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« Lit de mort paré », annonça le téléguide en lettres éclatantes, et Jack Barron, visant le sourire sardonique de Vince, acquit la conviction que son régisseur devait avoir du sang de mafioso sicilien, bien qu’il affirmât être un Napolitain cent pour cent. Le téléguide annonça : « 45 secondes », et Barron se sentit frissonner tandis que défilaient les dernières images du commercial – une assemblée de diplomates fumant pour se relaxer des Acapulco Golds autour de la traditionnelle table ronde. Ça n’a rien de marrant, pensa-t-il, de toute façon les grands de ce monde nous gouvernent comme s’ils étaient chargés la moitié du temps, et pendant l’autre moitié c’est encore pire. Je me demande à quoi doit ressembler Bennie Howards quand il est en pleine vape ? Si ça se trouve, peut-être que cent millions d’enfants sages recensés au sondage Brackett ne vont pas tarder à le savoir – on dit que l’adrénaline a des propriétés psychédéliques, et avant que j’en aie terminé avec lui Howards aura fait un petit voyage à l’adrénaline dont il me donnera des nouvelles.

Contemplant le moniteur où s’effaçait la dernière image du commercial remplacée par son propre visage, Barron eut une sorte de vision psychédélique, la réalité de la semaine écoulée condensée en un seul éclair sur son écran-témoin psychique. Assis dans son fauteuil au milieu du studio, électroniquement connecté au réseau du pouvoir – pouvoir de la Fondation, C.J.S., Démocrates, Républicains, pouvoir de cent millions de téléspectateurs – il était l’élément primordial d’un circuit d’énergies confluentes qui ne demandaient qu’à être contrôlées par lui. Pendant une heure, le temps que durait l’émission, ce pouvoir lui appartenait de facto.

Il sentit s’accélérer son tempo subjectif, comme si une drogue lui avait été injectée, et le message en lettres scintillantes sur l’écran du téléguide sembla durer dix millions d’années : « Début d’émission ».

— Vous avez un problème ? questionna Jack Barron en captant dans le creux de ses yeux les reflets sombres du décor kinesthopique, annonciateurs de la teneur de l’émission à venir. Alors, appelez Jack Barron. Et nous verrons ce qui se passe quand on fait suer Jack Barron. Notre numéro est le 212-969-6969, et nous allons avoir la première communication… maintenant.

Maintenant ou jamais, pensa-t-il en enfonçant la touche du vidphone. J’espère que tu es prêt pour ce qui va suivre, Bennie, baby. Et l’écran se partagea en deux par le milieu ; à gauche image gris sur gris d’une femme d’un certain âge au visage creusé de rides de détresse, spectre implorant l’aumône des dieux en couleurs vivantes.

— Jack Barron vous écoute, ainsi que cent millions d’Américains (tu entends bien, Bennie, cent millions) désireux de vous entendre exposer vos problèmes et de vous donner les moyens de passer à l’action car tel est le principe du jeu quand on fait suer Jack Barron. Aussi vous pouvez parler en direct, la ligne vous appartient. Dites-nous qui vous fait suer et faites-le suer à votre tour.

— Je… je m’appelle Dolorès Pulaski, et ça fait trois semaines que j’essaye de vous parler, monsieur Barron, mais je sais que ce n’est pas votre faute. (Vince lui donna les trois quarts de l’écran, mit Barron en évidence dans le quadrant supérieur droit, Chevalier à l’armure en couleurs vivantes entouré de misère grise, juste la touche correcte, approuva Jack Barron.) Je vous appelle au sujet de mon père, Harold Lopat. Il… il n’est pas lui-même en état de parler… (Les lèvres de Dolorès Pulaski se mirent à trembler, au bord des sanglots.)

Seigneur, pensa Barron, j’espère que Vince ne m’a pas dégoté une putain de chialeuse, va falloir y aller mollo ou je vais pousser Howards trop loin.

— Calmez-vous, madame Pulaski, enjoignit-il. Nous sommes tous avec vous ; vous parlez à des amis.

— Excusez-moi, dit la femme. Il m’est si difficile de… (Le regard apeuré et furtif, les mâchoires serrées, la tension qui l’étreignait passèrent admirablement sur l’écran tandis qu’elle reprenait le contrôle.) Je me trouve en ce moment à l’hôpital Kennedy des maladies chroniques de Chicago. Mon père est ici depuis dix semaines, il a un… cancer… un cancer… de l’estomac, et les lym… lymphatiques sont atteints, et tous les docteurs disent… il a été vu par quatre spécialistes… qu’il va mourir ! Il va mourir ! Et ils ne peuvent rien faire. Mon père, monsieur Barron. Mon père… il va mourir !

Elle fondit en sanglots ; puis son visage disparut du champ et une main grise obscurcit l’écran tandis qu’elle soulevait son vidphone pour modifier l’orientation de la caméra. Des fragments flous, heurtés, tremblants, de salle d’hôpital, se bousculèrent sur le moniteur : murs, fleurs flétries, stands de transfusion, lit, couvertures, visage ridé odeur d’éther d’un vieillard au bord de la mort et la voix de Dolorès Pulaski…

— Regardez ! Regardez !

Bordel, se dit Barron en actionnant frénétiquement sa pédale tandis qu’au même instant Vince changeait la composition de l’écran : les trois quarts à Jack Barron, visage de sollicitude encerclant en couleurs réelles le hideux montage de mort qui subsistait dans le quadrant inférieur gauche, face flétrie, doigts en gros plan, plateau d’aiguilles, bassin. Finalement, les sanglots rauques de Dolorès Pulaski s’éteignirent dans le lointain et la voix de Barron rétablit le contrôle :

— Ne nous affolons pas, madame Pulaski. Tout le monde ne demande qu’à vous aider, mais il faut avant tout garder votre calme. À présent vous allez reposer ce vidphone devant vous et n’oubliez pas que vous avez tout le temps de vous expliquer. Et si vous ne trouvez pas les mots qu’il faut, je suis ici pour venir à votre secours. Relaxez-vous. Cent millions d’Américains sont de votre côté et désirent comprendre.

Le visage de la femme réapparut dans le quadrant inférieur gauche, le regard terne, la mâchoire flasque, et Barron sut qu’il avait à nouveau la situation en main. Après cet esclandre, elle doit être vidée, prête à dire tout ce qu’on voudra lui faire dire. Et de sa pédale, il commanda à Vince de lui restituer les trois quarts de l’écran. À elle de jouer, si elle se tient bien, jusqu’au prochain commercial.

— Je regrette, madame Pulaski, d’avoir été brusque avec vous, reprit-il d’une voix conciliante. Croyez-moi, nous comprenons tous ce que vous devez ressentir.

— Je regrette aussi ce qui s’est passé, monsieur Barron, dit-elle dans un murmure théâtral. (Magnifique Vince, pensa Barron, il a eu l’idée de lui augmenter le son.) Mais vous comprenez à quel point je me trouve désemparée… et maintenant que j’ai une chance… de me faire enfin écouter, ça a éclaté malgré moi… Il faut que les gens comprennent…

On y arrive, pensa Barron. Tu commences à mouiller, Bennie, baby ? Pas encore ? Attends un peu, parce que ça ne va pas tarder.

