7 Un enclos à chèvres

Sous le ciel sans nuages du Ghealdan, les collines boisées encaissaient difficilement les assauts d’un soleil matinal déjà brûlant. Même avant midi, le pays crevait de chaud. À cause de la sécheresse, les pins, les lauréoles et d’autres arbres que Perrin classait aussi dans la catégorie des résineux jaunissaient alors qu’ils auraient dû rester éternellement verts. Comme il n’y avait pas un souffle d’air pour la sécher, la sueur ruisselait sur le visage du jeune homme, empoissant sa barbe après lui avoir plaqué les cheveux sur la tête. Très loin à l’ouest, il lui semblait avoir entendu des roulements de tonnerre, mais il en était arrivé à croire que la pluie ne se remontrerait plus jamais. Au lieu de rêver à travailler de l’argent, un homme raisonnable martelait le fer qu’il trouvait chaque jour sur son enclume.

Posté au sommet d’une butte, Perrin étudiait Bethal, une ville fortifiée, avec une longue-vue cerclée de cuivre. Même avec ses yeux hors du commun, on pouvait avoir besoin d’aide, sur une telle distance. Cité d’une taille considérable, Bethal était composée de bâtiments au toit de tuile et d’une demi-douzaine de grandes structures de pierre qui devaient être les palais de quelques nobliaux ou les résidences de marchands fortunés. De si loin, impossible de voir les détails de l’étendard rouge qui flottait au vent sur la plus haute tour du plus grand bâtiment. Le seul drapeau en vue… Qui appartenait à Alliandre Maritha Kigarin, la reine du Ghealdan, très loin décidément de sa capitale nommée Jehannah.

Surveillées par une bonne vingtaine de gardes chacune, toutes les portes de la ville étaient ouvertes. Pourtant, personne n’en sortait, et on ne voyait pas âme qui vive sur les routes qui menaient à Bethal – à part un unique cavalier, venant du nord, qui chevauchait ventre à terre. Les soldats vers lesquels il avançait semblaient nerveux, comme s’il avait brandi une épée à la lame rouge de sang. Sur les remparts et au sommet des tours, d’autres hommes observaient la progression de l’inconnu, leur arbalète ou leur arc prêts à tirer. La peur régnait sur cette ville.

De fait, une tempête avait fait rage dans cette partie du Ghealdan, et ça continuait. Les hordes du Prophète semaient le chaos, les brigands en profitaient pour sévir, et les Capes Blanches multipliaient les raids depuis l’Amadicia. Au sud, des colonnes de fumée indiquaient que des fermes étaient probablement en train de brûler. L’œuvre des Fils de la Lumière ou des hommes du Prophète. Les brigands incendiaient rarement les lieux qu’ils pillaient. Et de toute façon, leurs « concurrents » ne leur laissaient pas grand-chose à se mettre sous la dent.

Histoire d’ajouter à la confusion ambiante, dans tous les villages que Perrin avait traversés ces derniers jours, des rumeurs annonçaient qu’Amador était tombée. Sous les coups du Prophète, des Tarabonais ou des Aes Sedai, selon qui racontait l’histoire. On prétendait même que Pedron Niall était mort en défendant la ville. Tout bien pesé, ça justifiait qu’une reine s’inquiète pour sa sécurité. À moins que Perrin lui-même soit la cause de cette nervosité ? Malgré tous ses efforts, son incursion au sud n’était pas passée inaperçue.

Le jeune homme se gratta la barbe, pensif. Malheureusement, les loups qui rôdaient dans les collines environnantes ne pouvaient rien lui dire. Mais ils ne s’intéressaient pas aux faits et gestes des humains, se contentant d’en rester le plus loin possible. En outre, depuis les puits de Dumai, Perrin ne se sentait plus le droit de demander de l’aide à ses frères à quatre pattes, sauf quand c’était inévitable.

Tout bien pesé, il valait peut-être mieux qu’il entre dans la cité avec une petite escorte d’hommes de Deux-Rivières…

Très souvent, Perrin avait le sentiment que Faile lisait dans son esprit – surtout quand ça le dérangeait le plus. Elle en donna la preuve une nouvelle fois, talonnant Hirondelle, sa jument noire, pour qu’elle vienne se placer à hauteur du cheval de son mari. Portant une tenue d’équitation presque aussi sombre que la robe de sa monture, la jeune femme semblait pourtant supporter la chaleur bien mieux que son époux.

Perrin capta une odeur de savon aux herbes et de transpiration saine et propre – le parfum unique de sa bien-aimée. Avec une nuance de détermination, comme toujours. Ses yeux inclinés exprimant toute la force de sa volonté, Faile, avec son nez un peu crochu, ressemblait beaucoup à un faucon – l’oiseau de proie dont elle ne portait pas le nom par hasard.

— Mon époux, je détesterais voir des trous dans cette jolie veste bleue, murmura Faile pour les seules oreilles de son mari. Et ces hommes, là-bas, m’ont l’air tout disposés à cribler de carreaux le premier groupe d’étrangers qui leur tombera sous l’arbalète. En outre, comment comptes-tu arriver jusqu’à Alliandre sans crier ton nom à tue-tête ? Cette mission est secrète, ne l’oublie pas…

Faile n’ajouta pas qu’elle devait y aller. Dans le même ordre d’idées, elle ne précisa pas que les gardes prendraient une femme seule pour une réfugiée et qu’il lui serait ensuite facile de rencontrer la reine en se servant du nom de sa mère, et sans soulever beaucoup de commentaires. Cette chanson, avec bien d’autres couplets, Perrin l’entendait chaque soir depuis qu’ils étaient au Ghealdan. Une visite en partie motivée par la lettre prudente envoyée à Rand par Alliandre, qui proposait… Son soutien ? Son allégeance ? En tout cas, elle voulait que les choses se fassent discrètement.

