19 La loi

Les représentantes étant aussi pressées de s’en aller qu’Egwene – surtout Lelaine et Romanda, leurs yeux lançant des éclairs sur un visage glacial –, il ne fut pas difficile de les faire monter en selle. Même celles qui affichaient la sérénité légendaire des Aes Sedai filèrent si vite vers les chevaux que leurs interlocuteurs en restèrent bouche bée, les domestiques en tenue colorée étant obligés de remballer le matériel à la vitesse de l’éclair pour ne pas se faire planter là.

Egwene lança Daishar au petit galop dans la neige, un coup d’œil au seigneur Bryne suffisant pour qu’il ordonne à ses hommes de suivre le rythme. Siuan, sur Bela, et Sheriam, sur Aile, talonnèrent leur monture pour rattraper la Chaire d’Amyrlin. Sur une assez longue distance, les chevaux traversèrent une étendue de neige où ils s’enfonçaient jusqu’aux boulets, ce qui les força à lever la jambe presque aussi haut que pour un défilé martial. Alors que la Flamme de Tar Valon battait au vent, les trois cavalières de tête, flanquées du seigneur Bryne, maintinrent un rythme élevé, et tant pis si la raison aurait voulu qu’elles ralentissent.

Les représentantes furent bien contraintes de suivre, cette progression rapide et heurtée leur interdisant de mener des messes basses tout en chevauchant. Sur un terrain si hostile, quand on avançait très vite, une seconde d’inattention suffisait pour que la monture se casse une jambe… et que le cavalier se brise la nuque. Pourtant, Lelaine et Romanda réussirent à réunir leurs fidèles autour d’elles, chaque groupe antagoniste progressant sous une protection contre les oreilles indiscrètes. Les deux sœurs semblaient lancées dans des tirades enflammées dont Egwene devina aisément la teneur.

Les sœurs qui n’appartenaient à aucun des deux clans chevauchaient parfois par petits groupes. Échangeant quelques mots, elles coulaient des regards peu amènes à la Chaire d’Amyrlin et à leurs collègues protégées par un tissage.

Delana fut la seule à faire bande à part. Durant tout le trajet, elle ne quitta pas Halima, qui ne cherchait plus à faire mine de se ficher du froid. Serrant sur son torse les pans de sa cape, elle frissonnait, mais ça ne l’empêchait pas de parler sans cesse à Delana, comme pour la réconforter. De fait, la sœur au front plissé d’inquiétude – bizarrement, ça lui donnait l’air âgée – semblait avoir besoin qu’on lui remonte le moral.

Et elle n’était pas la seule. Si les autres sœurs cachaient parfaitement leur malaise, les Champions regardaient sans cesse autour d’eux comme s’ils guettaient une menace. Laissant battre au vent les pans de leur cape, histoire d’avoir les mains libres, ces hommes s’angoissaient simplement parce que leurs Aes Sedai n’étaient pas tranquilles. Trop préoccupées, les représentantes ne songeaient pas à calmer leurs protecteurs. Une très bonne chose, aux yeux d’Egwene. Si les représentantes étaient perturbées, ça signifiait qu’elles n’avaient pas encore pris leur décision.

Quand Bryne se laissa distancer pour aller parler avec Uno, Egwene saisit au vol l’occasion de demander à Siuan et à Sheriam ce qu’elles avaient appris sur les sœurs et les Gardes de la Tour infiltrés en Andor.

— Pas grand-chose, répondit Siuan.

Bien fringante, Bela paraissait n’avoir aucune difficulté à maîtriser le terrain. Sa cavalière, en revanche… Serrant ses rênes d’une main, Siuan s’accrochait de l’autre au pommeau de sa selle.

— D’après ce que j’ai pu reconstituer, il y a cinquante rumeurs… et pas un seul fait. Le genre d’histoires qui prennent bien, quand on a décidé de les répandre… Mais ça peut quand même être vrai.

Les sabots de Bela s’enfoncèrent soudain dans un trou. Forcée de faire une embardée, la jument hennit d’agacement – et Siuan soupira d’angoisse.

— La Lumière brûle tous les chevaux ! rugit-elle.

Sheriam n’avait pas appris grand-chose de plus.

— Mère, selon moi, ce sont des idioties ! De toute façon, il y a toujours des rumeurs sur des sœurs infiltrées ici ou là. (Sheriam se tourna vers Siuan :) Où as-tu donc appris l’équitation ? Ce soir, tu auras trop mal pour simplement marcher…

Pour se laisser aller ainsi, Sheriam devait avoir les nerfs tendus à craquer. Et à la voir se tortiller sur sa selle, on pouvait penser qu’elle était déjà dans l’état déplorable qu’elle prédisait à Siuan.

L’ancienne Chaire d’Amyrlin se prépara à riposter, se fichant comme d’une guigne des représentantes qui les regardaient derrière le porte-étendard.

— Silence, vous deux ! cria Egwene.

Constatant qu’elle avait elle aussi les nerfs en pelote, elle prit une grande inspiration pour se calmer. Quoi que puisse en penser Arathelle, si Elaida avait envoyé une force pour s’opposer aux renégates, il ne se serait pas agi d’une infiltration mais d’une invasion massive. Donc, il ne restait pour objectif que la Tour Noire, ce qui présageait un désastre. Car on obtenait toujours de meilleurs résultats en plumant le poulet qu’on avait devant soi plutôt qu’en essayant avec celui qui s’était perché dans un arbre. Surtout lorsque l’arbre était dans un autre pays… et qu’il n’y avait peut-être pas de second poulet.

Egwene modéra pourtant son ton lorsqu’elle donna à Sheriam des instructions pour la suite des événements. Être la Chaire d’Amyrlin signifiait avoir la responsabilité de toutes les Aes Sedai. Y compris, dans son cas, de celles qui restaient fidèles à Elaida.

