Avant même l’apparition du soleil, le matin suivant, Egwene convoqua le Hall de la Tour. À Tar Valon, ça aurait impliqué une kyrielle de cérémonies. Et même depuis le départ de Salidar, les sœurs dissidentes n’avaient pas renoncé à la totalité du protocole. Pourtant, en cette occasion, Sheriam se contenta de passer de tente en tente pour annoncer aux représentantes que la Chaire d’Amyrlin invitait le Hall à siéger. En fait, il ne « siégea » pas le moins du monde.
Aux premières lueurs de l’aube, dix-huit femmes chaudement vêtues formèrent un cercle autour d’Egwene pour écouter ce qu’elle avait à dire.
Intriguées, d’autres sœurs approchèrent pour entendre. Seulement une poignée, au départ, mais personne ne leur disant de partir, les curieuses se firent de plus en plus nombreuses. Bientôt, des échos de conversations à voix basse montèrent de ce groupe. À voix très basse, même, car fort peu de sœurs auraient osé déranger une seule représentante – alors, le Hall tout entier !
Les Acceptées qui approchèrent aussi se montrèrent encore plus discrètes, bien entendu, et les novices se firent toutes petites, afin qu’on les oublie. Pas de risque que ça arrive, cependant, car il y avait désormais dans le camp autant de novices que d’Aes Sedai. Avec une telle inflation, seules quelques-unes arboraient la cape et la robe blanches requises. Pour les autres, une jupe et un chemisier blanc faisaient l’affaire.
Au nom de l’histoire de la tour, certaines sœurs affirmaient qu’il fallait revenir à l’ancien temps et ouvrir grands les bras aux filles désireuses d’apprendre. D’autres, plus nombreuses, regrettaient le récent passé, où le nombre d’Aes Sedai en activité diminuait régulièrement.
Egwene, elle, frissonnait mentalement chaque fois qu’elle pensait à ce qu’aurait pu devenir la tour. Mais ce drame était évité, et face à un tel changement, même Siuan ne pouvait décemment pas bougonner.
Alors que la réunion battait son plein, Carlinya déboula de derrière une tente et se pétrifia à la vue d’Egwene et des représentantes. D’habitude impassible, la sœur blanche en resta bouche bée et s’empourpra. Mobilisant sa volonté, elle se remit en route et s’éloigna en jetant de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule.
Egwene réprima une grimace. Ce matin, toutes les sœurs étaient trop concentrées sur ce qu’elles avaient à faire pour remarquer la réunion. Mais ça ne durerait pas, et bientôt, les rumeurs les plus folles circuleraient dans le camp.
Quand elle vint se placer à côté d’Egwene, la saluant d’un signe de tête minimaliste, Sheriam laissa sa cape s’entrouvrir afin qu’on aperçoive son étole bleue de Gardienne des Chroniques. Sous ses multiples couches de vêtements, l’Aes Sedai aux cheveux de flammes était l’image même de la sérénité. Sur un signe d’Egwene, elle avança d’un pas pour déclamer l’antique formule rituelle :
— Elle vient ! Elle vient ! La Protectrice des Sceaux, la Flamme de Tar Valon et la Chaire d’Amyrlin ! Soyez toutes attentives, car elle arrive !
Une pompe qui semblait un peu déplacée, dans les conditions présentes. De plus, Egwene n’arrivait pas : elle était déjà là.
Les représentantes ne bronchèrent pas, certaines fronçant quand même imperceptiblement les sourcils tandis que d’autres jouaient un peu trop nerveusement avec les pans de leur cape.
Egwene écarta elle aussi sa cape afin de dévoiler son étole rayée aux couleurs de tous les Ajah. Rappeler à ces femmes qu’elle était pour de bon la Chaire d’Amyrlin ne pouvait jamais faire de mal.
— Nous sommes toutes fatiguées de voyager par ce temps, dit-elle d’une voix moins forte que celle de Sheriam, mais assez cependant pour que tout le monde l’entende.
Sa tête tourna un peu et elle eut un haut-le-cœur. Le trac, c’était un peu comme avoir une indigestion…
— J’ai décidé que nous resterions ici deux jours, et peut-être même trois.
Cette annonce fit son petit effet. Egwene espéra que Siuan était parmi l’auditoire, afin qu’elle voie à quel point elle s’efforçait de s’en tenir aux Trois Serments.
— Les chevaux aussi ont besoin de repos, et quelques réparations feront le plus grand bien aux chariots. La Gardienne des Chroniques se chargera des détails pratiques…
Voilà, on entrait dans le vif du sujet.
Egwene ne s’attendait pas à des objections, et il n’y en eut pas. Ce qu’elle avait dit à Siuan n’avait rien d’une exagération. Certaines sœurs espéraient qu’un miracle se produirait, leur épargnant de devoir marcher sur Tar Valon sous le regard du monde entier. Même parmi celles qui croyaient dur comme fer qu’Elaida devait être renversée pour le bien de la Tour Blanche, beaucoup souhaitaient en secret que quelque chose ralentirait la colonne ou la forcerait à s’arrêter.
Une de ces sœurs-là, Romanda, ne laissa pas à Sheriam le loisir de clore la séance. Dès qu’Egwene se tut, la redoutable Aes Sedai, l’air presque juvénile quand son chignon grisonnant était caché sous sa capuche, s’éloigna d’un pas décidé. Comme des canetons derrière leur mère, Magla, Saroiya et Varilin la suivirent en se dandinant bizarrement à cause de la neige.
Voyant que sa vieille rivale s’en allait, Lelaine fit signe à Faiselle, Takima et Lyrelle et s’en fut à son tour, tel un grand cygne suivi par ses trois petits. Une comparaison un peu plus flatteuse, mais en réalité, ces trois sœurs étaient autant sous l’emprise de Lelaine que leurs collègues sous celle de Romanda.
Les autres représentantes attendirent la formule finale.
— Puissiez-vous partir dans la Lumière…, récita Sheriam.
Quand Egwene elle-même se détourna, le Hall tout entier s’était déjà éparpillé. Le trac était passé, pas la nausée…
— Trois jours…, fit Sheriam en proposant son bras à la Chaire d’Amyrlin pour l’aider à ne pas glisser. Je suis étonnée, mère… Jusque-là, chaque fois que j’ai proposé une pause, tu as catégoriquement refusé.
— Reviens me voir quand tu auras parlé aux maréchaux-ferrants et aux charrons. Avec des chevaux morts de fatigue et des chariots cassés, nous n’irons pas loin.
— Si tu le dis, mère, répondit Sheriam.
Sans véritable soumission, mais sans regimber non plus.
Le verglas n’ayant pas fondu, les risques de glissade demeuraient. Se tenant par le bras, les deux femmes avancèrent prudemment. Egwene aurait en réalité eu besoin de moins de soutien, mais Sheriam faisait ça si subtilement ! La Chaire d’Amyrlin ne devait certes pas se retrouver sur les fesses sous les yeux de soixante sœurs et d’une centaine de domestiques, mais il ne fallait pas non plus qu’on la voie se laisser guider comme une invalide.