Perrin aurait juré que même Aram, pourtant monté sur son grand cheval gris juste derrière eux, n’avait pas entendu les propos de Faile. Malgré tout, avant même qu’elle ait fini de parler, Berelain vint placer sa jument blanche sur l’autre flanc du cheval de Perrin. Sous un nuage de parfum à la rose, elle aussi sentait la détermination. Un « nuage » pour Perrin, en tout cas… Miracle des miracles, la robe d’équitation verte de la jeune femme ne dévoilait rien d’indécent.

Les deux compagnons de Berelain restèrent en arrière, même si Annoura, l’Aes Sedai qui la conseillait, dévisagea Perrin avec une expression indéchiffrable sous la cascade de fines tresses ornées de perles qui lui arrivait jusqu’aux épaules.

Elle dévisageait seulement Perrin, pas les deux femmes qui le flanquaient. Et bien entendu, elle ne transpirait pas. Le jeune homme aurait donné cher pour être assez près et capter l’odeur de la sœur grise. Contrairement à l’autre Aes Sedai, elle n’avait rien promis à personne. Quoi que puissent valoir les promesses en question…

L’autre compagnon de Berelain, le seigneur Gallenne, observait Bethal par l’intermédiaire d’une longue-vue collée à son œil unique. Le voyant jouer avec ses rênes, Perrin en déduisit qu’il était plongé dans de profonds calculs. Chef des Gardes Ailés de Berelain, ce soldat-né devait être en train d’imaginer un moyen de prendre Bethal par la force. D’un caractère plutôt sombre, il envisageait toujours la pire possibilité en premier.

— Je suis toujours convaincue que je dois y aller et contacter Alliandre, dit Berelain.

Cette sérénade-là, Perrin la connaissait également par cœur.

— Après tout, c’est pour ça que je suis venue.

Enfin, en partie…

— Annoura obtiendra sans peine une audience et m’emmènera avec elle sans que personne s’en avise, à part Alliandre.

Miracle encore plus stupéfiant que la sobriété de sa robe, il n’y avait pas une once de séduction dans la voix ou le comportement de la Première Dame. À dire vrai, elle semblait s’intéresser davantage à ses gants d’équitation rouges, les lissant consciencieusement, qu’à Perrin.

Alors, laquelle choisir ? Eh bien, ni l’une ni l’autre, si le jeune homme s’était écouté…

Seonid, une autre Aes Sedai, était elle aussi arrivée au sommet de la butte. Campée à côté de son hongre bai, près d’un grand arbre dénudé par la sécheresse, elle ne s’intéressait pas à Bethal mais observait le ciel. Les deux Matriarches aux yeux clairs qui se tenaient à ses côtés n’auraient pas pu être plus différentes d’elle. La peau tannée par le soleil alors qu’elle était toute pâlotte, les cheveux roux alors qu’elle était brune, plus grandes d’une bonne tête… Même leurs vêtements – une jupe sombre et un chemisier blanc – faisaient un vif contraste avec sa délicate robe de laine bleue. De plus, alors qu’Edarra et Nevarin trimballaient toute une quincaillerie de colliers et de bracelets d’or, d’argent ou d’ivoire, Seonid arborait uniquement sa bague au serpent. Enfin, face au visage sans âge de l’Aes Sedai, les deux Aielles resplendissaient simplement d’une superbe jeunesse.

Cela dit, les Matriarches étaient tout aussi impassibles que la sœur, et elles aussi regardaient le ciel.

— Vous voyez quelque chose ? demanda Perrin, sautant sur le premier prétexte venu pour différer sa décision.

— Oui, le ciel, Perrin Aybara, répondit Edarra.

Quand elle ajusta son châle – la chaleur avait aussi peu de prise sur les Matriarches que sur les Aes Sedai – ses bijoux tintinnabulèrent joliment.

— Si nous avions vu autre chose, nous te l’aurions dit.

Ça, Perrin l’espérait… Et il le croyait, même, à condition qu’il s’agisse de quelque chose que Grady et Neald pouvaient voir aussi. Parce que les deux Asha’man n’étaient pas du genre à faire des cachotteries. Dommage qu’ils soient restés au camp…

Un peu moins d’une semaine plus tôt, l’apparition très haut dans le ciel d’un étrange flux de Pouvoir avait quasiment semé la panique parmi les Aes Sedai et les Matriarches. Grady et Neald avaient eux aussi été secoués. Et quand elles l’avaient su, les sœurs s’étaient agitées encore plus, bouleversées que des hommes puissent voir une chose pareille.

Après la disparition du phénomène, les Aes Sedai, les Matriarches et les Asha’man avaient tous déclaré qu’ils sentaient toujours dans l’air la présence discrète du Pouvoir. Mais personne n’avait pu fournir un début d’explication.

Seul Neald avait dit que ce phénomène le faisait penser au vent, ajoutant qu’il ne savait absolument pas pourquoi. Personne ne s’était avancé davantage. Cela dit, si le saidar et le saidin s’étaient combinés – il le fallait, sinon les Asha’man n’auraient rien vu – ça signifiait que les Rejetés étaient à l’œuvre quelque part, et pas à une petite échelle.

À force de se demander ce qu’ils mijotaient, Perrin avait fort mal dormi toutes ces dernières nuits.

Malgré lui, il leva les yeux vers le ciel. Bien entendu, il ne vit rien, à part deux pigeons. Sans crier gare, un faucon piqua vers les malheureux oiseaux, et l’un d’eux disparut dans une envolée de plumes. Terrorisé, l’autre partit à tire-d’aile en direction de Bethal.

— As-tu arrêté ta décision, Perrin Aybara ? demanda Nevarin d’un ton un rien acerbe.

Plus jeune encore qu’Edarra, cette Matriarche aux yeux verts, peut-être à peine plus âgée que Perrin, n’avait pas encore la sérénité de sa compagne aux yeux bleus. Son châle glissant le long de ses bras, elle se campa devant Perrin, les poings plaqués sur les hanches. Un moment, le jeune homme redouta qu’elle braque sur lui un index menaçant. Voire qu’elle lui montre le poing. Bien qu’elles n’aient aucun point commun, physiquement parlant, cette femme avait quelque chose de Nynaeve…

— À quoi bon te donner notre avis, si tu n’en tiens pas compte ?

