Alors qu’elle arpentait les couloirs de la tour, Seaine eut de plus en plus le sentiment de prendre la mauvaise direction à chaque intersection. La Tour Blanche était très grande, certes, mais ça faisait des heures qu’elle errait, et elle rêvait de se retrouver à l’abri dans ses douillets appartements. Même si toutes les fenêtres étaient fermées, elles n’étaient pas parfaitement étanches et les courants d’air faisaient vaciller les lampes tout le long des corridors décorés de tapisseries. Un désagrément difficile à ignorer, même pour une Aes Sedai. Chez Seaine, il faisait chaud, elle se sentait bien et il n’y avait aucun danger.
Sur le passage de la sœur, les serviteurs des deux sexes s’inclinaient bien bas sans qu’elle leur accorde la moindre attention. Pour l’heure, la plupart des Aes Sedai étaient dans les quartiers de leur Ajah. Celles qui s’aventuraient hors de leur fief allaient le plus souvent par deux – toujours du même Ajah –, la démarche altière et le châle bien déployé sur les bras, à la manière d’un étendard.
Quand elle la croisa, Seaine sourit aimablement à Talene, mais la représentante aux cheveux d’or, glaciale comme une statue, lui coula un regard dur et s’éloigna en ajustant son châle aux franges vertes.
Même si Pevara avait été d’accord, il était trop tard à présent pour demander à Talene de participer à l’enquête. Dans cette affaire, Pevara était partisane de la plus grande prudence, et les choses étant ce qu’elles étaient, Seaine lui donnait absolument raison. Mais Talene était son amie… Enfin, elle l’avait été…
Dans le genre, elle n’était pas la pire ! Plusieurs sœurs de bas niveau regardaient Seaine de haut. Une représentante ! Dans le lot, il n’y avait aucune sœur blanche, bien entendu, mais ce n’était pas une consolation. Quoi qu’il arrivât à la tour, il fallait respecter les convenances !
Grande et séduisante, les cheveux noirs coupés court, Juilaine Madome, représentante de l’Ajah Marron nommée depuis moins d’un an, croisa elle aussi Seaine, passant à côté d’elle sans la voir avant de s’éloigner à grandes enjambées. Une autre représentante des sœurs marron, Saerin Asnobar, la foudroya du regard et alla jusqu’à poser la main sur le manche du couteau incurvé qu’elle portait à la ceinture. Originaire de l’Altara, Saerin aux tempes très légèrement grisonnantes portait sur une de ses joues cuivrées une fine cicatrice presque effacée par les ans. Et quand il s’agissait de foudroyer quelqu’un du regard, seul un Champion pouvait lui en remontrer.
Au fond, tout ça n’avait rien d’étonnant. Récemment, plusieurs incidents regrettables s’étaient produits, et aucune sœur comptant parmi les victimes n’était disposée à oublier qu’on l’avait transportée sans cérémonie dans les couloirs d’un Ajah autre que le sien – afin d’en être expulsée, et très souvent après avoir passé un sale quart d’heure. Selon les rumeurs, la dignité d’une représentante – oui, d’une représentante ! – en avait pris un sale coup chez les sœurs rouges. Par bonheur, l’identité de la malheureuse n’avait pas été révélée.
Le Hall n’était pas en mesure d’abolir le décret délirant d’Elaida, et c’était dramatique. Les uns après les autres, les Ajah avaient intégré les nouvelles prérogatives que ce texte leur concédait, et bien entendu, les représentantes ne voyaient pas pourquoi elles y auraient renoncé, maintenant que le pli était pris. Résultat, la Tour Blanche était divisée en factions qui se comportaient quasiment comme des armées en campagne. Par le passé, Seaine avait souvent comparé la tour à un marigot où mitonnaient toutes sortes de suspicions et où on risquait de se faire mordre dès qu’on avait le dos tourné. Aujourd’hui, c’était toujours un marigot, mais les morsures étaient empoisonnées.
Alors que Saerin s’éloignait, Seaine, vexée, ajusta son châle à franges blanches et grogna de frustration. S’indigner parce qu’une Altarienne vous foudroyait du regard était totalement stupide – et Saerin ne serait pas allée plus loin, pas vrai ? – et pleurer sur le lait renversé se révélait encore plus absurde. Surtout quand on avait une mission à accomplir.
Enfin, après sa longue marche de la matinée, Seaine aperçut la proie qu’elle espérait dénicher depuis le début. Mince, les cheveux noirs, Zerah Dacan avançait d’un pas assuré. Parangon de sérénité et de confiance en soi, cette jeune femme ne semblait pas affectée par les courants hostiles qui soufflaient sur le marigot ces derniers temps. La traiter de « jeune femme » était peut-être un peu exagéré, mais Seaine aurait juré qu’elle portait son châle à franges blanches depuis moins de cinquante ans. En d’autres termes, elle était inexpérimentée. Relativement, bien sûr. Et ça pouvait se révéler très utile.
Ne faisant rien pour éviter une représentante de son Ajah, Zerah inclina respectueusement la tête lorsque Seaine s’arrêta à son niveau. Sur les manches de la sœur, des broderies d’or dessinaient des motifs complexes repris sur une large bande de tissu, en bas de la robe. Pour l’Ajah Blanc, c’était quasiment aussi extravagant que les tenues des Zingari.
— Représentante…, souffla-t-elle.
Sa voix ne tremblait-elle pas un peu ?
— J’ai besoin de toi pour… quelque chose, dit Seaine, en apparence très calme.
En apparence, seulement. À croire qu’elle projetait ses propres sentiments dans les grands yeux de Zerah.
— Viens donc avec moi…
Il n’y avait rien à craindre – pas au cœur de la Tour Blanche ! –, pourtant, Seaine eut du mal à garder les mains sagement croisées sur son ventre.
Comme prévu – et comme la représentante l’espérait –, Zerah la suivit sans poser de questions, descendant d’un pas léger un grand escalier de marbre puis une série de rampes sinueuses. Au rez-de-chaussée, elle plissa légèrement le front quand Seaine ouvrit une porte donnant sur des marches étroites qui s’enfonçaient dans les entrailles obscures de la tour.
— Après toi, ma sœur, dit la représentante tout en tissant une petite boule de lumière.
Selon le protocole, elle aurait dû précéder Zerah, mais elle n’était pas parvenue à s’y résigner.