La plupart des représentantes qui avaient prêté serment à Egwene, Sheriam comprise, avaient agi à cause de la peur, tout simplement, et par souci de se protéger. Si le Hall apprenait qu’elles avaient envoyé en secret des sœurs pour tenter de convaincre les Aes Sedai de Tar Valon – en secret par crainte qu’il y ait des Suppôts des Ténèbres infiltrées dans le Hall – elles passeraient à coup sûr le reste de leur vie en exil… et à accomplir leur pénitence. Du coup, les femmes qui avaient cru pouvoir utiliser Egwene comme une marionnette – afin de compenser leur influence déclinante sur le Hall – étaient désormais obligées de lui obéir. Rien de pareil ne s’était jamais produit, même pas dans l’histoire « non officielle ». Si les sœurs étaient tenues d’obéir à la Chaire d’Amyrlin, lui jurer allégeance ne faisait pas partie du protocole. D’ailleurs, même si elles tenaient parole, la plupart de ces sœurs en étaient encore bouleversées. Carlinya se révélait de très loin la plus touchée, mais Egwene avait entendu Beonin claquer des dents la première fois, après son serment, qu’elle l’avait vue avec des représentantes. Quant à Morvrin, elle semblait étonnée chaque fois qu’elle posait les yeux sur la Chaire d’Amyrlin, comme si elle ne parvenait pas à croire qu’elle avait juré elle aussi. Nisao fronçait les sourcils en permanence, Anaiya semblait se mordre la langue pour garder le secret et Myrelle semblait souvent troublée – mais elle avait d’autres raisons que le serment.
Sheriam, elle, s’était simplement mise à habiter le rôle de Gardienne des Chroniques d’Egwene, ne considérant plus ça comme une mascarade.
— Mère, puis-je proposer de profiter de cette halte pour voir ce que la région peut nous offrir en matière de vivres et de fourrage ? Nos réserves sont très basses. Surtout le sel et les infusions… Mais ça, je doute que nous en trouvions.
— Fais de ton mieux, dit Egwene d’un ton conciliant.
Dire qu’il ne fallait pas remonter loin pour trouver un temps où Sheriam la terrifiait ! L’idée de lui déplaire était alors un cauchemar. Mais bizarrement, depuis qu’elle n’était plus la Maîtresse des Novices et qu’elle avait cessé d’imposer sa volonté à Egwene, Sheriam semblait bien plus heureuse.
— J’ai tout à fait confiance en toi, ma fille.
Sheriam rayonna, ravie par ce compliment.
Alors que le soleil apparaissait à peine à l’est, le camp grouillait déjà d’activité. Le petit déjeuner terminé, les cuisiniers aidés par une horde de novices en étaient au nettoyage. À l’ardeur qu’elles mettaient à la tâche, les jeunes femmes devaient sûrement trouver là l’occasion de se réchauffer. Les cuisiniers, eux, traînaient les pieds, portaient très souvent une main à leurs vieux reins douloureux et regardaient la neige d’un regard morose.
À cause des ordres d’Egwene, les serviteurs – glacés sous plusieurs couches de vêtements – qui venaient de commencer à démonter les tentes s’affairaient déjà à les remonter et à vider les chariots qu’ils avaient bien trop hâtivement chargés. Plus loin, les palefreniers retiraient les harnais des chevaux qu’ils avaient en vain préparés au départ. Egwene entendit quelques hommes maugréer parce qu’ils se croyaient hors de portée d’oreille des sœurs, mais dans l’ensemble, tout le monde semblait bien trop fatigué pour râler.
Presque toutes les Aes Sedai dont les tentes étaient encore debout avaient trouvé refuge à l’intérieur. Quelques-unes supervisaient cependant le travail des domestiques tandis que d’autres allaient et venaient, vaquant à leurs occupations. Dans le camp, elles étaient les seules à cacher leur fatigue – à l’exception des Champions, qui réussissaient à paraître frais et dispos comme s’ils avaient dormi tout leur soûl et se réjouissaient à la perspective d’une belle journée de printemps. L’action éventuelle du lien mise à part, Egwene soupçonnait que cette vigueur jamais démentie aidait les sœurs à paraître toujours au mieux de leur forme. Quand on avait pour Champion un gaillard refusant obstinément de reconnaître qu’il avait froid, qu’il était fatigué ou qu’il crevait de faim, il fallait se mettre au diapason.
Morvrin apparut dans une des ornières de roues transformées en chemins, tenant Takima par le bras. Pour se soutenir ? Peut-être, même si Morvrin, bâtie tout en force, faisait paraître sa compagne encore plus petite qu’elle l’était vraiment. Pour empêcher Takima de s’échapper ? C’était bien possible, car Morvrin était du genre à ne pas lâcher prise, quand elle avait quelque chose en tête.
Egwene fronça les sourcils. Morvrin pouvait très bien être en quête d’une représentante pour son Ajah – le Marron – mais on aurait cru que Janya ou Escaralde feraient de meilleures candidates.
Les deux femmes disparurent derrière un chariot bâché équipé de patins. Morvrin parlait à l’oreille de Takima, mais comment savoir si celle-ci l’écoutait attentivement ?
— Quelque chose cloche, mère ? demanda Sheriam.
Egwene eut un sourire forcé.
— Rien de plus que d’habitude, ma fille… Rien de plus…
Dès que les deux femmes eurent atteint le « bureau », Sheriam partit exécuter les ordres d’Egwene, qui entra sous la tente et trouva que tout était fin prêt. Toute autre configuration l’aurait bien étonnée… Avec son efficacité coutumière, Selame était en train de poser un plateau sur la table. Dans son chemisier orné de perles sur le devant et le long des manches, cette femme au nez proéminent et hautain ne ressemblait pas à une servante. Pourtant, elle avait fait tout le nécessaire. Même si une grande partie de la chaleur s’échappait par le trou d’évacuation de la fumée, deux braseros emplis de charbon réchauffaient l’atmosphère. Saupoudrées sur les braises, des herbes séchées parfumaient la fumée qui restait malgré tout dans la tente. Bien entendu, le plateau de la veille avait disparu. La lampe et les bougies étaient toutes allumées, car nul n’aurait été assez fou, par ce temps, pour laisser le rabat ouvert afin de permettre à la lumière du jour d’entrer.
Siuan était déjà là, une liasse de documents dans les mains. L’air épuisée, elle avait une tache d’encre sur le nez. Son poste de secrétaire de la Chaire d’Amyrlin donnait une raison de plus aux deux femmes de se voir et de dialoguer. Cerise sur le gâteau, Sheriam s’était montrée fort satisfaite de céder ce travail à quelqu’un.
Cela dit, Siuan passait une partie de son temps à râler. Pour une femme qui n’avait pratiquement jamais quitté la tour depuis son noviciat, elle se montrait bizarrement claustrophobe. Pour l’heure, cependant, elle incarnait l’image même de la patience – avec une ostentation suspecte, aurait-on pu ajouter.
