Franchir la 14e Rue, c’est passer d’un style de bande dessinée à l’autre, se dit Barron tandis qu’il descendait au volant de sa Jag la Septième Avenue au trafic encombré du samedi soir. Laisser derrière soi la réalité style Mary Worth, Rex Morgan, Man Against Fear en passant par Terry et les pirates (style d’avant Mao, péril jaune, jonques chinoises, Chopstick Joe et Dragon Lady) pour rejoindre le décor daliesque du Village (Krazy Kat, Captain Cool), ghetto spirituel, Côte de Barbarie allant d’un fleuve à l’autre.
À hauteur de la 4e Rue, Barron prit à gauche impulsivement, puis s’engagea sur la droite dans le flot monstrueux qui engorgeait MacDougal St. – la Rue de l’Argent, la Cité du Vice, attraction touristique numéro un, collecteur principal de l’immense cloaque que les autorités constituées avaient fait du ghetto de Greenwich Village.
Une fois de plus l’empreinte moite des années 70 est visible, se dit Barron tandis qu’il progressait à quelques centimètres par seconde en direction de Bleecker St., dépassant des boutiques de souvenirs, des boîtes à strip-tease, des officines de vente de L.S.D. contrôlées par le gouvernement, des fourgueurs de chnouffe furtivement postés au coin des rues et des prostituées attendant le touriste, le tout environné de solides miasmes : relents de saucisses frites à la graisse, haschisch, urine de marins saouls, arôme de pissotière du sordide agglutiné – tout ce qui subsistait d’une pathétique ex-grande dame réduite à proposer son con à tous les inconnus qui passaient.
Faute de pouvoir les battre, on les absorbe (devise tacite de l’époque d’après Lyndon). Un petit territoire réservé pour chaque tribu d’Amérique : aux Nègres le Mississippi, aux camés chevelus le Village, Fulton St. et Strip City, et aux vieux de la vieille les antichambres de cimetière patronnées par Sun-City et St.-Petersburg. Chacun dans sa réserve indienne, incapable de nuire dans son coin ; et l’exploitation du touriste en guise de commerce accessoire : Visitez nos Nègres, visitez nos hippies, visitez l’Amérique, voir l’Amérique et puis mourir.
S’engageant sur la gauche dans Bleecker St., Barron se sentit envahi par une infinie tristesse – comme s’il retrouvait dans une maison de passe mexicaine un amour de jeunesse qui faisait des pompes pour quelques nickels, dis donc vieux t’aurais pas un billet à me refiler ?
Où sont passées toutes les fleurs d’antan ?
Quand oh, quand comprendront-ils enfin ?
— C’est Jack Barron…
— Hé, Jack !
Merde, ils m’ont repéré, se dit Barron, notant ironiquement au passage le paradoxe de sa réaction d’ennui-satisfaction tandis qu’une rouquine bien moulée sous son collant kinesthopique (serpents électriques bleutés jaillissant sans fin vers son con – une idée de Sara ?) criait son nom avec un regard empreint d’admiration banale, faisant tourner les têtes, créant un émoi passager dans la foule qui encombrait la rue.
— C’est bien lui ! C’est Jack Barron !
En un instant, au bord des deux trottoirs de Bleecker St., s’amassèrent touristes et riverains, gesticulant, criant, attirant d’autres désœuvrés de MacDougal St. qui, sans savoir pourquoi, anxieux simplement d’être au cœur de l’évènement quel qu’il soit, se joignaient à leurs gestes et à leurs vociférations.
Mais comme la Jag se traînait vers l’est dans le flot quasi immobile de la circulation, Barron remarqua les badges qui ornaient de nombreuses poitrines : motif kinesthopique rouge sur fond bleu, pareils aux yeux insondables des Sara du mercredi soir posés sur lui comme des mains, faisant surgir des images de Berkeley Los Angeles Meridian yeux de Bébés Bolcheviques qui avaient grandi, qui le dévisageaient comme s’il était un Christ de plastique lumineux, héros d’une cause à laquelle il ne croyait plus. Son propre nom le narguait en caractères kinesthopiques : « Bug Jack Barron », disaient les badges.
Eh, oui, voilà ton fidèle public ! « Bug Jack Barron »… tout est parti d’ici, où je suis comme un étranger. Rues du passé, rêve de jeunesse qui te tend toujours les bras, rêve bidon à des années-lumière de la réalité.
Saisi par le rythme, la chaleur de la foule, l’odeur et le son de son nom qui flottait dans l’air, Jack Barron salua de la main, sourit, baissa froc vis-à-vis de lui-même comme le plus conard des jeunes premiers d’Hollywood.
La circulation devint finalement plus fluide à hauteur de Thompson St., les visages se muèrent en points de phosphore sur écran de télé et les bruits en fond sonore lointain. Et quand il tourna dans West Broadway en direction de Houston St., la grande artère de dégagement est-ouest, il s’aperçut qu’il transpirait à grosses gouttes – comme s’il venait de se dresser en sursaut dans son lit à la fin d’un stupide rêve humide.
Qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? se demanda Barron tandis que l’air qui s’engouffrait dans la Jag découverte le refroidissait un peu. Qui joue maintenant à baiser la tête de Jack Barron, sinon le maître baiseur soi-même ? À qui crois-tu la faire ? Ton chemin c’était la Septième Avenue-Houston St. direct, sans faire tout ce cirque et aller te fourrer dans des embouteillages où c’était couru d’avance que tu te ferais repérer. Visez un peu le club de fans de Jack Barron : tous les paumés du Village, les junkies de San Fran, les filles à la dérive de partout ailleurs, Berkeley, Strip City, toujours la même scène, de Commercial St. à MacDougal St. à Haight à Sunset Blvd., toujours les mêmes fantômes de gloire du mercredi soir.