Un ton modéré, certes, mais une voix qui ne tremblait pas. Quand on tenait un loup par les oreilles, avoir peur ne servait plus à rien.

Lorsqu’elle eut reçu ses ordres, Sheriam écarquilla les yeux.

— Mère, puis-je demander pourquoi… ?

Un regard d’Egwene suffit à dissuader la Gardienne de continuer.

— À tes ordres, mère… C’est vraiment étrange, tout ça… Je me souviens encore du jour où vous êtes arrivées à la Tour Blanche, Nynaeve et toi, ignorant si vous deviez être plus excitées qu’effrayées. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Tout a changé.

— Rien ne reste tel quel pour toujours…

Egwene coula un regard lourd de sens à Siuan, qui fit mine de n’avoir rien vu. Une alliée qui boudait, l’autre qui semblait au bord de la syncope…

Bryne revint sur ces entrefaites. Sentant que quelque chose clochait, il annonça que la colonne avançait bien, puis ne desserra plus les dents. Un homme avisé.

Malgré ce bon rythme, le soleil touchait presque la cime des arbres quand les cavaliers entrèrent dans le camp de l’armée. Tandis que les ombres des chariots et des tentes s’allongeaient démesurément, des hommes travaillaient encore à construire des abris de fortune avec des branchages. Alors qu’il n’y avait pas assez de tentes pour les soldats, le camp abritait une multitude de civils et de civiles, des fabricants de flèches aux palefreniers en passant par les lavandières. Le son de marteaux s’abattant sur des enclumes indiqua à Egwene que les forgerons, les maréchaux-ferrants et les armuriers étaient toujours au travail. Mais des feux de cuisson crépitaient déjà un peu partout.

Dès qu’ils se furent occupés de leur monture, les cavaliers partirent en quête d’un peu de chaleur et d’un bon repas chaud. Bizarrement, après qu’elle lui eut fait signe de la laisser, Bryne continua à chevaucher près d’Egwene.

— Si tu permets, mère, j’aimerais t’accompagner encore un peu…

Stupéfaite, Sheriam se retourna sur sa selle. Siuan écarquilla les yeux, mais elle les garda braqués devant elle, afin que le seigneur ne s’en aperçoive pas.

Qu’entendait faire Bryne ? Jouer les gardes du corps pour Egwene ? Face à des sœurs ? Le type au nez congestionné aurait fait aussi bien que lui… Voulait-il montrer sa loyauté à la Chaire d’Amyrlin ? Si tout se passait bien ce soir, il en aurait amplement l’occasion le lendemain. Car la révélation qu’Egwene gardait en réserve pouvait pousser le Hall dans des directions qu’elle n’osait même pas imaginer.

— Ce soir, ce sont des affaires d’Aes Sedai…, dit Egwene, inflexible.

Cela dit, si stupide que fût sa proposition, Bryne était prêt à prendre des risques pour elle. Quelles que soient ses motivations – qui pouvait savoir, avec un homme ? –, la jeune femme devait lui en être reconnaissante. Une dette de plus…

— Seigneur Bryne, sauf si je t’envoie Siuan ce soir, tu devras partir avant l’aube, demain. Si on me condamne pour ce qui s’est passé aujourd’hui, le blâme pourrait retomber également sur toi. Dans ce cas, rester pourrait être dangereux. Voire mortel. Car elles se saisiraient du moindre prétexte…

Inutile de préciser qui désignait ce « elles ».

— J’ai donné ma parole, dit Bryne en flattant l’encolure de Voyageur. Jusqu’à Tar Valon… (Il marqua une pause et regarda Siuan – pas parce qu’il hésitait, mais pour mieux peser ses mots.) Quoi qu’il se passe ce soir, mère, souviens-toi que trente mille hommes et Gareth Bryne sont derrière toi. Ça devrait compter, même pour des Aes Sedai. À demain, mère… (Il talonna son cheval, mais lança par-dessus son épaule :) Siuan, je m’attends à te voir aussi demain. Rien ne changera ça !

Le regard voilé, l’ancienne Chaire d’Amyrlin regarda s’éloigner le seigneur.

Egwene le regarda aussi. Bryne ne s’était jamais montré aussi franc et direct. Pourquoi maintenant plus qu’à un autre moment ?

Quand les trois cavalières eurent traversé la bande de terrain qui séparait le camp de l’armée de celui des sœurs, Egwene fit un signe de tête à Sheriam, qui s’arrêta au niveau des premières tentes. Alors que la Chaire d’Amyrlin et Siuan continuaient à avancer, la voix de la Gardienne s’éleva, étonnamment claire et assurée :

— La Chaire d’Amyrlin convoque une session plénière du Hall pour ce soir. Qu’on s’acquitte au plus vite des préparatifs.

Egwene ne jeta pas un regard en arrière.

Devant sa tente, une frêle fille d’écurie qui manqua se prendre les pieds dans sa jupe accourut pour s’occuper des chevaux. Transie de froid, elle salua à peine les deux Aes Sedai avant de repartir aussi vite qu’elle était venue. Une fois entrée, Egwene eut l’impression que la chaleur des braseros lui sautait au visage. Jusqu’à cet instant, elle n’avait pas mesuré à quel point on gelait dehors. Et combien elle était glacée.

Chesa vint la débarrasser de sa cape.

— Mère, tu es gelée jusqu’à la moelle des os, s’exclama-t-elle.

En marmonnant entre ses dents, la domestique plia les capes des deux jeunes femmes, alla arranger la couverture du lit de camp d’Egwene et déplaça légèrement un plateau posé sur un coffre.