Faile et Berelain se redressèrent sur leur selle, à la fois altières… et très légèrement hésitantes. Une réaction qui les énervait, car elles détestaient toutes les deux l’hésitation. Quant à Seonid, ses lèvres pincées en disaient long sur son humeur. L’ordre que lui avait donné Edarra – se taire tant qu’on ne s’adressait pas à elle – l’avait mise en rage. Cela dit, elle désirait sûrement qu’il écoute le conseil des Matriarches. Pour le pousser dans ce sens, elle regardait Perrin intensément, comme si des yeux, si insistants fussent-ils, avaient pu l’influencer.

En fait, c’était elle que le jeune homme voulait choisir. Mais il se tâtait encore. Jusqu’où pouvait tenir le serment d’allégeance que cette femme avait prêté à Rand ? Eh bien, jusque très loin, si on se fiait aux preuves accumulées au fil du temps. Mais une Aes Sedai était-elle vraiment digne de confiance ?

L’arrivée des deux Champions de Seonid permit à Perrin de tergiverser encore un peu.

Bien qu’ils soient partis chacun de leur côté, les deux hommes revenaient ensemble, longeant les arbres afin de ne pas être vus depuis la ville. Furen, un Tearien, avait la peau aussi noire qu’un bon terreau – et des cheveux d’ébène grisonnant. Plus jeune de vingt bonnes années, Teryl, un Murandien, était un rouquin à la moustache recourbée et aux yeux plus bleus que ceux d’Edarra. Deux hommes aussi différents que possible, et pourtant coulés dans le même moule – de grands types minces, musclés et durs comme l’acier.

Ils mirent pied à terre, leur cape-caméléon changeant sans cesse de couleur, et, dédaignant les Matriarches et Perrin, vinrent faire leur rapport à Seonid.

— C’est pire que dans le nord, annonça Furen, dégoûté.

Quelques gouttes de sueur brillaient sur son front, mais comme son compagnon, il ne paraissait pas vraiment affecté par la chaleur.

— Les nobles du coin sont enfermés dans leur manoir ou en ville, et les soldats de la reine ne s’aventurent pas hors des fortifications. En d’autres termes, ils ont abandonné la région aux hordes du Prophète. Et aux brigands, bien qu’ils semblent assez peu nombreux, par ici. En revanche, les fidèles du Prophète grouillent partout. Selon moi, Alliandre sera ravie de te voir.

— De la racaille ! s’écria Teryl. Je n’en ai jamais vu plus de quinze à la fois, armés de fourches ou de lances à sanglier. Des loqueteux ! Capables de terroriser des paysans, bien sûr. Mais les seigneurs devraient les avoir tous fait pendre depuis longtemps. La reine embrassera la main d’une sœur !

Seonid ouvrit la bouche, puis elle regarda Edarra, qui lui fit signe de parler. Une humiliation de plus, et qui n’améliora pas l’humeur de la sœur verte.

— Seigneur Aybara, il n’y a plus de raisons de différer ta décision.

Histoire de rappeler que Perrin n’y avait pas vraiment droit, Seonid avait lourdement mis l’accent sur le « seigneur ».

— Ta femme est née dans une grande maison, et Berelain règne sur un pays. Certes, mais ici, les maisons du Saldaea comptent peu, et Mayene est la plus petite nation du monde. Choisis une Aes Sedai comme émissaire, et tu auras aux yeux d’Alliandre tout le poids de la Tour Blanche avec toi.

Se souvenant sans doute qu’Annoura pouvait en dire tout autant qu’elle, Seonid ajouta :

— De plus, je suis déjà allée au Ghealdan, où mon nom est bien connu. Alliandre me recevra immédiatement, et elle prêtera l’oreille à mes propos.

— Nevarin et moi, nous l’accompagnerons, intervint Edarra. (Sa compagne acquiesça.) Nous ferons en sorte qu’elle ne dise pas un mot de travers.

Perrin entendit grincer les dents de Seonid, qui baissa les yeux et fit mine de lisser sa robe.

Annoura eut un grognement désapprobateur. Restant aussi loin que possible des Matriarches, elle détestait voir une sœur frayer avec elles.

Perrin eut envie de rugir. Envoyer la sœur verte l’aurait bien arrangé, mais les Matriarches se fiaient encore moins que lui aux Aes Sedai, et elles ne lâchaient pratiquement jamais du regard Seonid et Masuri.

Dans les villages, il y avait aussi des rumeurs au sujet des Aiels. Si personne au Ghealdan n’avait encore vu un « sauvage » en chair et en os, on racontait qu’ils s’étaient rangés du côté du Dragon Réincarné, et qu’ils attaqueraient bientôt le pays. Chaque histoire au sujet de ces guerriers étant plus atroce que la précédente, Alliandre risquait d’être effrayée après avoir vu une Aes Sedai soumise à deux Aielles. Et même si elle grinçait des dents, Seonid était bel et bien soumise.

D’autre part, pas question de faire courir des risques à Faile sans autre garantie qu’une lettre ambiguë reçue des mois plus tôt. En d’autres termes, les options de Perrin étaient très limitées, chacune ayant son lot d’inconvénients.

— Un petit groupe franchira plus facilement les portes de la ville, dit-il en rangeant la longue-vue dans une de ses sacoches de selle. (De plus, un petit groupe ferait moins parler les gens…) Ce sera Annoura et toi, Berelain. Avec éventuellement le seigneur Gallenne, qui passera pour le Champion d’Annoura.