Il tourna à gauche dans la Première Avenue, et son humeur changea avec l’artère : la Première Avenue, collecteur primordial du Village ; bistrots déglingués, salons de thé, discothèques, galeries, boutiques psychédéliques au rez-de-chaussée d’immeubles polonais ou ukrainiens rénovés ; rue où les spectres de néon du futur côtoyaient les fantômes moins gais des descendants des ghettos slaves ou juifs ou portoricains du passé.
Oui, c’est là que ça se passe, pensa Barron : quartier frontière de la paranoïa, studios à bon marché, boutiques folkloriques du nouveau ghetto de la drogue, guérilla immeuble par immeuble contre les exploités de la Grande Société, scène de taudis du passé qui mourait. Et les Enfants des Fleurs étaient aussi pressés d’occuper les lieux que Dieu sait combien de générations d’immigrants avaient été anxieux de les quitter.
C’est toujours pareil, se dit-il. Du temps du Village, il n’y avait que Berkeley qui comptait. Du temps de Berkeley, Strip City, et maintenant, ici, où se trouve l’action ? Mais quand on est un paumé pour la vie, baby, l’action c’est toujours ailleurs qu’elle se trouve. Alors pourquoi pas l’autre côté de la lucarne, le pays de Bug Jack Barron, électroniquement relié aux sièges du pouvoir, rêves d’acide de révolution, secret bidon de cent millions de téléspectateurs recensés au sondage Brackett : Jack Barron le donneur de coups de pied au cul est l’un des nôtres.
Et c’est vrai, se dit-il. Pour des raisons à moi, je suis effectivement dans le même camp qu’eux, le camp de tous les bloqués mentaux de la création, image-point-de-phosphore proclamant au son de la liberté : « Ennemi de ceux qui s’en font un ennemi, ami de tous ceux qui sont sans amis. »
Mais pourquoi te font-ils suer, ces badges ?
L’ennui, c’est que j’aimerais savoir d’où ils sortent, et pourquoi. Luke ? Morris ? Les deux, peut-être, lançant déjà leur ballon-sonde, échantillon gratuit de prospective téléculinaire ? Ou peut-être rien d’autre qu’un inoffensif tremplin de camé ?
Merde, tu le sais très bien, ce qui te fait suer. Sara ; ta Sara : elle n’a qu’un mot à dire, et tu rappliques, avec ton cul d’un million de dollars dans ta Jag, au Village du passé que tu croyais oublié depuis six ans. Comme dans la chanson imbécile des années 60 :
Déesse des Taudis de Lower East Side
Déesse des Taudis je veux faire de toi ma femme…
La première fois que je l’ai enfilée j’ai cru perdre la tête…
Et c’est vrai ! Me voilà à traîner la pine, six ans plus tard, dans la Première Avenue. Sara, Sara… tâche de ne pas être envapée quand j’arriverai chez toi, car alors je ne sais ce qui me retiendra de te flanquer une volée dont tu te souviendras, parole d’homme.
Mais tandis qu’il garait sa voiture au coin de la Première Avenue et de la 9e Rue, il se demandait sérieusement qui était en mesure de flanquer des volées à qui.
L’appartement de Sara se trouvait au troisième étage d’un immeuble rénové de cinq étages sans ascenseur (le progrès : dans le bon vieux temps, vous pouviez aller rendre visite à n’importe qui dans East Village, il habitait toujours au cinquième étage), et rien qu’à voir la porte on pouvait être sûr que c’était le sien. Le pan de mur attenant à la porte d’entrée ainsi que la porte elle-même étaient fondus dans un motif kinesthopique formant des ondes concentriques changeantes aux reflets verts et noirs créant l’illusion d’un tunnel sans fin aux contours mouvants autour de l’unique point fixe bizarrement décentré constitué par le bouton de sonnette jaune. Le centre apparent du tunnel était curieusement situé vers le haut de la porte.
Barron hésita, fixant le bouton jaune, pris par le rythme des cerceaux d’émeraude qui sortaient du fond noir comme des pulsations de néon vibrant autour de lui, l’aspirant en leur centre comme les jambes de Sara nouées à son corps… ouvre-moi ! ouvre-moi ! Laisse-moi t’attirer en moi, semblait dire le tunnel mouvant.
Barron ne put s’empêcher de sourire. Ce genre de symbolisme ne l’affectait pas, mais elle savait très bien ce qu’elle faisait avec des trucs de ce genre : l’entrée de son appartement ressemblant à un con ouvert au monde entier. Mais mollo, Jack, baby, regarde la peinture, elle est vieille et elle est écaillée sur les bords. C’était là bien avant qu’elle t’appelle.
Il pressa le bouton-nombril, entendit un gong chinois résonner à l’intérieur, suivi de pas feutrés sur la moquette, et… Sara ouvrit la porte. Immobile sur le seuil, elle était éclairée par la lumière ambrée d’un unique projecteur qui faisait ressortir sur le fond noir du corridor ses longs cheveux dorés coulant sur ses épaules. Son kimono de soie noire laissait deviner la nudité de ses seins aux bouts tendus bas sous le tissu brillant dont les plis à la jonction des cuisses lisses évoquaient le doux triangle de chair imaginée.
Impression ironique de déjà vu, l’entrée de son penthouse et sa propre technique de séduction hypnotique venant tout droit de l’enseignement kinesthopique de Sara. Barron se mit à rire et dit :
— Le chemin du cœur d’un homme passe par le ventre et celui de la queue par les yeux, hein, Sara ?