— Si j’étais dans cet état, je me glisserais dans mon lit avec des pierres chaudes autour de moi. Après avoir mangé, cependant. Avoir chaud à l’extérieur ne sert à rien si on ne réchauffe pas l’intérieur… Pendant que tu dîneras, j’irai chercher des pierres supplémentaires pour tes pieds. Et pour ceux de Siuan Sedai, bien sûr. Quand on est affamé, on a tendance à engloutir son repas, mais moi, ça me donne des maux d’estomac.

Marquant une pause, Chesa sourit aux anges lorsque Egwene promit qu’elle mangerait lentement.

Répondre si sobrement n’avait pas été facile. La compagnie de Chesa était toujours revigorante, et après une journée pareille, c’était un véritable plaisir. Avec cette femme, rien n’était jamais compliqué…

Sur le plateau, il y avait deux assiettes de soupe aux lentilles, deux grosses tranches de pain, une carafe de vin chaud et des gobelets. La Lumière savait comment, Chesa avait deviné que Siuan mangerait avec Egwene. Ultime raffinement, la soupe était chaude et le vin aussi. Combien de fois Chesa avait-elle remplacé le plateau pour être sûre d’accueillir Egwene avec un repas chaud ? Oui, une femme simple et directe. Et aussi attentionnée qu’une mère. Ou qu’une amie.

— Pour l’instant, je dois oublier le lit, Chesa. J’ai encore du travail. Tu veux bien nous laisser ?

Siuan regarda la petite femme rondelette sortir, puis elle soupira :

— Tu es sûre qu’elle n’était pas déjà ta nourrice ?

Egwene prit une assiette, une tranche de pain et une cuillère, puis elle s’assit en soupirant. Ensuite, elle tissa une protection contre les oreilles indiscrètes. Hélas, le saidar lui fit prendre une conscience encore plus aiguë de ses mains et de ses pieds glacés. Et tout ce qui se trouvait entre les deux n’était guère plus chaud… L’assiette et même le pain lui parurent trop brûlants pour qu’elle les tienne. Comme elle aurait aimé se coucher dans un lit douillet !

— Pouvons-nous faire quelque chose de plus ? demanda-t-elle avant d’avaler une cuillerée de soupe.

Elle mourait de faim, et ça n’avait rien d’étonnant, après avoir jeûné depuis le petit déjeuner. Dans ces conditions, les lentilles et les carottes dures lui parurent aussi succulentes que les meilleurs plats de sa mère.

— Moi, je ne vois rien. Et toi, Siuan ?

— Rien du tout ! Il ne reste plus qu’à attendre – ou à espérer que le Créateur s’en mêle.

Siuan prit l’autre assiette et s’assit sur le tabouret bancal. Mais elle remua pensivement sa soupe sans l’entamer.

— Tu n’irais pas lui dire pour de bon, pas vrai ? S’il savait, je ne le supporterais pas !

— Pourquoi ça ?

— Parce qu’il risquerait d’en profiter… Non, pas comme tu penses ! Je ne faisais pas référence à ça !

Parfois, l’ancienne Chaire d’Amyrlin était rudement pudibonde.

— Mais cet homme ferait de ma vie l’équivalent de la Fosse de la Perdition !

Ben voyons ! Alors que laver ses sous-vêtements et cirer ses bottes était une partie de plaisir.

Egwene en soupira d’accablement. Comment une femme si intelligente, subtile et compétente pouvait-elle se transformer en crétine décérébrée sur cet unique sujet ?

Eh bien… Une image s’imposa à Egwene : elle-même, assise sur les genoux de Gawyn, et jouant à qui embrasserait le plus l’autre. Dans une taverne ! Vraiment, ce n’était pas le moment de penser à ça !

— Siuan, j’ai besoin de ton expérience et de ton intelligence. Je ne veux pas que tu sois l’ombre de toi-même à cause de Bryne. Si tu ne peux pas te ressaisir, je lui paierai ce que tu lui dois, puis je t’interdirai de le voir.

— J’ai dit que je le rembourserais en travaillant, s’entêta Siuan. Et j’ai autant d’honneur que ce maudit seigneur Gareth Bryne. Voire plus ! Il tient sa parole et moi la mienne. De plus, Min m’a dit que je dois rester près de lui, sinon nous mourrons tous les deux. Ou quelque chose dans ce genre…

Une légère roseur, au niveau des joues, sabota la jolie construction de l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Son honneur et les visions de Min n’étaient qu’un prétexte. En réalité, elle était prête à tout pour ne pas s’éloigner de l’élu de son cœur.

— Très bien… Tu t’es amourachée de Bryne, et si je te dis de t’en tenir éloignée, tu désobéiras ou la frustration ravagera le peu de matière grise qu’il te reste. Que vas-tu faire au sujet de cet homme ?

Indignée, Siuan marmonna pendant un certain temps, récapitulant ce qu’elle aurait aimé faire au sujet de ce « maudit seigneur Bryne ». Gareth n’aurait sûrement pas apprécié ce programme – assez risqué pour ses abattis, il fallait le reconnaître.

— Siuan, si tu continues à nier l’évidence, j’irai tout lui raconter puis je lui donnerai l’argent que tu lui dois.

Boudeuse, Siuan eut une moue affligée. Boudeuse et affligée, Siuan Sanche !

— Je n’ai pas le temps d’être amoureuse… Entre ce que je fais pour toi d’un côté et pour lui de l’autre, je ne peux presque plus réfléchir. Et si tout se passe bien ce soir, j’aurai deux fois plus de travail. Et puis… (Siuan se décomposa.) Et s’il ne partage pas mes sentiments ? (Elle s’agita sur son tabouret.) Il n’a jamais essayé de m’embrasser. Tout ce qui l’intéresse, c’est que ses chemises soient propres.

Egwene passa sa cuillère dans l’assiette et fut étonnée que cette dernière soit vide. Du pain, il ne restait que quelques miettes sur sa robe. Pourtant, son estomac criait encore famine. Pleine d’espoir, elle lorgna l’assiette de Siuan, qui continuait à remuer sa soupe sans y toucher.

