Autour d’Ebou Dar, des fermes, des pâturages et des oliveraies couvraient la plupart des terres. Mais on trouvait aussi un grand nombre de petites forêts qui s’étendaient sur quelques lieues, et bien que le paysage fût plus plat qu’au sud, dans les collines de Rhiannon, il y avait quand même pas mal de buttes assez hautes pour projeter de longues ombres sur les plaines. Tout compte fait, un cadre suffisant pour dissimuler le plus souvent aux regards ce qui aurait pu passer pour une étrange caravane de marchands. Une cinquantaine de cavaliers, autant de gens avançant à pied, des bêtes de bât… De plus, les Champions n’avaient pas leurs égaux pour trouver de discrètes pistes à travers bois. À part quelques chèvres qui broutaient dans les collines, Elayne ne vit rien qui pût signaler une présence humaine.
Dans cet été qui n’en finissait pas, même les plantes et les arbres friands de chaleur commençaient à se ratatiner. Pourtant, en d’autres circonstances, la Fille-Héritière se serait volontiers contentée d’admirer le paysage, si différent de ce qu’elle avait vu sur l’autre rive du fleuve Eldar qu’on aurait pu en être à un bon millier de lieues. Ici, les collines, très étranges, semblaient avoir été à demi écrasées par des mains géantes. Des multitudes d’oiseaux aux couleurs vives s’envolaient sur le passage de la colonne, une bonne dizaine d’espèces de rossignols, gemmes vivantes aux ailes floues tant elles battaient vite, faisant du vol stationnaire autour des chevaux. À certains endroits, de grosses lianes pendaient sur le chemin et les arbres, de chaque côté, ne portaient en guise de feuillage qu’une sorte de toupet végétal se dressant sur leur cime. Elayne vit aussi des plantes qui évoquaient irrésistiblement des plumeaux de la taille d’un homme. Trompés par le climat, plusieurs végétaux luttaient pour se doter d’une parure estivale, certains réussissant à produire de belles fleurs rouges ou jaunes larges comme les deux mains de la jeune femme et dont le parfum capiteux lui montait à la tête.
Elle vit de gros rochers qui avaient tout l’air d’avoir été jadis les doigts de pied de statues géantes. Cela dit, on imaginait mal pourquoi quelqu’un qui se donnait la peine de sculpter des statues de cette taille ne les munissait pas de chaussures.
À un moment, l’expédition passa au milieu d’une forêt minérale composée de fûts de colonnes pour la plupart renversés. Sans respect pour ces vestiges, les fermiers du coin venaient à l’évidence se servir quand ils avaient besoin de pierres…
L’un dans l’autre, un voyage agréable, malgré la poussière que soulevaient les sabots des chevaux. Bien entendu, la chaleur n’atteignait pas une Aes Sedai, et il n’y avait pas tant de mouches que ça. Les fugitives avaient réussi à semer les Rejetés, et elles ne couraient plus aucun risque d’être rattrapées. Bref, tout aurait pu être parfait, si…
Pour inaugurer le cycle de désagréments, Aviendha avait appris que son message au sujet des ennemis qui arrivent quand on s’y attend le moins n’avait pas été transmis.
Au début, Elayne avait sauté sur ce prétexte pour ne plus parler de Rand. Pas à cause d’un regain de jalousie, cependant. Mais simplement parce qu’elle enviait l’Aielle d’avoir partagé de tels moments avec Rand. Aucune jalousie, donc, mais de l’envie. Pour être franche, elle aurait préféré le contraire.
Ensuite, la Fille-Héritière s’était mise à écouter vraiment ce que disait son amie d’un ton monocorde et bas, et elle avait senti tous ses poils se hérisser sur sa nuque.
— Tu ne peux pas faire ça ! s’exclama-t-elle en faisant approcher Lionne de la monture d’Aviendha.
En réalité, il semblait que l’Aielle n’aurait aucun mal à tabasser Kurin, ou à la ligoter comme un saucisson, ou quoi que ce soit dans le genre. Si les autres Atha’an Miere ne s’en mêlaient pas, bien entendu.
— Nous ne pouvons pas déclarer la guerre aux Régentes, surtout pas avant d’avoir utilisé la coupe. C’est hors de question !
Ça le resterait même après, d’ailleurs. Et tant pis si les Régentes des Vents se montraient de plus en plus dominatrices. Ou si…
— Si elle m’avait répété ton message, je n’aurais pas compris ce qu’il voulait dire. Je sais que tu ne pouvais pas parler plus clairement, mais tu comprends ma position, n’est-ce pas ?