— Tu n’as pas changé, Jack, dit-elle avec un sourire qui raviva en lui l’étincelle qu’il croyait éteinte de leur amour de Berkeley, à l’époque où Jack et Sara étaient les protégés de l’univers, leur cynisme innocent une épée contre la nuit. La magie n’agit pas sur toi. J’avais oublié que tu étais muni d’un charme contre les nécromanciens.
— Merci, J.R.R. Tolkien, dit Barron en entrant et en refermant la porte derrière lui pour se donner une contenance. Est-ce qu’il y a un endroit où s’asseoir dans cette caverne enchantée ? demanda-t-il au lieu de céder au désir viscéral de l’attirer à lui telle qu’elle se trouvait là. Mollo, Jack, se reprocha-t-il à nouveau.
Elle sourit et le guida le long du couloir tendu de velours noir aux ombres fuyantes (fond noir sur effets kinesthopiques, se dit-il, comme pour Bug Jack Barron, nous jouons à la même chose, mais pour des enjeux différents) jusqu’à une pièce-studio revêtue d’un tapis de paille et ornée d’un mobilier bas japonais aux couleurs fondamentales et à la précision géométrique agressive par sa sobriété. Une lumière blanche descendait d’une pseudo-lanterne à des années-lumière du baroque au néon des rues du Village. Il s’accroupit sur un coussin de peluche rouge devant une table laquée noire et sourit en voyant la télévision posée là avec l’arrogance de l’impérialisme yankee dans des draps extrême-orientaux.
Elle s’assit à côté de lui, ouvrit un écrin bleu qui était sur la table, sortit deux cigarettes et lui en tendit une. Il lorgna la marque :
— Non, non, pas d’herbe, dit-il. Je veux qu’on parle sérieusement. Ni pour toi ni pour moi, ou je m’en vais tout de suite.
— Ton sponsor, Acapulco Golds. (Elle retourna les tiges dans ses mains avec circonspection.) Qu’est-ce que le réseau va penser ?
— Arrête de déconner, Sara.
— Très bien, Jack, dit-elle, soudain vide et confuse comme une petite fille (après tout, est-ce moi qui ai commencé ?). J’espérais que tu… que tu écrirais le scénario de cette scène. Cela a toujours été ton rayon, pas le mien.
— Mon rayon ? Écoute-moi, Sara, c’est toi qui as lancé l’idée, rappelle-toi. Tu m’as demandé de venir. Je n’ai pas traîné ma pine jusqu’ici pour…
— Tu crois vraiment, Jack ? fit-elle doucement.
Il plongea son regard dans les grands yeux noirs de Sara qui connaissaient des abîmes sans fond, et ils restèrent ainsi rivés l’un à l’autre, se disant : Je sais que tu sais que je sais que nous savons que nous savons… circuit de réaction sans fin des scalpels acérés de la vérité à laquelle ils ne pouvaient pas échapper.
— D’accord, se soumit-il enfin. J’oubliais à qui je parlais. Il y a si longtemps, que je ne savais même plus que j’avais quelqu’un d’ancré si profondément dans la peau. J’aurais bien voulu oublier. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour oublier que je savais que tu savais ce que j’éprouve encore pour toi. C’est pire qu’un voyage à l’acide raté, le souvenir de la façon dont tu m’as laissé tomber, alors que je t’aimais encore.
— Qu’est-ce que tu racontes ? se dressa-t-elle avec une moue de défense, mais un air de sincérité blessée dans son regard. Je ne t’ai pas laissé tomber, c’est toi qui m’as fichue dehors.
— Je t’ai fichue dehors… ? commença à hurler Barron pour se calmer presque aussitôt en entendant sa vieille voix des querelles sans fin qu’elle ne comprenait jamais – autant se cogner la tête contre un mur de brique. (Il soupira :) Tu ne comprends pas, Sara. Tu n’as jamais voulu comprendre. Personne ne t’a fichue dehors. Tu ne cessais de me présenter des ultimatums, alors un beau jour j’en ai eu si marre que je t’ai prise au mot et tu t’es barrée.
— Tu m’as forcée à m’en aller, insista-t-elle. Je ne pouvais plus rester dans ces conditions, et tu refusais de faire un effort. Tu t’es débarrassé de moi comme d’un préservatif usagé.
— C’est exactement ce qui s’est passé, tu viens de l’avouer toi-même. Tu ne voulais pas m’accepter tel que j’étais en réalité. Tu voulais me faire changer. Et quand je n’ai plus voulu jouer à tes jeux de Bébés Bolcheviques et que j’ai commencé à vivre dans le monde réel, tu n’as pas pu quitter ton univers de camée, et parce que j’ai refusé de retourner croupir dans le même trou que toi tu t’es barrée. C’est ce que tu appelles être fichue dehors ?
Prêt au sempiternel retour de la balle, Barron vit se former sur le visage de Sara le masque familier aux yeux meurtris et aux lèvres tremblantes… qui se liquéfia soudain en un visage pathétique de petite fille au bord des larmes.