— Naturellement, madame Pulaski, nous compatissons à votre tourment, mais je ne vois pas très bien comment l’alléger. Si les médecins disent… (Accouche, ma vieille ! Il faut te tirer les mots un par un ?)

— Les médecins… Ils prétendent qu’il n’y a plus d’espoir pour mon père… qu’aucun soin ne peut le sauver. Ils lui donnent quelques semaines. Encore un mois… encore un mois et il sera mort.

— Je ne vois toujours pas…

— Mort ! répéta-t-elle dans un souffle. Dans un mois mon père sera mort pour toujours. Oh, si vous saviez quel homme c’est, monsieur Barron ! Il a des enfants et des petits-enfants qui l’adorent, il a peiné pour nous toute son existence. Il vaut autant que n’importe qui d’autre ! Pourquoi, pourquoi faut-il qu’il parte pour toujours pendant que d’autres qui n’ont fait que du mal, d’autres, monsieur Barron, qui se sont enrichis sur le dos des honnêtes gens, peuvent acheter une place dans un Hibernateur avec leur maudit argent escroqué à des gens comme nous, et vivre pour l’éternité ? Est-ce juste, monsieur Barron ? Qu’un homme qui a travaillé toute sa vie pour nourrir sa famille disparaisse de cette façon pendant qu’un Benedict Howards tient… tient la vie immortelle entre ses mains ignobles comme s’il était Dieu… (Les lèvres de Dolorès Pulaski avaient blanchi sous le poids du mot qui venait de tomber. Elle balbutia :) Je n’avais pas l’intention… pardonnez-moi d’avoir mêlé dans une même phrase le nom de cet homme à celui du Seigneur…

J’espère qu’elle ne va pas nous réciter des Ave Maria ! pensa Barron, et il imagina la tête que devait faire Howards, terré quelque part dans les profondeurs de son Complexe d’Hibernation du Colorado. Il tapa deux fois du pied sur sa pédale droite pour indiquer à Vince qu’il voulait encore deux minutes jusqu’au prochain commercial, puis il répondit d’une voix empreinte de douce bienveillance :

— Nous comprenons parfaitement, madame Pulaski, mais dites-moi, que puis-je faire au juste pour vous venir en aide ?

— Vous pouvez obtenir à mon père une place dans un Hibernateur ! fut la réplique immédiate. (Magnifique, pensa Barron. Ça n’aurait pas pu être mieux si nous avions travaillé à partir d’un scénario. Elle est show-biz jusqu’au bout des ongles, cette Dolorès Pulaski.)

— J’ai bien peur de ne pas exercer beaucoup d’influence sur la Fondation pour l’immortalité humaine, fit-il avec un regard malicieux tandis que Vince accordait maintenant à chacun la moitié de l’écran. Et tous ceux qui ont vu la dernière émission s’en souviennent certainement.

Le téléguide indiqua « 90 secondes ». (Un petit effort, madame Pulaski. Sortez-moi la bonne réplique, et je fais de vous une star.)

— Je sais, monsieur Barron. Mais Benedict Howards… c’est le seul homme au monde qui ait le pouvoir de sauver mon père, et il vend l’immortalité comme le diable achète les âmes. Que Dieu me pardonne de parler ainsi, mais… je le pense sincèrement ! Ne faut-il pas être diabolique pour donner un prix à l’immortalité ? Parlez-lui, monsieur Barron. Qu’il se montre devant tout le monde. Qu’il explique aux pauvres gens qui meurent partout sans espoir de revivre un jour comment il a le droit de fixer le prix de la vie. Et s’il est incapable de donner une explication, là, devant des millions de personnes, eh bien, il sera obligé de faire quelque chose pour mon père, n’est-ce pas ? Il ne voudra pas passer pour un monstre aux yeux de tous les téléspectateurs… Un homme important comme lui…

— Vous n’avez certainement pas tort, madame Pulaski, coupa précipitamment Barron tandis que le téléguide indiquait « 60 secondes ». (Il ne faudrait pas non plus en remettre, Dolorès Pulaski de mon cœur – moi aussi j’ai ma petite tirade à placer.)

Et tandis que Vince lui donnait les trois quarts de l’écran, il reprit, captant des reflets noirs dans ses yeux braqués sur la caméra :

— N’est-ce pas, chers téléspectateurs, que Mrs Pulaski n’a pas tout à fait tort ? S’il existe une raison d’attribuer une valeur en dollars à l’immortalité, nous aimerions bien la connaître, au moment où toute l’Amérique s’interroge après le dépôt au Congrès d’un projet de loi tendant à légaliser le monopole de la cryogénie humaine. Et c’est Mr Benedict Howards en personne qui nous donnera la réponse juste après cette intervention de notre sponsor – faute de quoi cent millions d’Américains seront obligés de la fournir eux-mêmes.

Tu parles d’une entrée en matière ! se dit Barron tandis que passaient les premières images du commercial. Dolorès Pulaski, tu es formidable ! Tâche seulement de ne pas flancher pendant que je ferai poussy-poussy avec Bennie Howards…

Il appuya sur la touche de l’interphone sur son vidphone n°1.

— Hé, Vince, dit-il. Garde le doigt sur ton bouton du son. À partir de maintenant ça se passe entre Bennie et moi. Je veux qu’on voie Mrs Pulaski mais pas qu’on l’entende. Ne lui laisse que très peu de son, sauf si je lui pose une question directe. Et si tu dois lui ôter la parole, arrange-toi pour que ça ressemble à une mauvaise transmission – pas le genre couperet. Tu as Bennie en ligne ?

Gelardi grimaça un sourire derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle :

— Cela fait trois minutes qu’il est au bout du fil, et l’écume lui vient à la bouche. Il veut absolument te parler avant la reprise de l’émission. Il reste quarante-cinq secondes…

— Dis-lui d’aller se faire foutre. Dans un petit moment il pourra me parler tant qu’il en aura envie. Et fais-moi confiance, une fois qu’il sera entre mes pattes, il n’aura même plus la possibilité de raccrocher.

Pauvre Bennie ! pensa-t-il. Deux points pour moi déjà, et la partie n’est même pas commencée. Non seulement il joue sur mon propre terrain, mais il doit étouffer de rage. Et comme le téléguide annonçait : « 30 secondes », Barron se rendit compte soudain qu’il tenait Benedict Howards, l’homme le plus puissant des États-Unis, à sa merci dans le creux de sa main. Qu’il m’en prenne la fantaisie, et crac, pour commencer, je n’ai qu’à refermer la main et adieu le projet de loi. Luke et Morris, dans leur coin, doivent se demander ce que je suis en train de taire. Ils n’attendent que ça, hein ? Que Jack Barron écrase d’un talon vengeur la Fondation de Benedict Howards… Ces deux conards sont tellement occupés à se jouer l’air de « Gloire au Grand chef » qu’il ne leur viendrait jamais à l’idée qu’il peut en exister un autre…

« Début d’émission », signala le téléguide.