Zerah s’engagea dans l’escalier sans hésiter. En toute logique, elle n’avait rien à redouter d’une représentante de son propre Ajah. Quand le moment serait venu, Seaine lui dirait ce qu’elle attendrait d’elle, et ce serait bien entendu une mission à sa portée.
En tout illogisme, Seaine sentit son estomac se nouer. Pourtant, elle était unie au saidar, contrairement à l’autre femme. Et de toute façon, Zerah était bien moins puissante qu’elle dans le Pouvoir. Rien à redouter, vraiment. L’estomac de Seaine continua cependant à la torturer.
Passant devant des portes qui donnaient accès à des caves puis à différents sous-sols, les deux femmes finirent par atteindre le dernier niveau de la tour – au-dessous de celui où les Acceptées passaient l’Épreuve. Dans ces couloirs sans lumière, n’était la chiche source de Seaine, leurs pas soulevèrent des colonnes de poussière, et marcher comme sur des œufs n’y changea pas grand-chose.
— Représentante, dit Zerah au bout d’un moment, que faisons-nous ici ? Je crois que plus personne n’y a mis les pieds depuis des années.
Un bon siècle même, si on exceptait la précédente visite de Seaine, qui remontait à quelques jours. Une des raisons pour lesquelles Pevara et elle avaient choisi cet endroit.
— Par ici, dit-elle en ouvrant une porte qui grinça étonnamment peu.
Toute l’huile disponible n’avait rien pu faire contre la rouille, et tenter d’utiliser le Pouvoir n’avait eu aucun effet. Quand il s’agissait de la Terre, Seaine était un peu meilleure que Pevara, mais ça n’allait pas bien loin.
Zerah entra et cligna des yeux de surprise. Dans une pièce vide, Pevara était assise à un bureau fatigué devant lequel étaient disposés trois petits bancs. Descendre ces meubles sans se faire remarquer n’avait pas été un jeu d’enfant – surtout parce qu’il avait été impossible de recourir à des serviteurs. Nettoyer la pièce s’était révélé plus simple, mais très désagréable, et lisser la poussière qui couvrait le couloir, après chaque passage, tenait de l’assommante corvée.
— J’étais à un souffle de m’en aller, marmonna Pevara. Attendre ici, dans le noir…
L’aura du saidar l’enveloppant, elle prit une lampe, à ses pieds, et l’alluma avec le Pouvoir. Bien que potelée et assez jolie, la sœur rouge ressemblait à une ourse grise victime d’une rage de dents.
— Zerah, nous voulons te poser quelques questions.
Sur ces mots, Pevara coupa la jeune sœur de la Source tandis que Seaine refermait la lourde porte.
Zerah resta impassible, mais elle déglutit difficilement.
— À quel sujet, représentantes ?
Sa voix tremblait un peu, également. Mais c’était peut-être à cause de l’atmosphère détestable de la tour.
— L’Ajah Noir…, répondit Pevara. Nous entendons découvrir si tu es un Suppôt des Ténèbres.
L’indignation et la surprise eurent raison de la sérénité de Zerah. Cette réaction aurait pu suffire à convaincre les deux représentantes, mais elle ne put s’empêcher de s’écrier :
— Je n’ai pas à accepter ça de toi, Pevara ! Vous, les sœurs rouges, vous fabriquez des faux Dragons depuis des années ! Tu veux savoir où trouver des sœurs noires ? Eh bien, commence par chercher dans les quartiers de ton Ajah !
Pevara s’empourpra de fureur. Bien entendu, elle était profondément loyale à son Ajah, mais en plus, des Suppôts des Ténèbres avaient tué toute sa famille. Craignant que sa compagne ait recours à la force, Seaine décida d’intervenir. Car elles n’avaient pas de preuves. Pour l’instant…
— Assieds-toi, Zerah, je t’en prie… Allons, ma sœur, assieds-toi.
Zerah regarda la porte comme si elle envisageait de désobéir à un ordre d’une représentante – de son Ajah, par-dessus le marché ! – mais elle finit par prendre place au bord d’un des bancs, le dos bien droit.
Avant que Seaine ait fini de s’asseoir, Pevara et elle prenant Zerah en tenaille, la sœur rouge posa sur la table le Bâton des Serments en ivoire blanc.
Seaine laissa échapper un soupir. En tant que représentantes, elles avaient le droit d’utiliser n’importe quel ter’angreal, mais c’était elle qui avait subtilisé le Bâton. Considérant qu’elle n’avait respecté aucune des procédures requises, elle ne pouvait pas s’empêcher de tenir ça pour un vol. Et depuis, dans un coin de sa tête, une voix lui disait qu’elle allait finir entre les mains de Sereille Bagand, pourtant morte depuis une éternité, qui la conduirait devant la Maîtresse des Novices en la tirant par l’oreille. Une angoisse irrationnelle, mais qui lui tordait les boyaux.
— Nous voulons être sûres que tu dis la vérité, annonça Pevara. Donc, tu vas le jurer sur le Bâton, puis je te reposerai ma question.
— Cette humiliation devrait m’être épargnée, dit Zerah avec un regard accusateur pour Seaine, mais je veux bien prêter de nouveau les Trois Serments, si ça peut vous satisfaire. Après, j’exigerai vos excuses à toutes les deux.
Un comportement surprenant, pour une femme coupée de la Source et soumise à un interrogatoire. Avec une certaine nonchalance, elle posa une main sur le Bâton.
— Tu vas jurer de nous obéir aveuglément, dit Pevara.
Zerah retira sa main comme si elle venait de toucher une vipère. Pevara poussa le Bâton vers la jeune sœur.
— De cette manière, nous saurons que tu réponds sincèrement. Et si tu nous fournis la mauvaise réponse, nous aurons l’assurance que tu nous aideras à traquer les autres sœurs noires. En revanche, si tu donnes la bonne réponse, le Bâton pourra te libérer du serment nous concernant.
— Me libérer ? Je n’ai jamais entendu dire qu’on pouvait être libérée d’un serment prêté sur le Bâton.
— C’est pour ça que nous prenons toutes ces précautions, expliqua Seaine. En toute logique, une sœur noire doit être capable de mentir. Ça implique qu’elle ait été dégagée de ce serment-là, au minimum. Et probablement des trois. Avec Pevara, nous avons exploré le processus de « libération » et découvert qu’il est pratiquement identique à celui qui lie une personne à son serment.