— Non, dit-elle comme si elle se souvenait d’une bonne résolution de Nouvel an. Je ne veux pas retourner six ans en arrière. Je ne veux plus me disputer, je n’ai plus envie de marquer des points. La dernière fois, chacun de nous a cru marquer des points et… nous avons perdu tous les deux la partie. Tu ne vois donc pas, Jack ? Je t’ai quitté… tu m’as fichue dehors… des mots, des mots, des mots… notre amour est mort pour des mots… Je me suis dit que c’était vraiment trop idiot quand… (Elle hésita, d’une manière étrange, comme si quelque chose de glacé avait traversé son regard, puis elle poursuivit :) … Quand j’ai regardé l’émission sous l’effet de l’acide, le toi que j’aimais était toujours là, il n’avait pas changé. Mais cet autre toi… celui qui marquait des points avec Hennering, Yarborough, Luke… C’était toi aussi, ça, Jack, et ce sera toujours toi. Autrefois… quand tes ennemis étaient nos ennemis… j’aimais cet autre côté de toi… Te rappelles-tu ? Te rappelles-tu Berkeley et la nuit où tu as créé la C.J.S. ? Et ni Luke ni les autres ne peuvent en dire autant. De tes mains nues tu as marqué des points, pour une vraie raison. Et la fois où tu as arrêté cette émeute rien qu’avec ton visage et ta voix ?… Quand je t’ai vu tailler en pièces la Fondation, comme tu faisais avec moi vers la fin, mais comme tu avais fait avec ce salaud de fasciste aussi, la première fois que tu as eu l’émission… ça, c’était Jack Barron, le vrai, celui qui était prédestiné. Et je me suis dit que peut-être ce n’était pas toi qui avais changé, mais moi, que peut-être j’avais cessé à un moment d’essayer de comprendre par peur du pouvoir, peur de voir de beaux rêves devenir une réalité moins rassurante, peur d’assumer des responsabilités de femme de vainqueur, peur d’affronter les vrais requins d’un vrai océan. Si tu as été un baisse-froc, moi j’ai été lâche de te repousser, au lieu d’essayer de comprendre… Tu es le seul homme que j’aie jamais aimé vraiment, Jack, le seul que j’aie respecté, et je ne te comprends pas quand même, peut-être ne te comprendrai-je jamais. Mais si tu veux encore de moi, je passerai le reste de ma vie à essayer. Je t’aime, Jack, je t’aime. Ne dis rien, baise-moi, baise-moi, mon amour, je ne veux plus penser, je veux être un objet dans tes mains.
Et elle se laissa aller contre son corps, les bras autour de lui, les seins tièdes et mobiles, forçant ses lèvres encore serrées de sa langue raidie.
Un frisson de déjà vu le parcourut tout entier tandis que Sara l’embrassait, yeux sans fond grands ouverts, regard d’abîme du mercredi soir d’une cohorte sans fin de succédanés de Sara devenant tout à coup la vraie Sara, la Sara de Jack et Sara de Berkeley Los Angeles Acapulco brise nocturne Californie de l’esprit, Sara qui résumait et annulait les fantasmes de rêve humide d’un seul coup de sa langue liquide dardée.
Comme des automates incrédules, les mains de Barron écartèrent le kimono soyeux, et le corps nu de Sara – langue mouillée remontant la courbe de sa pommette selon un itinéraire retrouvé par cœur, tiédeur humide dans son oreille encerclée par des lèvres à la senteur musquée de bougainvilliers, doigts dansant sur son ventre descendant le long de sa cuisse selon un rythme primordial – remplit de sa chair réelle le vide de ses fantasmes tandis qu’il refermait ses mains sur une poitrine bien présente. Sara ! Sara ! C’est toi, et c’est réel !
Je suis Jack et tu es Sara, c’est tout ce qui compte – et passionnément, il lui entoura la tête de ses bras tandis qu’elle le faisait rouler, nue sous lui, sur le tapis de paille, gémissante, leurs langues unies, leurs bouches mouvantes selon un rythme lent, pelvien, elle implorante, pétrissant ses fesses de ses doigts, l’attirant au centre de ses jambes écartées, vissées à lui, caressantes, criant sur un rythme d’orgasme : baise-moi, baise-moi, baise-moi… Et… Et rien ne vint.
Après l’épuisement total de sa nuit avec Carrie, après six ans d’images de désir du lendemain matin maintenant devenues réelles, en cet instant d’entre tous les instants rien ne vint.
Il sentit descendre sur lui la spirale glacée du désastre super-freudien… puis il prit le parti de trouver cela drôle. Qu’est-ce que ça peut foutre ? C’est moi qui compte, pas ma queue, je n’ai rien à prouver avec ma queue dans ce domaine. Je l’aime, c’est tout, et elle est là.
Il glissa son visage jusqu’au ventre brûlant de Sara, l’enfouit dans la moiteur musquée du nid de crin, lèvres contre lèvres, lapant entre ses cuisses raidies sur ses joues, la pénétrant d’amour et d’autofrustration ironique, poussant et fouissant sur un rythme pelvien tandis qu’elle l’accompagnait de ses coups de boutoir asymptotes et jouissait en spasmes gémissants.
Reposant son menton sur l’os dur du pelvis, il sourit à la proue de son ventre, à ses seins écartés comme deux monticules, et leurs regards se rencontrèrent à travers un continent rose de plaisir encore palpitant.
— Jack… (Elle soupira.) Oh, merci… merci… (Puis elle baissa vers lui un regard rêveur :) À cette heure-ci, c’est tout ce que tu as pu faire ? Par curiosité, comment s’appelait-elle ?
— Qui ça ? dit Barron en feignant l’innocence.
— Miss Hier soir. J’espère du moins qu’elle existe, je ne voudrais pas croire que…
— Laisse-moi une heure pour récupérer, et je te donnerai la réponse, dit-il en remontant jusqu’à son visage.
Elle déposa un baiser rapide sur ses lèvres encore chaudes d’elle, et il sentit percer une pulsation de désir à travers l’épaisseur ouatée de sa fatigue quand elle tendit la main pour le caresser.
— Toujours prêt à l’action comme je l’ai laissé, murmura-t-elle, et la barrière des années fondit et il comprit qu’elle était revenue pour de bon. Prends ton temps, rien ne presse, reprit-elle en le serrant contre elle. (Et avec un frisson dans sa voix qu’il ne lui connaissait pas, elle ajouta :) Nous avons une éternité devant nous.