Barron activa le vidphone n°2 et en médaillon apparut le visage de Dolorès Pulaski surmonté dans le quadrant supérieur gauche d’un Benedict Howards qui semblait prêt à l’avaler. Jack Barron occupait en couleurs vivantes le reste de l’écran. Splendide, pensa-t-il en annonçant :

— Chers téléspectateurs, vous regardez en ce moment Bug Jack Barron, et notre invité de ce soir est Mr Benedict Howards en personne, créateur et Président-directeur général de la Fondation pour l’immortalité humaine. Monsieur Howards, Mrs Pulaski ici présente vient de nous…

— J’étais en train de regarder l’émission, monsieur Barron, l’interrompit Howards, luttant visiblement pour garder son calme, prunelles brûlantes dans un masque glacial (ça sent le soufre et tu ne peux rien y faire, jubila Barron). C’est un de mes programmes favoris et je le rate rarement. Vous vous entendez certainement à allumer les incendies. Dommage que la clarté ne soit pas votre fort.

Tss, tss ! Fais gaffe, Bennie, tu ouvres trop la bouche, ta libido va foutre le camp ! pensa Barron en souriant sournoisement à la caméra.

— C’est mon métier, monsieur Howards, dit-il d’une voix suave. Je suis obligé de soulever des pierres, parfois, juste pour voir ce qui grouille dessous. Mais je ne suis pas là pour créer la lumière. Je me contente de poser les questions auxquelles l’Amérique voudrait qu’on réponde ; et les éclaircissements doivent venir de l’autre côté du vidphone. Le vôtre, monsieur Howards.

« Puisque vous avez regardé le début de l’émission, il est inutile de perdre du temps. Passons tout de suite aux choses sérieuses. Il y a un homme en train de mourir dans un hôpital de Chicago. Premier point. Il y a aussi, si je ne me trompe, un de vos Hibernateurs à Cicero. Ça c’est le second point. Mrs Pulaski et sa famille demandent une place pour Mr Logan dans cet Hibernateur. La réalité toute crue, c’est que si Mr Lopat n’obtient pas cette place, il est condamné à mourir sans espoir de revivre un jour. S’il l’obtient, il a autant de chances de devenir immortel que tous ceux qui sont en Hibernation. Vous tenez la vie de Harold Lopat entre vos mains, monsieur Howards. À vous de dire s’il doit mourir ou pas. La question est on ne peut plus claire, et cent millions d’Américains attendent de vous la réponse.

Howards ouvrit la bouche, et le temps resta suspendu sur ses lèvres. Puis il la referma. (Quel effet ça te fait, Bennie, d’avoir le couteau sur la gorge ? Le coup du père Néron : pouce levé, le type vit ; baissé, tu passes pour un assassin devant cent millions de personnes ; levé, et tu ouvres les vannes au débordement du barrage chaque fois qu’un paumé quelconque est prêt à clamser. Que ce soit oui ou non, empereur de mes deux, tu es bon pour la casserole.)

— Ni Mrs Pulaski ni vous ne comprenez la situation, répondit finalement Howards. Il n’appartient ni à moi ni à qui que ce soit de décréter si quelqu’un doit mourir ou non. C’est un problème purement économique, comme de savoir qui peut s’offrir une Cadillac et qui doit se contenter d’une vieille Ford modèle 81. Chaque individu accepté dans un Hibernateur doit verser cinquante mille dollars à la Fondation. Je puis vous assurer que si Mr Lopat ou sa famille disposent de la somme indiquée, il n’y aura aucune difficulté à leur accorder ce qu’ils demandent.

— Madame Pulaski… ? fit Jack Barron en signalant à Gelardi de lui rendre le son.

— Cinquante mille dollars ! s’écria Dolorès Pulaski. Un homme comme vous ne peut pas savoir ce que cela représente – plus que ce que mon mari gagne en huit ans, et il a une femme et des enfants à nourrir ! Même avec la Sécurité sociale, nous n’avons pu couvrir tous les frais médicaux : les économies de mon père, de mes frères et de mon mari y sont passées. Vous pourriez aussi bien demander un million de dollars, quelle différence pour des gens comme nous ? Vous vous fichez… (Sa voix mourut dans une suite de grésillements sifflants provoqués par Gelardi.)

— Il semble qu’il y ait des ennuis dans la transmission de Mrs Pulaski, intervint Barron tandis que Vince redistribuait l’écran, partageant l’image entre Howards et lui et faisant de Dolorès Pulaski une simple spectatrice en médaillon. Mais je pense qu’elle vient de soulever un point intéressant. Cinquante mille dollars, cela représente un joli magot, avec le coût de la vie à l’heure actuelle. Tenez, moi qui vous parle, je pense gagner bien ma vie avec cette émission, mieux sans doute que quatre-vingt-dix pour cent des Américains, et pourtant je suis incapable de réunir une somme pareille. Ce qui revient à dire qu’en mettant le prix de l’Hibernateur à cinquante mille dollars vous condamnez plus de quatre-vingt-dix pour cent de la population américaine à servir un beau jour de nourriture aux asticots tandis que quelques millions de nantis pourront devenir immortels. Ça ne semble pas juste qu’on puisse acheter la vie. Peut-être que ceux qui réclament à cor et à cri une Hibernation à statut public n’ont pas…

— Des communistes ! s’écria Howards. Vous ne voyez pas ? Ils sont tous communistes, ou dupés par les Rouges. Voyez l’Union soviétique, voyez la Chine. Ont-ils seulement un programme d’Hibernation ? Ils n’en ont pas, naturellement, et pourquoi ? Parce qu’un tel programme ne peut être réalisé que dans un système de libre entreprise. Socialiser l’Hibernation, cela signifie plus d’Hibernation pour personne. Et les communistes aimeraient bien…

— Mais n’êtes-vous pas le meilleur ami des communistes en Amérique ? interrompit Barron en actionnant du pied sa pédale pour demander un commercial dans trois minutes.

— C’est vous qui me traitez de communiste ! répliqua Howards avec une parodie de rire muet. Elle n’est pas mauvaise, celle-là ! Alors que tout le pays sait quelle sorte de gens ont été vos amis.

— Laissons de côté les questions personnelles, voulez-vous ? Je ne vous ai pas traité de communiste… J’ai émis simplement l’opinion que vous étiez, disons… leur allié involontaire. Je veux dire par là que le fait que moins de dix pour cent de la population – les exploiteurs de la classe ouvrière, comme ils disent – ait accès aux Hibernateurs alors que tous les autres doivent faire tintin et crever, constitue le meilleur argument des Rouges contre le système capitaliste. Votre Fondation n’est-elle pas la meilleure propagande dont les communistes puissent rêver, monsieur Howards ?