Berelain en soupira d’aise. Puis elle se pencha pour prendre le bras de Perrin entre ses mains. Bien entendu, elle n’en resta pas là. Ses doigts pressèrent doucement la peau du jeune homme, et elle le gratifia d’un sourire plein de promesses. Puis elle se redressa avant qu’il ait pu esquisser un mouvement, l’air innocente comme l’agnelle qui vient de naître.

Glaciale, Faile tira sur ses gants d’équitation. À son odeur, Perrin déduisit qu’elle n’avait pas vu le sourire provocant de Berelain. Et elle cachait très bien sa déception.

— Faile, je suis navré, mais…

L’odeur âcre de l’indignation domina soudain celle du savon aux herbes.

— Mon époux, tu as sans doute des choses à dire à la Première Dame avant son départ…

Comment pouvait-on avoir un regard si serein et une odeur si agressivement piquante ?

— Tu devrais aller la voir maintenant…

Faisant volter Hirondelle, Faile alla rejoindre Seonid, qui ne cachait pas sa fureur, et les deux Matriarches au visage fermé. Mais elle ne mit pas pied à terre et ne s’adressa pas aux trois femmes. Tel un faucon dans son aire, elle se contenta d’observer sombrement Bethal.

S’avisant qu’il se tâtait le nez, Perrin baissa la main. Il n’y avait pas de sang, bien entendu. C’était seulement une impression…

Berelain n’avait aucun besoin d’instructions de dernière minute. Certaines de savoir tout ce qu’il fallait dire et faire, sa conseillère et elle bouillaient d’impatience de partir. Perrin prit quand même la peine de les inciter à la prudence, puis il rappela que Berelain seule devrait parler avec Alliandre. Gratifiant le jeune homme d’un regard glacial, Annoura hocha la tête. Une façon de donner son assentiment ? Peut-être… et peut-être pas… De toute façon, même en la mettant à la question, Perrin n’aurait rien pu obtenir de plus explicite.

Approuvant tout ce qu’il disait – ou du moins, le feignant –, Berelain afficha cependant un petit sourire amusé. Pour obtenir ce qu’elle voulait, cette femme était capable de dire n’importe quoi, et ce sourire… eh bien, avait quelque chose d’inquiétant.

Gallenne avait rangé sa longue-vue, mais il continuait à jouer avec ses rênes, imaginant sans doute une façon de faire sortir les deux femmes de Bethal par la force.

De nouveau, Perrin eut envie de rugir.

Très inquiet, il regarda les trois cavaliers descendre le versant de la colline. Le message que devait transmettre Berelain était très simple. Rand comprenait la prudence d’Alliandre, mais si elle voulait sa protection, elle devait accepter de le soutenir ouvertement. Une fois qu’elle aurait accompli cette démarche, cette protection viendrait sous la forme de soldats et d’Asha’man – histoire que tout le monde comprenne bien de quoi il s’agissait – et même de Rand en personne, si ça s’imposait.

Berelain n’avait aucune raison de modifier le message d’un iota, en dépit de son étrange sourire – une variation sur le thème de la séduction, aurait parié Perrin. Annoura, en revanche… Les Aes Sedai agissaient comme bon leur chantait, et le plus souvent, la Lumière seule connaissait leurs motivations. Bref, Perrin aurait donné cher pour avoir un moyen de contacter Alliandre sans recourir à une sœur ni attirer l’attention. Et sans mettre Faile en danger, bien sûr…

Quand les trois cavaliers, Annoura en tête, atteignirent les portes de la ville, les gardes baissèrent leurs arcs et leurs arbalètes – sans doute parce que l’Aes Sedai leur avait décliné son identité. Très peu de gens avaient le cran de mettre en question une affirmation pareille. Quelques instants plus tard, le trio repartit, Annoura ouvrant le chemin dans les rues de la ville. En fait, les soldats avaient même paru pressés de faire entrer les visiteurs, histoire peut-être de les soustraire aux regards de gens cachés dans les collines. Certaines sentinelles, sur les remparts, sondaient les hauteurs environnantes, et Perrin n’avait pas besoin de sentir leur odeur pour capter leur angoisse au sujet d’éventuels espions qui auraient pu reconnaître une sœur.

Orientant sa monture vers le nord, Perrin avança à l’abri de la crête jusqu’à ce que les tours de Bethal soient hors de vue, puis il revint sur la piste en terre. Des deux côtés, quelques fermes se dressaient de-ci de-là, avec leur habitation au toit de chaume, leur grange longue et étroite, leurs champs ravagés par la sécheresse et leur grand enclos à chèvres aux murs de pierre – l’équivalent d’une bergerie, à Deux-Rivières. Cela dit, on voyait fort peu de bétail, et encore moins de paysans. Comme des oies observant des renards, ces derniers regardaient les cavaliers avec une franche hostilité, interrompant leur travail en cours jusqu’à ce qu’ils soient passés.

Aram ne quitta pas des yeux ces fermiers. Parfois, il touchait du bout des doigts la poignée de l’épée accrochée dans son dos, laissant penser qu’il aurait aimé être confronté à autre chose que des paysans. Même s’il portait une veste verte à rayures, cet homme n’avait plus rien d’un Zingaro.

Edarra et Nevarin avançaient derrière Marcheur, bavardant comme s’il s’agissait d’une promenade. Pourtant, malgré leur lourde jupe et leur nonchalance, elles ne perdaient pas une once de terrain. Seonid suivait sur son hongre, Furen et Teryl sur ses talons. Si la sœur verte au teint pâle prétendait marcher derrière les Matriarches pour une question de « distance de sécurité », les deux Champions foudroyaient du regard les Aielles. Souvent, la dignité de leur Aes Sedai comptait plus à leurs yeux qu’à ceux de la sœur en question. Qui avait pourtant souvent une susceptibilité de reine…

Faile chevauchait en silence sur un flanc des Aielles. Apparemment, elle étudiait le paysage desséché. Mince et gracieuse, elle donnait souvent à Perrin le sentiment de n’être qu’un lourdaud. Du vif-argent, cette femme ! Une des raisons pour lesquelles il l’aimait, sauf à certaines occasions…

Une brise s’était levée, suffisante pour charrier l’odeur de Faile jusqu’aux narines du jeune homme. Normalement, il aurait dû réfléchir à Alliandre, essayant d’anticiper sa réponse. Ou mieux encore, il aurait pu penser au Prophète et au moyen de lui mettre la main dessus une fois que la reine aurait répondu au message. Mais dans sa tête, il n’y avait de place que pour Faile.

