez pour le faire légèrement tressaillir, cependant.
Rand sentit le souffle de la flèche contre sa joue.
Des boules de feu grosses comme un poing s’abattirent sur le tueur, lui arrachant d’abord un bras, puis lui sectionnant net une jambe au niveau du genou. Hurlant, il s’écroula sur le sol.
Penché sur sa selle, Rand vomit, son estomac semblant vouloir restituer tout ce qu’il avait mangé depuis le jour de sa naissance. Alors que le Vide et le saidin l’abandonnaient si brusquement que ça en fut douloureux, il réussit par miracle à ne pas tomber de cheval.
Quand il put se rasseoir bien droit, il prit le mouchoir blanc que lui tendait Bashere et s’essuya la bouche. Le Maréchal plissa le front d’inquiétude, et il avait bien raison, car l’estomac de Rand aurait voulu avoir encore quelque chose à rendre. Songeant qu’il devait être blanc comme un linge, le jeune homme prit une grande inspiration. Se couper du saidin ainsi pouvait être mortel. Au moins, le choc ne l’avait pas carbonisé, car il sentait encore la Source. Et il ne voyait qu’un seul Davram Bashere. Mais chaque fois qu’il se connectait au saidin, son malaise s’aggravait.
— Allons voir si cet archer est encore en état de parler, dit Rand au Maréchal.
Ce n’était pas le cas. Agenouillé près du cadavre, Rochaid le fouillait avec un grand calme. En plus d’avoir une jambe et un bras en moins, l’homme avait un grand trou dans la poitrine.
C’était Eagan Padros, ses yeux voilés regardant le ciel sans le voir.
Aussi calme que son second, Gedwyn se désintéressait du mort, préférant observer Rand. Les deux Asha’man étaient connectés au saidin. Bizarrement, Lews Therin se contenta de grommeler.
Suivis par une centaine de cavaliers du Saldaea, Flinn et Narishma gravissaient la pente au galop. Quand ils arrivèrent, Rand sentit qu’ils étaient tous les deux emplis de Pouvoir. Et depuis les puits de Dumai, leur puissance avait sacrément augmenté. Avec les hommes, c’était ainsi. Alors que les femmes progressaient régulièrement, eux avançaient par bonds successifs. Flinn était plus puissant que Gedwyn et Rochaid, et Narishma l’égalait presque. Mais aucun des deux n’arrivait à la cheville de Rand. Pour l’instant, en tout cas. Impossible de prévoir ce qu’il adviendrait avec le temps. Et ça n’avait rien à voir avec la paranoïa.
— Je crois que nous avons bien fait de te suivre, seigneur Dragon, dit Gedwyn, inquiet, certes, mais sur un mode ironique. Tu as des problèmes d’estomac, ce matin ?
Rand se contenta de secouer la tête. Pourquoi Padros avait-il tenté de le tuer ? Parce qu’il avait conquis l’Illian ? Ou parce que l’archer restait fidèle au « seigneur Brend » ?
Rochaid sortit une bourse de cuir fatigué de la poche du mort et la vida sur le sol en sifflant de surprise.
— Trente couronnes d’or ! s’exclama-t-il. Des pièces de Tar Valon. Aucun doute sur son employeur…
Il lança une pièce à Rand, qui ne fit aucun effort pour la rattraper, la laissant glisser sur son bras.
— Les pièces de Tar Valon ne sont pas rares, dit Bashere. Dans notre armée, un homme sur deux en a en poche, moi compris.
Gedwyn et Rochaid se tournèrent vers le Maréchal, qui leur sourit sous sa moustache. Mais plusieurs de ses cavaliers tapotèrent nerveusement leur bourse.
Un peu plus haut, à l’endroit où le col s’aplanissait un peu entre deux versants de montagne, un portail s’ouvrit et un homme en veste noire ordinaire en sortit, tenant son cheval par la bride. Originaire du Shienar, ça se voyait à son toupet de cheveux, l’homme annonça qu’on avait repéré les premiers Seanchaniens. Et pas loin du tout de là…
— Il est temps d’y aller, dit Rand à Bashere.
Si le Maréchal acquiesça, il ne bougea pas, le regard braqué sur les deux Asha’man debout près du cadavre de Padros. Mais Gedwyn et Rochaid faisaient mine de l’ignorer.
— Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda Gedwyn en désignant le cadavre. Il faudrait le renvoyer aux sorcières !
— Laissez-le où il est, répondit Rand.
Tu es prêt à tuer, à présent ? demanda Lews Therin d’un ton parfaitement raisonnable.
Pas encore… Mais bientôt…
Rand talonna sa monture et retourna au galop vers son armée. Dashiva, Flinn, Bashere et ses cavaliers le suivirent, regardant alentour comme s’ils s’attendaient à une autre tentative d’assassinat.