Seaine ne jugea pas utile de mentionner à quel point c’était douloureux – Pevara et elle en avaient versé des larmes de sang. Elle ne précisa pas non plus que Zerah, quelle que soit sa réponse, ne serait pas libérée du serment avant que l’enquête sur l’Ajah Noir soit terminée. Tout simplement parce qu’il n’était pas possible de la laisser aller se plaindre partout au sujet de cet interrogatoire. Ce qu’elle ferait sûrement, et à juste titre, si elle n’appartenait pas à l’Ajah Noir. Si…
Cela dit, Seaine aurait préféré qu’une sœur d’un autre Ajah corresponde aux critères que Pevara et elle avaient établis. Une sœur verte ou jaune aurait merveilleusement convenu. Quand tout allait pour le mieux, ces femmes-là étaient d’une arrogance insupportable, alors, en des temps difficiles… Non, pas question de céder à la folie qui faisait rage dans la tour ! Pourtant, des noms vinrent à l’esprit de Seaine. Une bonne dizaine pour les sœurs vertes, et deux fois plus pour les jaunes – toutes méritant une sacrée bonne leçon ! Oser regarder de haut une représentante, et quoi encore ?
— Vous vous êtes libérées d’un des Serments ? demanda Zerah, à la fois surprise, révulsée et très gênée.
La réaction adéquate, en somme…
— Oui, puis nous l’avons prêté de nouveau, juste après, fit Pevara, agacée.
Elle s’empara du Bâton, et tout en maintenant le bouclier de Zerah, canalisa un peu d’Esprit sur une des extrémités.
— Avec la Lumière pour témoin, je jure de ne pas prononcer un mot qui ne soit pas la vérité. Avec la Lumière pour témoin, je jure de ne fabriquer aucune arme permettant à un homme d’en tuer un autre. Avec la Lumière pour témoin, je jure de ne jamais utiliser le Pouvoir de l’Unique comme une arme, sauf contre les Créatures des Ténèbres, ou pour défendre ma vie, celle de mon Champion ou celle d’une autre sœur.
À l’inverse des sœurs rouges nouvellement nommées, Pevara ne fit pas la moue en prononçant le passage sur le Champion.
— Je ne suis pas un Suppôt des Ténèbres, j’espère que ça te satisfait.
La sœur rouge dévoila ses dents à Zerah – un sourire, ou un rictus ? Bien malin qui aurait su le dire.
Seaine prêta elle aussi de nouveau les Serments, chacun produisant une très légère pression sur tout son corps, du sommet de son crâne jusqu’à la plante de ses pieds. À dire vrai, elle eut un peu de mal à sentir cette pression, car sa peau était encore tendue à l’extrême depuis qu’elle s’était de nouveau engagée à ne pas mentir en tenant le Bâton des Serments. Pendant un temps, pouvoir affirmer que Pevara portait la barbe ou que les rues de Tar Valon étaient pavées de fromage avait été follement amusant – même la sœur rouge avait ri de bon cœur. Mais ça ne valait pas l’inconfort qui avait suivi. Et au fond, c’était assez logique. Devoir dire qu’elle n’était pas une sœur noire arracha la langue de Seaine – même nier cette abominable trahison était une souillure – mais ça ne l’empêcha pas de tendre le Bâton à Zerah avec un hochement de tête autoritaire.
La « jeune » sœur fit tourner entre ses doigts le ter’angreal d’ivoire. À la lumière de la lampe, elle paraissait verdâtre, comme si elle allait être malade. Après avoir regardé les deux autres sœurs, elle acquiesça timidement.
— Ce que j’ai dit, exactement, fit Pevara en canalisant de nouveau un peu d’Esprit dans l’artefact. Sinon, tu devras recommencer jusqu’à ce que ce soit bon.
— Je jure de vous obéir aveuglément à toutes les deux, dit Zerah d’une voix tendue. (Elle frissonna lorsque le serment se referma en quelque sorte sur elle, devenant sa seconde peau.) Interrogez-moi sur l’Ajah Noir ! Je vous en prie !
La façon dont les mains de Zerah tremblaient, et son ton implorant, fournirent la réponse à Seaine avant même que Pevara eût posé la question et canalisé le flux d’Esprit qui interdirait tout mensonge.
— Non, je ne suis pas membre de l’Ajah Noir ! Et maintenant, libérez-moi de ce serment !
Seaine se voûta et appuya les coudes sur la table. Elle n’avait pas désiré que Zerah réponde par l’affirmative, mais elle aurait juré avoir enfin débusqué une menteuse. Oui, après des semaines d’enquête, Pevara et elle avaient cru avoir démasqué au moins une sœur noire. Après cet échec, combien de temps faudrait-il encore passer à chercher ? Et à jeter des coups d’œil inquiets derrière elle, du lever au coucher ? En admettant qu’elle puisse dormir…
Pevara tendit un index accusateur vers Zerah.
— Tu as dit à tout le monde être venue du nord.
Zerah écarquilla de nouveau les yeux.
— C’est la vérité… J’ai longé les berges du fleuve Erinin jusqu’à Jualdhe. Par pitié, libérez-moi de ce serment !
Seaine foudroya soudain la sœur du regard.
— On a découvert dans tes sacoches de selle des graines d’Épine Dorée et une coquille de noix ! Et tu sais où on les trouve, Zerah ? À plus de quarante lieues au sud de Tar Valon !
Zerah se leva d’un bond.
— Assise ! cria Pevara.
La sœur se laissa tomber sur son banc. Sous son masque d’impassibilité, elle craquait. Ses mains tremblaient et elle aurait sûrement claqué des dents si elle n’avait pas serré si fort les mâchoires. Au nom de la Lumière ! cette affaire de nord et de sud l’effrayait plus que l’accusation d’être un Suppôt des Ténèbres.
— D’où es-tu partie ? lança Seaine. Et pourquoi… ?
Elle voulait demander pourquoi Zerah avait décrit une telle boucle pour faire mine d’arriver du nord et cacher d’où elle venait vraiment. Elle n’en eut pas l’occasion, car la réponse jaillit de la bouche de la sœur :
— Je suis venue de Salidar ! couina-t-elle – aucun autre verbe n’aurait convenu.