— Je suis sûr que les téléspectateurs ne tombent pas dans votre panneau, répliqua Howards (en sachant fichtrement bien que si, jubila Barron en son for intérieur). Néanmoins, pour que même des gens comme vous puissent comprendre, monsieur Barron, je vais essayer de m’expliquer clairement : Assurer la marche et l’entretien des Hibernateurs coûte déjà une fortune. Mais il y a les recherches sur les procédés de restauration et d’extension de la vie. Pour cela, des milliards doivent être engloutis chaque année, et cela représente un budget si vaste que ni le gouvernement soviétique ni le gouvernement américain ne pourraient y faire face. Pour financer un tel effort, il n’y a qu’un système viable, c’est que chaque candidat à l’Hibernation paie sa place. Si le gouvernement voulait mettre tous ceux qui meurent dans un Hibernateur, cela lui coûterait des dizaines de milliards chaque année et il ferait faillite à brève échéance. La Fondation, en limitant le nombre des candidats et en leur faisant financer les indispensables recherches, a au moins l’avantage de maintenir vivant le vieux rêve de l’immortalité humaine. Cela n’est pas parfait, mais au moins ça fonctionne. Je suis persuadé qu’un homme aussi… intelligent que vous comprend aisément le problème.

Cinq points pour Bennie, concéda mentalement Jack Barron. Théoriquement, l’enculé a raison. Ce n’est pas en donnant à manger aux asticots les quelques privilégiés qui ont pour le moment accès aux Hibernateurs qu’on facilitera les choses pour la masse des autres. La vie a toujours été comme ça. Les plus forts gagnent, les faibles périssent. Mais justement, Bennie. On va voir qui est le plus fort à ce jeu.

— Je ne méconnais pas la réalité économique de la question, dit-il tandis que le téléguide affichait « 2 minutes ». Moi, Jack Barron, trente-huit ans, jouissant d’une bonne santé et en pleine possession de tous mes moyens, j’admets que sur le papier, à coups de dollars et de belles explications, votre Fondation paraît convaincante. J’admets cela, monsieur Howards. Mais est-ce que je serais aussi philosophe si j’étais en train de mourir ? Et vous, monsieur Howards ? Aimeriez-vous mourir misérablement, comme Harold Lopat, sentir la vie vous quitter goutte à goutte pendant qu’un type avec un complet à deux cent cinquante dollars vous explique tranquillement qu’il ne serait pas logique ni financièrement raisonnable de vous donner une chance de revivre un jour ?

À l’étonnement de Barron, Howards parut sincèrement ébranlé. Un nuage de pure folie sembla voiler son regard, ses mâchoires se mirent à trembler, il murmura quelques paroles inintelligibles puis se figea totalement. Le reptile changé en pierre ? Bennie Howards subissant une attaque de conscience ? se demanda Barron. Plus probablement quelque chose qu’il a mangé hier. En tout cas c’est un mauvais présage, se dit-il tandis que le téléguide annonçait : « 90 secondes ».

— Que se passe-t-il, monsieur Howards ? Vous avez du mal à vous identifier à la situation ? dans ce cas, nous allons demander à Mrs Pulaski de vous venir en aide. Madame Pulaski, voudriez-vous tourner la caméra de votre vidphone du côté de votre père et la maintenir sans bouger, s’il vous plaît ?

Sacré Vince, toujours au poste, pensa Barron tandis que le médaillon de Dolorès Pulaski grandissait pour virtuellement occuper toute l’image. Des fragments de murs, de plafond, d’un vase de fleurs dansèrent sur l’écran et le visage flétri du vieillard apparut, un tuyau de plastique collé au front débouchant d’une narine, photo en noir et blanc inclinée à un angle impossible qui donnait l’impression que les yeux clos d’Harold Lopat scrutaient l’image de Benedict Howards dans le quadrant inférieur gauche comme le spectre de la mort penché sur un insecte affolé délogé de dessous une pierre humide. Le téléguide annonça : « 60 secondes ».

Et la voix off de Jack Barron, résonnante, précise comme un scalpel, crispa les traits de Howards en un masque de terreur et de rage :

— Regardez bien, Howards, c’est le visage de la mort que vous voyez. Ce n’est pas cinquante mille dollars à ajouter ou retrancher à votre bilan, c’est un être humain, et il est en train de mourir. Allez-y, regardez-le bien, regardez la douleur et la maladie qui le rongent derrière son masque. Mais ce n’est pas un masque, c’est un visage humain. Un être humain sur le point de s’éteindre à jamais. C’est le sort qui nous attend tous, n’est-ce pas, monsieur Howards ? Vous, moi, tôt ou tard, luttant pour arracher une seule autre bouffée d’air avant que le Néant se referme. Et cinquante mille dollars peuvent faire toute la différence. Qu’y a-t-il d’assez sacré dans cinquante mille dollars pour qu’on puisse acheter la vie d’un homme avec ? Combien de pièces d’argent représentent cinquante mille dollars ? Mille ? Deux mille ? Un jour, la vie d’un homme a été vendue pour trente pièces d’argent, monsieur Howards, seulement trente, et il s’appelait Jésus-Christ. Combien de vies humaines avez-vous dans vos Hibernateurs qui valent plus que la sienne ? Pensez-vous que la vie de qui que ce soit puisse valoir plus cher que celle de Jésus-Christ ?

Et Gelardi étala sur l’écran le visage spectral de Benedict Howards en un pathétique gros plan qui dévoilait chaque aspérité de sa peau, chaque pore grand ouvert, image d’un Carnivore fou de rage impuissante d’être pris au piège, tandis que Jack Barron continuait :

— Chers téléspectateurs, ne quittez pas votre poste car dans quelques instants, juste après ce petit mot de notre sponsor, Benedict Howards nous apportera peut-être quelques réponses.

Jésus à bicyclette ! pensa joyeusement Jack Barron tandis que le commercial passait. Il y a des jours comme ça où je me fais peur à moi-même !

— Ho, là là là là ! s’il veut te parler ! fit la voix de Gelardi à l’interphone quelques secondes après le début du commercial. Il est en pleine crise d’apoplexie.

Dans la cabine de contrôle, Barron le vit sourire, lui faire un signe de son pouce levé et commencer le compte à rebours sur le téléguide avec « 90 secondes » tandis que le visage de Benedict Howards s’encadrait dans le minuscule écran du vidphone n°2, en plein milieu d’une tirade :

— … que je vous avertis ! Personne n’a jamais eu le culot de faire ça à Benedict Howards. Laissez-moi tranquille, espèce d’abruti inconscient, ou je vous fais bannir des ondes et poursuivre pour diffamation publique en moins de temps qu’il n’en faut pour…

— Allez vous faire foutre, Howards ! dit Barron. Et avant de rouvrir votre grande gueule, rappelez-vous que ceci n’est pas une ligne privée. Tout ce que nous disons passe par la régie. (Il lança à Howards un regard qui voulait dire : Ne nous emballons pas, la partie continue quand même, il ne faut pas vendre la mèche.) Vous savez de quoi il retourne, et vous avez soixante secondes environ avant la reprise de l’émission pour me donner une solide raison de vous laisser tranquille. Vous pouvez ravaler vos stupides menaces, elles ne m’impressionnent pas. Je vais vous dire ce qui va se passer pendant la prochaine séquence. Vous allez être mis en pièces, tailladé en petits morceaux, oui, mais je vous épargnerai juste assez vers la fin pour que vous puissiez jeter l’éponge pendant le prochain commercial et sauver ce qui vous restera de peau du cul. À moins que vous ne préfériez être intelligent et accepter mes conditions maintenant. Vous comprenez très bien ce que cela signifie.