Ça ne m’est pas arrivé depuis la fin de la prohibition, songea Barron tandis que la cigarette roulée à la main comme au temps des fourgueurs de rue circulait de main en main dans le cercle mystique. Il y avait, à part lui et Sara, un nommé Sime, qui en avait visiblement après le cul de Sara, une fille qu’on appelait Leeta ou à peu près (servante de l’Église psychédélique) et un type chevelu qu’on ne désignait que sous le nom de Poméranien. Barron inhala profondément, s’installant dans une atmosphère de nostalgie anachronique, savourant chaque bouffée de fumée comme si c’était encore le truc à vingt dollars l’once qu’on ne pouvait se procurer qu’illégalement.
— Wow ! fit-il dans le style consacré du début des années 60. Ne le répétez à personne, mais c’est vachement plus excitant que les Acapulco Golds.
Sara se mit à rire :
— Ça ne m’étonne pas, dit-elle ; il y a de l’opium dedans.
Souriant pour lui-même, Barron ressentit un détachement sardonique à l’égard du reste du groupe assis à l’orientale sur le tapis de paille. Il ne pouvait pas y avoir plus qu’une trace de noir dans cette camelote. Pour sentir l’effet de l’opium, il devait falloir fumer au moins une livre d’herbe. Mais ça ne fait rien, se dit-il, il suffit d’une pincée épicée et de l’idée pour créer l’atmosphère du fourgueur d’antan et de la police aux fesses. Si ça se trouve, il n’y a pas un brin de noir, rien que de la merde, mais ça ne fait rien le prix est le même.
— Hé, déclara le Poméranien, vous aussi vous prenez plaisir aux Acapulco Golds ? C’est marrant comme tous les anciens camés qui en connaissent un bout choisissent Acapulco Golds. Et tout le monde sait que vous en connaissez un bout, Jack. (Cette dernière affirmation tenait à la fois de la sympathie innocente et sincère et de l’affectation de sycophante.)
Lorsqu’il entendit le Poméranien formuler la question qu’il s’était toujours posée lui-même, Barron comprit soudain pourquoi les Acapulco Golds battaient tous les records dans les ghettos du Village, de Fulton St., Strip City, parmi les camés nostalgiques des temps passés : La réponse était du côté de Bug Jack Barron. Fumez les Acapulco Golds et vous aurez le goût de Jack Barron ; vous accomplirez un acte de patriotisme comme le Poméranien, comme les habitants du ghetto psychédélique, les adorateurs du mauvais garçon de Berkeley aux cheveux à la Dylan (besoin d’aller chez le coiffeur, ça commence à me gratter), les continuateurs du mythe du donneur de coups de pied au cul.
Il passa la tige à Sara, la regarda tirer une interminable bouffée comme au temps de la pénurie, et se demanda pourquoi il était venu quand même à cette séance de camés destinée à marquer son retour au bercail, pourquoi il l’avait attendue, pourquoi il avait ressenti le besoin de… de… ?
— Hé, Jack, fit le Poméranien, c’est vrai toutes ces histoires qu’on raconte sur vous et la Fondation ?
— Quelles histoires ? demanda Barron, humant l’odeur d’une usine à rumeurs très professionnelle (celle de Luke, déjà ?).
Le Poméranien prit la tige des mains de Sara, inhala, retint la fumée dans ses poumons et parla à travers elle d’une voix croassante de camé de longue date :
— On dit que vous voulez la peau de Howards. La dernière émission était terrible. Des Hibernateurs publics. Vous avez… (Le Poméranien s’étrangla en un subit accès de toux qui le força à expirer la fumée qu’il voulait garder en parlant, puis continua aussitôt avec de grands gestes :) Ouaip, le bruit court que vous marchez main dans la main avec ceux de l’Hibernation publique, et que quand la Fondation sera mûre pour passer à la casserole, hop, hop, vous leur donnerez le compte tous ensemble et tout le monde aura sa chance de goûter à la vie éternelle, pas seulement cette bande d’enculés de fascistes qui ont tout le fric mais les autres, comme qui dirait les gens comme vous et moi, quelque chose qu’on aurait comme ça à la naissance, sans tenir compte de ce que vous serez plus tard, le fric que vous ramasserez ou la longueur de vos cheveux, ou si la vôtre fait neuf pouces de long au départ ou à l’arrivée, ou si vous êtes blanc ou noir ou indigo, c’est pas vrai ? Exactement comme la mort vous attend au tournant dès que vous êtes né, c’est-à-dire qu’on est tous embarqués dans la même galère, on est tous des gens. Et de même qu’on a la Sécurité sociale pour tout le monde, on devrait tous avoir automatiquement une place dans un Hibernateur. On est tous égaux, vous comme moi comme Benedict Howards, et il n’y a pas de raison qu’il y en ait qui vivent plus longtemps que d’autres, c’est pas vrai ?
Barron sentit les rouages tourner. Ce type-là est en train de me débiter la propagande de la C.J.S. agrémentée d’un peu de sauce Barron. Du travail de professionnel. On lui a fourré ça dans la tête mais il ne le sait pas, il croit que c’est dans l’air. C’est l’usine à ragots qui fonctionne : confidences de poivrots dans les bars, les discothèques, au coin des rues, le truc qui semble né spontanément et qu’on entend partout. Et dix contre un que tout ça vient d’Evers, Mississippi… Je suis bien placé pour le savoir, j’ai été le premier à utiliser le truc dans le temps.