Le regard perdu dans le vague, Aviendha chassa quelques mouches un peu trop audacieuses.
— J’ai précisé que le message devait être délivré quoi qu’il arrive, marmonna-t-elle. Quoi qu’il arrive ! Que se serait-il passé s’il s’était agi d’un de ceux que vous nommez les Rejetés ? Et s’il avait pu traverser le portail avec moi et vous attaquer toutes par surprise ? Ou si… (Aviendha tourna soudain vers Elayne un regard plein de détresse.) D’accord, je mordrai la lame de mon couteau, comme dit un de nos proverbes. Mais mon foie risque bien de finir par exploser à cause de tout ce fiel ravalé…
Elayne allait dire à son amie que ravaler sa colère, justement, était la bonne solution, sans que ça l’empêche de nourrir un ressentiment gros comme une maison – pour autant qu’elle le dissimule aux Atha’an Miere. En gros, c’était ce que voulait dire cette histoire de lame et de foie. Mais avant que la Fille-Héritière ait pu parler, la monture grise d’Adeleas arriva soudain à son niveau, sur l’autre flanc de Lionne. À Ebou Dar, la sœur aux cheveux blancs avait fait l’acquisition d’une selle fantaisie au pommeau et au troussequin rehaussés d’argent. Alors qu’il émanait d’Adeleas un parfum presque aussi capiteux que celui des fleurs, les mouches la laissaient en paix pour une raison qui dépassait Elayne.
— Désolée, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre…
Adeleas ne semblait pas navrée du tout, et Elayne la soupçonna plutôt d’avoir tendu l’oreille. Du coup, elle se sentit rosir. La conversation sur Rand avait été des plus directes, que ce soit de la part d’Aviendha ou de la sienne. Mais ce qu’on disait à sa meilleure amie, et ce qu’on entendait d’elle, n’était sûrement pas destiné à une étrangère.
Aviendha parut partager cette analyse. Si elle ne rougit pas, le regard noir dont elle gratifia la sœur marron aurait fait la fierté de Nynaeve.
Adeleas se contenta d’un sourire passe-partout.
— Elayne, dit-elle, tu ferais peut-être mieux de ne pas freiner les ardeurs de ton amie, en ce qui concerne les Atha’an Miere. (Elle regarda alternativement les deux jeunes femmes.) Oui, laisse-lui donc la bride sur le cou. Leur inspirer une sainte terreur de la Lumière devrait être suffisant. Au cas où tu ne t’en serais pas aperçue, elles sont presque terrorisées. En tout cas, elles ont bien plus peur des « sauvages » – excuse l’expression, Aviendha – que des Aes Sedai. Merilille t’aurait bien fait la même suggestion, mais elle a encore les oreilles qui sifflent, après le savon que tu lui as passé.
Aviendha trahissait très rarement ses sentiments. Mais là, elle eut l’air tout aussi surprise qu’Elayne. Se retournant sur sa selle, la Fille-Héritière jeta un coup d’œil perplexe derrière elle. Merilille chevauchait avec Vandene, Careane et Sareitha, et toutes les quatre évitaient soigneusement de la regarder. Les Atha’an Miere étaient juste derrière, toujours sur une seule file, et les tricoteuses devaient venir avant les bêtes de bât, mais on ne les voyait pas pour le moment.
Alors que l’expédition slalomait entre les tronçons de colonnes, une myriade d’oiseaux rouge et vert à longue queue gazouillaient à vous en remplir les oreilles.
— Pourquoi ? demanda Elayne abruptement.
Remuer le panier de crabes – déjà assez secoué comme ça – paraissait stupide, mais Adeleas ne lui était jamais apparue comme une tête de linotte. De fait, elle fronça les sourcils, surprise. Et ce n’était peut-être pas une ruse. En général, elle pensait que tout le monde voyait les choses comme elle. Cela dit…
— Pourquoi ? Pour rétablir l’équilibre, tiens ! Si les Atha’an Miere ont l’impression d’avoir besoin de notre protection contre une Aielle, ça peut faire contrepoids face… (Adeleas marqua une pause, faisant mine de tirer sur le devant de sa jupe d’équitation grise.) Eh bien, face à d’autres choses…
Elayne se rembrunit. D’autres choses ? Adeleas faisait allusion au marché passé avec le Peuple de la Mer.