Sans lâcher le Bâton des Serments, elle se tortilla sur son banc et des larmes coulèrent de ses yeux ronds rivés sur Pevara. Puis les mots jaillirent comme un torrent, même si elle claquait bel et bien des dents, à présent :
— Je-je suis-suis venue pour que toutes les sœurs, à la tour-tour sachent pour Logain et les sœurs rouges. Afin qu’elles des-destituent Elaida et que la tour soit de-de nouveau unifiée.
Sans cesser de regarder Pevara, Zerah se tut, la bouche ouverte et les yeux toujours aussi ronds.
— Très bien…, lâcha la sœur rouge, sinistre. Très bien…
Croisant le regard sombre de son amie, Seaine se demanda où était passée l’espièglerie des années où elles étaient novices puis Acceptées…
— Donc, tu es la source de cette… rumeur. Eh bien, tu vas comparaître devant le Hall et révéler qu’il s’agit d’un mensonge. Avoue ton forfait, ma fille !
Les yeux de Zerah menacèrent de sortir de leurs orbites. Lâchant le Bâton, qui roula sur la table, elle porta les mains à sa gorge. Un son étouffé en jaillit, comme si elle s’étranglait. Pevara la regarda, stupéfiée, mais Seaine comprit ce qui se passait.
— Zerah, dit-elle, tu n’es pas obligée de mentir… Au nom de la Lumière ! tu ne l’es pas !
Les jambes de la sœur blanche raclaient le sol comme si elle essayait en vain de se lever.
— Pevara, dis-lui qu’elle ne sera pas obligée de mentir. Ne comprends-tu pas qu’elle croit à cette histoire au sujet des sœurs rouges et de Logain ? Tu viens de lui ordonner de dire la vérité et de mentir – de son point de vue, en tout cas. Ne me regarde pas avec ces grands yeux ! Je te dis qu’elle croit à son histoire !
Les lèvres de Zerah commençaient à bleuir et ses paupières battaient follement.
— Pevara, c’est toi qui as donné l’ordre contradictoire. Si tu ne l’en libères pas, dirait-on, elle va mourir étouffée.
— C’est une renégate, lâcha Pevara avec tout le mépris dont elle était capable. (Puis elle soupira :) Mais elle n’a pas encore été jugée, alors… Tu n’auras pas besoin de mentir, ma fille.
Zerah bascula en avant, tomba face sur la table et reprit péniblement son souffle.
Seaine ne cacha pas sa stupéfaction. À aucun moment, Pevara et elle n’avaient envisagé la possibilité de serments conflictuels. Et si l’Ajah Noir ne se limitait pas à annuler le serment contre le mensonge, mais lui substituait une promesse de son cru ? Et s’il remplaçait les trois serments, par d’autres obligations ? Lorsqu’elles captureraient une sœur noire, si elles y parvenaient jamais, les deux enquêtrices devraient se montrer très prudentes. Sinon, leur prisonnière risquait de tomber raide morte avant qu’elles aient compris où était le conflit.
Mais il y avait peut-être une solution. Par exemple, en commençant par forcer la sœur noire à renoncer à tous ses serments – sans savoir ce qu’elle avait juré, pas moyen de faire montre de précision – avant de lui faire de nouveau prêter les trois qui liaient toutes les sœurs. Bien entendu, la douleur consécutive à une « libération » massive ne serait pas loin de celle d’une séance de torture – pas loin du tout, même. Mais une sœur noire ne méritait-elle pas pareil châtiment ? Voire bien pire que ça ?
D’abord, il fallait commencer par en dénicher une…
Sans faire montre de la moindre compassion, Pevara baissa les yeux sur Zerah, qui pleurait à chaudes larmes.
— Quand elle sera jugée pour rébellion, je veux faire partie du tribunal.
— Si elle passe en jugement, Pevara… Pourquoi nous priver de l’aide d’une sœur dont nous savons avec certitude qu’elle n’est pas un Suppôt des Ténèbres ? Et puisque c’est une renégate, nous n’aurons pas trop de scrupules à nous servir d’elle.
Sans atteindre une conclusion, les deux enquêtrices avaient longuement discuté de la seconde raison justifiant qu’elles n’annulent pas le serment les concernant. Une sœur ayant juré d’obéir pouvait être contrainte – non, ce terme rappelait trop la coercition, une ignominie interdite !… pouvait être incitée à participer à la traque de l’Ajah Noir. À condition, bien sûr, de ne pas répugner à la forcer à accepter les risques, qu’elle en ait envie ou non.
— Je n’arrive pas à croire que les renégates aient envoyé une seule sœur. Zerah, combien d’entre vous ont été chargées de répandre cette rumeur ?
— Dix…, répondit Zerah. (Elle se releva, le regard brillant de défi.) Mais je ne trahirai pas mes sœurs. Pas question de…
Elle se tut, s’avisant soudain que le mal était déjà fait.
— Les noms ! cria Pevara. Donne-les-moi, ou je t’écorche vive sur-le-champ !
Les noms sortirent des lèvres de Zerah. À cause de son serment d’obéissance, sans doute, plus que par peur de la menace. À voir l’expression de Pevara, cela dit, Seaine ne douta pas un instant qu’elle n’aurait pas eu besoin qu’on la pousse beaucoup pour joindre les actes à la parole.
Bizarrement, Seaine ne partageait pas la brûlante animosité de sa compagne. La renégate lui inspirait de la révulsion, certes, mais pas tant que ça… Pourtant, elle avait contribué à désunir la Tour Blanche, alors que le devoir de toute sœur était de se dévouer pour qu’elle reste unie. Très étrange, vraiment…
— Tu n’as rien à dire, Pevara ? demanda Seaine quand Zerah eut fini de réciter les neuf noms. (La sœur rouge hocha simplement la tête.) Très bien… Zerah, cet après-midi, tu feras venir Bernaile dans mes appartements.
Il y avait deux renégates infiltrées dans chaque Ajah, à l’exception du Rouge… et du Bleu, bien entendu. Mais le plus logique était de commencer par la seconde traîtresse blanche.
— Tu lui diras que je veux lui parler d’un sujet personnel… Surtout, ne la préviens ni en paroles ni par gestes. Ensuite, tu te tairas et tu nous laisseras faire, Pevara et moi… Zerah, tu viens d’être engagée dans une cause qui vaut mille fois mieux que ta misérable rébellion.
Misérable, cette rébellion ? Bien entendu ! Même si le pouvoir était monté à la tête d’Elaida…
— Tu vas nous aider à traquer l’Ajah Noir.