— N’essayez pas de me menacer, pauvre clown ! glapit Howards. Foutez-moi la paix ou je raccroche, et quand j’en aurai terminé avec vous vous ne pourrez même pas avoir un emploi de ramasseur de merde dans…

— Vous pouvez y aller, raccrochez, fit Barron tandis que le téléguide indiquait « 30 secondes ». J’ai cinq appels du même genre que le premier – en un peu plus juteux – en réserve pour le reste de l’émission. Je n’ai pas besoin de votre présence pour vous démolir. D’une manière comme d’une autre, je vais vous prouver que ça ne paye pas de s’attaquer à moi, car à moins que vous ne disiez pouce avant le prochain commercial c’en est fini de votre projet de loi, et votre foutue Fondation puera tellement que vous croirez avoir engagé Judas Iscariote comme agent de publicité. Qu’est-ce que vous pensez de ça, mon gros Bennie ?

— Espèce de sale vermine, je vous… (Et Gelardi le coupa juste à temps au moment où le téléguide annonçait :) « Début d’émission ».

Jack Barron sourit à sa propre image qui emplissait le moniteur – yeux de chair contre regard-points-de-phosphore – et se sentit la proie d’une étrange exaltation mentale, une érection psychique. Plus qu’un sentiment d’anticipation pour la partie de poker qui s’annonçait, il éprouva la montée de la sève primordiale, fantôme de joie des Bébés Bolcheviques de Berkeley avant l’action, amplifié électroniquement par cent millions de points de phosphore au sondage Brackett évoqués par son regard en couleurs vivantes, et pour la première fois il sentit qu’il s’en remettait à son système endocrinien pour le reste de l’émission sans s’occuper ni se soucier de ce qui allait suivre.

Gelardi mit Howards dans le quadrant inférieur gauche – Dolorès Pulaski ayant fini son numéro – et Jack Barron commença :

— Eh bien, monsieur Howards, nous voici de nouveau face à nos téléspectateurs, et nous allons parler, pour changer un peu, de votre sujet favori : l’argent. Combien de… « clients » pensez-vous avoir dans vos Hibernateurs, monsieur Howards ?

— Nous avons déjà plus d’un million de personnes dans les Hibernateurs de la Fondation, répondit Howards (et Barron le sentit inquiet, incapable de deviner d’où allait venir l’attaque). Vous voyez donc qu’il n’y a pas qu’un petit groupe de privilégiés qui profitent de nos services. Un million d’immortels en puissance, c’est déjà…

— Vous nous expliquerez cela tout à l’heure, interrompit Barron. Un million, c’est un joli chiffre. Mais continuons notre petite leçon d’arithmétique, voulez-vous ? À combien revient, d’après vous, l’entretien d’un corps dans un Hibernateur pendant une période d’un an ?

— Il m’est difficile de vous citer un chiffre ainsi. Il faudrait tenir compte des frais de mise en condition des corps, des frais d’Hibernation, de l’amortissement des installations, de l’entretien et de l’alimentation des pompes, des salaires, taxes, assurances…

— Nous savons que tout cela est complexe, fit Barron. Mais prenons un chiffre moyen que personne ne pourra réfuter… (Tendons bien nos filets, se dit-il. Le véritable chiffre ne peut pas dépasser trois mille par tête de macchabée, et il le sait sûrement.) Disons… cinq mille dollars par an et par « client » pour couvrir tous les frais. Est-ce raisonnable ? Ou suis-je trop haut ? Je n’ai pas du tout la bosse des chiffres, comme me le répète chaque année mon comptable aux alentours du 15 avril.

— Je suppose que c’est à peu près ça, admit Howards à contrecœur, et Barron vit la peur derrière son regard. (Tu mouilles, Bennie ? Tu voudrais bien avoir une idée de ce qui va te tomber sur la tête, hein ?)

— Pour avoir une place dans un de vos Hibernateurs, il est nécessaire de verser cinquante mille dollars en liquide à la Fondation pour couvrir les frais. Est-ce exact ?

— Cela a déjà été expliqué, murmura Howards, visiblement mal à l’aise.

— Parfait… fit Barron d’une voix traînante, en signalant à Vince de couper le son d’Howards. (Il fixa des yeux la caméra, la tête inclinée en avant, captant les ombres noires du décor kinesthopique reflétées sur la tablette de son fauteuil, et sourit d’un air faussement perplexe :) Eh bien, écoutez-moi, vous tous ; maintenant que nous avons les chiffres, nous allons faire un peu de calcul mental tous ensemble. Vous comptez avec moi, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais été très fort en calcul – en calcul numérique, s’entend. Voyons… Multiplions le nombre de corps dans les Hibernateurs par cinquante mille dollars l’un… cela donne… euh… dix zéros, et… cela doit faire cinquante milliards de dollars, non ? Vous êtes d’accord, tous ? La Fondation dispose d’un avoir de cinquante milliards minimum. De quoi acheter pas mal de cigarettes ! À peu près la moitié du budget de la défense des États-Unis, à vrai dire. Bon. Maintenant, un petit exercice de multiplication… cinq mille dollars par corps par année par un million de corps dans les Hibernateurs… en chiffres ronds, cela donne un total de… cinq milliards de dollars. Et maintenant, voyons… Si j’avais cinquante milliards pour m’amuser avec, je pourrais les placer pour qu’ils me rapportent… oh, dix pour cent, mettons. Vous êtes d’accord ? Vous sentez-vous capables d’essayer ? Bon. Ce qui donne… tiens juste cinq milliards. Drôle de coïncidence, n’est-ce pas ? Exactement ce que dépense la Fondation. Dix pour cent de son capital total. L’arithmétique vous réserve de ces surprises, quelquefois ! Vous ne trouvez pas, chers téléspectateurs ?

Imaginant la fin de la séquence, Barron demanda à Gelardi de faire passer dans deux minutes le prochain commercial et de restituer le son à Howards.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? aboya Howards. Vous vous prenez pour un inspecteur du fisc ?

— Patience, monsieur Howards, patience, articula Barron d’une voix volontairement irritante par sa lenteur. Jack Barron, grand sorcier, voit tout, sait tout, dit tout. Essayons maintenant une simple soustraction. Cinq milliards d’intérêts sur le capital moins cinq milliards de frais. Il reste un beau zéro bien rond, n’est-ce pas ? Voilà exactement le coût de l’entretien de ce million de corps que vous avez dans vos Hibernateurs. Zéro. Rien du tout. Un miracle d’équilibre budgétaire. Et c’est ce qui vous permet de jouir du statut des sociétés à but non lucratif, exonérées d’impôts par conséquent. Les recettes équilibrent les dépenses. Quant à ces cinquante mille dollars qu’allonge chacun de vos clients au moment de son hibernation – eh bien, ça ne peut pas être considéré comme un revenu, n’est-ce pas ? Techniquement, cet argent ne vous appartient même pas, et les agents du fisc n’ont pas droit de regard sur lui. Dites donc, vous ne pourriez pas me prêter votre chef comptable pour quelques jours ?