— Tu devrais chevaucher avec les autres, Adeleas…
La sœur ne fit aucune objection et n’essaya pas d’insister. Inclinant la tête, elle laissa son cheval se faire distancer par ceux des deux jeunes femmes. Et elle ne cessa pas un instant de sourire. Si les Aes Sedai « mûres » acceptaient que Nynaeve et Elayne les dirigent et parlent avec l’autorité d’Egwene en guise de soutien, en réalité, rien n’avait changé dès qu’on creusait un peu. Rien du tout, même. Elles se montraient respectueuses et obéissantes, mais…
De leur point de vue, Elayne avait reçu son châle à un âge où la plupart des occupantes de la tour portaient encore le blanc des novices, quelques exceptions seulement ayant atteint le niveau d’Acceptées. De plus, Nynaeve et elle s’étaient laissé embarquer dans ce marché, sûrement pas une preuve de sagesse et de discernement. Pas seulement parce que la Coupe des Vents reviendrait aux Atha’an Miere, mais aussi parce que vingt sœurs seraient obligées d’aller avec elles, obéissant à leurs lois, et de leur enseigner tout ce qu’elles voudraient savoir – sans avoir le droit de partir avant d’avoir été remplacées. Les Régentes des Vents avaient désormais une invitation permanente à la tour, restant libres de suivre les cours qu’elles voulaient et de s’en aller quand ça leur chantait. Ce seul point arracherait des cris d’indignation au Hall et à Egwene, alors, le reste…
Toutes les sœurs présentes dans la colonne étaient persuadées qu’elles se seraient mieux sorties des négociations avec les Atha’an Miere. Et elles avaient peut-être raison. Elayne ne le pensait pas, mais elle avait quand même un doute…
Elle ne dit rien à Aviendha, qui fut la première à rompre le silence :
— Si je peux servir mon honneur et t’aider en même temps, je me fiche que ce soit accessoirement utile à des Aes Sedai.
Décidément, elle ne parvenait toujours pas à se faire à l’idée qu’Elayne aussi était une sœur.
La Fille-Héritière hésita… puis hocha la tête. Il fallait faire quelque chose au sujet des Atha’an Miere. Jusque-là, Merilille et les autres avaient fait montre d’une tolérance étonnante, mais combien de temps cela durerait-il ? Et dès qu’elle se concentrerait sur les Régentes, Nynaeve risquait fort d’exploser. Tant que c’était possible, il fallait arrondir les angles, mais si les Atha’an Miere finissaient par se croire autorisées à regarder les Aes Sedai de haut, les choses tourneraient mal.
Malgré tout ce qu’on lui avait enseigné à Caemlyn, Elayne découvrait chaque jour que la vie était bien plus complexe qu’elle l’aurait cru. Et en particulier depuis qu’elle était entrée pour la première fois à la tour.
— N’en rajoute pas, cela dit, souffla-t-elle à Aviendha. Et sois prudente. Elles sont vingt, et tu es seule. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur avant que j’aie pu intervenir.
Aviendha eut un sourire de louve, puis elle arrêta sa jument sur le bas-côté de la piste afin d’attendre les Régentes.
Elayne jeta de fréquents coups d’œil derrière elle, mais tout ce qu’elle vit à travers les arbres, ce fut l’Aielle chevauchant à côté de Kurin et lui parlant sans même la regarder. En tout cas, sans la foudroyer des yeux, même si la Régente semblait quelque peu soufflée.
Puis Aviendha lança son cheval au trot pour rejoindre Elayne – en agitant stupidement ses rênes, car elle ne serait jamais une bonne cavalière. Attendant Renaile, Kurin lui dit quelques mots. Presque aussitôt après, la dirigeante des Régentes, d’un ton rageur, envoya Rainyn à la tête de la colonne.
La cadette des Régentes était encore plus ridicule en selle qu’Aviendha. Faisant mine d’ignorer l’Aielle et les mouches vertes qui bourdonnaient autour de sa tête, elle parla d’un ton monocorde :
— Elayne Aes Sedai, Renaile din Calon Étoile-Bleue demande que tu sermonnes l’Aielle.
Aviendha eut un sourire de prédatrice. Rainyn devait quand même la voir à la périphérie de son champ de vision, car elle s’empourpra.
— Rainyn, dis à Renaile qu’Aviendha n’est pas une sœur. Je lui demanderai d’être prudente…
Un mensonge ? Absolument pas, même si c’était jouer sur les mots.
— … mais je ne peux rien lui imposer. (Cédant à une impulsion, Elayne ajouta :) Tu sais comment sont les Aiels.
