17 Promenade sur la glace

Le lendemain matin, dans un silence seulement troublé par le grincement des selles et le crissement de la neige sous les sabots des chevaux, une colonne sortit du camp des Aes Sedai pour se diriger vers le nord. Dans le ciel où luisaient encore des étoiles, la lune était sur son déclin mais le grand manteau de neige qui recouvrait le paysage offrait une excellente visibilité.

Quand l’aube se leva enfin, les cavaliers étaient en route depuis plus d’une heure. Sans avoir pour autant parcouru une très grande distance… En terrain découvert, Egwene pouvait permettre à Daishar d’avancer au petit galop – en soulevant des gerbes blanches sur son passage – mais le plus souvent, les chevaux étaient obligés de progresser au pas au milieu d’une forêt dense au sol raviné rendu encore plus dangereux par la neige. Les chênes, les pins, les lauréoles et d’autres arbres que la jeune femme ne connaissait pas semblaient encore plus mal en point qu’au temps de la sécheresse.

Aujourd’hui, se souvint la Chaire d’Amyrlin, c’était la Fête d’Abram. Mais il n’y aurait pas de gâteaux au miel fourrés de petits cadeaux. Cela dit, avec un peu de chance, certaines personnes auraient quand même une surprise aujourd’hui !

Sphère jaune pâle qui ne diffusait guère de chaleur, le soleil monta lentement dans le ciel. Chaque inspiration continua pourtant de glacer les poumons d’Egwene, un nuage de buée se formant devant sa bouche chaque fois qu’elle expirait. Pas encore glacial mais néanmoins piquant, le vent charriait de gros nuages noirs en direction de l’ouest, vers le royaume d’Andor. Soulagée que les orages s’éloignent, la jeune femme éprouva cependant une sincère compassion pour ceux qui auraient à les subir.

Attendre un jour de plus, si les conditions climatiques l’avaient imposé, aurait été une torture. Pas à cause de ses migraines, pour une fois, Egwene n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit. L’excitation et la tension, mêlées à de la peur, bien entendu. Une peur qui tissait sa toile en elle à la manière d’une araignée… Bizarrement, elle n’était pas fatiguée. Au contraire, elle se sentait comme un ressort comprimé ou une pendule remontée à fond – une incroyable quantité d’énergie l’emplissait, ne demandant qu’à être libérée. Cela posé, tout pouvait encore tourner horriblement mal.

Derrière l’étendard de la Tour Blanche – la Flamme de Tar Valon en surimpression sur une spirale de sept couleurs, une par Ajah –, la colonne se révélait plutôt impressionnante. Quant à l’étendard, il avait toute une histoire… Fabriqué en secret à Salidar, il reposait depuis au fond d’un coffre dont seul le Hall détenait la clé. S’il n’y avait pas eu cette délégation, qui devait nécessairement bénéficier d’une certaine pompe, Egwene doutait fort que les représentantes auraient sorti le drapeau de sa cachette.

L’escorte se composait d’un millier de cavaliers lourdement équipés et armés de lances, d’épées, de masses d’armes ou de haches. Un déploiement de force qu’on voyait rarement au sud des Terres Frontalières. Le chef de cette troupe, un borgne originaire du Shienar qui portait sur son orbite vide un cache où était peint un œil rouge, n’était pas un inconnu pour Egwene. Mais leur rencontre lui semblait remonter à une éternité… Quoi qu’il en soit, Uno Nomesta sondait les arbres de son œil unique comme si un ennemi pouvait se cacher derrière chaque tronc. Très droits sur leur selle, ses hommes se montraient tout aussi attentifs.

Loin devant, d’autres cavaliers, bien plus légèrement équipés, ouvraient la marche, s’assurant qu’aucun danger ne guettait la colonne. Tenant leurs rênes d’une main et leur arc de l’autre, ces hommes n’avaient pas la possibilité de resserrer les pans de leur cape, et ils devaient crever de froid. Un groupe similaire formait une avant-garde encore plus avancée, tandis que d’autres se chargeaient de sécuriser les flancs et l’arrière de la colonne. S’il ne s’attendait pas à un coup fourré des Andoriens, Gareth Bryne avait déjà commis des erreurs dans sa vie – ses propres mots – et de toute manière, il se fiait beaucoup moins aux Murandiens. De plus, il fallait compter avec d’éventuels tueurs à la solde d’Elaida, et avec les inévitables Suppôts des Ténèbres. Avec eux, on ne pouvait jamais savoir quand ni où les coups allaient pleuvoir. Et même si on les supposait très loin d’ici, c’était exactement la même chose avec les Shaido. Enfin, sur une expédition trop « chétive », qui sait si des brigands n’auraient pas eu envie de se faire la main ?

Le seigneur Bryne n’était pas homme à prendre des risques inutiles, et Egwene s’en félicitait. Aujourd’hui, elle désirait qu’il y ait autant de témoins que possible.