À l’est, de gros nuages noirs s’accumulaient. Les Cemaros allaient encore faire des leurs…
Le camp s’étendait au sommet de la colline non loin d’un cours d’eau sinueux. De là, on avait une excellente vue sur la grande vallée et ses diverses voies d’accès. Un camp parfait, certes, mais Assid Bakuun n’en concevait aucune fierté. En trente ans de carrière dans l’Armée Toujours Victorieuse, des camps, il en avait dressé des centaines. Autant se rengorger de pouvoir traverser un salon sans se casser la figure. Pareillement, être là où il était ne lui inspirait aucune fierté non plus. En trois décennies passées à servir l’Impératrice – puisse-t-elle vivre à jamais ! –, à l’exception de quelques rébellions à mater (des fous qui lorgnaient le Trône de Cristal), Bakuun avait consacré le plus clair de son temps à préparer cette guerre. Durant deux générations, pendant qu’on construisait les bateaux indispensables pour le Retour, l’Armée Toujours Victorieuse s’était entraînée. En apprenant qu’il serait un des Éclaireurs, Bakuun avait en revanche failli étouffer de fierté. Pouvait-on le blâmer d’avoir rêvé de reprendre les terres volées aux héritiers légitimes d’Artur Aile-de-Faucon ? Voire d’avoir l’ambition d’achever cette nouvelle Consolidation avant même que se produise pour de bon le Retour ? Après tout, ce n’était pas un songe si fou que ça, semblait-il, même si les choses ne se passaient pas du tout comme il les avait imaginées.
Des traits verts et rouges peints sur leur plastron, un voile de mailles dissimulant leur épaisse moustache, une cinquantaine de Tarabonais – des lanciers – étaient en train de gravir le versant de la colline. Une patrouille sur le retour… Quand ils avaient des chefs dignes de ce nom, ces hommes chevauchaient bien et ne se battaient pas si mal que ça…
Dix fois plus de Tarabonais étaient déjà autour des feux de cuisson ou en train de soigner leur monture. Et trois patrouilles manquaient encore à l’appel. Si on lui avait dit par le passé que plus de la moitié de ses hommes, un jour, seraient des descendants de voleurs, l’officier ne l’aurait jamais cru. Et ces types vous regardaient droit dans les yeux, comme si ça ne leur faisait pas honte !
Quand les cavaliers passèrent devant Bakuun, leur chef le salua bien bas. Plusieurs de ses hommes, en revanche, continuèrent à converser, leur accent et la rapidité de leur débit empêchant le Seanchanien de comprendre ce qu’ils disaient, sauf quand il tendait vraiment l’oreille. Décidément, ces soldats avaient une curieuse conception de la discipline.
Pensif, Bakuun se dirigea vers la grande tente des sul’dam. Plus grande que la sienne, par nécessité…
En robe bleu sombre ornée sur le bas d’un éclair fourchu, quatre de ces femmes étaient assises sur des tabourets devant la tente, profitant d’une rare pause des averses pour prendre un peu le soleil.
La damane vêtue de gris se tenait à leurs pieds, et Nerith lui nattait les cheveux. Tout en lui parlant gaiement, comme les trois autres. Et le bracelet de l’a’dam reposait sur le sol.
Bakuun eut un grognement sourd. Chez lui, il avait un molosse favori, et il lui arrivait parfois de lui parler. Mais il ne serait jamais allé jusqu’à bavarder ainsi avec Nip.
— Elle va bien ? demanda-t-il à Nerith – et pas pour la première fois. (Ni même la dixième.) Rien ne cloche avec elle ?
La damane baissa les yeux et se tut.
— Capitaine Bakuun, elle se porte comme un charme.
Solide femme au visage carré, Nerith s’adressait toujours à Bakuun avec le respect requis – mais pas une once de plus. Et en lui parlant, elle caressait les cheveux de la damane.
— Quoi qu’elle ait eu, c’est terminé. Une indisposition passagère qui n’a rien d’inquiétant.
Bakuun remarqua que la damane tremblait. Encore une réponse semblable à celle qu’il avait plusieurs fois obtenue. Pourtant, quelque chose n’avait pas tourné rond à Ebou Dar, et pas seulement avec cette damane. Les sul’dam avaient toutes été muettes comme un cimetière entier – et le Sang ne dirait rien à un type comme lui ! – mais il avait entendu beaucoup trop de rumeurs suggérant que toutes les damane étaient malades… ou folles. De fait, après la prise de la ville, il n’avait pas vu une seule de ces femmes en action, même pour les Feux dans le Ciel de la Victoire – et qui avait jamais entendu parler d’une chose pareille ?
— Eh bien, j’espère qu’elle…
Bakuun s’interrompit, car un raken venait d’apparaître dans le ciel, à l’est, traversant le col. Prenant ensuite de l’altitude, il vint survoler la colline, décrivant au-dessus un cercle serré, et pointa vers le bas le bout d’une de ses ailes. Lesté par une grosse bille de plomb, un fin serpentin rouge tomba vers le sol.