Nez hautain ou pas, Selame se fendit d’une série de révérences qui lui prirent une petite éternité, retardant le moment où elle se saisit enfin de la cape et des mitaines d’Egwene. Puis elle voulut savoir si la Chaire d’Amyrlin désirait s’asseoir avec les jambes légèrement surélevées. Voulait-elle que sa fidèle servante aille lui chercher une robe de chambre ? Ou préférait-elle qu’elle reste sous la tente, au cas où on aurait besoin d’elle ?
Egwene fut pratiquement obligée d’expulser l’encombrante servante. Puis elle but son infusion et découvrit qu’elle était à la menthe. Par ce temps ! D’une loyauté douteuse, Selame était un vrai problème, mais elle faisait pourtant de son mieux…
Mais l’heure n’était pas au repos et à la dégustation d’une tisane ! Après avoir tiré sur son étole pour l’ajuster, Egwene prit place à sa table de travail, sur le siège taquin qui avait tendance à se replier sous elle. En face d’elle, Siuan se percha sur un tabouret tout aussi branlant.
Les deux femmes ne parlèrent pas de leurs plans, ni de Gareth Bryne et encore moins de leurs espoirs. Pour l’instant, elles avaient fait tout ce qui était possible, et il n’y avait plus qu’à attendre. Mais pendant le voyage, les problèmes s’étaient accumulés, certains sans grande importance et d’autres vraiment gênants, et il fallait profiter de cette pause pour les régler. L’armée de Pelivar et Arathelle ne changeait rien à la donne.
Parfois, Egwene se demandait où on parvenait à trouver tant de parchemin alors que tout le reste manquait. D’ailleurs, il s’avéra que la grande majorité des rapports revenait en détail sur la baisse inquiétante des réserves. En plus des infusions et du sel, mentionnés par Sheriam, on manquait de charbon, de clous et de fers pour les maréchaux-ferrants et les charrons, de cuir et de fil goudronné pour les responsables des harnais, d’huile pour les lampes, de bougies et d’une bonne centaine d’autres choses, dont le savon. Et quand il n’y avait pas pénurie, les choses s’usaient dangereusement, comme les chaussures ou la toile des tentes.
Siuan lut tous ces rapports d’une voix tremblante de colère, puis, plus furieuse encore, elle passa à son compte-rendu sur les finances de l’expédition, hélas en chute libre.
Elle lut ensuite trois notes rédigées par des représentantes désireuses de proposer l’un ou l’autre moyen de rétablir la santé financière de la rébellion. Avant de déclamer ces textes devant le Hall, au moins daignaient-elles les soumettre à la dirigeante suprême.
Ces plans ne tenaient pas debout. Moria Karentanis suggérait qu’on cesse de verser leur solde aux hommes. La pire idée possible, puisqu’elle conduirait à la dissolution pure et simple de l’armée, mais cette absurdité revenait très régulièrement. Malind Nachenin avait rédigé à l’intention de la noblesse locale un appel de fonds qui ressemblait à une réquisition et risquait de provoquer un soulèvement. Tout comme l’idée farfelue de Salita Torane consistant à lever un impôt dans chaque ville et village que la colonne traverserait.
S’emparant des trois notes, Egwene les brandit rageusement sous le nez de Siuan – mais elle aurait de loin préféré serrer la gorge des trois représentantes.
— Pensent-elles donc toutes que les choses doivent aller comme elles le désirent, et qu’importe la réalité ! Lumière, ce sont elles qui se comportent comme des enfants !
— La tour a réussi assez souvent à transformer ses désirs en réalité, rappela Siuan. Et d’aucunes diraient que c’est toi qui ignores la réalité.
Egwene eut un soupir accablé. Par bonheur, quel que soit le vote du Hall, il fallait un décret signé de sa main pour le valider. Même dans des circonstances délicates, elle disposait d’un peu de pouvoir. Très peu, en fait, mais c’était toujours mieux que rien.
— Siuan, le Hall est toujours aussi pénible ?
L’ancienne Chaire d’Amyrlin acquiesça, puis elle se tortilla afin de trouver un meilleur équilibre sur son tabouret dont les pieds étaient tous d’une hauteur différente.
— Mais ça pourrait être encore pire ! Rappelle-moi de te parler en détail de l’Année des Quatre Chaires d’Amyrlin. L’histoire se passe environ cent cinquante ans après la fondation de Tar Valon. En ce temps-là, le fonctionnement normal de la tour ressemblait à ce que nous vivons aujourd’hui. Tout le monde voulait se saisir du gouvernail, si tu vois ce que je veux dire. Durant une partie de cette année, il y eut même deux Halls concurrents. Presque comme aujourd’hui… Bien entendu, tout le monde a souffert, au bout du compte, y compris les quelques sœurs qui pensaient pouvoir sauver la tour. Certaines auraient peut-être réussi, si elles ne s’étaient pas enfoncées dans des sables mouvants. Finalement, et comme toujours, la tour a survécu…
En trois mille ans, beaucoup de choses s’étaient passées à la tour – dont un grand nombre figurant dans les archives secrètes – et pourtant, Siuan semblait les connaître toutes sur le bout des doigts. Pendant son séjour à la tour, elle avait dû passer des années à dévorer ces textes…
Egwene avait au moins une certitude. Si elle entendait éviter le destin de Shein, elle refusait de rester ce qu’elle était, à savoir une marionnette à peine mieux servie que Cemaile Sorenthaine. Très longtemps avant la fin de son règne, choisir la robe qu’elle allait mettre restait – et de loin ! – la décision la plus cruciale que Cemaile pouvait prendre.
Oui, même si elle risquait de ne pas aimer ça, il faudrait que Siuan lui raconte l’Année des Quatre Chaires d’Amyrlin.
Les heures passèrent, midi approcha, et la pile de documents de Siuan ne sembla pas diminuer. Egwene aurait accueilli toute interruption à bras ouverts – y compris la découverte précoce de son plan. Non, peut-être pas ça…
— L’affaire suivante, Siuan ? soupira-t-elle.
Un mouvement, à la périphérie de sa vision, attira l’attention d’Aran’gar. Plissant les yeux, elle observa à travers les arbres le camp de l’armée qui formait comme un cercle obscur autour des tentes des Aes Sedai. Escortés par des cavaliers dont le plastron et la pointe de la lance brillaient faiblement sous le chiche soleil, des chariots montés sur patins se dirigeaient lentement vers l’est.
Aran’gar ne put s’empêcher de ricaner. Des chariots et des chevaux ! Une colonne de primitifs incapables d’aller plus vite qu’un homme à pied et dirigée par un chef incapable de savoir ce qui se passait à quarante lieues de là ! Des Aes Sedai ? Aran’gar aurait pu les détruire toutes ! Et même en crevant, elles n’auraient toujours pas su d’où était venu le coup ni qui les avait frappés. Bien entendu, elle ne leur aurait pas survécu longtemps… Une idée qui la fit frissonner. Le Grand Seigneur accordait rarement une seconde chance. Puisqu’elle en avait eu une, pas question de la gaspiller !