Pour sa part, elle chevauchait devant l’étendard en compagnie de Sheriam, Siuan et Gareth Bryne. Pour l’heure, tous les trois semblaient plongés dans leurs pensées. Parfaitement détendu, comme s’il était né sur un cheval, le seigneur scrutait minutieusement le terrain, gravant chaque détail dans son esprit au cas où il aurait à se battre sur ce site. Raide comme un bout de bois sur sa selle, Siuan serait sûrement percluse de courbatures longtemps avant d’arriver. D’ailleurs, elle sondait le nord comme si elle voyait déjà le lac, marmonnant entre ses dents à intervalles réguliers. La preuve qu’elle était mal à l’aise…

Alors qu’elle ne savait rien de ce qui allait arriver, à l’instar des représentantes, Sheriam semblait encore plus nerveuse que l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Nerveuse et colérique, pour une raison connue d’elle seule…

Vêtues de soie, de velours et de fourrure – presque un défilé de mode –, et chacune arborant dans le dos la Flamme de Tar Valon, les représentantes au grand complet chevauchaient derrière l’étendard. Alors qu’elles se contentaient d’habitude de leur bague au serpent, en guise de bijou, ces femmes étaient aujourd’hui littéralement lestées de colliers, de bracelets et de bagues. Pourtant, en matière de spectacle, leurs Champions les battaient à plate couture grâce à leur cape-caméléon. Au gré du vent qui les agitait, ces accessoires vestimentaires changeaient de couleur, donnant l’impression que leur porteur se fondait en partie au paysage.

Au nombre de deux ou trois par sœur, des domestiques suivaient sur les meilleurs chevaux qu’on avait pu trouver pour eux. Si certains n’avaient pas tenu par la bride un cheval de bât, ils auraient pu passer pour des nobles mineurs, tant on avait retourné tous les coffres du camp pour leur dénicher des tenues chics et de couleurs vives.

Peut-être parce qu’elle comptait parmi les représentantes qui n’avaient pas de Champion, Delana avait emmené Halima avec elle, lui faisant attribuer une fière jument blanche. Les deux femmes chevauchaient côte à côte et Delana, assez fréquemment, se penchait pour parler à l’oreille de sa secrétaire. Trop excitée, celle-ci l’écoutait à peine.

Personne ne croyait vraiment à cette histoire de « secrétaire ». On pensait plutôt que Delana s’était montrée charitable envers la jeune femme, la gardant avec elle. À moins qu’une amitié se soit développée entre l’austère sœur aux cheveux clairs et la fille de la campagne à la crinière brune et au tempérament de feu. Même si ça semblait invraisemblable, pourquoi pas ? En tout cas, Egwene avait vu l’écriture d’Halima, et elle ressemblait à s’y méprendre à celle d’une enfant qui viendrait juste de commencer à apprendre à former des lettres sur du parchemin.

Aujourd’hui, Halima était aussi richement vêtue que les sœurs, et elle arborait autant de bijoux – sûrement fournis par Delana. Chaque fois que le vent écartait les pans de sa cape de voyage en velours, c’était pour dévoiler une poitrine incroyablement opulente. Loin de s’en offusquer, Halima riait aux éclats et prenait tout son temps pour refermer le vêtement, comme si elle voulait faire croire qu’elle ne souffrait pas plus du froid que les Aes Sedai.

Pour la première fois, Egwene s’était réjouie qu’on lui ait offert de quoi remplir la garde-robe de dix femmes. Grâce à tout ça, elle était parvenue à donner une bonne leçon d’élégance à toutes les sœurs ! Sa robe de soie bleu rayé de blanc richement décorée de perles – en ce jour, il y en avait même sur le dos de ses gants ! –, elle portait une cape doublée d’hermine fournie à la dernière minute par Romanda. Par souci d’équilibre, une parure d’émeraudes prêtée par Lelaine brillait à son cou et à ses oreilles. En revanche, les pierres de lune piquées dans ses cheveux venaient de Janya. Pour cette journée, la Chaire d’Amyrlin devait être resplendissante. En velours bleu rehaussé de dentelle, un collier de perles au cou, Siuan elle-même semblait s’être habillée pour aller au bal.

Romanda et Lelaine chevauchaient à la tête des représentantes, comme de juste. Elles collaient tellement le porte-étendard qu’il jetait régulièrement des coups d’œil derrière lui, talonnant son cheval pour reprendre un peu de distance. Alors qu’elle sentait peser sur sa nuque le regard des deux sœurs, Egwene, elle, réussit à ne pratiquement pas tourner la tête vers elles. Ces deux femmes la croyaient pieds et poings liés, certes, mais elles devaient se demander avec quelle corde elle était entravée. Il ne fallait pas que ça tourne mal ! Non, il ne le fallait pas !

À part la colonne, quasiment rien ne bougeait dans le paysage couvert de neige. Un grand faucon vint cependant décrire des cercles dans le ciel au-dessus des cavaliers, puis il fila en direction de l’est. En deux occasions, Egwene vit dans le lointain des renards à queue noire, toujours revêtus de leur fourrure d’été, et elle aperçut même un cerf aux formidables andouillers, mais il disparut presque aussitôt derrière des arbres.

Coupant la route de Bela, un lièvre la surprit tant qu’elle fit mine de se cabrer. Croyant que sa monture allait la désarçonner, Siuan s’accrocha à ses rênes comme à une bouée de sauvetage. Bien entendu, la jument se contenta d’un hennissement plein de reproches et continua imperturbablement à avancer. En fait, le hongre rouan d’Egwene avait réagi plus violemment alors que le lièvre était passé loin de lui.