À chaque injonction, Zerah avait acquiescé, l’air plus que morose. Mais la mention d’une traque de l’Ajah Noir lui arracha un petit cri. Croyait-elle encore à la légende selon laquelle ce huitième Ajah n’existait pas ? Dans ce cas, son entendement avait dû être très obscurci par la rébellion…
— Bien entendu, tu vas cesser de répandre partout ces… histoires, continua Pevara. Plus question de parler dans la même phrase de l’Ajah Rouge et des faux Dragons. C’est bien compris ?
Même si ce fut à contrecœur, Zerah répéta docilement :
— C’est bien compris, représentante.
Elle semblait prête à pleurer de nouveau. De rage, cette fois.
— Dans ce cas, hors de ma vue ! cria Pevara. (Elle se coupa de la Source et le bouclier qui enveloppait Zerah se dissipa.) Et ne reste pas comme ça ! Débarbouille-toi et mets de l’ordre dans ta coiffure.
Zerah avait presque atteint la porte lorsque résonna le dernier mot de Pevara. Pour ouvrir le battant, elle dut lâcher un moment ses cheveux, qu’elle était déjà en train de lisser.
Dès que la renégate fut sortie, Pevara lâcha d’un ton méprisant :
— Elle aurait été fichue d’aller voir Bernaile sans s’arranger, histoire de lui mettre la puce à l’oreille…
— C’est bien vu, reconnut Seaine. Mais si nous persécutons ces dix femmes, à qui allons-nous mettre la puce à l’oreille ?
— Au point où en sont les choses, nous ne nous ferions pas remarquer même en les forçant à traverser le domaine de la tour à coups de pied dans les fesses. (Cette éventualité sembla séduire la sœur rouge.) Ce sont des renégates, et je compte bien les serrer d’assez près pour qu’elles hurlent toutes de douleur si l’une d’entre elles se permet ne serait-ce qu’une pensée subversive.
Les deux enquêtrices discutèrent longuement de cette question. Seaine insista sur son point de vue : forcer les renégates à obéir, sans leur laisser de marge de manœuvre, serait amplement suffisant. Pevara lui rappela qu’elles allaient laisser dix traîtresses – oui, dix ! – circuler impunément dans la tour.
Seaine soulignant que le châtiment viendrait tôt ou tard, sa compagne marmonna que ce ne serait jamais trop tôt.
Depuis toujours, Seaine admirait la force de caractère de Pevara. Mais parfois, ça confinait à de l’entêtement !
Entendant grincer les gonds de la porte, la sœur blanche saisit le Bâton des Serments et le cacha dans les plis de sa robe juste avant que le battant s’ouvre en grand. Comme Pevara, elle s’unit à la Source.
Une lanterne à la main, Saerin entra lentement dans la pièce puis s’écarta pour faire de la place à Talene, elle-même suivie par la petite Yukiri, qui portait aussi une lanterne, et par la mince Doesine aux allures de garçon, plutôt grande pour une Cairhienienne.
Dès qu’elle fut entrée, Doesine referma la porte et se campa devant comme pour empêcher quiconque de sortir. Quatre représentantes, soit des femmes en mesure de parler au nom des quatre Ajah encore présents à la tour, en plus du Rouge et du Blanc. Bizarrement, elles ne parurent pas s’apercevoir que Seaine et Pevara étaient unies à la Source.
Soudain, Seaine eut la sensation que la pièce débordait de monde. Une impression irrationnelle, certes, mais…
— C’est étonnant de vous voir ensemble…, dit Saerin.
Elle affichait sa fausse sérénité habituelle, mais ses doigts glissaient le long du manche de son couteau incurvé. En poste au Hall depuis quarante ans – soit plus longtemps que toutes les autres –, elle était connue pour son caractère de feu.
— Nous pourrions en dire autant de vous, riposta Pevara. (Les colères de Saerin ne l’avaient jamais impressionnée.) Ou êtes-vous venues ici pour aider Doesine à se remettre de ses mésaventures ?
La sœur jaune s’empourpra, ce qui lui donna encore plus l’air d’être un beau garçon aux manières un peu féminines. Ayant mis dans le mille, Seaine comprit qu’elle n’aurait plus besoin de se demander laquelle, parmi les représentantes, s’était aventurée trop près des quartiers de l’Ajah Rouge… avec des résultats malheureux pour elle.
— Cela dit, je n’aurais pas cru que ça vous rapprocherait… Les sœurs vertes sautent à la gorge des jaunes, et les marron à celle des grises… Ou seriez-vous venues ici pour vous entre-tuer sans être dérangées ?
Affolée, Seaine chercha frénétiquement pour quelle raison ces quatre sœurs s’étaient aventurées si profondément dans les entrailles de la tour. Leurs Ajah – tous les Ajah, en réalité – étaient à couteaux tirés. Et toutes les quatre avaient été condamnées à une pénitence par Elaida. Aucune représentante ne pouvait se réjouir de briquer des parquets ou de récurer des chaudrons – surtout quand tout le monde savait pourquoi elle le faisait – mais ça ne suffisait pas à tisser un lien entre ces femmes. Alors, quoi d’autre ?
Aucune n’était de haute naissance. Saerin et Yukiri étaient filles d’aubergistes, Talene avait des fermiers pour parents et le père de Doesine était coutelier. Saerin avait d’abord été formée par les Filles du Silence – la seule de ce groupe à avoir obtenu le châle…
Non, tout ça ne menait à rien ! Mais quelque chose frappa soudain Seaine. Saerin avait en général du mal à maîtriser son tempérament de feu. Alors qu’elle était novice, Doesine avait tenté en trois occasions de s’enfuir de la tour – en atteignant les ponts une seule fois, cela dit. Talene, elle, avait dû battre à plate couture le record de punitions récoltées par une fille lors de son noviciat. Quant à Yukiri, la dernière sœur grise intégrée au Hall, elle était toujours la première à ne pas partager l’avis de ses collègues et la dernière à se rallier à la majorité.
Chacune à sa façon, ces quatre femmes étaient considérées comme des rebelles, et Elaida les avait toutes humiliées à cause de ça. En étaient-elles arrivées à tenir pour une erreur le coup de force contre Siuan puis son remplacement par Elaida ? Avaient-elles découvert la vérité au sujet de Zerah et des autres ? Et dans ce cas, quelles étaient leurs intentions ?