Bakuun ravala de justesse un juron. Les éclaireurs volants avaient la frime dans le sang, mais si ces deux-là blessaient un de ses hommes en délivrant ainsi leur rapport, il les ferait écorcher vivants, et tant pis s’il devait pour ça braver les plus hautes autorités. Il n’aurait pas aimé combattre sans l’aide précieuse de ces éclaireurs, mais de là à ce qu’on leur passe tout comme s’ils étaient les animaux domestiques favoris du Sang…
Le serpentin tomba tout droit, comme une flèche. La bille de plomb heurta le sol très près de la haute et fine hampe à messages – toujours en position levée, sauf quand on devait y attacher un message à envoyer, bien entendu. De plus, quand on la laissait baissée en permanence, il y avait toujours un crétin pour passer dessus avec son cheval et casser les joints.
Bakuun fila vers sa tente. Son premier lieutenant l’y attendait, déjà en possession du serpentin taché de boue et du tube à message. Un peu plus grand que son chef, Tiras était d’une surprenante maigreur. Un semblant de bouc ornait son menton pointu, lui donnant l’air encore plus étique.
Rédigé sur une feuille de parchemin très fine, le message enroulé dans le cylindre en corne ne faisait pas dans les fioritures. S’il n’avait jamais été contraint de voyager à dos de raken ou de to’raken – que la Lumière et l’Impératrice en soient remerciées ! – Bakuun aurait parié qu’il n’était pas facile d’écrire quand on chevauchait un lézard volant.
Dès qu’il eut pris connaissance du texte, il s’assit à son bureau, ouvrit son écritoire de campagne et saisit sa plume.
— Il y a une force nombreuse à moins de quatre lieues d’ici, dit-il à Tiras. Cinq ou six fois plus grosse que nous.
Les éclaireurs volants exagéraient parfois, mais pas tant que ça… Comment tant d’hommes avaient-ils fait pour pénétrer dans les montagnes sans être repérés plus tôt ? Ayant vu la côte orientale, Bakuun, avant de tenter d’y accoster, se serait assuré que ses prières funéraires étaient payées d’avance. D’un autre côté, les éclaireurs volants se vantaient d’être capables de voir une puce sauter dans ces fichues montagnes…
— Rien ne laisse penser qu’ils savent que nous sommes là, mais je ne cracherais pas sur des renforts.
— Quand ils se seront frottés à notre damane, ricana Tira, ils seront en déroute, et qu’importe s’ils sont vingt fois plus nombreux que nous !
Un bon soldat, ce Tiras. Mais un peu trop enclin aux excès de confiance.
— Et s’ils sont accompagnés par quelques… Aes Sedai ?
Pour une fois, Bakuun avait réussi à prononcer ce nom sans s’emmêler la langue. Jusque-là, il n’avait jamais vraiment cru qu’un être sensé puisse laisser circuler librement ces… femmes.
Il remit dans le tube le message des éclaireurs et y ajouta le sien. L’air renfrogné, sans doute parce qu’il se souvenait d’histoires parlant des armes vivantes que pouvaient être les Aes Sedai, Tiras prit le cylindre et partit au pas de course, le serpentin flottant derrière lui.
Après avoir abaissé la hampe à messages, on y attacha le tube, puis on la releva, une douce brise faisant opportunément flotter le serpentin qui servait de signal.
Le raken piqua droit dessus, ses ailes écartées parfaitement immobiles. Soudain, un des deux éclaireurs, une femme, se laissa glisser de sa selle pour se laisser pendre – la tête en bas ! – entre les serres arrière du reptile volant.
Alors que ce spectacle retournait l’estomac de Bakuun, la main de l’éclaireuse se referma sur le serpentin. La hampe se plia puis repartit dans l’autre sens lorsque le cylindre se détacha de sa fixation. Tandis que le raken reprenait de l’altitude, l’éclaireuse se remit en position normale sur sa selle.
Pour son plus grand plaisir, Bakuun oublia très vite le raken et les éclaireurs et se concentra sur la vallée. Large, longue et presque plate – à l’exception de cette colline –, elle était entourée de versants très escarpés. Pour y accéder, il fallait emprunter les cols – ou avoir l’agilité d’un bouquetin.
Avec la damane, Bakuun pouvait tailler en pièces n’importe quel ennemi qui tenterait d’attaquer via cette prairie au sol boueux. Cela dit, si l’ennemi tentait une attaque en force par ce chemin, ça risquait de se produire bien avant l’arrivée des renforts, qu’il ne fallait pas attendre avant au minimum trois jours. Mais comment ces soldats avaient-ils pu avancer autant sans être vus ?
Bakuun avait raté les dernières batailles de la Consolidation de près de deux cents ans. Hélas, un homme ne choisissait pas sa date de naissance. Mais certaines de ces rébellions n’avaient rien eu de mineur. Deux ans de combat sur l’île de Marendalar, trente mille morts, et quinze fois plus de prisonniers envoyés sur le continent pour y devenir des esclaves…
Remarquer tout ce qui se passait d’étrange autour de lui aidait un soldat à rester en vie. En conséquence, Bakuun ordonna qu’on lève le camp et qu’on n’en laisse aucune trace. Puis il transféra son poste de commandement sur un des versants boisés.
À l’est, des nuages noirs s’accumulaient, laissant présager un de ces maudits orages…