L’ancienne Chaire d’Amyrlin marmonna entre ses dents des aménités qui s’adressaient à l’innocent animal, et il lui fallut un bon moment avant de serrer moins fort ses rênes. Dès qu’on la perchait sur un cheval, l’humeur de Siuan tournait à l’orage – quand c’était possible, elle voyageait dans un des chariots – mais là, elle battait tous ses records. Pour savoir pourquoi, il suffisait de regarder le seigneur Bryne – ou de noter la façon dont elle le foudroyait du regard.

S’il remarqua le manège de Siuan, le seigneur ne le montra pas. Vêtu comme à l’ordinaire – il était bien le seul dans ce cas –, il était tel qu’en lui-même, à savoir à la fois banal et impressionnant. Un roc qui avait connu bien des tempêtes et en surmonterait bien d’autres encore. Sans trop savoir pourquoi, Egwene était ravie qu’il ait résisté à toutes les tentatives visant à le vêtir comme pour la parade. Certes, les membres de la délégation devaient en imposer à Pelivar et compagnie, mais lui n’avait pas besoin de soie et de velours pour ça…

— Une jolie matinée pour chevaucher…, dit soudain Sheriam. Pour s’éclaircir les idées, il n’y a rien de mieux qu’une promenade dans la neige.

Une provocation à l’intention de Siuan, qui en grommela de plus belle. Sans rien dire, car elle ne pouvait pas tancer une sœur devant tant de témoins, mais son regard noir laissa deviner que Sheriam ne perdait rien pour attendre.

La Gardienne des Chroniques sursauta et fit la grimace. Sa jument tachetée grise, Aile, renâcla sur quelques pas, et elle la calma d’une main qu’on aurait pu juger un peu trop ferme.

Sheriam n’avait guère témoigné de reconnaissance à la femme qui l’avait jadis nommée Maîtresse des Novices. Comme toutes les personnes qui se rendaient coupables d’ingratitude, elle cherchait toutes les raisons possibles de blâmer Siuan. Depuis sa prestation de serment, c’était le seul véritable défaut qu’Egwene lui avait découvert. Bien entendu, dans le même ordre d’idées, elle avait affirmé que la Gardienne était exemptée d’obéir à Siuan, contrairement aux autres sœurs ayant juré fidélité à Egwene. Mais celle-ci n’avait pas été dupe. Dès qu’elle en avait l’occasion, Sheriam lançait une pique, juste au cas où… Le coup ayant fait mouche, Siuan avait insisté pour vider toute seule ses querelles avec Sheriam. Désireuse de consolider la confiance très chancelante de son amie, Egwene n’avait pas pu lui refuser ce droit – à condition que la situation ne dérape pas trop.

Alors que la Chaire d’Amyrlin rongeait son frein, agacée qu’il soit impossible d’aller plus vite, Siuan recommença en râler à mi-voix et Sheriam se plongea dans une grande réflexion. Sans doute pour trouver quelque chose à dire qui ne lui vaudrait pas d’ennuis.

Toutes ces subtiles rosseries finirent par taper sur les nerfs d’Egwene. Au bout d’un moment, même l’impassibilité de Bryne l’énerva. Remontée, elle chercha une remarque susceptible de déstabiliser le vieux guerrier. Hélas – ou par bonheur – elle ne trouva rien, parce que ébranler cet homme était tout simplement impossible. Mais si ce voyage traînait encore, il allait bien falloir qu’elle se défoule sur quelqu’un !

Alors que midi approchait, les lieues s’ajoutant aux lieues dans une mortelle monotonie, un des éclaireurs leva enfin un bras et se retourna sur sa selle. S’excusant à la hâte auprès d’Egwene, Bryne partit au galop. Même si la neige le ralentissait, Voyageur, son hongre bai, ne tarda pas à rejoindre les cavaliers avancés. Après une brève conversation, Bryne les expédia de nouveau en avant, puis il attendit qu’Egwene et les autres femmes arrivent à son niveau.

Romanda et Lelaine se détachèrent du groupe des représentantes pour venir rejoindre celui du seigneur. Comme toujours, elles ignorèrent Egwene et rivèrent sur le seigneur le regard froid et serein qui glaçait généralement le sang des hommes lorsqu’ils se trouvaient face à des Aes Sedai. N’était que ces Aes Sedai-là se lorgnaient d’un air à la fois méfiant et pensif. On eût dit qu’elles ne savaient pas vraiment ce qu’elles fichaient là.

Egwene espéra qu’elles étaient à moitié aussi nerveuses qu’elle. Pour un début, ça suffirait…

Le fameux regard des Aes Sedai fit autant d’effet à Bryne qu’un cautère sur une jambe de bois. Et s’il salua les deux sœurs, ce fut à Egwene qu’il parla :

— Mère, ils sont déjà sur place… (Oui, c’était prévu…) Avec pratiquement tous leurs hommes, mais sur la berge nord du lac, et nulle part ailleurs. Des éclaireurs vont les surveiller pour s’assurer qu’ils ne tentent pas de nous encercler. Mais pour être franc, je ne crois pas qu’ils essaieront.