Quand les cavaliers eurent disparu dans la forêt, Aran’gar s’en retourna dans le camp en songeant distraitement à ses rêves de la nuit précédente. Dans son dos, une couche de neige dissimulerait jusqu’au printemps – à savoir plus de temps qu’il n’en fallait – ce qu’elle venait d’enfouir. Devant elle, quelques hommes du camp la remarquèrent enfin et cessèrent de se concentrer sur leur tâche en cours pour la regarder. Par réflexe, elle sourit et lissa sa jupe sur ses jambes. Désormais, se souvenir de sa vie, quand elle était un homme, se révélait très difficile. Comme ces idiots, était-elle à l’époque si facile à manipuler ?
Traverser cette foule avec un cadavre sans se faire repérer n’avait pas été facile, même pour elle, mais le trajet de retour se révélait des plus agréables…
La matinée s’étira interminablement de rapport en rapport jusqu’à ce qu’advienne ce qu’Egwene aurait juré qu’il allait advenir. Car chaque journée avait ses événements incontournables. Il faisait froid, il neigeait et des nuages dérivaient dans le ciel grisâtre, poussés par un vent mordant. Enfin, il y avait les inévitables visites de Lelaine et de Romanda.
Lasse d’être assise, Egwene était en train d’étirer ses jambes lorsque Lelaine fit irruption sous la tente, Faolain sur les talons. Avant que le rabat se referme, un vent glacial entra avec les deux femmes, bien entendu. Alors qu’elle regardait autour d’elle d’un air vaguement réprobateur, Lelaine retira ses gants de cuir bleu tandis que Faolain lui enlevait sa cape doublée de fourrure. Pleine de dignité dans sa robe de soie bleue, le regard pénétrant, la sœur à la fine silhouette aurait tout aussi bien pu être sous sa propre tente. D’un geste, elle envoya Faolain se recroqueviller dans un coin. Sans prendre la peine de retirer sa propre cape, la jeune femme la rejeta dans son dos d’un coup d’épaule. Ramassée sur elle-même, elle resta néanmoins prête à obéir instantanément au moindre nouveau geste de la représentante. Sur son visage mat s’affichait une sorte de soumission résignée qui ne lui ressemblait pas.
Bizarrement, Lelaine sortit de sa réserve juste le temps de sourire chaleureusement à Siuan. Les deux femmes avaient été amies, bien des années plus tôt. Depuis le retour de Siuan, Lelaine lui avait même proposé la protection que Faolain avait acceptée – l’aile d’une représentante en guise d’abri contre les ricanements et les accusations des autres sœurs. Frôlant la joue de Siuan, Lelaine lui murmura quelques paroles probablement pleines de compassion.
L’ancienne Chaire d’Amyrlin rougit et se raidit. Ce n’était pas de la comédie, aurait juré Egwene. Siuan trouvait pour de bon difficile d’assumer tout ce qui avait changé en elle – et plus encore, la facilité avec laquelle elle s’y était adaptée.
Lelaine jeta un coup d’œil méprisant au tabouret bancal, et décida de rester debout, comme d’habitude. Puis elle parut enfin s’aviser de la présence d’Egwene.
— Mère, nous devons parler du Peuple de la Mer, dit-elle d’un ton un peu trop sec pour quelqu’un qui s’adressait à la Chaire d’Amyrlin.
Lorsque les battements affolés de son cœur s’arrêtèrent, Egwene s’avisa qu’elle avait craint que Lelaine soit déjà au courant de ce que Gareth Bryne lui avait dit dans la nuit. Voire du rendez-vous qu’il était en train d’arranger…
Le cœur de la jeune femme accéléra de nouveau. Le Peuple de la Mer ? Le Hall ne pouvait pas être informé du marché délirant que Nynaeve et Elayne avaient conclu avec les Atha’an Miere. Comment s’étaient-elles laissé embarquer là-dedans ? Et comment les tirer de là, à présent ?
L’estomac noué, Egwene reprit place à sa table de travail sans rien trahir de ses tourments. Le fichu siège pliable en profita pour… se replier, et elle faillit se retrouver sur le séant. Par bonheur, elle réussit à éviter le pire – en supposant qu’elle n’était pas rouge comme une pivoine.
— Les Atha’an Miere présents à Caemlyn ou à Cairhien ?
Oui, une question à la fois pertinente et raisonnable…
— Cairhien ! lança Romanda en entrant sous la tente. Oui, bien sûr, Cairhien !
L’intrusion de Romanda rejeta presque Lelaine au second plan, comme si la personnalité de sa rivale l’écrasait. Son visage ne semblant tout simplement pas fait pour ça, la redoutable sœur ne prit même pas la peine d’essayer de sourire.
Elle lança sa cape à Theodrin, qui la suivait toujours comme son ombre, puis lui fit signe d’aller se réfugier dans un coin, en face de Faolain. Alors que cette dernière semblait résignée, Theodrin écarquillait en permanence les yeux, comme si elle était bouleversée, et un cri semblait vouloir s’échapper de ses lèvres sans jamais y parvenir.
Vu leur place dans la hiérarchie des Aes Sedai, Faolain et Theodrin auraient dû occuper des fonctions bien plus reluisantes. Mais de l’eau coulerait sous les ponts avant que ça arrive.
Romanda observa un moment Siuan, comme si elle songeait à l’envoyer elle aussi dans un coin, puis elle accorda à peine un regard à Lelaine et se concentra sur Egwene.
— Il semble que notre jeune homme ait parlé avec les Atha’an Miere. Les agents de l’Ajah Jaune, à Cairhien, en sont tout excités. Mère, as-tu idée de ce qui peut bien l’intéresser chez le Peuple de la Mer ?
Malgré le « mère », on aurait eu du mal à croire que Romanda s’adressait à la Chaire d’Amyrlin. Mais il en allait toujours ainsi… Bien sûr, l’identité de « notre jeune homme » ne faisait aucun doute. Dans le camp, toutes les sœurs reconnaissaient que Rand était le Dragon Réincarné. Mais en les entendant parler de lui, on aurait cru qu’elles évoquaient un sale garnement susceptible de venir dîner en étant rond comme une queue de pelle et en finissant par vomir sur la table.
— Comment saurait-elle ce que ce garçon a dans la tête ? intervint Lelaine avant qu’Egwene ait pu ouvrir la bouche. (Cette fois, son sourire n’avait rien de chaleureux.) S’il est possible de trouver une réponse, Romanda, ce sera à Caemlyn. Là-bas, les Atha’an Miere ne sont pas recluses sur un bateau, et je doute fort que tant de femmes de haut rang de ce peuple se soient déplacées pour des missions subalternes. Leur présence indique qu’elles s’intéressent au garçon. Désormais, elles doivent savoir qui il est.
Romanda eut un sourire glacial.
— Enfoncer les portes ouvertes n’est pas très utile, Lelaine. Cette réponse, toute la difficulté est de savoir comment la trouver !
