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Rues nocturnes. Rues nocturnes de Harlem, Watts, Fulton, Bedford-Stuyvesant, East-East Village, Evers, rues moroses et brûlantes chargées de populace, d’odeurs de graillon de pisse de poivrots de came et de parfum bon marché ; bruits de nuit bruits feutrés ruelles inquiétantes du samedi soir (c’est toujours samedi soir à King Street). La Rue, unique artère de Lenox Avenue à Bedfort à Fulton St., sous-produit interchangeable de l’Amérique noire, rue de putains de camés d’infâmes bouis-bouis de boîtes à jazz et de boîtes à strip-tease ; fourgueurs furtifs au coin des rues mal éclairées, soûlauds, la Rue de la Désolation. Souvenirs à la chaîne d’une côte à l’autre qui donnaient l’impression à Barron d’être un pâle prédateur remontant sur la pointe des pieds la jungle noire de King Street, Evers, Nouveau Mississippi. Le Caucasien, l’Homme blanc, le chasseur et le pourchassé.

Il y a gros à parier qu’ici il n’y a pas de « Caucasien Noir » qui vaille, se dit Barron, qui avait l’impression qu’un millier d’yeux liquides étaient sur sa nuque, épiant le Cauc solitaire qui remontait la Rue, leur Rue – Hé ! Qu’est-ce que tu fous là, Homme blanc ? semblaient demander les panneaux des rues les junkies les femmes noires aux yeux couleur de prune les garçons à la démarche de panthère affûtant leur regard comme un Portoricain de New York affûte son surin. Va parcourir la Rue et dis-toi que l’Amérique ne connaît pas de problème racial. La lutte pour les Droits Civiques, oui, les putains la pauvreté les guerres, oui, mais jamais de problème racial ici, dans nos bons vieux États-Unis. L’esclavage peut-être, le lynchage, des émeutes, une révolution à l’état endémique, peut-être, je ne laisserais pas l’un d’eux épouser ma sœur, tous des enculés dégénérés, on devrait les renvoyer dans leur jungle africaine, peut-être, mais tout ça ce sont des problèmes sociaux, voyez-vous, nous n’avons aucun problème racial au Pays de la Liberté, Terre des Braves.

Les renvoyer dans leur jungle, pensa-t-il en hochant la tête. Celui qui dit ça, il ferait bien d’aller se promener du côté de Harlem, Fulton, Evers, et il verrait qu’il n’a pas besoin de les renvoyer dans la jungle, parce que c’est la jungle qui est en train de revenir à eux.

Bah… la jungle c’est pas forcément un mal, se dit Barron en embrassant du regard les visages errants le cinéma des rues, démarches fluides et cadencées joie sensuelle d’un junkie palpant sa dose, marchandage d’amour-danse nuptiale entre un grand type et une petite prostituée au regard de camée. C’est là que ça se passe en tout cas quand on est noir, à Strip City Greenwich Village Haight-Ashbury quand on est hip. Mais si vous n’êtes qu’un Cauc et un croulant, si la jungle n’est pas en vous, si vous n’avez pas descendu MacDougal St. à cinq heures du matin, jamais erré de porte en porte dans le quartier portoricain d’East Side, jamais eu les flics au cul, alors quand vous entendrez le tam-tam chanter dans les jungles d’Evers Harlem East Village versez-vous un autre whisky enduisez-vous de citronnelle et mettez un nouveau chargeur dans votre carabine parce que ce soir les indigènes sont énervés.

C’est pour ça que tu trottes dans la jungle, pour rencontrer Franklin à la Clairière au lieu de le convoquer comme un grand Bwana devant un gin tonic au Palais du gouverneur gardé par de fidèles askaris ? Tu préfères jouer à Tarzan ?

Qui sait ? Peut-être que tout ça c’est de la merde, mais peut-être aussi que de temps en temps il faut retremper le bonhomme dans sa jungle tribale, voir les fourgueurs au coin des rues, se colleter dans un bar, histoire de se refaire un sang nouveau. Tous ces Bwanas, ils ne connaissent pas ça, à part une fois tous les dix ou vingt ans peut-être – et ça, ça s’appelle la guerre.

Passé le pâté de maisons, il y avait un bar à la devanture opaque, décor crasseux de palmiers peints en vert sous une lune de fer-blanc, ciel de plomb, enseigne au néon ternie par la saleté annonçant : La Clairière. Et dehors, une vingtaine de types qui glandouillaient, trop paumés pour ne pas se faire éjecter de n’importe quelle boîte. Juste devant la porte, comme une garde d’honneur. C’était là qu’Henry George Franklin l’attendait.

Je n’aime pas tellement ça, se dit Barron, qu’un vieux réflexe avait fait se pencher en avant, la tête dans les épaules, les yeux captant le scintillement du néon. Ici, les Caucasiens noirs, je n’ai pas l’impression qu’ils connaissent.

Il sentit un écran de tension interface le séparer du groupe d’hommes noirs qui occupait l’entrée, marcha résolument devant lui sans regarder à droite ni à gauche pour ne pas avoir l’air de défier les regards qu’il sentait braqués sur sa nuque et qui lui demandaient : Hé, qu’est-ce que tu fous là, sale Cauc ? Puis telle une bulle d’air montant à la surface d’une eau glauque et tropicale, il émergea et se retrouva à l’intérieur.

Une vaste salle à la peinture crasseuse et écaillée (au plafond, de longues cicatrices marquaient l’endroit où des cloisons avaient été abattues pour faire de la place) s’étendait au bas d’un escalier de quelques marches ; jusqu’à mi-hauteur les murs livides étaient décorés de palmes efflorescentes ressortant comme des flammes vertes dans l’éclairage fluorescent qui donnait une couleur bleu cendré à l’océan de visages noirs.