Une idée lui traversa soudain l’esprit. Pourquoi le seigneur Bryne avait-il insisté pour que Siuan le rembourse « en nature », même après avoir appris sa véritable identité ? Parce qu’elle avait juré de le faire ? En toute objectivité, c’était un arrangement absurde. Sauf que c’était le seul moyen de garder Siuan près de lui… Dans le même ordre d’idées, pourquoi Bryne avait-il accepté de lever cette armée ? Sans nul doute, il avait conscience de risquer sa tête en jouant à ce petit jeu. Et pourquoi avait-il mis cette armée au service d’une Chaire d’Amyrlin sans grande autorité et dépourvue d’alliées parmi les sœurs, à part Siuan – en tout cas, ouvertement ? La réponse était-elle d’une limpide simplicité ?

Parce qu’il aimait Siuan ?

Non ! Les hommes étaient pour la plupart frivoles et volages. Imaginer un tel romantisme, chez un mâle, voilà qui était grotesque ! Malgré tout, Egwene formula à voix haute son hypothèse, histoire de regonfler un peu le moral de Siuan.

La jeune femme en grogna d’incrédulité. C’était étonnant, chez une femme si jolie, mais personne ne savait mieux grogner qu’elle – à part peut-être un ours brun.

— Il n’est quand même pas totalement idiot ! Je dirais même qu’il a la tête sur les épaules. Le plus souvent, il réfléchit comme une femme.

— Siuan, je ne t’ai pas encore entendue promettre de te reprendre. Pourtant, il va falloir le faire, d’une façon ou d’une autre.

— Bien sûr… Je ne sais pas trop ce qui m’arrive. Ce n’est pas comme si je n’avais jamais embrassé un homme !

Siuan plissa les yeux, sans doute parce qu’elle pressentait qu’Egwene allait la contredire sur ce point.

— Je n’ai pas passé toute ma vie à la tour ! Mais tout ça est ridicule ! Parler des hommes, un soir pareil !

Baissant les yeux sur son assiette, Siuan parut s’aviser qu’elle contenait de la nourriture. Du coup, elle emplit sa cuillère avant de la brandir vers Egwene.

— Tu dois faire attention à tous les détails de ton plan, ce soir plus que jamais. Si Romanda ou Lelaine s’emparent du gouvernail, elles ne le lâcheront plus !

Que l’affaire soit ridicule ou non, quelque chose venait de réveiller l’appétit de Siuan. À la grande consternation d’Egwene, elle engloutit sa soupe et ne laissa même pas une miette de son pain. S’apercevant soudain qu’elle avait passé les doigts dans son assiette, la jeune Chaire d’Amyrlin ne trouva pas de meilleure solution que les lécher.

Parler de ce qui allait se passer dans les heures à venir ne pouvait que servir à rien. Ensemble, les deux femmes avaient répété le discours que devait tenir Egwene – si souvent qu’elle s’étonnait de ne pas en avoir rêvé. En tout cas, elle aurait certainement pu le déclamer en dormant. Siuan insista pourtant, se fichant des protestations d’Egwene.

Inlassablement, elle évoqua des possibilités dont elles avaient parlé cent fois, brodant dessus à l’infini. Bizarrement, son humeur redevint quasiment ensoleillée. Elle s’aventura même à faire un peu d’humour – ces derniers temps, c’était rare chez elle – même si ce furent pour l’essentiel des plaisanteries assez sinistres.

— Tu sais que Romanda a voulu être Chaire d’Amyrlin, un jour, dit-elle à un moment. D’après ce qu’on raconte, c’est la nomination de Tamra qui l’a poussée à prendre sa retraite – comme une mouette qui s’est fait arracher toutes les plumes de la queue ! Je parie une couronne d’argent – que je n’ai pas – contre une écaille de poisson que ses yeux seront encore plus ronds que ceux de Lelaine !

Plus tard, Siuan en remit une couche :

— Je voudrais être là pour entendre ces vieilles chouettes ululer ! Quelqu’un va brailler, dans pas longtemps, et je préfère que ce soit elles plutôt que nous. Je n’ai jamais su chanter.

Siuan fredonna quelque chose au sujet de « regarder un garçon sur l’autre rive d’un fleuve sans avoir de bateau pour traverser ». Sur le chant, elle ne se trompait pas. Sa voix n’était pas vraiment désagréable, mais elle avait le génie d’être toujours entre les notes.

Enfin, vint l’apothéose :

— C’est bien que je sois devenue si jolie… Si ça tourne mal, ces sœurs nous mettront des costumes de poupée et elles nous exposeront sur une étagère. Sauf si nous avons un accident avant. Les poupées, ça se brise ! Gareth Bryne devra se trouver une autre malheureuse à houspiller.

À cette idée, Siuan éclata de rire.

Du coup, Egwene fut soulagée quand le rabat bougea légèrement – une façon de « frapper à la porte » annonçant une visiteuse trop futée pour entrer d’autorité sous une tente protégée par un tissage. La diversion tombait à pic, car l’humour de Siuan commençait à devenir un peu lourd.

Dès qu’Egwene eut fait disparaître la protection, Sheriam entra… accompagnée par un courant d’air froid qui semblait dix fois plus mordant qu’un peu plus tôt.

— C’est l’heure, mère. Tout est prêt.

Les yeux écarquillés, la Gardienne s’humectait nerveusement les lèvres.

Siuan se leva d’un bond, récupéra sa cape sur le lit de camp… et marqua une pause.