Seaine se prépara à tisser le saidar. Sans grand espoir de s’en tirer vivante, cependant. Pevara était l’égale en puissance de Saerin et de Yukiri, certes, mais pour sa part, elle était au niveau de Doesine, et encore.
Avançant d’un pas, Talene prit la parole et fit voler en éclats toutes les spéculations de Seaine :
— Yukiri a remarqué que vous filiez souvent ensemble, et nous voulons savoir pourquoi. (La voix étonnamment grave de Talene vibrait de colère malgré son visage impassible.) Les chefs de vos Ajah vous ont-elles confié une mission secrète ? En public, nos dirigeantes s’invectivent comme tout le monde, mais il semble que certaines se voient en privé et se parlent… Quoi qu’elles mijotent, le Hall a le droit de savoir.
— Talene, arrête ça ! s’exclama Yukiri.
Sa voix était encore plus surprenante que celle de Talene. D’apparence, on eût dit une reine courte sur pattes drapée dans une robe de soie couleur argent ornée de dentelle, mais on aurait cru entendre une solide paysanne. Selon elle, ce contraste l’aidait beaucoup lors des négociations. Telle une souveraine qui ne sait pas trop bien quelle attitude adopter face à ses sujets, elle sourit à Pevara et à Seaine.
— Je vous ai vues aller et venir furtivement, toutes les deux, mais j’ai tenu ma langue. Au fond, vous pourriez être des compagnes d’oreiller, et ça ne regarderait que vous. Mais quand j’ai entendu Talene s’inquiéter à cause des sœurs qui complotent dans les coins sombres, je me suis décidée à parler. Moi aussi, j’ai vu pas mal de femmes conspirer, et quelques-unes doivent bien être à la tête de leur Ajah. Alors, si vous savez, dites-nous tout. Le Hall a le droit de savoir.
— Nous ne partirons pas avant que vous ayez parlé, ajouta Talene, très remontée.
Pevara croisa les bras et ricana.
— Si la chef de mon Ajah me disait deux mots, je ne verrais aucune raison de vous les répéter. Cela dit, le sujet qui nous occupe, Seaine et moi, n’a rien à voir avec les sœurs rouges ou les blanches. Donc, allez chercher ailleurs !
Pevara ne se coupa pas de la Source. Et Seaine non plus.
— Un coup d’épée dans l’eau, marmonna Doesine, comme je le prévoyais. Pourquoi me suis-je laissé entraîner dans cette maudite folie ? Espérons que personne ne le saura jamais, sinon, nous serons la risée de toute cette fichue tour !
Parfois, ne se contentant pas d’avoir l’air d’un garçon, Doesine en adoptait le langage peu châtié.
Si elle n’avait pas craint que ses genoux la trahissent en jouant des castagnettes, Seaine se serait levée pour sortir.
Pevara se leva bel et bien et foudroya du regard l’impudente qui se tenait entre elle et la porte.
Saerin tapota le manche de son couteau et ne s’écarta pas d’un pouce.
— Une énigme…, marmonna-t-elle.
Sans crier gare, elle avança, se baissa et tendit le bras si vite que Seaine ne put rien faire. En un éclair, Saerin s’empara du Bâton des Serments et le tira vers elle. Seaine tenta de résister, mais elle dut renoncer à lutter, sa main glissant sur le bout de l’artefact.
— Une énigme, oui, et j’adore ça…, fit Saerin.
L’apparition du Bâton provoqua des remous, toutes les femmes parlant en même temps.
— Par le sang et le feu ! s’écria Doesine. Vous êtes ici pour nommer de nouvelles sœurs ?
— Laisse tomber, Saerin, lança Yukiri en riant. Quoi qu’elles mijotent, ça les regarde !
— Si c’est sans rapport avec les chefs de leurs Ajah, que fichent-elles ici ? tonna Talene.
Agitant une main, Saerin finit par obtenir le silence. Toutes les femmes présentes étaient des représentantes, mais au Hall, elle avait la préséance à cause de ses quarante ans d’ancienneté.
— Voici la clé de l’énigme, dit-elle en caressant le Bâton du bout d’un pouce. Pourquoi cet artefact est-il là ?
L’aura du saidar enveloppa soudain Saerin, qui canalisa un flux d’esprit sur le Bâton.
— Avec la Lumière pour témoin, je jure de ne pas prononcer un mot qui ne soit pas la vérité. Je ne suis pas un Suppôt des Ténèbres !
Dans le silence qui suivit, un couinement de souris aurait retenti comme un coup de tonnerre.
— Ai-je raison ? demanda Saerin en se coupant de la Source.
Elle tendit la Bâton à Seaine, qui prêta pour la troisième fois le serment sur le mensonge et jura ensuite qu’elle n’appartenait pas à l’Ajah Noir. Avec une dignité glaciale, Pevara fit la même chose.
— C’est ridicule, maugréa Talene. L’Ajah Noir n’existe pas.
Yukiri prit le Bâton, prêta à son tour le serment et jura qu’elle n’était pas membre de l’Ajah Noir. Puis elle passa l’artefact à Doesine.
— Laisse-moi passer, Doesine, grogna Talene. Je ne m’abaisserai pas à cette grotesque comédie !
Doesine prêta le serment puis jura qu’elle n’était pas une sœur noire. Pour les choses sérieuses, elle savait parler avec un raffinement que n’aurait pas désavoué une Maîtresse des Novices. Puis elle tendit l’artefact à Talene.
La femme aux cheveux d’or recula comme s’il s’agissait d’une vipère.
— Le simple fait de me demander ça est une insulte. Pire que ça, un outrage !
Une lueur féroce passa dans les yeux de la sœur. En tout cas, ce fut ce que Seaine crut voir. Une simple impression ?
— Maintenant, qu’on me laisse passer ! rugit Talene avec toute l’autorité d’une représentante. Je sors d’ici !
— Je crains que ce ne soit pas possible…, dit Pevara.
Yukiri approuva du chef et Saerin serra le manche de son couteau à s’en faire blanchir les jointures.
Alors qu’elle traversait les terres enneigées d’Andor, s’enfonçant dans les congères, Toveine Gazal maudissait le jour de sa naissance. Petite et un peu enveloppée, la peau cuivrée et les cheveux noirs brillants, elle avait semblé jolie aux yeux de bien des hommes, mais aucun ne l’aurait qualifiée de « beauté ». Et ça ne risquait pas de changer aujourd’hui. Son regard qu’on aurait pu juger franc et direct naguère était à présent perçant comme celui d’un aigle. Quand elle n’était pas en colère… Et là, elle l’était. Et lorsque Toveine enrageait, même les vipères s’écartaient de son chemin.