Le Peuple de la Mer se faisait une très étrange idée des Aiels, en réalité. Les yeux écarquillés, Rainyn regarda Aviendha, qui souriait toujours, puis elle se décomposa, fit volter sa monture et retourna vers Renaile en rebondissant ridiculement sur sa selle.
Aviendha eut un gloussement satisfait. Elayne, elle, se demanda si toute l’opération n’était pas une bévue. Même à trente pas de distance, elle vit très bien la réaction furibonde de Renaile, quand Rainyn lui fit son rapport, et capta parfaitement les murmures indignés des autres Régentes. Ces femmes n’avaient pas l’air effrayées, mais furieuses, et elles regardaient maintenant les Aes Sedai avec des yeux brillants de rage. Pas Aviendha, mais les sœurs !
Quand elle s’en aperçut, Adeleas hocha simplement la tête et Merilille ne parvint pas tout à fait à cacher un sourire. Au moins, ces deux-là étaient satisfaites.
S’il s’était agi du seul incident du voyage, ça aurait déjà suffi à gâter le plaisir de contempler le paysage et les oiseaux. Mais ce n’était même pas le premier. Peu après que la colonne fut sortie de la clairière, les tricoteuses étaient venues voir Elayne, une par une, à l’exception de Kirstian, chargée de maintenir le bouclier qui isolait Ispan de la Source. Oui, elles avaient défilé l’une après l’autre avec un sourire timide, hésitant jusqu’à ce qu’Elayne leur ordonne d’agir conformément à leur (grand) âge. Elles n’avaient formulé aucune exigence et s’étaient montrées trop futées pour demander directement ce qu’on leur avait déjà refusé. Mais elles avaient trouvé un chemin détourné.
— Il m’est venu à l’esprit, avait dit Reanne d’un ton enjoué, que tu pourrais vouloir interroger d’urgence Ispan Sedai. Qui sait ce qu’elle faisait en ville, à part tenter de localiser la remise ?
Des propos presque nonchalants, mais tenus en jetant de temps en temps un coup d’œil à Elayne pour voir comment elle réagissait.
— Il nous faudra peut-être encore une heure pour atteindre la ferme, et peut-être même deux, et tu ne veux sûrement pas gaspiller un temps si précieux. Les herbes de Nynaeve ont délié la langue de la prisonnière, et je parie qu’elle serait loquace face à des sœurs.
Bien tenté, ce coup-là… Le sourire de Reanne avait fondu quand Elayne, imperturbable, avait répondu que l’interrogatoire pouvait attendre… et attendrait. Ces femmes pensaient-elles vraiment qu’on pouvait questionner quelqu’un en chevauchant au milieu d’une forêt sur des pistes de fortune ?
Marmonnant entre ses dents, Reanne était partie retrouver ses compagnes.
Mais l’offensive ne s’était pas arrêtée là.
— Elayne Sedai, désolée de te déranger, avait soufflé Chilares peu de temps après, son accent du Murandy encore perceptible sur certains mots.
Son chapeau de paille vert assorti à ses jupons, Chilares ne portait pas la ceinture rouge d’une guérisseuse. C’était le cas pour la plupart des « dirigeantes » de la Famille. Ivara était joaillière, Eldase fabriquait des objets laqués pour l’exportation, Chilares vendait des tapis et Reanne coordonnait les expéditions fluviales pour de petits marchands. D’autres avaient des occupations très simples. Kirstian tenait un modeste atelier de tissage et Dimana était couturière – mais une couturière à succès. Au cours de leur vie, ces femmes avaient exercé une multitude de métiers et porté beaucoup de noms différents…
— Ispan Sedai paraît être souffrante, avait dit Chilares, se tortillant sur sa selle. Les herbes agissent peut-être plus violemment que le pensait Nynaeve Sedai. S’il arrivait un malheur, ce serait terrible. Avant qu’on ait pu l’interroger, je veux dire. Les sœurs consentiraient-elles à l’examiner ? La guérison, tu sais…
Chilares n’était pas entrée dans les détails. C’était préférable, quand on avait parmi ses compagnes quelqu’un comme Sumeko.
D’un coup d’œil en arrière, Elayne avait vu que la solide tricoteuse était debout sur ses étriers pour tenter de voir ce qui se passait. S’apercevant qu’elle était grillée, elle s’était laissée retomber sur sa selle. Sumeko, une femme qui en savait plus long sur la guérison que n’importe quelle Aes Sedai, à part Nynaeve. Et encore !