Même si Rand avait envoyé Berelain avec lui dans ce dessein précis, Perrin ne trouvait pas étonnant que sa femme lui en veuille d’avoir choisi sa « rivale ». En outre, Faile savait qu’il faisait tout pour ne pas la mettre en danger, et elle abominait ça encore plus qu’elle détestait Berelain. Pourtant, l’odeur de la jeune femme était restée douce comme de la rosée d’été – jusqu’à ce qu’il tente de s’excuser. En règle générale, les excuses augmentaient sa colère – sauf quand elles avaient l’effet inverse, sans qu’on sache pourquoi – mais dans ce cas précis, elle n’avait pas été en colère !

Si on oubliait Berelain, leur vie de couple se déroulait sans anicroches. Enfin, la plupart du temps… Mais quand il avait voulu expliquer qu’il n’avait rien fait pour encourager la séductrice – bien au contraire ! – sa femme lui avait renvoyé à la figure un « bien entendu que tu n’as rien fait ! » qui semblait sincère, même si le ton suggérait qu’il était un vrai crétin d’avoir abordé le sujet. Malgré ça, Faile continuait à devenir folle de rage – contre lui ! – chaque fois que Berelain lui souriait ou trouvait un prétexte pour le toucher. Pourtant, il la rabrouait immanquablement, souvent en oubliant les règles de base de la galanterie. Mais rien à faire pour convaincre Faile de sa bonne foi ! Allait-il devoir saucissonner la Première Dame sur sa selle, histoire de la neutraliser définitivement ?

Dès qu’il essayait de savoir ce qu’il avait fait de mal, Perrin s’attirait un nonchalant « pourquoi penses-tu avoir fait quelque chose ? » ou un « que crois-tu avoir fait ? » bien moins indulgent. Ou encore un « je ne veux pas parler de ça ! » catégorique.

À l’évidence, il ne faisait pas ce qu’il aurait dû faire. Mais qu’aurait-il dû faire, bon sang ? Coûte que coûte, il devrait trouver, parce que rien, pour lui, n’était plus important que Faile.

— Seigneur Perrin ?

La voix tendue d’Aram arracha Perrin à ses sombres pensées.

— Ne m’appelle pas comme ça…, marmonna-t-il en regardant dans la direction que le Zingaro désignait du doigt.

Une autre ferme abandonnée, dans le lointain, son toit incendié comme celui de la grange. Abandonnée, sans doute, mais pas déserte, si on se fiait aux cris furieux qui en montaient.

Une bonne dizaine de types vêtus de quasi-haillons et armés de fourches ou de lances tentaient d’escalader le muret d’un enclos à chèvres. À l’intérieur, d’autres hommes tentaient de les en empêcher. De leur côté du muret, plusieurs chevaux effrayés par le bruit et les mouvements brusques hennissaient nerveusement. Trois d’entre eux avaient une cavalière. Mais ces femmes ne se contentaient pas d’attendre l’issue de l’escarmouche. L’une d’entre elles lançait des pierres aux assaillants, une autre jouait de la massue en virtuose et la troisième faisait ruer sa monture en direction du muret, forçant un des agresseurs à se laisser précipitamment retomber de l’autre côté. Mais les assaillants étaient trop nombreux, et la zone à défendre trop étendue…

— Je te conseille de faire un grand détour, dit Seonid. (Edarra et Nevarin la foudroyèrent du regard, mais elle ne se laissa pas démonter :) Ce sont sûrement des hommes du Prophète, et tuer ses fidèles ne serait pas une bonne prise de contact. Si tu ne parviens pas à traiter avec lui, des dizaines voire des centaines de milliers de gens mourront. Faut-il courir ce risque pour sauver quelques individus ?

Perrin comptait bien ne tuer personne, si c’était possible. Mais il n’était pas question qu’il ferme les yeux sur des exactions. Cela dit, l’heure n’était pas aux justifications, mais à l’action.

— Edarra, tu peux faire peur à ces types ? Seulement les effrayer ?

Dans l’esprit de Perrin, le souvenir des Matriarches aux puits de Dumai était encore très vif. Sans parler des Asha’man… Au fond, il valait peut-être mieux que Grady et Neald ne soient pas là.

— Peut-être…, répondit l’Aielle en étudiant les belligérants. Oui, c’est possible…

Il allait falloir se contenter de cette réponse évasive.

— Aram, Furen, Teryl, avec moi ! cria Perrin.

Alors que Marcheur partait au galop, il fut soulagé de voir que les deux Champions le suivaient. Pour l’esbroufe, quatre hommes qui chargent étaient préférables à deux.

Gardant les mains sur les rênes, très loin de sa hache, Perrin ne fut pas soulagé du tout de voir que Faile l’avait suivi aussi et galopait maintenant à ses côtés. Mais quand il ouvrit la bouche, elle le foudroya du regard. Flottant ainsi au vent, ses cheveux noirs étaient magnifiques. Une femme superbe !

Prudent, Perrin dit autre chose que ce qu’il avait prévu :

— Surveille mes arrières !

Avec un sourire, Faile dégaina un de ses couteaux. Avec toutes les lames qu’elle trimballait, Perrin avait de la chance de ne pas se faire transpercer la peau chaque fois qu’il l’étreignait.