— Espérons que tu ne te trompes pas, lâcha Romanda.

— Ces derniers temps, renchérit Lelaine, ton jugement n’a pas toujours été infaillible.

— Si tu le dis, Aes Sedai…

Sans vraiment se détourner d’Egwene, Bryne inclina très légèrement la tête. Aux yeux du Hall, et comme Siuan, il était désormais lié à la Chaire d’Amyrlin. Si seulement ces femmes avaient pu savoir à quel point c’était vrai !

— Encore une chose, mère… Talmanes est là aussi. Sur la berge est, avec une centaine d’hommes de la Compagnie de la Main Rouge. Pas assez pour nous faire des ennuis, même si leur chef le voulait. Et je doute que ce soit son intention.

Egwene se contenta d’acquiescer. Pas assez pour leur faire des ennuis ? Talmanes tout seul pouvait y arriver ! Un goût de bile dans la bouche, Egwene songea une nouvelle fois que son plan ne pouvait pas mal tourner !

— Talmanes ! s’écria Lelaine, sa belle sérénité oubliée.

La preuve qu’elle était au moins aussi énervée qu’Egwene !

— Comment a-t-il su ? Seigneur Bryne, si tu as aussi comploté avec des fidèles du Dragon, tu vas apprendre ce que signifie l’expression « aller trop loin ».

— C’est scandaleux ! s’exclama Romanda. Seigneur Bryne, tu prétends venir de découvrir la présence de cet homme ? Dans ce cas, ta réputation est surfaite, permets-moi de le dire !

Pour certaines Aes Sedai, le « calme légendaire » était lui aussi bien surfait, par cette étrange journée.

Les deux femmes continuèrent sur leur lancée. Imperturbable, Bryne continua à chevaucher en lâchant de temps en temps un « Si tu le dis, Aes Sedai… » flegmatique. Le matin, Egwene lui avait dit bien pire, et il n’avait pas davantage bronché.

Pour finir, ce fut Siuan qui craqua, grognant de colère… et qui s’empourpra lorsque les deux représentantes la regardèrent, stupéfiées. Egwene dut se retenir de hocher pensivement la tête. Siuan était amoureuse, ça ne faisait aucun doute. Et il fallait qu’elles aient une petite conversation, toutes les deux…

Bryne sourit. Peut-être seulement parce qu’il n’était plus l’unique objet de l’attention des représentantes.

La colonne sortant soudain de la forêt, l’heure des pensées frivoles fut très brusquement révolue.

N’était un large cercle de roseaux et de massettes-quenouilles pointant leur nez hors de la neige, rien ne signalait l’existence d’un lac. De fait, il aurait pu s’agir d’une grande prairie au sol plat et aux contours ovales.

Au milieu du lac gelé se dressait un dais bleu soutenu par de gros poteaux. Des gens s’agitaient autour et des serviteurs, derrière, tenaient des chevaux par la bride. Faisant onduler plusieurs étendards colorés et un certain nombre d’oriflammes, le vent charriait des cris étouffés qui ne pouvaient être que des ordres. D’autres domestiques accoururent. Apparemment, les préparatifs n’étaient pas terminés…

À moins d’un quart de lieue, la forêt reprenait ses droits, et les faibles rayons du soleil se reflétaient sur du métal. Beaucoup de métal, de toute évidence…

À l’est, environ à la même distance que le dais, les hommes de la Compagnie ne faisaient aucun effort pour se cacher. Debout près de leur monture, à la lisière des roseaux, ils n’avaient pas manqué de remarquer l’étendard de Tar Valon, et certains d’entre eux le désignèrent du doigt. Au milieu du lac, les gens regardaient aussi la colonne en approche.

Egwene s’engagea sans marquer de pause sur le lac glacé et recouvert de neige. Pour se donner du cœur au ventre, elle imagina être un bouton de rose qui éclôt sous le soleil. Un vieil exercice de novice, pour se préparer à canaliser le Pouvoir. Là, elle ne s’unit pas à la Source, mais le calme qui l’envahit la combla d’aise.

Siuan et Sheriam suivirent la Chaire d’Amyrlin. Les représentantes, les Champions et les domestiques leur emboîtèrent le pas. Parmi les soldats, seuls le seigneur Bryne et le porte-étendard avancèrent. Entendant des cris dans son dos, Egwene devina que ce bon vieux Uno déployait ses hommes tout au long de la berge, plaçant les soldats les plus légèrement équipés sur les flancs, afin qu’ils puissent réagir très vite à une attaque surprise.

Entre autres raisons, Pelivar avait choisi le lac parce que sa surface gelée, si elle pouvait soutenir plusieurs chevaux, ne résisterait pas à des centaines, et encore moins à des milliers. Une façon radicale de réduire les risques de « complications ». Bien sûr, étant à portée d’arc et en pleine vue, le dais pouvait être frappé par le Pouvoir de l’Unique. Mais le plus grand crétin du monde aurait su qu’il ne risquait rien de ce côté-là tant qu’il ne s’aventurait pas à menacer une Aes Sedai.

Recouvrant peu à peu son calme, Egwene inspira à fond.