Ouais, pensa-t-il en captant l’instant en suspens sur les quatre visages qui le regardaient avec dans leurs yeux le désespoir de la vie et de la mort, leurs yeux de téléspectateurs estimés à cent millions au dernier sondage Brackett. Leur truc est fabriqué, mais ça se tient, Luke et Morris n’ont pas entièrement tort, parce que la mort, c’est tout ce qu’il y a. Face à la mort, on est tous pareils, il n’y a rien qu’on ne ferait pas (raconter des histoires, assassiner, créer la Fondation pour l’immortalité humaine, se vendre à Benedict Howards) pour rester en vie une seule seconde de plus, parce que quand on est mort il n’y a plus de morale qui vaille. Deux partis seulement sont en lice : le parti de la mort et celui de la vie. La campagne pour la Présidence se joue au niveau des tripes ; parti républicain C.J.S.-Jack Barron de la vie éternelle contre parti démocrate-Bennie Howards de la mort pour le plus grand nombre.
Jésus en Harley-Davidson ! se dit Barron tandis que les conséquences l’étreignaient aux tripes pour la première fois. Je pourrais vraiment devenir Président des États-Unis !
— Disons qu’en principe je serais d’accord avec vous, fit-il, en ayant l’horrible sentiment de prononcer des paroles historiques (historiques, mes fesses). Mais si vous voulez mon point de vue, toute cette histoire d’Hibernation publique c’est zéro et compagnie. Vous ne voyez pas ce qu’il y a en face de vous ? Benedict Howards et ses milliards d’avoirs gelés ; le Parti démocrate, auquel à deux exceptions près ont appartenu tous les présidents élus depuis plus de cinquante ans ; Teddy le Prétendant et ses séides ; sans compter les Républicains, également, qui se fichent pas mal de l’Hibernation publique et ne demandent qu’une part des actions pour leurs propres caïds encore bourrés de fric. Alors qu’est-ce qu’il reste de l’autre côté, à part la C.J.S., ma grande gueule et quelques centaines d’énergumènes agitant des pancartes au coin des rues ?
— Merde, c’est formidable, s’écria le Poméranien avec une exaltation ingénue. Il a plus de gens qui l’écoutent que n’importe qui d’autre dans ce pays, et il ne le sait pas. Le seul homme qui puisse parler à tous ces enculés et leur clouer le bec, le seul à qui nous puissions faire confiance, et il ne connaît pas sa force. Il est formidable !
— C’est vrai, intervint la blonde. Vous ne voyez donc pas ? Vous avez le pouvoir, comme le reste de ces salauds, mais vous êtes le seul qui ne vous soyez pas hissé pour l’obtenir sur une montagne de cadavres, et qui puissiez l’utiliser pour quelque chose de bien…
— Tu ne comprends pas, Jack ? demanda Sara en le dévorant de son regard des beaux jours de Berkeley. Le pouvoir… souviens-toi de ce que nous disions toujours à l’époque, ce que nous ferions du pouvoir si un jour nous l’avions… Tu n’as pas oublié ces bêtises, j’en suis sûre. Mais ne comprends-tu pas que ce ne sont plus obligatoirement des bêtises ? Nous t’avons, et tu as le pouvoir. Autrefois tu n’hésitais pas à foncer dans le tas, même si ça ne rapportait rien. Aujourd’hui tu peux le refaire, et pour un résultat !
— Le pouvoir ! s’écria Barron. Vous ne savez même pas de quoi vous parlez. Jetez un coup d’œil autour de vous : Howards, Teddy, Morris… voilà ce que c’est que le pouvoir. Tous des camés, et de la pire espèce. Des drogués du pouvoir. Et comme tout camé qui se respecte, ils portent sur leur dos le poids de leur vice. La première piquouse est à l’œil, mon garçon, mais après ça à toi de te démerder pour entretenir la guenon que tu portes sur ton dos. Je suis un type très bien, hein ? Venez avec moi dehors, et je vais vous montrer cinquante ex-types très bien sur qui vous ne voudriez même pas cracher parce que ce sont des junkies, et pour un junkie, à part la came, rien n’existe. Le pouvoir et la drogue – c’est la même camelote.
— Luke Greene est aussi un junkie ? demanda Sara doucement.
— Tu parles, si c’en est un ! Le pauvre couillon est coincé comme un rat dans son trou du Mississippi, entouré de sycophantes et de conards tout court, détestant chaque minute qui passe, se détestant lui-même, obligé de manipuler les gens… Il se déteste parce que c’est un Nègre, parce qu’il se voit comme un Nègre entouré de Nègres… Luke Greene… Voilà un type qui était très bien, mon meilleur ami, et voyez ce qu’il est devenu maintenant, réduit à se détester lui-même, ne connaissant plus rien d’autre que l’ignoble guenon qu’il promène sur son dos… C’est ainsi que tu veux me voir, Sara ?
Le silence qui s’ensuivit était si épais qu’on aurait pu le couper au couteau. Qu’est-ce qui m’a pris ? se demanda Barron. Merde, qu’est-ce qu’il y a dans cette camelote ? Peut-être de l’opium, après tout… Mais c’est pas pour dire, Jack, baby, toi aussi en ton temps tu as été un camé du pouvoir, avec ta guenon dans le dos. C’est même pour ça que tu as décroché l’émission, la plus grosse dose de came de toute ta vie. Drôle d’effet, non ? Ça t’a fait crever le plafond ? Et maintenant que tout le monde t’agite le truc sous le nez, tu voudrais y goûter, tu brûles d’y revenir ? Vas-y, mon gars, y a pas de danger pour toi, tu es immunisé, tu es un type trop bien !
Et voilà le fin mot de l’histoire, comprit-il. Le Village tout entier n’est qu’un immense magasin de drogue pour Jack Barron, et c’est la raison pour laquelle tu te trouves ici, tu as tout de suite flairé la came comme un vieux junkie, un coup seulement et tu ne peux plus t’en passer.