Quatre autres sœurs rouges chevauchaient – pataugeaient – derrière elle, suivies par vingt Gardes de la Tour en cape et en veste noires. Sondant la forêt environnante comme si une attaque était imminente, ces hommes détestaient que leurs armures soient transportées par les chevaux de bât. Mais comment pouvaient-ils espérer traverser l’Andor sur près de cent lieues sans se faire remarquer en portant une veste et une cape où s’affichait la Flamme de Tar Valon ? Toveine n’en savait rien, et elle s’en fichait, car le voyage touchait presque à sa fin. Dans un jour ou deux, elle ferait la jonction avec neuf autres groupes composés exactement comme le sien. Bien entendu, toutes les sœurs qu’on y trouvait n’appartenaient pas à l’Ajah Rouge – hélas ! – mais ça ne la dérangeait pas trop. Ancienne représentante rouge, Toveine Gazal entrerait dans l’histoire pour avoir détruit la Tour Noire !
Elaida, elle l’aurait juré, devait la croire folle de reconnaissance parce qu’elle l’avait rappelée de son exil, l’arrachant à la disgrâce, pour lui offrir l’occasion de se racheter. Toveine en ricana de mépris. En cet instant, si un loup avait vu ses yeux, dans les profondeurs de sa capuche, il aurait sûrement glapi de terreur. Ce qui avait été fait vingt ans plus tôt était nécessaire, et que la Lumière brûle les femmes qui murmuraient au sujet de l’inévitable implication de l’Ajah Noir. Oui, c’était nécessaire et juste, mais Toveine Gazal y avait perdu son siège de représentante. Puis elle avait dû hurler de douleur sous la morsure du fouet – devant toutes les sœurs, plus les novices et les Acceptées, afin de leur montrer que même les représentantes n’échappaient pas à la loi, même si on avait omis de leur préciser laquelle.
Ensuite, Toveine avait été envoyée dans la ferme de maîtresse Jara Doweel, au cœur des Collines Noires, pour y suer sang et eau sous le regard d’une femme qui tenait une Aes Sedai exilée et condamnée pour une employée en rien différente des autres.
Toveine déplaça ses mains sur les rênes et sentit les cals qui les constellaient. Maîtresse Doweel – même aujourd’hui, impossible de penser à elle sans utiliser le « titre » qu’elle exigeait – croyait aux vertus du travail et de la discipline. Partageant le sort commun, elle n’avait aucune pitié pour les femmes qui tentaient de tirer au flanc – et elle s’était montrée incroyablement dure avec une fille qui s’était enfuie en compagnie d’un joli garçon… enfin, qui avait essayé.
Durant quinze ans, Toveine avait mené une vie plus pénible que celle d’une novice. Et pendant ce temps, après être passée entre les gouttes, Elaida avait fait son chemin jusqu’au poste suprême dont Toveine avait un jour rêvé pour elle-même. Reconnaissante, elle ? Pas le moins du monde. Mais elle avait appris à guetter patiemment sa chance.
Soudain, un grand type en veste noire, ses cheveux sombres lui tombant sur les épaules, jaillit de la forêt et lança son cheval au galop vers Toveine.
— Toute résistance est inutile ! cria-t-il en levant un poing ganté. Rendez-vous et personne ne sera blessé.
Ce ne fut pas l’apparence du type, et encore moins ses propos, qui incitèrent Toveine à tirer sur ses rênes, laissant les autres sœurs approcher d’elle dans son dos.
— Emparez-vous de lui, dit-elle, très calme. Mais prenez la précaution de vous lier. Il m’a isolée de la Source avec un bouclier.
Apparemment, un Asha’man était venu les accueillir. Quelle délicate attention.
S’avisant que rien ne se passait, Toveine détourna les yeux de l’homme et interrogea Jenare du regard. Blanche comme un linge, la sœur murmura :
— Toveine, un bouclier m’isole aussi de la Source.
— Moi aussi ! s’écria Lemai, incrédule.
Les autres sœurs hochèrent frénétiquement la tête. Même chose pour elles.
D’autres hommes en veste noire sortirent de la forêt. À quinze, Toveine cessa de compter. Derrière elle, les Gardes marmonnaient entre eux, attendant un ordre des sœurs. Pour l’instant, ils croyaient simplement qu’une bande de brigands les attaquait.
Toveine eut un claquement de langue agacé. Tous ces hommes n’étaient pas capables de canaliser, bien entendu, mais tous ceux qui le pouvaient se dressaient contre elle. Pourtant, elle ne paniqua pas. Contrairement à certaines de ses compagnes, ce n’étaient pas les premiers mâles aptes à canaliser qu’elle affrontait.
Souriant, le grand type avança vers elle, comme s’il pensait que les sœurs avaient obéi à son ordre ridicule.
— À mon commandement, murmura Toveine, nous nous disperserons dans toutes les directions. Dès que vous serez assez loin pour que votre Asha’man ne puisse plus maintenir son bouclier – les hommes pensent qu’ils doivent voir un tissage pour le maintenir, donc, ça doit être vrai – faites demi-tour et revenez aider les Gardes. Préparez-vous ! (Elle donna de la voix :) Gardes de la Tour, battez-vous !
Rugissant, les Gardes se ruèrent en avant, épée au clair, avec l’intention d’entourer et de protéger les sœurs. Se couchant sur l’encolure de sa jument nommée Moineau, Toveine la talonna et partit au galop au milieu des Gardes stupéfiés. Puis elle passa entre deux très jeunes types en veste noire qui en restèrent bouche bée de surprise.
Sous le couvert des arbres, elle accéléra encore le rythme, au risque que sa monture se casse une jambe. Elle aimait beaucoup Moineau, mais aujourd’hui, il n’y aurait pas que des chevaux parmi les cadavres.
Dans son dos, Toveine entendit monter des cris. Puis une voix puissante domina cette cacophonie :
— Prenez-les vivantes, cria le grand type, c’est un ordre du Dragon Réincarné. Quiconque blessera une Aes Sedai en répondra devant moi.