Elayne avait simplement tendu un index dans son dos. Résignée, Chilares était retournée auprès des autres tricoteuses.
Mais entre celle de Reanne et celle de Chilares, la Fille-Héritière avait reçu la visite de Merilille. Dans le rôle de la femme qui veut simplement bavarder, la sœur grise s’était révélée bien meilleure que la tricoteuse. Et question assurance, il n’y avait pas de comparaison possible. La teneur du discours, en revanche…
— Elayne, je me demande jusqu’à quel point on peut se fier à ces femmes.
Tout ça dit d’un ton dégoûté en époussetant d’une main gantée le devant de sa jupe d’équitation.
— Elles affirment ne pas accepter parmi elles de Naturelles, mais Reanne pourrait bien en être une, même si elle prétend avoir raté l’épreuve d’Acceptée. Idem pour Sumeko et pour Kirstian. (En prononçant ce nom, Merilille avait pincé les narines, comme si elle voulait bloquer une odeur désagréable.) Tu as dû remarquer comment elle bondit chaque fois qu’on mentionne la Tour Blanche devant elle. Elle ne sait rien de notre fief, en tout cas pas plus que ce qu’elle a appris en parlant avec quelqu’un qui y est allé. Et qui s’est fait éjecter pour de bon.
Merilille s’était fendue d’un soupir, comme si elle regrettait de devoir dire la suite. Oui, elle était vraiment bonne.
— As-tu envisagé que ces femmes puissent mentir sur d’autres sujets ? Et si elles étaient des Suppôts des Ténèbres ? Ou manipulées par des Suppôts ? En tout cas, elles ne me semblent guère dignes de confiance. Je crois à leur histoire de ferme, que ce soit un lieu de retraite ou pas, sinon, je n’aurais pas été d’accord avec cette expédition, mais il ne m’étonnerait pas de découvrir quelques masures décrépites et une nichée de Naturelles. Enfin, peut-être pas des masures décrépites, parce que ces dames ont des moyens, mais l’idée générale est la même. On ne peut pas se fier à elles.
Elayne avait senti sa colère monter dès que les intentions de Merilille lui étaient apparues. Au fil des minutes, son humeur ne s’était pas arrangée. Toutes ces circonlocutions pour insinuer des choses que Merilille ne croyait pas elle-même ? Des Suppôts des Ténèbres ? Les tricoteuses avaient combattu les Suppôts, deux d’entre elles y laissant la vie. Sans Sumeko et Ieine, Nynaeve aurait pu être morte, Ispan restant libre comme l’air.
Si Merilille s’en prenait ainsi aux tricoteuses, ce n’était pas parce qu’elle les soupçonnait vraiment d’être liées aux Ténèbres. En revanche, ternir leur réputation pouvait conduire à ce qu’on leur retire la surveillance d’Ispan.
Elayne avait écrasé une grosse mouche, sur l’encolure de Lionne, le bruit faisant sursauter son interlocutrice.
— Comment oses-tu ? Elles ont affronté Ispan et Falion, dans le Rahad. Sans parler du gholam et d’une bande de tueurs. Toi, tu n’étais pas là !
Un coup bas, il fallait l’admettre. Merilille et les autres étaient restées en arrière parce que des Aes Sedai – si ostensibles, surtout – auraient trop attiré l’attention dans le Rahad. Mais que ce soit injuste ou pas, Elayne était trop furieuse pour se retenir.
— Ne viens plus jamais me dire des choses pareilles ! Jamais, tu m’entends ? Pas sans des preuves en acier trempé ! Sinon, je t’infligerai une pénitence qui te fera sortir les yeux de la tête.
Même si elle commandait la sœur, Elayne n’avait en aucun cas l’autorité pour la punir, mais ce n’était qu’un détail.
— Tu rentreras à pied à Tar Valon, avec simplement de l’eau et du pain sec pendant tout le voyage. Tu seras sous leur surveillance, et je leur ordonnerai de te gifler si tu oses seulement hausser un sourcil.
Elayne s’était soudain avisée qu’elle braillait – assez fort pour occulter les cris des oiseaux. Inspirant à fond, elle avait tenté de se calmer. Pour beugler, elle n’avait pas le timbre requis, et dans les aigus, sa voix était ridicule. Bien entendu, tous les regards s’étaient braqués sur elle, la plupart pleins de surprise. Seule Aviendha avait paru approuver sa demi-sœur. Mais elle l’aurait soutenue même si elle l’avait vue poignarder à mort Merilille. Aviendha restait aux côtés de ses amis, quoi qu’il arrive.