Mais pas cette fois-ci, Sara. Il y a trop à perdre : Bug Jack Barron, et peut-être un billet gratuit pour l’éternité. Sacrifier cela à un coup de poker présidentiel ? Il faudrait être fou. Tant qu’à faire d’être un junkie, je préfère être celui de l’immortalité. Au moins cette guenon-là donne autant qu’elle prend.
Qu’ils aillent se faire foutre tous autant qu’ils sont, pensa amèrement Barron. La justice, la vérité… mes fesses, vous êtes comme tous les autres, vous voulez vous servir de moi parce que ça vous arrange.
J’en ai ras le bol de tous ces putains de paumés.
Howards, Luke, Morris, peut-être toi aussi, Sara ! Rêve paranoïaque ! Je leur montrerai que Jack Barron n’est à vendre à personne. J’aurai ce que je veux, et nul autre que moi ne fixera les termes du marché.
« Je me demande qui a agencé cela ? » s’étonna Sara Westerfeld derrière son écran de cynisme à l’encontre de la réalité-Jack Barron tandis que la porte de l’ascenseur coulissait, révélant l’entrée du penthouse du vingt-troisième étage et le panneau mural kinesthopique. (Il devrait occuper tout le mur, pour bien faire, se dit-elle professionnellement.)
Souriant comme un petit garçon, Jack la prit par la taille et la mena le long d’un corridor obscur jusqu’à un vaste espace qu’elle devina kinesthésiquement au-devant d’elle ; puis il s’arrêta brusquement, l’arracha du sol en la soulevant sur son épaule, la main sous ses fesses caressant la ligne de séparation, et ils continuèrent ainsi, elle s’accrochant à son cou, le visage enfoui dans les boucles rugueuses de sa nuque, lui riant :
— Je ne t’ai jamais fait franchir dans mes bras le seuil d’une maison, Sara, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.
— Mon chéri, gloussa-t-elle, il y a des moments où tu es si merveilleusement démodé.
Ses muscles délicieusement tendus sur elle, il la porta jusqu’au bord de quelque chose (elle discerna des silhouettes d’arbres sur un vague fond d’étoiles dans le lointain), manipula quelques boutons sur son panneau mural et…
Des flammes orangées jaillirent d’un énorme foyer au centre d’une grande pièce à moquette rouge, projetant des ombres pourpres sur les fauteuils, coussins empilés, meubles, arrangement électronique sur fond californien de palmiers nains et d’arbres à caoutchouc contre le halo scintillant, au-delà du dôme à facettes, du ciel mort de New York. Elle vit qu’ils se trouvaient sur une galerie surplombant le vaste living-room. Et pendant qu’un montage de rock surgi de nulle part se faisait entendre, les éclairs spectraux d’un orgue chromatique en accord avec la musique emplirent l’atmosphère d’une réalité d’acide fantasmagorique. Elle le sentit frissonner contre elle, attendant sa réaction comme un petit garçon – ou un jeune premier d’Hollywood, elle n’aurait pas su dire.
Elle le serra contre lui, silencieuse, incertaine de ce qu’elle éprouvait au juste. C’était bien Jack : à la fois magique, insensé, extravagant, bidon, et pourtant…
Pourtant c’est bien réel, ce n’est pas artificiellement calculé pour épater, c’est vraiment ce qu’il y a dans la tête de Jack devenu réalité sans stade intermédiaire. C’est lui, c’est son rêve de Berkeley. Los Angeles, Californie, rêve éveillé, éclatant, impavide et nu, rêve rendu réel grâce au pouvoir de l’argent.
Elle se sentit vaciller au bord d’une vérité dangereuse : Qui était le plus baisse-froc des deux, Jack, qui se donnait la peine de prendre ce dont il avait besoin pour ajuster sa réalité à ses rêves, ou elle, qui façonnait des rêves pour agrémenter la réalité ? Un héros, c’est quelqu’un qui a le courage de vivre dans ses rêves.
— Quel effet ça te fait ? demanda-t-il en la déposant sur la moquette feutrée du living-room et en la dévisageant avec intensité.
Je ne sais pas quel effet ça me fait, pensa-t-elle vertigineusement. Ce n’est pas mon rayon, les jouets de petit garçon, soldats de plomb, décor en papier mâché d’Hollywood, mais tu aimes, et je t’aime, et, Jack, mon chéri, c’est réel…
— C’est toi, Jack, dit-elle, on ne peut plus sincèrement.
— Tu te dis que c’est de la bêtise. Je le vois dans tes yeux.
— Non ! protesta-t-elle impulsivement. C’est juste que… je n’ai jamais rien vu de pareil. C’est comme si je voyais… ce qu’il y a à l’intérieur de ta tête. C’est si nu… si transparent… et c’est comme si tu avais agité ta baguette magique, et que tout ce que tu avais dans ta tête était soudain devenu réel. Je ne te cacherai pas, Jack, que si c’était moi qui avais agité la baguette, ce serait quelque chose de tout différent qui serait sorti. Mais l’idée de concrétiser un rêve comme celui-là… et surtout, avoir le pouvoir de le réaliser… Je… Je ne suis pas sûre de ce que j’éprouve, Jack.
Il eut un sourire de compréhension, l’embrassa sur le front et dit :
— Il y a encore de l’espoir pour toi, Sara. Tu commences à piger ce que c’est que la vie. Il y a de la place pour tous les rêves, il ne tient qu’à chacun de vouloir réaliser le sien. Mais il ne suffit pas de parler, ou de se réfugier dans des rêves d’acide. Il faut se colleter pour de bon avec la réalité, et y puiser autant qu’on est capable. Voilà ce que c’est, la réalité. Ni ce qu’il y a à l’intérieur de toi ni ce qu’il y a à l’extérieur, mais la quantité de ce qu’il y a en toi que tu as le pouvoir de rendre réel. Et si ça signifie baisser froc – se salir les mains – eh bien j’aime mieux être un baisse-froc qu’un chat famélique et borgne reluquant la devanture d’une poissonnerie où il ne pourra jamais entrer. Pas toi ? Est-ce que l’honnêteté envers soi-même consiste à avoir faim toute sa vie ?