En principe, pour accueillir la Chaire d’Amyrlin, il aurait été séant que des serviteurs accourent avec des plateaux de boissons et des briques chaudes enveloppées dans des serviettes. Les seigneurs et les dames auraient dû venir en personne prendre les rênes de leurs visiteurs et les embrasser en l’honneur d’Abram. En fait, n’importe quel visiteur d’un rang convenable aurait eu droit aux domestiques. Là, personne ne bougea. Du coup, Bryne mit pied à terre et vint prendre les rênes d’Egwene. Le garçon trop maigre qui avait remplacé le charbon, la veille, vint tenir l’étrier de la Chaire d’Amyrlin. Même si son nez était toujours congestionné, dans sa veste en velours rouge à peine trop grande pour lui et sa cape d’un bleu brillant, il donnait une belle leçon d’élégance criarde aux nobles massés sous le dais. Presque tous étaient en habit de laine avec un minimum de broderies et pratiquement pas de dentelle. La neige ayant commencé à tomber alors qu’ils étaient déjà en chemin depuis pas mal de temps, ils avaient dû avoir du mal à dénicher des vêtements adaptés aux rigueurs de l’hiver. De toute façon, en matière d’élégance criarde, le jeune type en aurait remontré à un Zingaro !

Sous le dais, des tapis couvraient le sol et des braseros brûlaient, la fumée et la chaleur aussitôt emportées par le vent. Deux rangées de huit fauteuils étaient disposées face à face, pour les délégations. Visiblement, il y avait plus de sœurs que prévu, comme en témoignaient les regards consternés qu’échangeaient plusieurs nobles. Se tordant les mains, leurs domestiques se demandaient que faire. En réalité, ils n’auraient pas dû s’inquiéter…

Les sièges n’étaient pas assortis, certes, mais on les avait tous choisis de la même taille, et aucun n’était en plus mauvais état que les autres, ni moins chargé de dorures ou plus soigneusement sculpté.

Le jeune type étique et d’autres serviteurs entrèrent sous le dais – sans même saluer les nobles qui en froncèrent les sourcils d’indignation – puis transportèrent dehors les sièges prévus pour les Aes Sedai. Ensuite, ils allèrent décharger les chevaux de bât. Jusque-là, personne n’avait prononcé un mot.

Très vite, il y eut sous le dais assez de sièges pour Egwene et la totalité du Hall. De simples bancs, même s’ils étaient polis au point de briller comme du métal, mais posés sur un grand socle recouvert d’un carré de tissu à la couleur de l’Ajah de chaque représentante. Pour le siège d’Egwene, placé un peu en avant des autres, le tissu était rayé de plusieurs couleurs, comme son étole. Durant la nuit, les domestiques s’étaient affairés à dénicher de la cire pour polir les bancs et du tissu de qualité dans les teintes voulues.

Quand les représentantes et Egwene s’assirent, elles se retrouvèrent un bon pied plus haut que tout le monde. À ce sujet, la jeune femme avait eu des doutes, mais le mauvais accueil qu’on venait de lui réserver les lui enleva. Le jour d’Abram, le dernier des fermiers aurait embrassé un vagabond avant de lui offrir à boire. Or, la délégation n’était pas venue pour implorer Pelivar, et ce n’était même pas une rencontre entre égaux. Par la Lumière ! Egwene et ses compagnes étaient des Aes Sedai !

Les Champions vinrent se placer derrière les sœurs, Siuan et Sheriam flanquant Egwene. Histoire de montrer que le froid ne les affectait pas, toutes les sœurs retirèrent leurs gants et écartèrent les pans de leur cape. Un contraste frappant avec les nobles d’en face, emmitouflés dans la leur.

Dehors, la Flamme de Tar Valon battait au vent.

En somme, une mise en scène très réussie, seule Halima, assise près du banc de Delana, sur un coin du socle, gâchant quelque peu l’effet. Mais pas tant que ça, car le regard plein de défi qu’elle lançait aux Andoriens et aux Murandiens ne manquait pas de panache.

Quand Egwene avait pris place sur le banc disposé un peu en avant des autres, il y avait eu quelques regards étonnés, mais bien moins nombreux qu’elle l’aurait cru.

J’imagine qu’ils ont entendu parler de la Chaire d’Amyrlin juvénile…, pensa-t-elle amèrement.

Certes, mais il y avait eu dans l’histoire des sœurs plus jeunes qu’elle, y compris en Andor et au Murandy.

Egwene hocha la tête, et sur ce signe, Sheriam désigna aux nobles la rangée de fauteuils. Peu importait qui était arrivé en premier et fournissait le dais : cette réunion avait été initiée par les Aes Sedai, et elles dirigeraient les débats.

Cette façon de procéder déplut à ceux qui se prenaient pour la « puissance invitante ». Dans un silence pesant, les nobles se demandèrent comment ils pouvaient au moins rétablir l’équilibre, et tous grimacèrent en concluant que ce n’était pas possible. L’air maussade, huit d’entre eux, quatre hommes et quatre femmes, prirent place en face des Aes Sedai. Les autres se campèrent derrière les sièges. À les voir se bousculer pour avoir la préséance, Egwene déduisit qu’il n’y avait guère d’amitié et d’estime entre les Andoriens et les Murandiens. Cela dit, on jouait aussi des coudes à l’intérieur de chaque groupe, et sans se faire le moindre cadeau. Bien entendu, les Aes Sedai eurent droit à leur lot de regards noirs. Debout d’un côté de la rangée, son casque sous le bras, Bryne fut lui aussi regardé de travers. Connu des deux côtés de la frontière, il était universellement respecté, même par des gens qui auraient bien aimé le voir mort. Mais ça, c’était avant qu’il prenne le commandement de l’armée des Aes Sedai. Comme les piques des sœurs, les éclairs que lançaient les yeux des nobles le laissèrent de marbre.