— J’ai navigué de nuit dans les Doigts du Dragon, dit-elle avec un grand sérieux. Et avec mon père, nous avons même attrapé un barracuda. C’est possible…

— Parfois, je me dis que…, commença Sheriam dès que Siuan fut sortie. (Elle n’alla pas plus loin, gardant pour elle sa réflexion.) Pourquoi fais-tu tout ça, mère ? Au lac, ce matin ? Et ce soir, cette réunion ? Et pourquoi as-tu passé ton temps, hier, à parler de Logain à tous les gens que nous croisions ? Je devrais être au courant de tout ça, sais-tu ? Je suis ta Gardienne et je t’ai juré allégeance.

— Je te dis ce que tu dois savoir, fit Egwene en posant sa cape sur ses épaules.

Inutile de préciser qu’un serment de loyauté arraché de force, même chez une sœur, ne lui inspirait guère confiance. Et malgré son « allégeance », rien n’interdisait de penser que Sheriam pouvait laisser « échapper » un mot dans la mauvaise oreille. Après tout, lorsqu’il s’agissait de contourner les serments, qui arrivait à la cheville des Aes Sedai ? Pour tout dire, Egwene ne croyait pas que Sheriam la trahirait. Mais comme avec le seigneur Bryne, elle entendait ne pas courir de risques tant que c’était possible.

— Je dois te dire quelque chose, mère. Demain, il est bien possible que Romanda ou Lelaine soit devenue ta Gardienne des Chroniques, et que je sois en train de purger une pénitence pour ne pas avoir averti le Hall. Et je parie que tu envieras mon sort !

Egwene acquiesça. Tout ça était parfaitement possible.

— On y va ?

À l’ouest, le soleil disparaissait derrière les arbres, une lumière rouge illuminant la neige. Sur le passage d’Egwene, les domestiques s’inclinèrent en silence. Tous avaient l’air troublés ou affichaient une impassibilité forcée. Comme les Champions, ces gens étaient prompts à sentir l’humeur de ceux qu’ils servaient.

Au début, il n’y eut pas une sœur en vue. Rien de plus normal, puisqu’elles étaient toutes massées autour du dais dressé au milieu de la seule zone découverte du camp assez grande pour ça. Un site que les sœurs utilisaient pour « planer » jusqu’aux pigeonniers de Salidar puis revenir en « voyageant » avec les nouveaux rapports des agents. La grande tente dont la toile était rapiécée en plusieurs endroits – rien à voir avec le splendide dais de la matinée – n’avait pas été facile à monter. Ces derniers mois, le Hall s’était donc plutôt réuni dehors, comme la veille, ou entassé sous une des plus grandes tentes. En fait, depuis le départ de Salidar, le dais avait été monté seulement deux fois. Toujours pour un procès…

Les sœurs du dernier rang ayant repéré Egwene et Sheriam, elles firent passer le mot et la foule s’écarta pour ouvrir un chemin aux deux femmes. Le visage de marbre, les Aes Sedai savaient-elles ce qui se tramait ou le soupçonnaient-elles ? Hélas, c’était impossible à dire. Alors, deviner ce qu’elles pensaient…

Le cœur battant la chamade, Egwene se força à imaginer un bouton de rose…

Pendant qu’elle foulait les tapis à motifs floraux, se faufilant entre les braseros, Sheriam entonna l’annonce protocolaire :

— Elle arrive, elle arrive !

Le déficit de pompe, par rapport à d’habitude, n’avait rien d’étonnant. Pour qui connaissait bien Sheriam, il y avait même un peu de nervosité dans sa voix.

Les coffres et les bancs qui avaient servi au lac attendaient les participantes. Bien plus impressionnants que les sièges dépareillés utilisés les fois précédentes, ils étaient disposés en deux rangées obliques de neuf – mais par groupes de trois. Les Ajah Vert, Gris et Jaune sur une aile, le Blanc, le Marron et le Bleu sur l’autre. Au bout, entre les deux, se dressait le « trône » de la Chaire d’Amyrlin. Une fois assise, Egwene serait sous le regard des dix-huit représentantes. Une gamine devant ses juges.

En tout cas, elle se félicita de ne pas s’être changée, car toutes les représentantes avaient gardé leur tenue d’apparat, y ajoutant simplement leur châle.

Un des bancs était vide et le resta jusqu’à ce que Sheriam ait terminé sa harangue. Essoufflée et rouge tomate, Delana déboula à cet instant et, sans sa grâce habituelle, se rua sur son siège, entre Varilin et Kwamesa, les deux autres représentantes grises. Souriant bêtement, elle se mit à jouer avec son collier de larmes-de-feu. À première vue, n’importe quel observateur l’aurait prise pour l’accusée.

Du calme ! Quelle accusée ? Aucun procès n’était ouvert. Pour l’instant.

Egwene marcha lentement vers son siège, Sheriam sur les talons. Cadette des représentantes, Kwamesa se leva et l’aura du saidar l’enveloppa. Ce soir, il n’y aurait aucune simplification du protocole.

— Ce qui est exposé devant le Hall de la tour ne regarde que le Hall, déclama Kwamesa. Quiconque y fait intrusion, que ce soit une femme ou un homme, une initiée de la tour ou un étranger, je le forcerai à se plier à la loi et à l’affronter. Sachez que mes paroles sont sincères. Il en sera fait ainsi !

Encore plus ancienne que le serment de ne jamais mentir, cette déclamation remontait à une époque où les Chaires d’Amyrlin mouraient plus souvent assassinées que dans leur lit – encore qu’il arrivait qu’on les tue entre leurs draps.

Luttant pour ne pas toucher son étole, histoire de se rappeler qui elle était, Egwene se concentra sur le banc qui l’attendait et continua à avancer lentement.

Toujours enveloppée par l’aura du saidar, Kwamesa se rassit. Également unie à la Source, la sœur blanche Aledrin se leva. Avec ses cheveux blond foncé et ses grands yeux marron, elle était fort jolie dès qu’elle souriait. Mais ce soir, un rocher aurait paru plus expressif qu’elle.