« Un ordre du Dragon Réincarné »… Pour la première fois, Toveine sentit la peur lui nouer le ventre et glacer le sang dans ses veines. Alors qu’elle se servait des rênes comme d’une cravache, martelant l’encolure de Moineau, elle s’aperçut que le bouclier l’entravait toujours. À coup sûr, il n’y avait pas assez d’arbres entre elle et ces fichus hommes pour qu’ils ne puissent plus la voir.
« Le Dragon Réincarné »… Par la Lumière !
Toveine cria quand quelque chose la frappa au ventre – une branche à un endroit où il ne pouvait pas y en avoir une – et l’arracha à sa selle. Les jambes à plus de trois pieds du sol, la sœur resta suspendue dans l’air, les bras plaqués contre le torse, tandis que sa monture galopait maladroitement dans la neige.
Toveine déglutit péniblement. Sans nul doute, c’était la composante masculine du Pouvoir qui la gardait ainsi en suspension. De sa vie, elle n’avait jamais été touchée par le saidin. Autour de son ventre, elle sentait un lien invisible – et à l’arrière-plan, il lui semblait capter la souillure du Ténébreux. Tremblante, elle dut produire un effort pour ne pas hurler.
Le grand type immobilisa son cheval devant elle et la fit léviter jusqu’à ce qu’elle soit assise en amazone derrière lui. Cela dit, il ne sembla pas s’intéresser beaucoup à sa prisonnière.
— Hardlin ! cria-t-il. Norley ! Kajima ! Que l’un de vous me rejoigne, et sans traîner, bande de jeunes idiots !
L’homme était vraiment grand, avec des épaules de la largeur d’un manche de hache, comme aimait à le dire maîtresse Doweel. Pas loin de l’âge mûr, il était assez beau, dans le genre sauvage. Rien à voir avec les jolis garçons que Toveine appréciait. Des jeunes gens dociles, reconnaissants et si faciles à contrôler. Un insigne en argent en forme d’épée décorait un côté du col montant de sa veste. L’autre était orné d’une étrange créature aux écailles jaunes et rouges. Parfaitement capable de canaliser le Pouvoir, cet homme avait isolé Toveine de la Source, en faisant sa prisonnière.
Le cri qui sortit de sa gorge surprit jusqu’à la sœur. Alors qu’elle regrettait de ne pas avoir tenté de l’étouffer, un autre le suivit, puis un autre et encore un autre. Battant des jambes, elle se tortilla comme un ver. Une manœuvre bien inutile, face au Pouvoir. Dans un coin de son esprit, Toveine le savait. Ça ne l’empêcha pas de continuer à appeler au secours, implorant par ses cris qu’on vienne la sauver des Ténèbres. À demi folle, elle lutta comme une bête sauvage enragée.
Très vaguement, elle eut conscience que le cheval du type, se fichant qu’elle lui flanque des coups de pied dans la croupe, s’était remis en marche.
— Du calme, espèce de sac à charbon récalcitrant ! Enfin, mais cesse de gigoter comme ça, je ne vais pas te… Bon sang ! assez, espèce de mule bancale ! Désolé, noble Aes Sedai, mais c’est ce qu’on nous apprend à faire…
Sur ces mots, l’homme en noir embrassa Toveine.
Elle n’eut qu’une fraction de seconde pour s’apercevoir que les lèvres du type touchaient les siennes. Puis elle ne vit plus rien, et de la chaleur déferla en elle. Plus que de la chaleur ! Un incendie ! à l’intérieur, elle n’était plus que du miel en train de fondre et bientôt sur le point de bouillir. Comme une corde de harpe, elle vibrait – si vite qu’elle risquait d’en devenir invisible. Tel un vase de cristal, elle était sur le point d’exploser, et…
La corde cassa et le vase éclata.
— Aaaaaaaaaaaaaaaaaah !
Pour commencer, Toveine n’eut pas conscience que ce râle venait de sortir de sa gorge. Incapable de penser logiquement, elle regarda le visage d’homme penché sur elle, se demandant à qui il appartenait. Ah ! oui ! le type en noir capable de…
— J’aurais pu le faire sans le petit plus, dit le type en flattant l’encolure de son cheval, désormais immobile. Mais je suppose que c’était nécessaire. Cela dit, tu n’as rien d’une épouse… Bien, sois calme, n’essaie pas de t’enfuir, n’attaque aucun homme en veste noire et reste loin de la Source, sauf si je te permets de l’approcher. Au fait, quel est ton nom ?
Sauf s’il me permet ? Quel rustre !
— Toveine Gazal…
Au nom de la Lumière ! pourquoi lui ai-je répondu ?
— Je te trouve enfin ! lança un autre homme en noir en approchant sur son cheval.
Ce type-là aurait déjà été plus au goût de Toveine, sans le défaut rédhibitoire de savoir canaliser. Presque adolescent, les joues bien roses, il ne devait pas se raser plus de deux fois par semaine.
— Par la Lumière ! Logain ! s’exclama-t-il. Tu en as pris une deuxième ? Le M’Hael n’aimera pas ça. Je doute qu’il apprécie que nous en prenions une seule. Mais comme vous êtes très proches l’un de l’autre, ça passera peut-être…
— « Proches », Vinchova ? lança le grand type. Si le M’Hael s’écoutait, je serais en train de sarcler les navets avec les nouvelles recrues. Ou déjà enterré très profondément dans le champ…
Qu’il ait compris ou non, le joli garçon eut un éclat de rire incrédule.
Toveine le regarda à peine, se concentrant sur l’homme qui venait de l’embrasser. Logain, le faux Dragon ! Mais il avait été apaisé puis tué !
Et voilà qu’il la tenait en travers de sa selle d’une main nonchalante. Pourquoi ne criait-elle plus ? Pourquoi ne luttait-elle plus ? De si près, son couteau aurait suffi. Mais elle n’avait aucune envie de le dégainer, alors qu’elle l’aurait pu. Le bouclier ne l’entravait plus. Elle aurait pu se laisser glisser à terre et tenter de… Mais elle n’en avait pas davantage envie.
— Que m’as-tu fait ? demanda-t-elle d’un ton calme – au moins, il lui restait ça.
Alors qu’il dirigeait son cheval vers la route, Logain dit à la sœur ce qu’il avait fait. Posant la tête contre la poitrine du faux Dragon, Toveine laissa libre cours à ses larmes. Elaida paierait pour ça, décida-t-elle.
Si Logain voulait bien la laisser faire… Une pensée particulièrement amère…