— Ce ne sont pas des paroles en l’air, avait conclu Elayne devant une Merilille de plus en plus décomposée.
Non, il ne s’agissait pas de menaces creuses. Il ne fallait pas que de telles rumeurs se répandent. Le cas échéant, la punition serait appliquée, même si les tricoteuses risquaient de s’évanouir les unes après les autres.
Après cet éclat, Elayne avait espéré en avoir fini avec les ennuis. Au fond, ç’aurait pu être le cas. Mais Chilares était montée à l’assaut, et après sa déroute, Sareitha l’avait remplacée. Elle aussi avait une raison de se méfier des tricoteuses. Leur âge. Kirstian elle-même prétendait être plus âgée que n’importe quelle Aes Sedai, et Reanne, sans être la doyenne de la Famille, avait une bonne centaine d’années de plus que sa compagne. Son titre de Sœur Aînée la désignait bien comme le plus vieux membre de la Famille d’Ebou Dar, mais des femmes encore plus âgées se cachaient un peu partout, faisant tout leur possible pour ne pas attirer l’attention des gens.
Selon Sareitha, cette histoire d’âge ne tenait pas debout.
Cette fois, Elayne avait pris garde à ne pas crier.
— Au bout du compte, nous découvrirons la vérité, avait-elle dit à Sareitha.
Non qu’elle eût mis en doute la parole des tricoteuses. Mais si ces femmes, sans avoir l’air « intemporelles », comme les sœurs, ne faisaient pas du tout leur âge véritable, c’était bien pour une raison, et il faudrait la connaître un jour.
Même en se creusant la tête, Elayne ne trouvait aucune hypothèse valable. Pourtant, la réponse devait être évidente. Mais pas moyen de mettre le doigt dessus !
— « Au bout du compte », ai-je dit, Sareitha, avait-elle ajouté pour couper le sifflet à la sœur marron, qui semblait vouloir insister. Et maintenant, retire-toi.
La sœur avait obéi, déconcertée.
Dix minutes plus tard, Sibella était passée à l’attaque.
Chaque fois qu’une tricoteuse était venue avec une histoire tordue visant à confier Ispan aux sœurs, une Aes Sedai l’avait suivie pour entonner la même chanson. En revanche, Merilille ne s’était plus montrée. Encore sous le choc, elle sursautait chaque fois qu’Elayne posait les yeux sur elle. Au fond, les cris avaient peut-être du bon. D’ailleurs, aucune autre sœur n’avait plus osé s’en prendre si directement à la Famille.
Par exemple, Vandene avait commencé par évoquer les Atha’an Miere, proposant plusieurs façons d’atténuer les effets du fâcheux marché – et insistant sur le fait qu’il fallait absolument les atténuer. Un discours très objectif, sans jamais mettre quiconque en accusation du geste ou de la parole. Bien entendu, c’était inutile, car le sujet en lui-même impliquait l’existence de « responsables » qui méritaient un blâme.
La Tour Blanche, avait développé la sœur, ne maintenait pas son influence sur le monde par la force des armes, ni par la persuasion et pas davantage par les complots et les intrigues – encore que sur ces deux derniers points, Vandene était passée très vite. Non, si la tour contrôlait ou du moins orientait le cours des choses, c’était parce qu’on la voyait universellement comme une instance supérieure et séparée du commun des mortels – comme les rois et les reines, mais dans une plus grande mesure. Pour ça, il fallait que chaque Aes Sedai soit considérée de la même façon – un être mystérieux et différent de tous les autres. Un corps taillé dans une autre chair… Depuis toujours, les sœurs qui ne satisfaisaient pas à ce critère – et elles se révélaient rares – étaient autant que possible gardées à l’écart de la vie publique.
Elayne avait eu besoin d’un moment pour s’aviser que la conversation, à l’origine sur les Atha’an Miere, avait dérivé sur un terrain glissant. Une autre chair, des êtres à part… Quelqu’un qui répondait à cette définition ne pouvait pas être attaché en travers d’une selle avec une cagoule sur la tête. Et surtout pas devant les yeux de profanes – entendre par là : de « non-Aes Sedai ». En clair, les sœurs étaient toutes disposées à traiter Ispan plus durement que le feraient jamais les tricoteuses, mais pas en public.
Exposé de but en blanc, cet argument aurait pu avoir du poids. Après toutes ces circonlocutions, Elayne avait renvoyé Vandene sans plus de ménagement que les autres.