— Qu’êtes-vous donc en train de raconter ? demanda Howards en feignant l’incompréhension de façon très peu convaincante.

— Je raconte comment vous êtes à la tête de l’insignifiante somme de cinquante milliards de dollars, lui répondit Barron tandis que le téléguide annonçait : « 60 secondes ». Cinquante milliards net à votre disposition en plus des frais de fonctionnement des Hibernateurs. Qui croyez-vous tromper, Howards ? Il y a là assez de fric pour mettre en Hibernation chaque femme, chaque enfant et chaque homme qui meurt chaque année aux États-Unis, et même au Canada du reste. Cinquante milliards de dollars et vous prétendez que vous n’avez pas les moyens d’accueillir Harold Lopat et des millions comme lui qui meurent sans espoir. Que faites-vous de cet argent, Howards ? Il faut que vous ayez les poches drôlement percées, ou alors…

— Mais les recherches ! s’étrangla Howards, furibond. Les recherches nous prennent…

Gelardi, prévenant le geste de Barron actionnant sa pédale, avait déjà coupé le son tandis que le téléguide affichait : « 30 secondes ».

— Les recherches ! répéta ironiquement Barron dont l’indignation vertueuse tournée vers cent millions de paires d’yeux recensés au sondage Brackett occupait maintenant tout l’écran. Les recherches, oui, mais… lesquelles ? Celles qui consistent à trouver des voix au Congrès pour avaliser votre petit trafic ? Celles qui consistent à avoir dans votre manche des sénateurs, gouverneurs et… qui sait, votre propre candidat à la Présidence, peut-être ? Je ne voudrais pas dire du mal des morts – les vrais, ceux qui ne risquent plus de parler – mais vous étiez très lié avec un certain sénateur récemment décédé qui se trouvait au centre d’une campagne extrêmement bien financée pour l’investiture présidentielle à la Convention démocrate. Est-ce exact ? Vous inscrivez cela au chapitre des « recherches » également ? Cinquante milliards de budget de recherches, et des types comme Harold Lopat meurent autour de vous tous les jours. Des recherches. Oui, nous reparlerons de vos recherches scientifiques – ou faut-il dire politiques ? juste après ce petit mot de notre relativement bien pauvre sponsor.

Tandis que passait le dernier commercial, Barron éprouva un étrange vertige à la pensée qu’il venait d’établir un faisceau d’énergies qui dans les prochaines minutes allaient être capables d’écraser comme un insecte la Fondation de cinquante milliards de dollars si Benedict Howards n’avait pas la sagesse de crier pouce avant. Cinquante milliards ! Je n’avais jamais eu l’idée de faire le calcul avant, songea Barron. Qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer avec tout ce pognon ? Merde, il pourrait acheter cash le Congrès, le Président et la Cour suprême, s’il en avait besoin. Voilà qui s’appelle peser sur le plateau ! Bennie Howards est plus gros que le foutu pays tout entier !

Ouais, peut-être, mais pour l’instant, en direct et couleurs vivantes, il n’est qu’un ballon de basket sous la main de Jack Barron. Et moi, là-dedans, je suis quoi ? Luke et Morris n’étaient peut-être pas aussi cinglés qu’ils en avaient l’air…

Il brancha son vidphone n°2 et Howards, pris au piège dans l’écran minuscule, le fixa de ses yeux maintenant glacés de reptile.

— Très bien, Barron, dit-il d’une voix monocorde. Vous avez prouvé ce que vous vouliez. À votre jeu je ne suis pas de taille. Vous m’avez fait plus de mal que je ne le croyais possible. Mais je vous préviens, vous allez me sortir du pétrin où vous m’avez fourré, ou je vous démolis pour de bon. Et soyez assuré que j’en ai les moyens. Je peux vous démontrer ce qu’on arrive à faire avec cinquante milliards derrière soi. Vous perdrez beaucoup plus que votre émission. Je peux faire éplucher vos déclarations de revenus des dix dernières années, vous poursuivre en diffamation et acheter le juge, et je ne sais quoi d’autre. Pensez à tout ce que vous avez à perdre – et surtout à gagner.

Ces derniers mots firent l’effet d’un seau d’eau glacée lancé à la figure de Barron. Je pourrais abaisser le couperet, se dit-il, mais alors adieu Bug Jack Barron, adieu le contrat gratuit, et Dieu sait ce que le salaud est capable de me faire encore. Ce serait un vrai suicide. Et un vieux refrain de Dylan lui revint en mémoire :

I wish i could give Brother Bill his big thrill ;

I would tie him in chains at the top of the hill,

Then send out for some pillars and Cecil B. De Mille[6]

Ouais, se dit-il, je peux le détruire et il peut me détruire, mais à quoi bon faire crouler avec nous les colonnes du temple ? La véritable partie qui se joue est une partie de poker.

Et le téléguide lui indiqua qu’il avait soixante secondes avant d’abattre ses cartes.

— Écoutez, Howards, répondit-il, nous pouvons soit nous démolir mutuellement soit parvenir à un accord et essayer de réparer les dégâts. Je vous laisse choisir, mon vieux. Vous savez ce que je demande, cartes sur table plus ce que vous savez. Je n’ai pas l’habitude de changer d’avis. Question de principe. Et si vous croyez que je bluffe, allez-y, je vous défie de demander à voir. Mais avant, interrogez-vous pour savoir ce que vous avez à gagner en me faisant étaler mon jeu, et ce que vous avez à perdre en prenant un tel risque. Je suis un dangereux écervelé, Howards, je n’ai pas peur de vous. Êtes-vous si sûr que ça que vous n’avez pas peur de moi ?

Howards garda le silence pendant un long moment, puis se mordit la lèvre :

— Bon, vous gagnez. Nous pouvons négocier. Sortez-moi de là, et je verrai ce que je peux faire pour vous donner satisfaction. Ça vous va ?

Le téléguide indiqua à Barron « 30 secondes » de réflexion pour la décision qu’il avait à prendre quant au reste de l’émission, avec ses implications sur la suite des évènements. Pour Bennie Howards, c’était le plus proche équivalent d’une reddition sans conditions. Il est prêt à promettre n’importe quoi maintenant, se dit-il, quitte à tourner sa veste à la première occasion. Mais il ignore les atouts que j’ai encore en réserve. Avec Luke et Morris, j’ai encore de quoi le bluffer si le besoin s’en fait sentir… O. K., Bennie, pour cette fois-ci ça va, je n’irai pas jusqu’à l’estocade, je te laisse ensanglanté mais vivant.