Dès que sa femme regarda de nouveau devant elle, le jeune homme fit de grands gestes à Aram – en prenant garde à ne pas être vu de sa bien-aimée. Le Zingaro hocha affirmativement la tête, mais il était penché en avant, lame au clair, apparemment prêt à tailler en pièces le premier disciple du Prophète qui lui tomberait entre les mains. Avait-il compris qu’il devait couvrir Faile s’il y avait pour de bon du grabuge ?

Les assaillants n’avaient toujours pas remarqué les « renforts ». Perrin lança un cri de guerre, mais ces crétins beuglaient si fort qu’ils n’entendirent rien. Un homme qui flottait dans sa veste avait réussi à se percher sur le muret et deux de ses compagnons semblaient sur le point d’y parvenir. Si les Matriarches envisageaient d’intervenir, c’était le moment ou jamais.

Un roulement de tonnerre retentit soudain, assourdissant Perrin et manquant faire rater une foulée à Marcheur. Ce bruit-là, tous les combattants l’entendirent, et ils regardèrent autour d’eux, certains se plaquant les mains sur les oreilles.

L’homme debout sur le muret perdit l’équilibre et bascula en arrière. Mais il se releva aussitôt, puis désigna l’enclos aux autres, leur intimant de continuer l’assaut.

Deux ou trois agresseurs virent alors Perrin. Ils donnèrent l’alerte, mais pas un de leurs compagnons ne détala, certains levant au contraire leur arme.

Une roue de feu horizontale se matérialisa soudain au-dessus de l’enclos. Large de six bons pieds, elle projetait de courtes lances de flammes tout en émettant un rugissement qui tenait à la fois de la plainte déchirante et du chant funèbre.

Les attaquants se débandèrent. Quelques secondes durant, Veste-Trop-Grande tenta de les rameuter, puis il prit lui aussi la poudre d’escampette.

Perrin aurait bien ri de joie. Aujourd’hui, il n’allait devoir tuer personne. Et plus besoin de craindre que Faile reçoive un coup de fourche dans le ventre…

Apparemment, les défenseurs étaient aussi effrayés que leurs adversaires. La femme qui avait utilisé les sabots de son cheval comme des armes ouvrit la porte de l’enclos, la franchit et détala au grand galop. Dans la direction opposée à celle de Perrin et de ses compagnons.

— Attends ! cria le jeune homme. Nous ne te ferons pas de mal.

Qu’elle ait entendu ou non, la cavalière continua à filer comme le vent, le baluchon attaché derrière sa selle oscillant dans tous les sens. Les assaillants se dispersaient certes, mais si cette femme s’en allait seule, deux ou trois d’entre eux pourraient lui faire beaucoup de mal. Se couchant sur l’encolure de son cheval, Perrin le talonna et cria pour le stimuler.

Même si son cavalier pesait son poids, Marcheur était solide, et malgré son nom, il savait faire autre chose qu’avancer inlassablement. De plus, la monture de la femme, la foulée pataude, ne semblait pas habituée à avoir une selle sur le dos. La poursuite fut donc assez brève, Perrin saisissant les rênes de l’autre équidé dès qu’il fut arrivé à sa hauteur.

Vu de près, ce cheval n’était qu’un pauvre canasson maigre, épuisé et déjà à bout de souffle après quelques longueurs de course.

— Désolé de t’avoir effrayée, maîtresse, dit Perrin dès que les deux chevaux se furent immobilisés. Crois-moi, je ne te veux aucun mal.

Pour la deuxième fois de la journée, les excuses de Perrin firent lamentablement long feu. Sur un visage aux traits aristocratiques encadré de longs cheveux blond-roux bouclés, deux yeux bleus se rivèrent rageusement dans ceux du jeune homme. Les joues maculées de sueur et de poussière, la femme portait une robe en laine des plus ordinaires, mais sa colère, elle, semblait vraiment être hors du commun.

— Je n’ai pas besoin…, commença-t-elle en tentant d’arracher les rênes de sa monture à Perrin.

Elle s’interrompit en avisant une autre cavalière qui approchait sur une jument marron en encore plus piteux état que son cheval. Émaciée, les cheveux blancs, la femme ne paraissait pas bien mieux portante.

Ces gens avaient dû chevaucher ventre à terre pendant longtemps, si on se fiait à l’état de saleté de leurs vêtements.

— Merci, mon seigneur ! dit la nouvelle venue avec un sourire pour Perrin et un regard noir à l’intention de la fugitive.

Sursautant quand elle remarqua les yeux jaunes de Perrin, elle ne se laissa pourtant pas démonter longtemps. Pas le genre de femme à s’effaroucher pour un rien… D’ailleurs, elle brandissait toujours le gros bâton qu’elle utilisait comme une massue.

— Maighdin, quoi que tu en penses, ces braves gens sont arrivés juste à temps. Tu aurais pu te faire tuer ! Et nous tous avec toi ! Seigneur, cette fille est une tête de mule et elle parle avant d’avoir réfléchi. N’oublie pas, mon enfant : un imbécile abandonne ses amis et échange son argent contre du cuivre… Nous te remercions, seigneur, et Maighdin le fera aussi dès qu’elle aura recouvré ses esprits.

De dix bonnes années au moins plus vieille que Perrin, Maighdin n’avait rien d’une « fille », sauf si on la comparait à sa vénérable compagne. Cela dit, malgré une moue méfiante qui allait parfaitement avec ce qu’indiquait son odeur – un mélange de frustration et de fureur –, elle accepta les remontrances de son aînée et ne tira plus qu’une seule fois sur les rênes, sans véritable conviction, avant de capituler. Cependant, elle regarda Perrin d’un air morose… puis sursauta. Ses yeux jaunes, une fois de plus… Mais pour une fois, le jeune homme ne capta pas de peur dans l’odeur de Maighdin. La vieille femme était terrorisée, elle, mais ça n’était pas à cause de lui.

Un autre compagnon de Maighdin, un homme mal rasé monté sur un cheval aussi piteux que les autres, s’était approché pendant la tirade de la vieille femme, mais en restant quand même un peu en retrait. Aussi grand que Perrin, mais moins baraqué, il portait une veste sombre élimée, un ceinturon d’armes bouclé par-dessus. Comme pour les femmes, un baluchon était attaché à l’arrière de sa selle.