Un autre homme resta un peu à l’écart des deux camps. Le teint pâle, à peine plus grand d’une tête qu’Egwene, il portait une veste noire sous son plastron. Le devant de la tête rasé, il arborait une longue écharpe rouge autour de son bras gauche. Quant à sa cape grise, elle était ornée sur la poitrine d’une grande main rouge. C’était Talmanes ! Appuyé à un poteau, en face de Bryne, il observait tout sans rien trahir de ses sentiments.

Egwene aurait donné cher pour savoir ce que cet homme fichait ici. Et ce qu’il avait dit avant qu’elle arrive ! Dans tous les cas, il faudrait qu’elle s’entretienne avec lui. S’il était possible de le faire en privé.

L’homme mince en veste rouge assis au milieu de la rangée de fauteuils se pencha en avant et fit mine de parler, mais Sheriam le devança :

— Mère, puis-je te présenter, tous les quatre du royaume d’Andor, la dame Arathelle Renshar, Haute Chaire de la maison Renshar, le seigneur Pelivar Coelan, Haute Chaire de la maison Coelan, la dame Aemlyn Carand, Haute Chaire de la maison Carand, et son mari, le seigneur Culhan Carand ?

À l’énoncé de son nom, chaque noble hocha brièvement la tête. Le crâne déjà dégarni, l’homme en veste rouge n’était autre que Pelivar. Grâce à Bryne, qui s’était procuré les noms des négociateurs, Sheriam put enchaîner sans marquer de pause :

— Tous les quatre du Murandy, puis-je te présenter Donel do Morny a’Lordeine, Cian do Mehon a’Macansa, Paitr do Fearna a’Conn et Segan do Avharin a’Roos ?

Alors que les Andoriens avaient peu apprécié qu’on abrège considérablement leurs titres, les Murandiens détestèrent carrément qu’on fasse l’impasse sur les leurs. Plus lesté de dentelle que la plupart des femmes, Donel tortilla nerveusement sa moustache recourbée et Paitr tira sur la sienne comme s’il voulait l’arracher. Segan fit la moue, ses yeux noirs brillant d’indignation. Femme grisonnante et massive, Cian grogna audiblement. Mais Sheriam continua imperturbablement :

— Vous êtes tous les huit sous le regard de la Protectrice des Sceaux ! Et devant la Flamme de Tar Valon ! Présentez vos suppliques à la Chaire d’Amyrlin.

L’entrée en matière avait déplu, et la suite n’arrangea pas les choses. Jusque-là maussades, les huit nobles semblaient à présent sinistres. Avaient-ils cru pouvoir faire comme si Egwene n’était pas vraiment la Chaire d’Amyrlin ? Eh bien, ils apprendraient à qui ils avaient affaire. Quand elle l’aurait appris au Hall, cependant…

— Il existe de très anciens liens entre le royaume d’Andor et la Tour Blanche, dit-elle. Et les sœurs, depuis toujours, s’attendent à être bien accueillies en Andor ou au Murandy. Pourquoi opposer une armée à des Aes Sedai ? Vous osez ce que des têtes couronnées et des nations ne se risqueraient pas à faire. Pour avoir voulu se mêler des affaires de la tour, des souverains ont perdu leur couronne…

Que Myrelle et les autres aient ou non balisé le terrain, cette menace devait faire son effet. Avec un peu de chance, ces sœurs étaient déjà sur le chemin du retour vers le camp, sans que personne sache ce qu’elles avaient fait. À condition, bien sûr, qu’aucun de ces nobles ne prononce le mauvais nom. Dans ce cas, Egwene perdrait son avantage sur le Hall – mais comparé à tout le reste, c’était secondaire.

Pelivar tourna la tête vers la femme assise à côté de lui. Aussitôt, Arathelle se leva. Même avec ses rides, on voyait toujours qu’elle avait été très jolie dans sa jeunesse. Désormais grisonnante, elle avait le regard aussi perçant que celui d’un Champion. Ses mains gantées de rouge tiraient sur les pans de sa cape, mais ce n’était pas un signe d’inquiétude. Après avoir balayé du regard la rangée d’Aes Sedai, elle prit la parole :

— Nous sommes ici parce que nous ne voulons pas être impliqués dans les affaires de la tour, justement.

Tout à fait logiquement, pour une Haute Chaire, Arathelle s’exprimait avec une grande autorité. Et sans l’ombre d’une hésitation – ce qu’on aurait pu attendre, alors qu’elle faisait face à tant de sœurs et à la Chaire d’Amyrlin.