— C’est entendu, Howards, les choses n’iront pas plus loin ce soir, mais n’espérez pas non plus marquer des points dans les dix minutes qui viennent. Tout ce que je compte faire, c’est embrouiller un peu les choses dans toutes ces petites têtes pensantes.

— Mais vous m’avez déjà mis le couteau sous la jugulaire, se plaignit Howards. Comment allez-vous faire pour que je m’en sorte indemne ?

— Ça c’est mon affaire, Bennie, fit Barron avec un sourire ironique. Qu’est-ce qu’il y a ? Vous n’avez pas confiance en moi ?

Le téléguide indiqua « Début d’émission », et Gelardi remit Howards sur la sellette, dans le même quadrant inférieur gauche.

— Eh bien, où en étions-nous restés ? demanda Jack Barron. (Il s’agit maintenant d’opérer une retraite graduelle, et pas trop poussée.) Oui… nous étions en train de parler recherches… cinquante milliards de recherches. Et puisqu’il se trouve que par un certain tour de passe-passe la Fondation est exonérée d’impôts, les contribuables américains ont le droit de savoir à quelles sortes de… recherches tous ces milliards sont affectés. Nous pouvons toujours vérifier auprès des services fiscaux, monsieur Howards, aussi jouons cartes sur table : quel est le montant annuel du budget de recherches de la Fondation pour l’immortalité humaine ?

— Entre trois et quatre milliards de dollars, fit Howards. (Barron donna le signal à Gelardi de lui laisser la moitié de l’écran afin de le dégager un peu de l’étau.)

— Nous sommes un peu loin du compte, vous ne trouvez pas ? fit-il d’une voix au tranchant un peu plus émoussé (allons, bougre de conard, attrape-moi ça au vol, ne me fais pas faire tout le boulot !). Pouvez-vous nous expliquer l’histoire de ces cinquante milliards ?

Comprenant que la perche lui était tendue, Howards parut plus rassuré :

— Vous n’avez cessé de brandir ce chiffre, dit-il, mais il est évident que sa signification vous échappe entièrement. Si vous aviez étudié de plus près nos contrats, vous sauriez que les cinquante mille dollars déposés par chaque client ne sont nullement la propriété de la Fondation. À la mort clinique du signataire du contrat, son avoir total est transféré à une société de gestion administrée par la Fondation pendant toute la durée de sa mort biologique et légale. Mais lorsqu’il recouvre la vie, tout l’avoir placé dans la société de gestion retourne à notre client, et seuls les intérêts et l’accroissement du capital restent acquis à la Fondation. Vous voyez donc que ces fameux cinquante milliards sont loin de nous appartenir. Ils constituent sans doute un capital appréciable, mais vous devez comprendre que nous sommes obligés de le maintenir intégralement en réserve pour le jour où nos clients feront valoir leurs droits à leur sortie d’Hibernation. La société de gestion fonctionne donc essentiellement à la manière d’une banque. Et une banque ne peut pas se permettre de dépenser des dépôts dont on lui a confié la garde.

— Je comprends, dit Barron. (Il s’agit de reculer en douceur, et sans perdre la face quand même.) Néanmoins, une somme pareille, cela fructifie rapidement, à moins qu’on ne soit complètement idiot. Or, vous venez d’admettre que l’accroissement du capital primitif est la propriété légale de la Fondation. Que faites-vous de ce paquet de milliards ?

Howards saisit la balle au bond. (Il commence à entrevoir la sortie, se dit Barron.)

— C’est exact, mais nos frais sont considérables… quelque chose comme cinq milliards par an. Cela correspond à peu près aux profits de la société de gestion. Quant aux quatre milliards qui vont à la recherche, il faut bien qu’ils proviennent de l’investissement de notre propre capital. Vous concevez que si nous devions dépenser ce capital, nous serions à brève échéance condamnés à déposer notre bilan !

Soudain, presque malgré lui, Barron comprit que Howards venait de mettre entre ses mains une arme qui aurait pu faire ressembler tout le début de l’émission à un échange de mondanités. Merde, se dit-il, Bennie a intérêt à garder indéfiniment tous ces macchabées congelés dans l’état où ils sont ! Le jour où il réussira à les ramener à la vie, il perdra les cinquante milliards de la société de gestion ! Assène-lui ce coup-là, Jack, baby, et il est fini. Mais mollo ! n’oublie pas que tu es censé le sortir de ce trou, et pas l’enfoncer davantage !

— Ainsi, tout tourne autour de ces fameuses recherches, dit-il, s’éloignant à regret de la jugulaire. Quatre milliards de dollars, c’est quand même un fameux budget, et qui doit receler… pas mal de choses intéressantes. Si vous nous expliquiez en quoi consistent ces recherches où s’engouffre tout cet argent ?

Howards lui jeta un mauvais regard.

Qu’est-ce que tu crois, Bennie, songea Barron. Il faut bien que je fasse semblant de mériter mon nom de Jack Barron le donneur de coups de pied au cul ?

— Tout d’abord, il faut que vous compreniez bien que tous ces gens qui sont dans nos Hibernateurs sont morts. Aussi morts que dans un cimetière. La technique cryogénique ne fait que les préserver de la putréfaction – ce sont de véritables cadavres. Les ranimer pose d’énormes problèmes. Je ne suis pas un savant et vous non plus, Barron, mais vous imaginez les travaux et recherches que cela nécessite pour nous – et le coût d’un tel programme. Il faut aussi découvrir de nouveaux traitements pour soigner ce dont ils sont morts – la plupart du temps, la vieillesse. Et c’est là le plus difficile : découvrir un remède contre la vieillesse. Supposez un peu que nous ranimions un vieillard de quatre-vingt-dix ans : il est condamné à mourir presque aussitôt après. Alors, vous voyez à quoi nous nous heurtons. C’est une entreprise qui durera des dizaines d’années, des siècles peut-être. Et elle coûtera des milliards par an. Quelqu’un dans ma position se doit de considérer les choses à longue, très longue échéance… (Et pendant un moment, le regard d’Howards sembla perdu dans quelque inimaginable avenir.)

Une folle idée traversa l’esprit de Barron : Et si toute cette histoire d’Hibernation n’était qu’un gigantesque canular ? Un attrape-gogos destiné à récolter de l’argent pour autre chose ? Tout leur programme est fichu s’ils ne trouvent pas le moyen de stopper le vieillissement. (Au fait, que vaut réellement ce contrat gratuit ? Si ça se trouve, je me vends pour pas grand-chose…) Mais la façon dont Bennie dégoisait dans mon bureau l’autre jour sur l’immortalité, ça ce n’était pas du cinéma, il était vraiment convaincu ! Ouais, tout concorde – il ne tient pas à régler le problème de la réanimation, parce que ça lui coûterait ces fameux cinquante milliards, mais il croit dur comme fer à l’immortalité. Dix contre un que les savants de la Fondation sont sur quelque chose de plus gros que les problèmes de réanimation. Et si c’est l’immortalité qui les intéresse, combien de gogos vont encore cracher leurs cinquante mille dollars avant qu’il en sorte quelque chose ? Bennie, Baby, toi et moi, on va avoir une longue, longue conversation. Mais avant, voyons voir si on ne peut pas lancer une petite sonde. Une opération d’investigation préliminaire, comme on dit.