Jack Barron, pensa-t-elle. Jack Barron. JACK BARRON. Mon Dieu, comme il est difficile de penser à lui autrement qu’en grosses lettres rouges. Le haïr ou l’aimer, baisse-froc, monstre de carton-pâte de cinéma, quoi qu’il soit, il est impossible de rester indifférent devant lui. Il crée ses propres règles que personne ne comprend, le mensonge à travers lui devient réalité devient vision psychédélique devient pouvoir devient honnêteté, éclair blanc image inversée de l’acide. JACK BARRON.
Et elle eut peur, sachant qu’il était quelque chose de plus grand qu’elle, quelque chose d’hyper-réel, englobant sa réalité comme une unique facette de lui-même. Elle eut peur qu’il ne vît en elle comme à travers une vitre, et elle eut la vision de Howards, l’homme-reptile, qui de son temple du pouvoir sans fenêtres les rapprochait sur son échiquier. Elle se sentait coupable de jouer le jeu de Howards, mais Jack lui-même avait fourni une justification à sa faiblesse : la vérité, c’est la quantité de ce qu’il y a en toi que tu peux rendre réel. Et elle avait faim de lui, faim de son amour, de son corps, de sa réalité, faim de rêves devenus réels, non pour un seul instant ni un an ni un siècle, mais pour l’éternité. L’éternité. Elle se trouvait confrontée avec un ordre de réalité qu’elle n’avait jamais soupçonné ; il lui appartenait de décider entre l’éternité en compagnie de Jack le chevalier à l’armure de chair et le néant. Le pouvoir de la vie contre la mort pour elle, pour Jack… et combien de millions d’autres ? Et elle comprit avec une infinie tristesse qu’elle n’était plus une petite fille mais une femme, et que l’enjeu de la partie d’adulte qu’elle était en train de jouer était le plus important de tous : le droit de s’appeler Sara Barron, en grosses lettres rouges, et pour l’éternité. Sara BARRON. SARA BARRON.
— Je vais te montrer quelque chose qui est à nous, dit-il en lui prenant la main. Un rêve devenu réalité où nous pouvons nous rencontrer. (Et il la conduisit jusqu’à une petite porte.) Tu te souviens, Sara ? demanda-t-il en ouvrant la porte de la chambre à coucher.
Elle entra. Et elle se souvint ! L’herbe gorgée de soleil, le sol riche et spongieux sous elle tandis qu’ils faisaient l’amour à ciel ouvert, le halo étoilé du dôme transparent, les senteurs de la nuit tropicale, le bruit des vagues d’Acapulco diffusé au commandement de Barron par la console électronique. Elle vit les frondaisons de la terrasse découpées sur le ciel nocturne de Brooklyn, le coucher de soleil aux fenêtres de Los Angeles, les murs de lierre de Berkeley boiserie du lit circulaire plastigazon console électronique accessoires de théâtre – l’envers d’un rêve.
Son rêve.
Elle se tourna vers lui, et il lui souriait tel un bouddha conscient de ses pouvoirs de créateur de rêve. Est-ce que je l’aime ou est-ce que je le hais ? Elle se demandait si elle le saurait jamais, ou si cela avait une quelconque importance ; car aucun autre homme ne la connaissait comme lui, aucun ne dégageait une chaleur si dangereuse. Elle pouvait à la fois l’aimer et le détester au tréfonds d’elle (où les deux signifiaient peut-être la même chose) ; et à côté de JACK BARRON (en grosses lettres de feu), qui d’autre pouvait être réel ?
— Jack…, fit-elle d’une voix rauque, pleurant et riant en même temps, se jetant dans ses bras, se livrant – elle, son amour et sa haine de petite fille – sans réserves. (Et ce pauvre imbécile de Howards, homme-reptile, qui croit qu’il peut m’utiliser contre Jack Barron. Une poignée de sable contre le vent.)
Elle se retrouva sous lui sur le lit sans se souvenir d’avoir bougé, nageant dans des flots de sensation totale tandis qu’il…
Explosait en elle, implosait autour d’elle, l’emplissant, la comblant d’impulsions électriques, hampe de plaisir pénétrant qu’elle saisissait, chérissait, absorbait en elle. Elle le sentit haleter en spasmes spirales, brûlante osmose molécule à molécule, symbiose interface de sa peau contre la sienne. Ils gémirent ensemble, les sons de l’un sortant de la gorge de l’autre, tandis qu’il éclatait en elle, figeant le temps sur un sommet de plaisir insupportable, en la propulsant dans un rêve de paradis islamique – un orgasme étalé sur dix millions d’années.
Ouvrant les yeux, elle vit les siens clos. Jack ! Jack ! se dit-elle. Je t’ai menti, je suis indigne. Je suis venue ici comme une putain mexicaine. Et elle fut à deux doigts de tout lui raconter – comment Howards se servait d’elle, et comment elle se servait de lui.
Mais elle sentit le poids de son corps sur elle, le contact de sa peau, ses cheveux chatouillant le bout de ses seins, et la pensée du corps de Jack gisant oublié dans le terreau noirci des années lui noua l’estomac et la langue. Elle se rappela qu’elle se tenait entre lui et le néant. Qu’elle soit courageuse encore un peu plus longtemps, et tout ce qui était Jack, tout ce qu’il y avait entre lui et elle, n’aurait plus besoin de périr jamais.
Jack, oh, Jack, aurait-elle voulu crier, quelqu’un comme toi ne doit jamais mourir !