— Autour de ce dais, dit-elle, il y a des sœurs qui n’appartiennent pas au Hall. Ce qui est dit devant le Hall ne devant pas être répété, sauf si les représentantes en décident autrement, je vais m’assurer que personne d’importun ne nous entendra.

Après avoir tissé un bouclier qui enveloppait tout le dais, Aledrin se rassit. Il y eut des murmures parmi les sœurs massées à l’extérieur qui devaient désormais assister aux débats… sans entendre ce qui se disait.

Il était quand même étrange que tant de choses, parmi les représentantes, soient dépendantes de l’âge. Les autres sœurs, elles, ne se référaient jamais à ce critère. Siuan avait-elle mis le doigt sur quelque chose ?

Non ! Concentre-toi et reste calme !

Soulevant l’ourlet de sa cape, Egwene grimpa sur son coffre puis elle se retourna. Lelaine était déjà debout, son châle à franges bleues drapé sur les bras, et Romanda quittait déjà son siège sans même attendre qu’Egwene soit assise.

La jeune femme ne leur laissa pas le loisir de s’emparer du gouvernail.

— J’ai une question à poser devant le Hall. Qui est d’accord pour déclarer la guerre à Elaida do Avriny a’Roihan ? Que celles qui le sont se lèvent !

Sur ces mots elle s’assit, retira sa cape et la laissa glisser sur le banc. Debout à côté d’elle, au niveau du sol, Sheriam semblait calme et sereine, mais elle laissa échapper un petit gémissement. Egwene espéra être la seule à avoir entendu. Ça valait mieux, en tout cas…

Pétrifiées sur leur siège, les représentantes regardèrent la Chaire d’Amyrlin avec de grands yeux ronds. Moins à cause de la question qu’elle venait de poser que du simple fait qu’elle en ait posé une. Personne ne procédait ainsi avant d’avoir discrètement sondé les représentantes. Pour des raisons pratiques autant que par respect des traditions, ça ne se faisait pas !

Ce fut Lelaine qui répondit :

— Nous ne déclarons pas la guerre à des individus, dit-elle, pas même les traîtres comme Elaida. Quoi qu’il en soit, je propose de différer ta question jusqu’à ce que nous ayons statué sur des sujets plus urgents.

Lelaine avait eu le temps de se reprendre, depuis le matin. Redevenue froide et dure, elle eut un geste agacé – comme si elle chassait ainsi Elaida (ou peut-être bien Egwene) de ses préoccupations – puis s’adressa aux autres représentantes :

— Ce qui nous réunit ici ce soir est… Eh bien, j’allais dire « simple », mais ça ne l’est pas. Ouvrir à tous les vents le Registre des Novices ? Des grands-mères viendraient nous demander d’entrer à la tour ! Rester ici un mois ? Ai-je besoin de citer tous les inconvénients ? En particulier celui de dépenser la moitié de notre or sans avancer d’un pas vers Tar Valon ? Quant à ne pas entrer en Andor…

— Ma sœur Lelaine, coupa Romanda, dans sa fougue, a oublié à qui il revient de droit de parler en premier.

Son rictus faisant presque passer Lelaine pour une personne avenante, Romanda ajusta lentement son châle – une façon de dire qu’elle avait tout le temps du monde – avant d’enchaîner :

— J’ai deux questions à poser devant le Hall, et avec la seconde, je rejoindrai les inquiétudes de Lelaine. Hélas pour elle, la première consiste à demander si elle est encore digne de rester membre du Hall.

— Une question concernant la guerre ne peut pas être différée, intervint vigoureusement Egwene. C’est la loi.

Les représentantes échangèrent des regards interloqués.

— C’est exact ? lança finalement Janya. (Elle tourna la tête pour s’adresser à la sœur assise à côté d’elle.) Takima, tu mémorises tout ce que tu lis, et tu m’as dit un jour avoir lu la Loi de la Guerre. C’est ce qu’elle dit ?

Egwene retint son souffle. Au cours du dernier millénaire, la Tour Blanche avait envoyé des soldats participer à d’innombrables conflits. Mais c’était toujours sur la demande d’au moins deux royaumes, et il s’était agi chaque fois de leur guerre, pas de celle de la tour. La dernière fois que celle-ci avait déclaré la guerre à quelqu’un, c’était à Artur Aile-de-Faucon. Selon Siuan, seules quelques bibliothécaires savaient aujourd’hui qu’il existait une Loi de la guerre.

Petite, la peau couleur ivoire vieilli et les cheveux noirs très longs, Takima faisait souvent penser à un oiseau à cause de sa manie d’incliner la tête. En cet instant, on eût dit un oiseau qui brûlait d’envie de déployer ses ailes, de prendre son envol et de fuir sans se retourner.

— C’est exact, lâcha-t-elle, morose.

Egwene prit une profonde inspiration.

— Mère, dit Romanda, on dirait que Siuan Sanche t’a très bien formée. Mais comment peux-tu parler de déclarer une guerre à une simple femme ?

Après avoir parlé comme si elle tentait de chasser quelque importune présence, la sœur se rassit et fit mine d’attendre que l’intruse se soit volatilisée.

Egwene se leva et croisa le regard de chaque représentante. Obstinément, Takima détourna la tête. Elle savait où tout ça les menait ! Mais elle n’avait rien dit. Garderait-elle le silence assez longtemps ? De toute façon, il était trop tard pour changer de plan.

— Aujourd’hui, nous nous trouvons face à une armée commandée par des gens qui se méfient de nous. Si ce n’était pas le cas, ces forces ne seraient pas là.