Le téléguide annonça : « 3 minutes ».

— Un jour, tous les hommes vivront éternellement grâce à la Fondation pour l’immortalité humaine.

— Hein ? grogna Howards, dont le regard sembla sortir de transe.

— Je ne faisais que citer un slogan de la Fondation, dit Barron. N’est-ce pas là le véritable problème ? Tous ces moyens mis en œuvre pour l’Hibernation, ça n’a de sens que si cela débouche sur l’immortalité, n’est-ce pas ? Qu’un vieux zigue quelconque vienne vous donner cinquante mille dollars pour que vous puissiez le faire revivre cent ans après et qu’il meure de vieillesse un ou deux ans plus tard, je ne vois pas l’intérêt de la chose. La mise en Hibernation est un moyen de conserver un petit nombre de gens qui meurent maintenant pour qu’ils puissent jouir de l’immortalité plus tard, quand vous aurez résolu ce problème. Après tout, pour des gens comme moi relativement jeunes, et pour le pays en général, la meilleure raison d’approuver les activités de la Fondation réside dans ce slogan qui promet la vie éternelle à tout le monde. Et à mon avis, ou bien vous pensez vraiment découvrir un jour un traitement pour l’immortalité ou bien toute cette histoire n’est qu’une vaste fumisterie. Qu’en pensez-vous, monsieur Howards ?

— M… m… mais bien sûr que nous le pensons ! bafouilla Howards, dont le regard prit l’éclat glacé d’un reptile. Ce n’est pas pour rien que nous avons choisi le nom de Fondation pour l’immortalité humaine ! Nous dépensons des milliards dans ce but, et en fait…

Howards s’interrompit tandis que le téléguide indiquait : « 2 minutes ». J’ai touché quelque chose, se dit Barron, mais quoi ? On aurait cru qu’il était sur le point de révéler… mais j’ai cent vingt secondes pour essayer de le savoir.

— Il me semble, dit-il, qu’étant donné votre statut d’exonération fiscale qui équivaut à une subvention indirecte, vous devez aux citoyens américains quelques explications sur l’état actuel de ces recherches.

Howards lui jeta un regard chargé d’un poison virulent :

— Les savants de la Fondation sont en train d’explorer plusieurs voies susceptibles de déboucher sur l’immortalité, répondit-il d’une voix mesurée. (Lui aussi doit regarder sa montre, se dit Barron.) Certaines, naturellement, sont plus prometteuses que d’autres… Néanmoins, nous pensons qu’aucune possibilité ne doit être laissée de côté…

Barron appuya trois fois sur la pédale de gauche, et Vince lui redonna les trois quarts de l’écran avec Howards dans le coin inférieur gauche, tandis que le téléguide annonçait : « 90 secondes ».

— Pourriez-vous nous donner quelques précisions ? dit-il. Parlez-nous des travaux les plus intéressants, et de leur degré d’avancement.

— Il ne m’appartient pas de susciter de faux espoirs à ce stade, répondit Howards d’un ton doucereux derrière lequel Barron décela une nuance de… tension ? peur ? menace ?… ce serait tout à fait prématuré par rapport à l’état actuel de nos recherches… (Mais, pensa Barron, les faux espoirs, c’est justement la camelote que la Fondation cherche à vendre. Pourquoi rechignes-tu à nous servir ton baratin, Bennie… ? À moins que…)

— Vous voulez dire que vous avez englouti tous ces milliards sans être plus avancé qu’au départ ! lança Barron sur un ton d’incrédulité cynique. Ça ne peut vouloir dire que l’une de ces deux choses : Ou bien les savants que vous employez sont tous des idiots ou des charlatans, ou bien… l’argent inscrit à votre budget de recherches est employé à autre chose – comme par exemple faire voter votre projet de loi au Sénat, comme par exemple financer des campagnes électorales…

— Vous mentez ! explosa Howards, et soudain il sembla à nouveau plongé dans cet étrange état de transe. Vous ignorez de quoi vous parlez ! (Le téléguide annonça : « 30 secondes ».) Il y a eu des résultats. Plus de résultats que personne n’aurait… (Il eut un haut-le-corps, comme s’il venait de reprendre ses sens au bord d’un abîme, et devint muet.)

Barron fit le signal à Vince de lui donner tout l’écran. Il se passe quelque chose, pensa-t-il. Quelque chose de plus gros que… plus gros que… ? En tout cas, de trop gros pour être réglé sur l’antenne. Minutage impeccable, comme d’habitude.

— Eh bien, chers téléspectateurs, annonça-t-il, il est maintenant temps de rendre l’antenne, nos soixante minutes sont épuisées. Mais si ce problème vous fait encore suer, n’hésitez pas, mercredi prochain, à décrocher votre vidphone et à appeler le 212-969-6969, et nous serons bons pour soixante autres minutes de Bug Jack Barron en direct et en couleurs vivantes.

On passa le commercial final.

— Il veut te…

— Non ! fit Barron au moment même où la voix de Gelardi s’élevait de l’interphone. Je ne parle à Howards sous aucun prétexte maintenant.

Gelardi fit le geste de s’arracher les cheveux derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle :

— Je n’ai jamais entendu quelqu’un d’aussi furax après ton émission, dit-il. Tu ferais mieux de le prendre avant qu’il fasse fondre tous nos fusibles avec son langage !

Gagné par la fatigue familière du travail accompli, Barron quitta la sellette magique, avec l’idée confuse d’aller lever quelque part une blonde inconnue pour lui baiser la tête, puis se souvint brusquement, comme en un accès d’énergie renouvelée. Fini ce temps-là ! C’est changé ! Je file à la maison, et Sara m’y attend !

— Écoute, Jack, pour l’amour du ciel, dis-lui n’importe quoi, rien que pour le calmer, gémit Gelardi.

Je n’en ai rien à foutre de le calmer, pensa Barron. Il s’est passé quelque chose pendant les quelques minutes de la fin. J’ai touché un endroit sensible, et il a failli cracher un morceau important. Parce qu’il avait perdu son sang-froid. Laissons-le mijoter un peu dans son jus. Je le veux bien à point quand il s’agira de passer aux affaires sérieuses – et sans témoins, Vince de mon cœur.

— Donne-lui mon numéro personnel, dit Barron, et si ça ne le calme pas dis-lui d’aller se faire brosser. En fait, si tu lui donnais mon numéro en lui disant d’aller se faire brosser quand même ? Dis-lui… dis-lui que pour une fois c’est Mahomet qui doit venir à la montagne.

— Mais il suffirait que tu…

— Laisse-moi m’occuper de ça, Vince. Ton copain Jack Barron sait ce qu’il fait.

Comme le père Howards va bientôt s’en apercevoir.

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