— J’allais résoudre cette question quand tu nous as dérangées, Romanda… La prochaine fois que notre mère rencontrera Elayne et Nynaeve, dans le Monde des Rêves, elle leur fera passer des ordres. Quand elle sera à Caemlyn, Merilille découvrira ce que veulent les Atha’an Miere et peut-être aussi ce que le garçon a fait. Dommage que ces filles n’aient pas pensé à fixer des rendez-vous à intervalles réguliers, mais il faudra faire avec. Lorsqu’elle aura les réponses, Merilille rencontrera une représentante dans le Monde des Rêves.
D’un petit geste, Lelaine indiqua que ce serait elle, cette représentante.
— Salidar devrait être un lieu adéquat…
Romanda ricana.
— Il est plus facile de donner un ordre à Merilille que de la faire obéir. Elle a conscience, j’espère, qu’elle devra répondre à des questions serrées. Cette Coupe des Vents aurait dû nous être remise avant toute utilisation, afin que nous puissions l’étudier. Je parie qu’aucune des sœurs présentes à Ebou Dar n’avait de grandes compétences en matière de Danse des Nuages, et on voit le résultat : un changement brusque et des tempêtes. J’ai pensé à soulever devant le Hall le cas de toutes les personnes impliquées… (Romanda prit soudain un ton mielleux.) Si ma mémoire ne me fait pas défaut, tu as soutenu le choix de Merilille.
Lelaine se redressa, les yeux lançant des éclairs.
— J’ai soutenu la femme que les sœurs grises présentaient, Romanda, et rien de plus ! Comment aurais-je pu deviner qu’elle déciderait d’utiliser la coupe sur place ? En incluant dans le cercle des Naturelles du Peuple de la Mer ! Comment a-t-elle pu penser que ces femmes en savaient autant que nous sur le contrôle du climat ?
Lelaine se calma soudain, consciente qu’elle était sur la défensive face à sa pire ennemie au sein du Hall. Plus grave encore, elle adoptait l’opinion de Romanda sur les Atha’an Miere. C’était la bonne, certes, mais le reconnaître était une autre affaire…
Romanda sourit devant la déconfiture de sa rivale. Avec un soin méticuleux, elle tira sur le devant de sa robe couleur bronze tandis que Lelaine cherchait un moyen de s’en tirer par une pirouette.
— Nous verrons ce que décidera le Hall, dit Romanda, impitoyable. Jusqu’à ce que cette question soit tranchée, je pense préférable que Merilille ne rencontre aucune représentante impliquée dans sa désignation à la tête de cette mission. Le plus infime soupçon de collusion serait un désastre. Ensuite, tu reconnaîtras, je l’espère, que je suis la mieux placée pour lui parler.
Lelaine blêmit, mais sans trahir de peur. Egwene devina qu’elle recensait les sœurs qui seraient de son côté et celles qui ne le seraient pas. La collusion était une accusation presque aussi grave que la trahison, et pour trancher, il suffisait de l’accord a minima. Lelaine pourrait sans doute éviter une condamnation, mais les débats seraient longs et rudes. La faction de Romanda pouvait même en sortir renforcée.
Que les plans d’Egwene portent ou non leurs fruits, une telle issue serait source de problèmes infinis. Et pour enrayer le processus, la Chaire d’Amyrlin ne pouvait rien faire, à part révéler ce qui s’était vraiment passé à Ebou Dar. Autant demander à Romanda et Lelaine de lui faire la même offre qu’à Faolain et Theodrin…
Egwene prit une profonde inspiration. Au minimum, elle devait pouvoir éviter que Salidar serve de lieu de rendez-vous en Tel’aran’rhiod. Car c’était là qu’elle rencontrait Elayne et Nynaeve, désormais. Quand elle les voyait, ce qui ne s’était pas produit depuis des jours. Lorsque des représentantes grouillaient un peu partout dans le Monde des Rêves, trouver un endroit où on ne risquait pas d’en rencontrer n’était pas facile.
— Lors de mon prochain rendez-vous avec Elayne ou avec Nynaeve, je ferai passer vos instructions au sujet de Merilille. Et je vous dirai quand elle pourra vous rencontrer…
À savoir jamais, une fois qu’elle aurait exécuté ces instructions…
Les deux représentantes tournèrent la tête vers Egwene, dont elles avaient oublié jusqu’à la présence. Luttant pour ne pas montrer son agacement, la jeune femme s’aperçut qu’elle tapait nerveusement du pied et elle se força à cesser. Elle allait devoir supporter encore un peu la condescendance des deux sœurs. Oui, encore un tout petit peu… Au moins, elle n’avait plus la nausée. Seule la colère demeurait.
Sur ces entrefaites, Chesa entra avec le repas de midi de la Chaire d’Amyrlin. D’âge moyen, brune un peu enveloppée et fort jolie, cette servante parvenait à témoigner du respect à sa maîtresse sans faire montre de servilité. Par exemple, sa révérence fut aussi simple et de bon aloi que la robe anthracite à col de dentelle qu’elle portait avec une belle grâce.
— Désolée de vous déranger toutes les trois… Mère, je suis navrée qu’il soit si tard, mais Meri semble avoir disparu dans la nature.
Claquant de la langue d’agacement, Chesa posa son plateau sur la table. Disparaître dans la nature semblait une activité peu compatible avec Meri, une femme revêche et stricte qui s’imposait une discipline sans faille et ne s’autorisait pas la moindre faiblesse.
Romanda fronça les sourcils mais ne dit rien. De fait, elle ne pouvait pas montrer trop d’intérêt pour une des servantes d’Egwene – surtout quand il s’agissait d’une espionne à elle ! Selame, elle, travaillait pour Lelaine.
Egwene se força à ne pas regarder Theodrin et Faolain, qui se tenaient humblement dans leur coin, comme des Acceptées et non comme les Aes Sedai qu’elles étaient pourtant.
Chesa fit mine de parler encore, mais elle se ravisa, peut-être impressionnée par les représentantes. Quoi qu’il en soit, Egwene fut soulagée de la voir se retirer en s’inclinant et en murmurant :
— Avec ta permission, mère…
En public, les sempiternels « conseils » de Chesa étaient en général assez discrets, ou au minimum indirects. Mais quoi qu’il en soit, Egwene n’avait nul besoin que quelqu’un lui rappelle de manger tant que c’était chaud, même en usant de circonvolutions.
Lelaine reprit le fil de la conversation comme s’il n’y avait pas eu d’interruption :
— L’important, c’est d’apprendre ce que veulent les Atha’an Miere. Et ce que fait le garçon. Qui sait ? il veut peut-être devenir leur roi !
Lelaine tendit les bras, permettant ainsi à Faolain de lui faire enfiler de nouveau sa cape.
— Mère, si une idée te vient à ce sujet, tu veux bien songer à m’en faire part ?
Un ordre plutôt qu’une demande…
— Je vais réfléchir intensément…, répondit Egwene.