— Si tout ce que nous avons entendu est vrai, vous permettre de traverser le royaume d’Andor reviendrait à prendre votre parti, en tout cas aux yeux de la Tour Blanche. Bref, si nous ne vous opposons pas de résistance, nous finirons par connaître le sort d’une grappe de raisin écrabouillée dans un pressoir.

Cette fois, ce fut Arathelle que les Murandiens foudroyèrent du regard. Car ils n’avaient jamais tenté d’empêcher les sœurs de traverser leur pays. Très vraisemblablement, personne n’avait même jamais réfléchi à ce qui se passerait lorsqu’elles aborderaient la frontière d’une autre contrée.

Arathelle continua comme si elle n’avait rien remarqué. Mais Egwene aurait juré que ce n’était pas le cas.

— Nous avons eu vent de rapports selon lesquels des Aes Sedai accompagnées de Gardes de la Tour traverseraient déjà l’Andor en secret. « Rumeurs » serait un mot plus juste, mais ces rumeurs se font cependant de plus en plus insistantes. Et nous ne voulons pas qu’une bataille entre Aes Sedai ait lieu en Andor.

— La Lumière nous protège ! s’écria Donel, rouge comme une pivoine.

Paitr approuva du chef et Cian se tendit comme un ressort.

— Personne ne veut voir ça au Murandy non plus ! lança Donel. Pas entre des Aes Sedai ! Nous savons ce qui est arrivé à l’est. Et ces sœurs…

Egwene respira un peu mieux quand Arathelle coupa la parole à Donel :

— Seigneur Donel, s’il te plaît… Ton tour de parler viendra.

Sans attendre la réponse du seigneur, Arathelle se tourna de nouveau vers Egwene – enfin, vers les représentantes. Alors que les Murandiens s’étouffaient d’indignation, elle semblait très sereine, comme si elle se contentait d’exposer des faits – en imposant sa façon de les voir.

— Comme je l’ai dit, c’est notre plus grande crainte, si ces histoires sont vraies. Et même si elles ne le sont pas. Il se peut que des Aes Sedai et des Gardes de la Tour avancent en secret en Andor. Et il est certain que d’autres Aes Sedai et une armée se pressent à nos frontières. Très souvent par le passé, la Tour Blanche a fait mine de viser un objectif alors qu’elle en avait en réalité un autre. Je ne puis croire en tant de duplicité, mais qui sait ? S’il est une cible que toutes les sœurs pourraient vouloir frapper, c’est bien la Tour Noire. (Arathelle frissonna, et ce n’était sûrement pas de froid.) Un conflit entre sœurs dévasterait le pays sur des lieues à la ronde. Ce conflit-là le détruirait à demi !

Pelivar se leva à son tour.

— Bref, vous devrez passer par un autre chemin ! résuma-t-il d’une voix bizarrement haut perchée mais aussi ferme que celle d’Arathelle. Si je dois mourir pour défendre ma terre et mon peuple, je préfère que ce soit ici, plutôt qu’au cœur même de ma patrie.

Sur un signe d’Arathelle, le seigneur consentit à se rasseoir, mais son expression ne s’adoucit pas. Comme son mari au visage carré, Aemlyn le soutint en hochant vigoureusement la tête.

Donel regarda Pelivar comme si ce qu’il venait de dire était une révélation pour lui. Derrière les fauteuils, les autres Murandiens commencèrent à discuter ferme, certains allant jusqu’à brandir le poing. Quelle mouche avait piqué ces gens, pour qu’ils s’allient à ces Andoriens ?

Egwene songea à un bouton de rose qui éclôt au soleil. Ces nobles ne la traitaient pas comme la Chaire d’Amyrlin – à part en la jetant dehors, Arathelle n’aurait pas pu lui manifester moins de respect – mais à part ça, ils venaient de lui donner tout ce qu’elle désirait. C’était donc le moment d’être plus calme que jamais ! Sur leur banc, Lelaine et Romanda s’attendaient toutes les deux à être désignées pour parler au nom de leur « dirigeante ». Avec un peu de chance, le suspense leur nouait l’estomac. Mais elles étaient loin d’avoir tout vu !

Egwene balaya du regard les nobles qui lui faisaient face.

— Elaida est une usurpatrice qui a violé les lois fondamentales de la Tour Blanche. Je suis la Chaire d’Amyrlin.

La jeune femme s’étonna d’être si calme et pleine d’autorité. Mais ça la surprit moins que par le passé. Parce qu’elle était bel et bien la Chaire d’Amyrlin !

— Nous allons à Tar Valon pour renverser Elaida et la traduire en justice. Mais ce sont les affaires de la tour, et elles ne vous concernent pas, même si je consens à vous révéler la vérité. Cette prétendue Tour Noire ne regarde également que nous. Depuis toujours, la Tour Blanche s’occupe des hommes capables de canaliser. Nous nous chargerons de ceux-là le moment venu, et ce n’est pas encore le cas. D’autres priorités mobilisent notre attention.

Egwene entendit du bruit derrière elle. Des grincements de pieds de bancs et des crissements de tissu froissé. Une partie des représentantes commençaient à s’agiter. Peut-être celles qui avaient proposé d’anéantir la Tour Noire « au passage ». Malgré tout ce qu’on racontait, ces femmes ne pouvaient pas croire qu’il y avait là-bas plus d’une poignée d’hommes. Selon elles, il était impossible que des centaines de mâles aient envie d’apprendre à canaliser.