Egwene aurait voulu parler d’un ton vibrant et passionné, mais Siuan lui avait conseillé de rester impassible. Au bout du compte, elle s’était rangée à son avis. Ces femmes devaient avoir face à elles un adulte contrôlant ses nerfs, pas une adolescente fougueuse. Cela dit, les mots qu’elle prononça venaient tout droit de son cœur :

— Arathelle a dit, vous l’avez toutes entendue, qu’elle ne veut pas se mêler des affaires d’Aes Sedai. Pourtant, ces gens ont conduit une armée au Murandy afin de nous barrer le chemin. Tout ça parce qu’ils ne savent pas qui nous sommes et quels sont nos projets. Avez-vous eu le sentiment qu’ils vous prenaient pour de véritables représentantes ?

Le visage rond mais les yeux durs, la sœur verte Malind s’agita sur son banc et Salita, une Aes Sedai jaune, l’imita tout en tirant son châle sur son visage sombre histoire de dissimuler son expression. Berana, une autre représentante nommée à Salidar, plissa pensivement le front.

Prudente, Egwene ne rappela pas que les Andoriens et les Murandiens ne l’avaient pas du tout prise au sérieux. Si cette idée n’était pas déjà passée par la tête des représentantes, inutile de l’y faire germer.

— Nous avons récité la liste des crimes d’Elaida devant une kyrielle de nobles. Et nous n’avons pas fait mystère de notre désir de la renverser. Pourtant, ces gens se méfient. Ils pensent que nous sommes peut-être ce que nous disons, mais ils redoutent une mystification. Et si nous étions des agents d’Elaida lancés dans un complot élaboré ? La méfiance peut devenir une arme. Grâce à elle, Pelivar et Arathelle ont trouvé le courage de se dresser devant nous et de dire : « Vous n’irez pas plus loin ! » Qui d’autre, motivé par la méfiance, sera demain un nouvel obstacle pour nous ? Qui nous manifestera de l’hostilité à cause d’un sentiment d’incertitude ? Pour éviter ça, il n’y a qu’une solution : déclarer la guerre à Elaida. Je ne dis pas qu’Arathelle, Pelivar et Aemlyn nous céderont aussitôt le passage, mais au moins ils sauront qui nous sommes. Et d’autres l’apprendront par la même occasion. Plus personne ne sera dubitatif lorsque vous affirmerez être le Hall de la Tour. Et nul n’osera plus se mêler de nos affaires, si on vous tient pour d’authentiques représentantes.

» Nous avons marché jusqu’à la porte et posé la main sur la poignée. Si vous refusez de franchir le seuil, tout le monde croira que vous êtes les marionnettes d’Elaida.

Egwene se rassit, surprise de se sentir si calme. Dehors, les sœurs murmuraient entre elles, très excitées, mais le bouclier d’Aledrin occultait aussi les sons « entrants ».

Pourvu que Takima tienne encore un peu sa langue…

Romanda se leva. Avant de se rasseoir, elle lança :

— Que celles qui sont d’accord pour déclarer la guerre à Elaida se lèvent !

Son regard se posa sur Lelaine, et elle eut un nouveau rictus. Pas de doute sur ce qu’elle déclarerait être prioritaire, une fois qu’on en aurait fini avec cette idiotie !

Les longues franges marron de son châle oscillant, Janya se leva.

— Nous devrions le faire, dit-elle.

Elle n’était pas censée parler, mais elle défia du regard quiconque aurait envie de la réduire au silence. D’habitude, elle était bien plus réservée, mais son débit s’accéléra, comme chaque fois qu’elle sortait de sa coquille.

— Faire connaître la vérité au monde ne nous compliquera pas la tâche plus qu’elle l’est déjà… Alors, pourquoi attendre ?

Assise sur l’autre flanc de Takima, Escaralde approuva du chef et se leva.

Parmi les trois sœurs vertes, Samalin et Malin se levèrent et Faiselle releva les yeux en sursaut. Cette Domani n’était pas du genre à se laisser perturber par grand-chose, mais là, elle regardait ses deux collègues comme si elle ne savait plus que penser.

Salita se leva, tira sur son châle aux franges jaunes… et évita soigneusement le regard noir de Romanda. Kwamesa se leva aussi, suivie par Aledrin, qui tira Berana par un bras.

Delana se contorsionna sur son banc pour jeter un coup d’œil aux sœurs massées à l’extérieur. Même sans le son, leur excitation était palpable. Très lentement, les mains sur le ventre comme si elle redoutait de vomir, Delana finit par se lever.

Takima baissa les yeux sur ses mains, posées sur son giron. Plongée dans une intense réflexion – à ces moments-là, elle se tirait toujours sur le lobe de l’oreille –, Saroiya étudiait ses deux collègues blanches. Personne d’autre ne semblait vouloir se lever.

Egwene sentit le goût de la bile dans sa gorge. Dix ! Dix seulement ! Elle avait été si sûre de son coup ! Et Siuan aussi. Ces sœurs ignorant tout de la loi qui s’appliquait, l’histoire de Logain aurait dû suffire à emporter leur adhésion. Le mépris de Pelivar et Arathelle, refusant de les voir comme de vraies représentantes, était censé achever de les convaincre.

— Pour l’amour de la Lumière ! explosa Moira.

Les poings plaqués sur les hanches, elle se tourna vers Lelaine et Lyrelle.

Si l’intervention de Janya avait quelque peu violenté le protocole, les manifestations de colère étaient strictement interdites au sein du Hall. Mais Moira n’en avait rien à faire. Et quand elle s’énervait ainsi, son accent illianien revenait à la charge.

— Qu’attendez-vous ? Elaida a usurpé le châle et le sceptre. C’est son Ajah qui a fait de Logain un faux Dragon – et de combien d’autres hommes, avant celui-là ? Dans l’histoire de la tour, aucune femme n’a autant mérité qu’on lui déclare la guerre. Levez-vous, ou cessez de parler de votre détermination à la renverser.