La brise charriant l’odeur du type jusqu’à ses narines, Perrin constata qu’il n’avait pas peur. En revanche, il était méfiant. Et s’il fallait en juger par la façon dont il regardait Maighdin, c’était par souci de la protéger qu’il restait sur ses gardes. Cette affaire était peut-être plus compliquée qu’il y paraissait au premier abord…

— Vous devriez tous venir dans mon camp, dit Perrin en lâchant les rênes de Maighdin. Vous y serez à l’abri des… brigands.

Un instant, il sembla que Maighdin allait partir au galop et ne plus jamais se retourner. Mais elle fit faire demi-tour à sa monture, de la résignation se mêlant à son odeur.

Pourtant, elle ne céda pas.

— Merci de cette proposition, dit-elle, mais je… nous devons continuer notre voyage. En route, Lini !

La vieille dame regarda froidement sa compagne – si froidement que Perrin, un instant, se demanda si ces deux-là n’étaient pas mère et fille, malgré la façon dont elles s’adressaient l’une à l’autre. Cela posé, elles ne se ressemblaient pas. Alors que Lini avait un visage étroit et tout ratatiné, Maighdin devait être très belle, une fois débarbouillée. Quand on aimait les cheveux blonds…

Par-dessus son épaule, Perrin jeta un coup d’œil à l’homme qui aurait eu bien besoin d’un rasoir. Un dur, ce gaillard-là. Et peut-être un amateur de cheveux blonds. Voire quelqu’un qui les aimait beaucoup trop. Depuis l’aube des temps, des hommes s’attiraient des ennuis et en attiraient aux autres à cause des inclinations de ce genre…

Près de l’enclos, toujours montée sur Hirondelle, Faile observait les défenseurs qui n’en étaient toujours pas sortis. L’un d’eux était peut-être blessé.

Alors que Seonid et les Matriarches n’étaient nulle part en vue, Aram se tenait à courte distance de Faile. Apparemment, il avait compris les ordres de Perrin. Mais il s’impatientait visiblement, maintenant que le danger était passé.

Tandis que Perrin approchait de l’enclos, Teryl déboula en tenant par le col un petit homme aux yeux de fouine et à la barbe de trois jours.

— Je me suis dit qu’il fallait en capturer un, annonça le Champion. Comme disait mon vieux père, même quand on croit avoir vu quelque chose, mieux vaut entendre les deux sons de cloche.

Perrin ne s’attendait pas à ça. Jusque-là, il avait cru Teryl incapable de voir plus loin que le bout de son épée.

Même toute retroussée comme elle était, à cause de la prise de Teryl, on voyait bien que la veste du petit homme était trop grande pour lui. De plus, Perrin reconnut son nez proéminent – un détail impossible à remarquer de si loin quand on n’avait pas sa vision acérée. Le prisonnier avait été le dernier à filer, et il n’était toujours pas intimidé.

— Vous êtes dans la mouise, lança-t-il soudain. Nous, on exécutait les ordres du Prophète, vous comprenez ? Si un gars embête une femme qui ne veut pas de lui, il doit mourir. C’est aussi simple que ça. Ces types poursuivaient la blonde, là, et elle filait comme le vent… Pour vous punir, le Prophète vous fera couper les oreilles.

— C’est ridicule ! s’écria Maighdin. Ces « types », comme il dit, sont mes amis. Ce vaurien a mal interprété ce qu’il a vu.

Perrin acquiesça. Si Maighdin pensait qu’il était d’accord avec elle, grand bien lui fasse. Mais quand on ajoutait les propos du prisonnier à ceux de Lini… Une affaire très compliquée, décidément.

Faile et les autres arrivèrent, suivis par les autres compagnons de voyage de Maighdin. Trois hommes et une femme, tous tirant par la bride des canassons qui ne tarderaient pas à rendre l’âme. Et qui n’étaient déjà pas de fiers étalons dans leur jeunesse. De sa vie, Perrin n’avait jamais vu une telle collection de dos maigrichons, de flancs creux, de boulets cagneux et de jambes tordues.

Comme toujours, les yeux du jeune homme se tournèrent vers Faile et ses narines se dilatèrent pour capter son odeur. Mais Seonid retint un instant l’attention de Perrin. Avachie sur sa selle, rouge comme une pivoine, elle avait l’air au plus mal avec ses joues gonflées et sa bouche entrouverte. D’ailleurs, entre ses dents, on voyait quelque chose de rouge et bleu qui…

Perrin n’en crut pas ses yeux. L’Aes Sedai avait un foulard enfoncé dans la bouche. À l’évidence, quand les Matriarches ordonnaient à une apprentie de se taire, elles ne plaisantaient pas.

N’ayant pas non plus les yeux dans ses poches, Maighdin en resta bouche bée lorsqu’elle vit Seonid. Comme s’il était responsable du bâillon, elle foudroya bien entendu Perrin du regard. Ainsi, cette femme était capable de reconnaître une Aes Sedai du premier coup d’œil ? Inhabituel, chez une simple paysanne. Dont elle n’avait ni le maintien ni le ton, soit dit en passant…

Chevauchant derrière Seonid, Furen semblait furieux, mais ce fut Teryl qui compliqua encore la situation en jetant un objet sur le sol.

— J’ai trouvé ça dans le sillage de notre charmant ami, dit-il, là où il a dû le laisser tomber.

Au début, Perrin n’identifia pas l’objet – un long cercle de peau sur lequel était enfilé ce qui paraissait être des morceaux de cuir ratatinés. Quand il comprit enfin de quoi il s’agissait, le jeune homme eut un rictus.

— Le Prophète nous fera couper les oreilles, c’est bien ça que tu as dit ?

Le type cessa de regarder Seonid avec de grands yeux et s’humecta nerveusement les lèvres.