Mais cette nervosité signifiait peut-être aussi que les plus futées des représentantes venaient de comprendre que Lelaine et Romanda allaient en être pour leurs frais.

Arathelle fronça les sourcils, sans doute parce qu’elle captait quelque chose dans l’air. Pelivar sembla sur le point de se relever, et Donel se redressa sur son siège. Bien, maintenant que le vin était tiré, il allait falloir le boire.

— Je comprends vos inquiétudes, continua Egwene, et j’y répondrai…

C’était quoi, le cri de guerre de la Compagnie ? Ah ! oui ! « Il est temps de jeter les dés ! »

— La Chaire d’Amyrlin en personne s’engage à ce qui suit. Pendant un mois, nous resterons ici pour nous reposer. Puis nous quitterons le Murandy, mais nous ne franchirons pas la frontière du royaume d’Andor. Après ça, nous ne poserons plus jamais de problèmes au Murandy. Et Andor n’en aura aucun.

» Je suis certaine que les seigneurs et les dames murandiens ici présents seront ravis de nous fournir des vivres et de l’équipement en échange de belles pièces d’argent. Croyez-moi, nous payons bien !

Amadouer les Andoriens ne servirait à rien si les Murandiens se mettaient à voler les chevaux et à attaquer les convois de ravitaillement.

Les Murandiens, justement, semblaient en proie à un dilemme. Avec une armée de cette taille, il y avait beaucoup d’argent à se faire, à condition de ne pas être en position d’infériorité pour marchander, ce qui risquait d’être le cas. Donel paraissait au bord de l’apoplexie et Cian avait l’air de se livrer à de complexes calculs mentaux. Et derrière les fauteuils, ça murmurait ferme – presque assez fort pour qu’Egwene comprenne.

En revanche, un silence assourdissant régnait dans son dos. Près d’elle, Siuan gardait la tête bien droite et serrait violemment le devant de sa robe – comme si ça pouvait l’aider à ne pas jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Mais au moins, elle savait depuis le début ce qui allait se passer. Alors qu’elle n’était pas dans la confidence, Sheriam continuait à regarder froidement les Andoriens et les Murandiens. À croire qu’elle n’était pas surprise…

Egwene devait faire oublier à ses interlocuteurs la gamine qu’ils pensaient avoir face à eux, et s’imposer comme une femme qui tenait fermement les rênes du pouvoir. C’était le moment ou jamais de s’affirmer.

— Comprenez-moi bien : j’ai pris ma décision, et il ne vous reste plus qu’à l’accepter. Ou à assumer les conséquences inévitables d’un refus…

Au moment où Egwene se tut, le vent se déchaîna, faisant trembler la toile du dais. Comme si elle pensait que les éléments venaient renforcer son propos, Egwene passa très calmement une main dans ses cheveux. En face d’elle, derrière les fauteuils, certains nobles tremblaient dans leurs beaux atours. Avec un peu de chance, le froid n’était pas la seule cause de leurs frissons…

Arathelle, Pelivar et Aemlyn se consultèrent du regard, puis ils dévisagèrent les représentantes avant de hocher lentement la tête. À l’évidence, ils pensaient qu’Egwene venait de réciter sa leçon comme un perroquet. Même si cette idée lui déplut, la jeune femme faillit soupirer de soulagement.

— Il en sera comme vous le désirez, dit Arathelle, s’adressant toujours aux représentantes. Nous ne mettons pas en doute la parole des Aes Sedai, bien entendu, mais vous ne vous vexerez pas si nous restons également ici. Parfois, ce qu’on a cru entendre n’est pas ce qu’on a vraiment entendu… Ce n’est pas le cas en ce jour, bien sûr, mais nous resterons ici jusqu’à votre départ.

Donel semblait vraiment malade. Probablement parce que ses terres n’étaient pas très loin de là. Les armées andoriennes venues au Murandy n’avaient jamais été très disposées à payer pour quoi que ce soit…

Egwene se leva, un concert de bruissements lui indiquant que les représentantes l’imitaient.

— Marché conclu, donc. Si nous voulons dormir sous nos tentes ce soir, il faudra bientôt partir, mais il nous reste un peu de temps pour faire connaissance. Une bonne façon d’éviter des malentendus à l’avenir…

Et peut-être, une occasion de parler avec Talmanes.

— Encore une chose que vous devez savoir. Le Registre des Novices est désormais ouvert à toutes les femmes, quel que soit leur âge, qui présentent les aptitudes requises.

Arathelle sursauta. Pas Siuan, mais Egwene crut l’entendre étouffer un grognement. Cette dernière remarque ne faisait pas partie du plan, mais l’occasion était trop belle.

— Venez donc… Je suis sûre que vous serez tous ravis de pouvoir dialoguer avec les représentantes. Oublions un peu le protocole !

Sans attendre que Sheriam lui propose de l’aide, Egwene descendit de son perchoir. Elle se sentait d’humeur à éclater de rire. Toute la nuit, elle avait redouté un échec. Et voilà qu’elle avait fait la moitié du chemin vers son objectif, et sans réelles difficultés.

Cela dit, il restait l’autre moitié…


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