Une façon d’éluder le problème, puisque ça ne voulait pas dire qu’elle entendait partager les fruits de sa méditation. Contrairement au Hall, elle savait que les Atha’an Miere tenaient Rand pour le Coramoor dont parlaient leurs prophéties. En revanche, elle ignorait ce que le jeune homme leur voulait, et n’aurait pas su dire non plus ce qu’ils attendaient de lui. Selon Elayne, les Atha’an Miere qui étaient avec Nynaeve et elle n’en savaient rien non plus. De quoi presque regretter que les très rares Aes Sedai originaires du Peuple de la Mer ne soient pas présentes dans le camp. Presque… Ces Régentes des Vents seraient d’une façon ou d’une autre une source de problèmes…
Sur un geste de Romanda, Theodrin bondit en avant en brandissant la cape de sa « maîtresse ». Si on en jugeait par son air morose, Romanda n’avait pas apprécié que Lelaine ait réussi sa pirouette.
— Surtout, n’oublie pas de dire à Merilille que je veux lui parler, mère.
Là encore, ce n’était pas une demande…
Les deux représentantes se défièrent un moment du regard, la présence d’Egwene de nouveau oubliée, puis elles se dirigèrent vers le rabat, jouant des épaules pour passer la première. Romanda l’emporta et sortit, vite suivie par Theodrin. Avec un rictus haineux, Lelaine poussa pratiquement Faolain hors de la tente et disparut dans son sillage.
Siuan ne fit rien pour cacher son soulagement.
— « Avec ta permission, mère »…, marmonna Egwene. Mais oui, mes filles, vous pouvez vous retirer…
Soupirant de concert avec Siuan, la Chaire d’Amyrlin reprit place sur son siège… qui se plia et lui donna l’occasion d’aller vérifier la texture du tapis avec son postérieur. Se relevant lentement, elle tira sur sa robe, ajusta son étole et se félicita que ce grotesque incident ne se soit pas déroulé devant les deux représentantes.
— Va te chercher quelque chose à manger, Siuan, et reviens ici avec. Nous allons avoir une longue journée.
— Certaines chutes font moins mal que d’autres…, murmura l’ancienne Chaire d’Amyrlin avant de sortir.
À vive allure, ce qui était une très bonne idée, car Egwene lui aurait volontiers soufflé dans les bronches.
Siuan revint très vite et les deux femmes mangèrent en silence un mélange de lentilles et de carottes dures comme du bois agrémenté de minuscules morceaux de viande qu’elles préférèrent ne pas regarder de trop près. Puis elles reprirent leur conversation, faisant mine de s’intéresser aux rapports à chaque interruption. Par bonheur, il n’y en eut pas beaucoup, Chesa venant simplement récupérer le plateau, puis changer les bougies – un travail qu’elle fit en maugréant, ce qui ne lui ressemblait guère.
— Qui aurait cru que Selame se volatiliserait aussi ? marmonna-t-elle. Encore à fricoter avec les soldats, je suppose… La mauvaise influence d’Halima…
Un jeune type étique au nez congestionné vint changer le charbon des braseros – la Chaire d’Amyrlin était mieux chauffée que les autres, mais ça n’allait pas bien loin – et faillit s’emmêler les pinceaux. Les yeux ronds avec lesquels il regardait Egwene furent une véritable consolation, après le mépris des représentantes.
Sheriam vint demander si Egwene avait d’autres instructions pour elle, et elle fit mine de s’incruster. Comme si le peu de secrets qu’elle connaissait lui pesait sur l’estomac, elle semblait très nerveuse et finit par se retirer.
Personne d’autre ne se montra. Parce que nul ne voulait déranger la Chaire d’Amyrlin en plein travail ? Ou parce que tout le monde savait que les décisions vraiment importantes étaient prises par le Hall ?
— Je suis perplexe au sujet de ce rapport qui parle de soldats ayant quitté le Kandor pour aller vers le sud, dit Siuan lorsque le rabat se fut refermé sur Sheriam. C’est le seul qui mentionne ce fait, et les Frontaliers, c’est bien connu, s’éloignent rarement de la Flétrissure. Mais tout le monde sait ça, alors, pourquoi inventer un mensonge si stupide ?
Le rapport en question ne figurait pas dans la liasse de documents. Parce qu’elle avait réussi à garder un minimum de contrôle sur les réseaux d’espions de la Chaire d’Amyrlin – jusque-là, en tout cas –, Siuan recevait un flot presque ininterrompu de nouvelles, de rumeurs et de ragots qu’elle filtrait en compagnie d’Egwene avant de les transmettre au Hall. Leane avait elle aussi un réseau qui venait alimenter ce torrent. Une grande partie de ces informations arrivaient jusqu’au Hall. Après tout, les représentantes devaient être informées au moins partiellement, et rien ne disait que les Ajah leur transmettaient les données glanées par leurs propres réseaux. Mais bien entendu, il fallait éliminer ce qui risquait d’être dangereux et mettre particulièrement en valeur ce qui pouvait détourner l’attention du Hall du plan d’Egwene.
Ces derniers temps, rien de bien intéressant ne provenait de ces sources. À Cairhien, des kyrielles de rumeurs couraient sur des Aes Sedai qui s’étaient alliées à Rand – ou pire encore, qui le servaient ! Bien évidemment, de telles absurdités étaient écartées après un examen rapide.
Les Matriarches ne lâchaient pas grand-chose sur Rand et tous ceux qui avaient un lien avec lui. Mais selon elles, Merana attendait son retour. La présence de sœurs au palais du Soleil – là où le Dragon Réincarné avait son premier trône – avait bien entendu pour effet d’étayer ces histoires.
D’autres rumeurs pouvaient difficilement être ignorées, même quand il était difficile de savoir qu’en faire. En Illian, un imprimeur prétendait détenir la preuve que Rand avait tué Mattin Stepaneos de ses propres mains puis détruit le corps avec le Pouvoir de l’Unique. Dans la même ville, une employée des quais prétendait avoir vu l’ancien roi, ligoté, bâillonné et caché dans un tapis enroulé, être transporté sur un bateau qui avait levé l’ancre le soir même avec la bénédiction du capitaine de la garde portuaire.
La première histoire était plus vraisemblable que la seconde, dut convenir Egwene. La réputation de Rand auprès des sœurs étant déjà détestable, elle espéra que les réseaux des Ajah auraient raté cette « information ».
Les nouvelles continuèrent à s’égrener. À Ebou Dar, après avoir rencontré une très faible résistance, les Seanchaniens semblaient en position de force. Dans un pays dont la reine détenait si peu de pouvoir, tout ça n’avait rien d’étonnant, mais ça n’en restait pas moins décourageant.
Les Shaido semblaient être partout – du moins si on en croyait le rapport de quelqu’un qui avait entendu dire par quelqu’un d’autre qu’une troisième personne aurait entendu dire… La plupart des représentantes croyaient que la dispersion des Shaido était due à Rand. Pourtant, Sheriam leur avait transmis les dénégations des Matriarches. Mais bien entendu, personne ne voulait regarder de trop près les prétendus mensonges de ces Aielles. Sous une kyrielle de prétextes tordus, aucune sœur n’acceptait de rencontrer les « sauvages » dans le Monde des Rêves – à part les Aes Sedai qui avaient prêté serment à Egwene, et encore fallait-il qu’elle leur en donne l’ordre. Anaiya avait pour ces rencontres un nom ironique : « leçons condensées d’humilité ». Et elle ne semblait pas du tout amusée.