— Ce collier d’oreilles, c’est Hari qui l’a fait ! Lui, c’est un vrai saligaud. Il aime prendre des trophées et garder le compte des… (L’homme se recroquevilla dans sa veste déjà trop grande.) Vous ne pouvez pas me coller ça sur les bras ! Si vous me maltraitez, le Prophète vous fera tous pendre. Il a déjà condamné des nobles à l’échafaud. Des grandes dames et des beaux seigneurs… Moi, je marche dans la Lumière du seigneur Dragon, qu’il soit mille fois béni !

Perrin fit avancer Marcheur en s’assurant qu’il ne piétine pas l’immondice qui gisait sur le sol. Bien que n’ayant aucune envie de sentir l’odeur de l’ignoble prisonnier, il se pencha et inspira à fond. À présent, le type empestait la peur, voire la panique, et il ne restait pas grand-chose de sa colère. Perrin regretta d’être incapable d’identifier la culpabilité… « Là où il a dû le laisser tomber » n’était pas la même chose que : « Là où il l’a laissé tomber. »

Ses yeux de fouine s’écarquillant, le prisonnier recula autant que le lui permit la prise de Tyler. Parfois, avoir les yeux jaunes se révélait très utile.

— Si je pouvais te coller ça sur les bras, je te ferai pendre à l’arbre le plus proche.

L’homme ne comprit pas tout de suite… et reprit un peu du poil de la bête dès que ce fut fait. Mais Perrin lui porta le coup de grâce :

— Je me nomme Perrin Aybara, et c’est ton précieux seigneur Dragon qui m’envoie ici. Je suis son émissaire, et si je trouve un homme en possession de… trophées, il sera pendu haut et court. Pareil si je surprends un type en train d’incendier une ferme. Ou s’il ose simplement me regarder de travers ! Tu peux aller répéter tout ça à Masema, misérable ! (Révulsé, Perrin se redressa.) Laisse-le filer, Teryl. S’il n’est pas très vite hors de ma vue…

Teryl lâcha le prisonnier, qui fila sans demander son reste ni regarder en arrière. En partie, Perrin était révulsé à cause de son propre comportement. Menacer ainsi des gens ? Pendre quelqu’un parce qu’il vous regarde de travers ? Cela dit, si le petit type n’avait pas coupé lui-même des oreilles, il avait vu d’autres hommes le faire et n’était pas intervenu…

Faile souriait de fierté sous la sueur qui lustrait son visage. La voir ainsi chassa une bonne partie du malaise de Perrin. Pour qu’elle le regarde comme ça, il aurait marché pieds nus sur des charbons ardents…

Tout le monde n’approuvait pas son numéro, cependant. Seonid plissait les yeux, les poings crispés sur ses rênes comme si elle crevait d’envie d’arracher le foulard et de lui jeter à la face ses quatre vérités. Enveloppées dans leur châle, Edarra et Nevarin regardaient Perrin sans aménité. Deviner leurs pensées n’était pas difficile.

— J’avais cru comprendre que c’était une mission secrète, fit Teryl en regardant le petit homme disparaître dans un bosquet. Masema était censé ignorer ta présence ici jusqu’à ce que tu lui parles dans le creux de l’oreille…

C’était en effet le plan. Rand avait proposé qu’on procède ainsi, Seonid et Masuri le soutenant avec le plus grand enthousiasme. Au fond, et même s’il se prétendait « Prophète du seigneur Dragon », Masema n’avait peut-être aucune envie d’affronter un émissaire de Rand, quand on songeait aux abominations qu’il avalisait. Si on en croyait les rumeurs, le collier d’oreilles n’était pas la pire horreur, et de loin.

Pour une fois d’accord avec les Aes Sedai, Edarra et les autres Matriarches voyaient Masema comme un ennemi qu’il fallait piéger avant qu’il puisse monter sa propre embuscade.

— Je suis chargé d’arrêter ça…, dit Perrin en désignant le collier d’oreilles.

Il avait entendu les rumeurs sans réagir vraiment. Mais maintenant, il savait…

— Autant commencer tout de suite…

Et si Masema décidait de le tenir pour un ennemi ? Combien le Prophète avait-il de disciples, motivés par la foi ou la crainte ?

— Ça doit s’arrêter, Teryl ! Il le faut.

Le Murandien regarda Perrin comme s’il le voyait pour la première fois.

— Seigneur Perrin ? dit soudain Maighdin.

Le jeune homme avait oublié sa présence et celle de ses amis, désormais tous massés autour d’elle. En plus de l’amateur de cheveux blonds, il y avait trois autres hommes, et deux d’entre eux se cachaient derrière leur monture. Mais pour la méfiance, Lini tenait le pompon. Le regard braqué sur Perrin, elle avait conduit son cheval près de celui de Maighdin, et elle semblait prête à arracher les rênes des mains de sa protégée. Pas pour l’empêcher de s’enfuir, mais pour l’y inciter et filer avec elle.

Parfaitement détendue, Maighdin dévisageait également Perrin. Aucune surprise dans son regard, après avoir entendu parler du Prophète et du Dragon Réincarné ? Et avoir vu une Aes Sedai bâillonnée ?

Sans nul doute, songea Perrin, elle allait annoncer qu’elle partait sur-le-champ. Une grossière erreur…

— Nous allons accepter ton offre généreuse, seigneur. Un ou deux jours de repos dans ton camp nous feront le plus grand bien.

— C’est tout à fait ça, maîtresse Maighdin, réussit à dire Perrin.

Cacher sa surprise n’eut rien d’un jeu d’enfant. D’autant plus qu’il venait de reconnaître les deux hommes qui tentaient en vain de se dissimuler derrière leurs montures. Étaient-ils là à cause de l’attraction qu’exerçait un ta’veren ? Quelle que soit la réponse, la situation se compliquait singulièrement.

— Oui, le plus grand bien, c’est certain…


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