Suite à un bref passage de Sibella, effarée parce que les tricoteuses ne comprenaient pas ce que marmonnait Ispan – Elayne l’avait congédiée en soulignant que les sœurs ne seraient pas plus qualifiées pour interpréter des borborygmes –, Adeleas était à son tour venue tenter sa chance.
Ce manège avait continué, et même en sachant où voulaient en venir les sœurs, Elayne avait parfois eu du mal à saisir le rapport, de prime abord, entre leur bavardage et Ispan.
Puis Careane avait déboulé, lançant son offensive en affirmant que les rochers étaient bien des orteils. Ils appartenaient, disait-on, à la statue haute de plus de deux cents pieds d’une reine guerrière qui…
— Ispan restera avec les tricoteuses, avait coupé Elayne, sans attendre de voir comment Careane en arriverait au sujet qui motivait son intervention. Pour le reste, tu devrais me laisser, sauf si tu as vraiment l’intention de m’expliquer pourquoi le peuple de Shiota a érigé une telle statue.
Selon la sœur verte, d’antiques textes affirmaient que le personnage géant portait seulement quelques rares pièces d’armure. Une reine ?
— Pas d’explications ? Dans ce cas, si ça ne te dérange pas, j’aimerais parler en privé avec Aviendha. Mais merci beaucoup…
Même une certaine rudesse ne suffit pas à décourager les sœurs. Au bout d’un moment, Elayne s’était même étonnée que la domestique de Merilille ne vienne pas tenter l’aventure.
Tout ça ne se serait pas passé si Nynaeve avait joué son rôle. Parce que l’ancienne Sage-Dame, ça ne faisait aucun doute, aurait neutralisé sans souci les tricoteuses aussi bien que les Aes Sedai. Pour neutraliser les gens, il n’y avait pas mieux qu’elle. Hélas, depuis que la colonne avait quitté la clairière, Nynaeve ne s’était pas éloignée d’un pouce de son cher Lan. Et comme les Champions se partageaient l’avant-garde et la surveillance des flancs, elle n’avait pas eu l’occasion de voir quel calvaire vivait son amie.
Birgitte elle-même avait passé le plus clair de son temps loin de la Fille-Héritière.
— Personne ne t’ennuie ? demanda Nynaeve à Elayne lorsque Lan, qu’elle suivait évidemment comme son ombre, vint jeter un coup d’œil à la colonne. (Elle ponctua sa question d’un regard noir pour les Atha’an Miere.) Tout va pour le mieux, alors…
Avant que la Fille-Héritière ait pu répondre, son amie avait talonné sa jument bedonnante et, tenant son chapeau d’une main, s’était lancée à la poursuite de Lan, déjà reparti jouer son rôle d’éclaireur.
De toute façon, à ce moment-là, Merilille venait de succéder à Reanne, et le débat paraissait clos.
Quand Nynaeve revint, Elayne ayant subi les assauts répétés des tricoteuses et des sœurs, Aviendha avait tancé Kurin, et les Régentes des Vents fulminaient. Mais quand son amie eut fini de lui expliquer tout ça, l’ancienne Sage-Dame balaya simplement la colonne du regard en fronçant les sourcils.
Comme de juste, à cet instant précis, chaque femme était à sa place, dans son groupe, et tout paraissait paisible. Les Atha’an Miere tiraient bien un peu la tête, mais les tricoteuses se tenaient tranquilles et les sœurs semblaient aussi calmes et innocentes qu’une bande de novices sous le regard de leur Maîtresse.
Elayne eut envie de hurler.
— Je suis sûre que tu peux te sortir de tout ça, lâcha Nynaeve. Après toutes ces leçons reçues pour devenir une reine… Rien ne peut être plus dur que… Maudit bonhomme ! Le voilà qui repart ! Bon courage…
Sur ces mots, l’ancienne Sage-Dame repartit, forçant la pauvre jument obèse à galoper comme un cheval de guerre.
Aviendha choisit cet instant précis pour revenir à Rand et décrire la façon dont il l’embrassait dans le cou – une tendre attention qu’il semblait adorer. Et que l’Aielle, soit dit en passant, appréciait beaucoup aussi.