— Il ne peut pas y avoir autant de Shaido que ça, marmonna Egwene.
Personne n’ayant saupoudré des herbes sur le charbon des braseros déjà agonisants, l’odeur âcre de la fumée piquait le nez de la jeune femme. Mais si elle utilisait le Pouvoir pour dissiper cette fumée, ça chasserait en même temps le peu de chaleur qu’il restait.
— Les brigands doivent être pour quelque chose dans tout ça…
Au fond, qu’est-ce qui ressemblait plus à un village désert parce que ses habitants avaient fui les Shaido qu’un village désert parce qu’ils avaient fui des bandits ? Surtout quand on avait pour seule référence des histoires de deuxième ou de troisième main.
— Il y en a sûrement assez un peu partout pour qu’ils profitent de la situation.
Les pires brigands se baptisaient eux-mêmes « fidèles du Dragon », ce qui ne simplifiait pas les choses.
Egwene aurait donné cher pour que ses épaules soient moins tendues. Soudain, elle s’avisa que Siuan, le regard vide, semblait vouloir… glisser de son tabouret.
— Siuan, tu t’endors ? Il y a longtemps que nous travaillons, mais il fait encore jour.
C’était facile à voir grâce au trou d’évacuation de la fumée.
L’ancienne Chaire d’Amyrlin sursauta.
— Désolée, mère… J’ai pensé à quelque chose, dernièrement, et je me demande si je dois t’en parler. C’est au sujet du Hall…
— Le Hall ? Si tu sais quelque chose…
— Je ne sais rien du tout ! En revanche, j’ai des soupçons… Enfin, pas vraiment. Du moins, je n’arrive pas à fixer ma suspicion sur un point précis. Mais il y a comme une… trame.
— Dans ce cas, tu dois tout me dire.
Quand il s’agissait de voir une configuration logique là où tout le monde croyait avoir affaire au hasard, nul n’était meilleur que Siuan.
— Eh bien, allons-y ! À part Romanda et Moria, les représentantes choisies à Salidar sont… trop jeunes.
Même si Siuan avait beaucoup changé, évoquer l’âge des autres sœurs la mettait toujours mal à l’aise.
— Escaralde est la doyenne, et je parie qu’elle a tout au plus soixante-dix ans. Pour être sûre, il faudrait que je puisse consulter le Registre des Novices, à Tar Valon, ou qu’elle nous dise son âge, mais j’ai le sentiment de ne pas me tromper. Le Hall compte rarement plus d’une femme qui n’a pas encore fêté ses cent ans, et là, nous en avons huit.
— Mais Romanda et Moria compensent largement ça, dit Egwene en posant ses coudes sur la table. (La journée avait vraiment été longue…) Elles ne sont pas jeunes du tout, et nous devrions peut-être nous féliciter que les autres le soient. Sinon, elles n’auraient peut-être pas voté pour moi…
Egwene ne mentionna pas que Siuan avait accédé au poste suprême alors qu’elle était beaucoup plus jeune qu’Escaralde. Avec tout ce qui s’était passé depuis, ce rappel aurait été cruel.
— Peut-être…, marmonna Siuan. Romanda était sûre d’être nommée représentante. Dans l’Ajah Jaune, qui aurait osé se prononcer contre sa candidature ? Quant à Moria… Elle n’est pas à la remorque de Lelaine, mais cette dernière et Lyrelle pensaient sûrement que ce serait le cas. Je ne sais pas… Mais écoute-moi bien, mère ! Quand une femme est promue trop jeune, il y a toujours une raison. Et je n’exclus pas mon propre cas.
Un instant, du chagrin s’afficha sur le visage de Siuan. La perte de son titre, sans doute, sans compter toutes ses autres souffrances. Mais ça ne dura pas. De sa vie, Egwene n’avait jamais rencontré une femme aussi forte que Siuan Sanche.
— Lors de ce scrutin, il y avait parmi les candidates assez de sœurs ayant l’âge requis, et je ne vois pas pourquoi cinq Ajah leur auraient barré la route du Hall. Il y a une trame, et je dois la découvrir…
Egwene ne souscrivit pas à cette analyse. Les temps étaient au changement, voilà tout, que Siuan veuille le reconnaître ou non. Avec son coup de force, Elaida avait balayé les coutumes et pratiquement violé la loi. Des sœurs avaient en conséquence quitté la tour en le proclamant à la face du monde, et ça, c’était totalement nouveau. Le changement ! Les sœurs les plus âgées étaient certainement attachées aux traditions, mais quelques-unes d’entre elles voyaient sûrement que tout évoluait. C’était pour ça que des femmes plus jeunes, donc à l’esprit plus ouvert, avaient été choisies. Egwene devait-elle ordonner à Siuan de ne plus perdre son temps avec ça ? Ou fallait-il la laisser continuer par… gentillesse ? Elle tenait tellement à démontrer que tous ces changements ne se produisaient pas vraiment…
Avant que la jeune femme ait arrêté sa décision, Romanda passa la tête sous la tente, tenant le rabat écarté. Dehors, les ombres s’allongeaient sur la neige. Le soir tombait.
Rivant les yeux sur Siuan, Romanda, l’air sinistre, ne dit qu’un mot :
— Dehors !
Egwene hocha très légèrement la tête, mais c’était bien inutile, car Siuan s’était déjà levée. Manquant d’abord s’étaler, elle courut jusqu’à la sortie. Une sœur du rang de Siuan était censée obéir à n’importe quelle Aes Sedai aussi puissante dans le Pouvoir que Romanda – représentante ou non.
Romanda lâcha le rabat et s’unit à la Source. Alors que l’aura du saidar l’enveloppait, elle tissa une protection contre les oreilles indiscrètes – sans même songer à demander sa permission à Egwene.
— Tu es une imbécile ! cria-t-elle. Combien de temps croyais-tu pouvoir garder ça secret ? Les soldats parlent, petite. Les hommes jacassent sans cesse. Bryne pourra s’estimer heureux si le Hall ne demande pas sa tête.
Egwene se leva sans hâte et lissa le devant de sa robe. Elle avait prévu cet instant, mais elle devait rester prudente. La partie étant loin d’être jouée, tout pouvait se retourner contre elle au dernier moment. Elle devait donc se prétendre innocente jusqu’à la phase du plan où ce ne serait plus nécessaire.
— Dois-je te rappeler que maltraiter la Chaire d’Amyrlin est un crime, ma fille ? dit-elle très calmement.
— La Chaire d’Amyrlin…, répéta Romanda.
Elle avança et vint se camper devant Egwene.
— Tu n’es qu’une gamine ! Ton postérieur se souvient encore de sa dernière séance de badine, quand tu étais novice. Après ça, tu auras de la chance si le Hall ne te met pas au piquet avec un hochet pour te distraire. Si tu veux avoir une chance d’y couper, il va falloir m’écouter attentivement et m’obéir. Pour commencer, assise !
Rageant intérieurement, Egwene s’assit cependant. Il était encore trop tôt.