Lelaine semblait stupéfaite, comme si une hirondelle venait soudain de l’attaquer.

— Ce sujet n’est pas digne d’un vote, Moira… Quant au protocole, nous en reparlerons toutes les deux. Mais si tu veux que je te prouve ma détermination…

Lelaine se leva. D’un signe de tête, elle ordonna à Lyrelle de l’imiter… et fut obéie en un clin d’œil. Mais elle parut déçue que Faiselle et Takima n’aient pas bronché.

Toujours assise, Takima gémit comme si on venait de la frapper. Les yeux ronds, elle se mit à compter les représentantes debout. Pour plus de sécurité, elle recommença. Elle qui ne se trompait jamais sur rien dès la première fois…

Egwene soupira de soulagement. C’était fait ! Et elle parvenait à peine à y croire. Quand elle se racla la gorge, Sheriam sursauta, comme si ce signal l’arrachait à une profonde méditation.

Ses yeux verts ronds comme des soucoupes, elle s’éclaircit elle aussi la voix.

— L’accord a minima étant atteint, le Hall déclare la guerre à Elaida do Avriny a’Roihan. Dans l’intérêt supérieur de cette assemblée, je demande aux autres sœurs de se lever afin que nous ayons un accord à l’unanimité.

Faiselle fit mine de bouger, mais elle se ravisa. Saroiya voulut parler, mais elle se retint, l’air troublée. Personne d’autre ne broncha.

— Tu ne l’auras pas, lâcha froidement Romanda.

Un rictus adressé à Lelaine permit de mieux comprendre pourquoi sa rivale de toujours ne se lèverait pas.

— Maintenant que nous en avons fini avec cette formalité, il serait temps de…

— Je crains que ce soit impossible, coupa Egwene. Takima, que dit la Loi de la Guerre au sujet de la Chaire d’Amyrlin ?

Romanda en resta bouche bée.

Plus semblable que jamais à un oiseau qui rêve de s’envoler, la petite sœur marron prit une grande inspiration et se redressa sur son siège.

— La loi dit que… Eh bien, voici le texte : « Comme il faut deux mains pour manier une épée, il faut une Chaire d’Amyrlin pour mener une guerre. Dans ces circonstances, elle est autorisée à gouverner par décrets. Rien ne lui interdit de consulter le Hall, mais les représentantes sont tenues de faire exécuter les décrets avec la plus grande diligence, et elles doivent… (Takima dut se forcer à continuer :) elles doivent adopter tous les décrets de leur dirigeante en les votant à l’unanimité. C’est une obligation absolue. »

Un long silence s’ensuivit. Alors que les autres écarquillaient les yeux, Delana se détourna et vomit sur le sol, derrière son coffre. Kwamesa et Salita sautèrent de leur perchoir et se dirigèrent vers elle, mais elle leur fit signe de ne pas approcher, puis s’essuya la bouche d’un revers de la manche. Magla, Saroiya et d’autres sœurs toujours assises semblèrent sur le point de vomir aussi. Pas celles qui avaient été choisies à Salidar, cependant. Romanda, elle, semblait d’humeur à briser du fer avec les dents.

— Très malin, lâcha Lelaine. (Elle marqua une pause, puis ajouta :) Mère… veux-tu bien nous dire ce que ta grande sagesse et ton extraordinaire expérience te suggèrent ? Au sujet de la guerre, je précise. J’entends être parfaitement claire, désormais…

— Moi aussi, ma fille… (Egwene se pencha et foudroya du regard la sœur bleue.) La Chaire d’Amyrlin a droit à un profond respect, et à partir de maintenant, j’exige qu’on me le témoigne. Te retirer ton siège et t’infliger une pénitence serait un jeu d’enfant pour moi. Mais ça ne me semble pas le moment…

Lelaine encaissa mal le choc. Avait-elle cru que tout continuerait comme avant ? Ou, à force de voir Egwene courber l’échine, s’était-elle convaincue qu’elle n’était qu’une mauviette ?

La jeune femme n’avait pour de bon aucune envie de destituer Lelaine. L’Ajah Bleu la choisirait sûrement de nouveau comme représentante, et elle ne pouvait pas se le mettre à dos. Car elle aurait encore à traiter avec le Hall des sujets qui ne pouvaient décemment pas être présentés comme en rapport avec la guerre contre Elaida.

Du coin de l’œil, Egwene vit que Romanda jubilait devant la déconfiture de sa rivale. À quoi bon abaisser Lelaine si ça faisait remonter la cote de son ennemie jurée ?

— Romanda, cette remarque vaut pour tout le monde. Si ça s’impose, Tiana peut nous fournir deux badines au lieu d’une.

Le sourire de Romanda s’effaça.

— Ai-je la permission de parler ? demanda Takima en se levant. (Elle eut un sourire maladif.) Je pense que tu commences très bien… S’arrêter ici un mois, voire plus, peut nous être très profitable.

Romanda foudroya la « traîtresse » du regard, mais pour une fois, Takima sembla s’en ficher.

— Si nous passons l’hiver ici, nous éviterons les conditions encore plus rudes du nord, et nous pourrons préparer…

— Il faut savoir attendre, ma fille, coupa Egwene, mais il convient aussi de ne pas traîner les pieds.

Allait-elle être une autre Gerra ou une nouvelle Shein ? Les deux options étaient possibles…

— Dans un mois, nous partirons d’ici par un portail !

Non, elle était Egwene al’Vere ! Quoi que les archives secrètes puissent dire un jour de ses qualités et de ses défauts, ce seraient les siens, pas la pâle copie de ceux d’une autre femme.

— Dans un mois, nous commencerons à assiéger Tar Valon !

Cette fois, seuls les sanglots de Takima rompirent un silence de mort.


Загрузка...