Elayne n’avait pas détesté, quand elle avait eu droit à cette démonstration d’affection. Loin de là, même… Mais bien qu’habituée aux conversations de ce genre – non sans difficultés, elle s’y était faite – elle n’eut pas envie de continuer sur cette voie. Parce qu’elle était furieuse contre Rand. C’était injuste, sans doute, mais s’il n’avait pas existé, elle aurait pu dire à Nynaeve de cesser de traiter Lan comme un enfant qui sait à peine marcher et de s’occuper plutôt d’accomplir sa mission. Sans trop se forcer, elle aurait pu aussi accuser le jeune homme d’être la source du comportement agaçant des tricoteuses, de l’arrogance des autres Aes Sedai et du mépris hautain des Atha’an Miere.
« Entre autres, disait souvent Lini, les hommes sont là pour porter le chapeau. Ils le méritent bien, en général, même si tu ne sais pas exactement pourquoi. »
Injuste ou pas, Elayne aurait aimé avoir Rand sous la main assez longtemps pour lui frictionner les oreilles. Puis pour l’embrasser, le laisser lui poser un baiser dans le cou, et…
— Il écoute les bons conseils, même s’il n’aime pas qu’on lui en donne, dit soudain Elayne, histoire de détourner la conversation.
Malgré tous ses beaux discours sur le toh, Aviendha ignorait la honte. Et la Fille-Héritière était en train d’oublier jusqu’au sens du mot « pudeur ».
— Mais quand j’essayais de le pousser dans une direction, il résistait des quatre fers, même si j’avais raison. Il est pareil avec toi ?
Aviendha regarda sa presque-sœur et parut comprendre pourquoi elle sautait ainsi du coq à l’âne. Elayne ne fut pas bien sûre d’aimer ça, mais en tout cas, il ne fut plus question de Rand et de baisers. Pendant un temps, en tout cas…
Aviendha avait une certaine connaissance des hommes. À l’époque où elle était une Promise, elle avait voyagé avec des guerriers, se battant à leurs côtés. Son seul objectif étant de devenir une parfaite Far Dareis Mai, elle avait cependant des… lacunes. Même avec ses poupées, enfant, elle jouait à manier des lances et à guerroyer. En revanche, elle n’avait jamais eu d’amoureux, ne comprenait pas vraiment à quoi ça pouvait servir et continuait à s’étonner de se sentir si bizarre quand Rand posait les yeux sur elle. Pareillement, elle ignorait une bonne centaine de petites choses qu’Elayne avait comprises la première fois qu’un garçon l’avait regardée… eh bien, pas comme il regardait les autres garçons, tout simplement.
Aviendha espérait que sa presque-sœur lui apprendrait tout ça. Elayne s’y efforçait. Ce n’aurait même pas été très difficile, si Rand n’avait pas immanquablement été l’exemple qui s’imposait. S’il avait été là, elle lui aurait vraiment frictionné les oreilles. Avant de l’embrasser, puis de le maltraiter de nouveau.
Une chevauchée agréable ? Non, un cauchemar !
Nynaeve revint plusieurs fois, la dernière pour annoncer que la ferme était juste derrière une colline ronde assez basse qui semblait prête à s’écrouler sur un côté. L’estimation de Reanne était vraiment pessimiste. Moins de deux heures s’étaient écoulées depuis le départ.
— Nous y serons très bientôt, dit Nynaeve sans remarquer le regard noir que lui jetait la Fille-Héritière. Lan, fais passer Reanne en tête de la colonne, s’il te plaît. Il vaut mieux que ces femmes voient un visage familier.
Le Champion s’éloigna au trot. Se tournant sur sa selle, Nynaeve balaya du regard les Aes Sedai.
— N’allez surtout pas les effrayer, à présent. Pas un mot avant que nous ayons pu leur expliquer le pourquoi et le comment. Et remontez vos capuches pour cacher vos visages lisses et sans âge…
Sans attendre de réponse, elle hocha la tête, très satisfaite.
— Parfait, tout est au point. Elayne, je ne saisis vraiment pas de quoi tu te plaignais. Tout le monde obéit docilement, à ce que je vois…
Elayne serra les dents. Elle avait hâte d’être à Caemlyn, leur destination une fois qu’elles en auraient terminé ici. Là-bas, une mission longtemps négligée l’attendait. Convaincre les maisons que le Trône du Lion lui revenait de droit malgré sa longue absence. Et mater une rivale ou deux… Si elle avait été présente au moment de la disparition de sa mère – sa mort, en réalité – personne n’aurait osé se dresser contre elle. Mais l’histoire du royaume d’Andor indiquait qu’il y aurait des prétendantes, à présent. Peut-être, mais s’en débarrasser semblait plus facile que ce qu’elle était en train de vivre…