Romanda plaqua les poings sur les hanches et toisa Egwene comme une tante en train de réprimander sa nièce trop turbulente. Une tante très sévère. Ou un bourreau affligé d’une rage de dents…
— Maintenant que le mal est fait, cette rencontre avec Pelivar et Arathelle doit avoir lieu. Ils s’attendent à voir la Chaire d’Amyrlin, et ils la verront. Tu seras présente, affichant toute la pompe et la dignité requises. Tu leur diras que je suis là pour parler en ton nom, et après, tu n’ouvriras plus la bouche. Les convaincre de s’écarter de notre chemin est un travail d’adulte. Il faut une femme qui sache ce qu’elle fait. Lelaine va sans doute bientôt débouler, tentant de se mettre en avant comme d’habitude, mais n’oublie pas qu’elle est dans de sales draps. J’ai passé toute la journée à parler avec des représentantes. Plus que probablement, l’échec de Merilille et Merana sera imputé à Lelaine lors de la prochaine réunion du Hall. En d’autres termes, ton seul espoir d’acquérir la maturité nécessaire pour porter longtemps cette étole, c’est moi ! Tu saisis ?
— Parfaitement, oui, répondit Egwene d’une voix qu’elle espéra dégoulinante de soumission.
Si elle laissait Romanda parler à sa place, il n’y aurait plus l’ombre d’un doute. Le Hall et le monde entier sauraient qui tirait les ficelles d’Egwene al’Vere.
— J’espère que tu dis vrai, fit Romanda avec un regard perçant. Oui, je l’espère… Je veux renverser Elaida, et mon plan ne sera pas ruiné parce qu’une gamine pense tout savoir sous prétexte qu’elle n’a plus besoin qu’on lui tienne la main pour traverser une rue.
Romanda se détourna et sortit dignement. Aussitôt, la protection se dissipa.
Egwene regarda d’un air morne le rabat de la tente. Une gamine, elle ? Non, elle était la Chaire d’Amyrlin ! Que ça leur plaise ou non, ces femmes l’avaient nommée, et elles allaient devoir apprendre à vivre avec.
La jeune femme saisit son encrier et le lança sur le rabat. Entrant à cet instant, Lelaine évita de justesse le projectile.
— La fougue de la jeunesse…, souffla-t-elle.
Sans demander l’autorisation, comme Romanda, elle s’unit à la Source et tissa une protection sonore. Alors que sa rivale avait semblé furieuse, elle rayonnait, se frottant les mains de jubilation.
— Inutile de te dire que ton secret est éventé, je suppose ? Le seigneur Bryne me déçoit, mais il a trop de valeur pour qu’on le tue. Une chance pour lui… Bien, récapitulons. Romanda vient de te dire que la rencontre avec Pelivar et Arathelle aurait lieu, mais que tu devrais la laisser parler à ta place. C’est ça ?
Egwene voulut répondre, mais Lelaine l’en empêcha d’un geste.
— Inutile de gaspiller ta salive, je connais très bien Romanda. Hélas pour elle, j’ai découvert tout ça avant elle. Mais au lieu de courir te voir, j’ai consulté les autres représentantes. Tu veux savoir ce qu’elles en pensent ?
Egwene cacha ses mains dans son giron afin de ne pas montrer qu’elle serrait les poings.
— Je parie que tu me le diras de toute façon !
— Tu n’es pas en position de prendre ce ton avec moi ! rugit Lelaine. (Mais elle se calma très vite.) Le Hall est mécontent de toi. Très mécontent. Quelles que soient les menaces que Romanda a proférées – et je les imagine aisément –, je t’en délivre. Et cette idiote, par ailleurs, a indisposé plusieurs représentantes en se montrant trop brutale. Du coup, elle sera très étonnée, demain, quand tu me désigneras pour parler en ton nom. J’ai du mal à croire que Pelivar et Arathelle soient assez stupides pour s’être embarqués dans cette galère, mais quand j’en aurai fini avec eux, ils détaleront la queue entre les jambes.
— Comment puis-je être sûre que tu ne mettras pas à exécution les menaces de Romanda ? demanda Egwene d’une voix qu’elle espérait tremblante.
Combien elle était lasse de cette comédie !
— Je l’ai dit, ça devrait te suffire. N’as-tu pas encore compris que tu ne dirigeais rien ? C’est le Hall qui commande, et tout se joue entre Romanda et moi. Dans une centaine d’années, tu seras peut-être digne de porter cette étole, mais en attendant, reste assise, croise les mains et laisse quelqu’un qui sait ce qu’il fait se charger de destituer Elaida.
Après le départ de Lelaine, Egwene fixa de nouveau le rabat. Mais cette fois, pas question de lâcher la bonde à sa colère.
Lelaine lui avait tenu en gros le même discours que Romanda. Se surestimait-elle ? Se pouvait-il qu’elle soit vraiment une gamine qui sabotait les plans des adultes ?
Siuan entra et resta debout, l’air inquiète.
— Faisant mine de se renseigner sur ses chemises, Gareth Bryne vient de me dire que le Hall sait tout… La réunion aura lieu demain, près d’un lac qui se trouve environ à cinq heures d’ici, en direction du nord. Pelivar et Arathelle sont déjà en chemin. Aemlyn les accompagne. Ça nous fait une troisième maison majeure.
— C’est bien plus que ce que Romanda et Lelaine ont jugé bon de me dire, fit Egwene, amère.
Cent ans à jouer les marionnettes ? Pas question ! Après cinq ans seulement de ce régime, elle ne serait plus bonne à rien. Si elle devait grandir, c’était maintenant !
— Par le fichu sang et les maudites cendres ! s’écria Siuan. Je veux savoir ce que ces femmes ont dit. Comment ça s’est passé ?
— Comme nous l’espérions, répondit Egwene, émerveillée. Siuan, elles m’ont livré le Hall sur un plateau d’argent, comme si je leur avais dit que faire…
La nuit finissait de tomber lorsque Sheriam put enfin regagner sa petite tente – encore plus exiguë que celle d’Egwene. Et sans son titre de Gardienne des Chroniques, elle aurait dû la partager.
Se baissant pour entrer, elle eut tout juste le temps de s’apercevoir qu’elle n’était pas seule. Brutalement coupée de la Source, elle se retrouva étendue sur le ventre sur son lit de camp. Sous le choc, elle essaya de crier, mais le coin d’une de ses couvertures vint se fourrer de lui-même dans sa bouche. Puis sa robe et ses sous-vêtements explosèrent autour d’elle comme une bulle de savon.
Une main lui caressa la tête.
— Tu étais censée me tenir au courant, Sheriam. Cette fille mijote quelque chose, et je veux savoir quoi.
Sheriam dut argumenter longuement pour prouver qu’elle disait toujours absolument tout ce qu’elle savait. Oui, elle ne gardait rien pour elle, pas un mot ni même un soupir !
Quand elle fut enfin seule, elle resta roulée en boule sur son lit de camp, gémissant à cause de ses nombreuses meurtrissures. Et souhaitant de tout son cœur n’avoir jamais de sa vie adressé la parole à une des sœurs membres du Hall.