Le côté opposé à l’entrée était occupé par un long comptoir noir au dessus de plastique bon marché, sans tabourets, derrière lequel on ne voyait ni bouteilles ni miroir, rien qu’une peinture phallique représentant des guerriers africains accroupis autour d’un feu tribal. Dans toute la salle on ne voyait pas un seul miroir.

D’où il était placé, Barron avait l’impression curieuse de contempler l’enceinte de la Bourse de New York : un océan de tables, pas plus de trois ou quatre chaises autour de chacune, moins de gens assis que debout, courtiers noirs la bouteille de bière à la main échangeant les dernières cotes ; chnouffe en baisse de trois quarts de point, neige en hausse d’un demi, biture inchangée désespoir croissant dans une conjoncture inexorablement en hausse.

Avant de descendre les marches, il essaya de repérer Franklin, sachant bien qu’il avait intérêt à fournir vite une raison pour sa présence à toutes ces têtes noires levées vers lui : Qu’est-ce qu’il fout là, ce Cauc ? Un junkie en manque ? Un pédé inconscient à la recherche d’un grand frère noir ? Un flic ? Au pays où tous les flics sont des nègres ? Un fédéral ? Il sentait la tension monter, les regards aiguiser leurs couteaux… il fallait faire quelque chose, et vite !

— Hé, Jack ! Pa’ ici, Jack Bawon !

Une voix de bistrot enrouée s’élevait à l’angle du comptoir et du mur. À travers la salle enfumée, Barron aperçut Henry George Franklin, assis seul devant une bouteille et deux verres, qui lui faisait de vagues signes de la main.

Barron ressentit une secousse en entendant son nom faire le tour de la salle comme une souris lâchée dans la foule. Ni murmure ni cris, juste une baisse de niveau sonore qui se propageait dans la salle tel un spectre de silence laissant dans son sillage des grappes d’hommes et de femmes noirs les yeux levés vers lui ; puis la salle entière parut se figer, en un moment de tension qui disparut aussi soudainement qu’il était apparu, et un grand Noir dégingandé qui se tenait juste au-dessous de lui lui adressa un sourire large de frère-hippy, sortit de sa veste une paire de lunettes fumées et la mit.

Et celui qui était à côté de lui l’imita, et un autre à son tour, et ainsi de suite. Par vagues successives. Par ondes concentriques. Dans un bruissement de tissu de verre et de plastique, les trois quarts des gens dans la salle, équipés de lunettes noires, levaient vers lui un regard d’obsidienne opaque, semblant quêter un signe de sa part tandis que l’instant restait en suspens.

Encore une invention de Luke ? se demanda Barron. Il m’a fait suivre jusqu’ici par sa claque ? Ou bien… se pourrait-il que tout ça soit réel ?

Il chercha dans sa poche (Je les ai laissées là exprès ?), sortit les lunettes fumées, les ajusta sur son nez et descendit les marches qui menaient à la salle de bar.

Et brusquement le brouhaha et les conversations reprirent et ce fut comme si Jack Barron n’avait jamais été là, comme s’il était invisible ou mieux, noir comme le plus pur d’entre eux. Le plus flatteur des compliments, mais froid et distant comme le sommet du mont Everest. Et Luke n’était pour rien dans tout ça, il en était sûr, c’était trop bien exécuté, trop simple, trop cool pour être autre chose qu’une réaction spontanée. Le Caucasien Noir…

Il se fraya un chemin à travers la salle enfumée – sans récolter d’autre attention qu’un clin d’œil par-ci, un sourire par-là – jusqu’à la table où l’attendait Franklin, qui lui versa une rasade de Jack Daniels au moment où il s’asseyait.

Barron prit le verre dans ses doigts et but à petites gorgées, étudiant le visage ravagé, bouffi d’alcool, la barbe de quatre jours, les yeux injectés de sang, les chicots jaunes, image type à travers l’écran interface des verres fumés des cent millions de paumés qui constituaient son public selon les récents sondages Brackett.

— Le gwand Cauc est venu jusqu’ici, dit Franklin d’une voix presque agressive. C’est-y pa cwoyable ! La gwande vedette Jack Bawon dans un endwoit comme ça !

— J’ai été vidé à coups de pied au cul de bouis-bouis plus minables, affirma Barron en finissant son verre d’un trait à moitié pour le réconfort, à moitié pour le geste.

Franklin l’observa avec attention de ses yeux non moins opaques que les lunettes que Barron portait encore, et déclara finalement en versant une autre tournée :

— C’est bien possible, Jack, c’est bien possible. Ouais… finie la gnôle à bon ma’ché pou’ Hen’y George Fwanklin. Wien que la meilleu’ qualité pou’ mon invité d’honneu’ et pou’ moi. Avec cinquante mille dolla’ on peut en acheter du bon whisky et des mauvaises femmes…

— Si nous parlions un peu de cet argent, Henry ? fit Barron, qui avait remarqué parmi ceux qui étaient assis à des tables voisines plusieurs regards inquiétants, mais dirigés plutôt vers Franklin que vers lui. Celui qui vous l’a donné vous a bien laissé un nom ?

— Et apwès ? grommela Franklin en emplissant à nouveau les verres. Je ne me souviens pas très bien, et ça n’a aucune impo’tance, pas vwai, Jack ? De toute façon, un type qui vous achète votwe fille, c’est sû’ment un cwiminel, et il donnewait un faux nom !

— Vous est-il venu à l’esprit que vendre votre fille pouvait également être criminel ? demanda Barron.

— Écoutez-moi, mon vieux Jack, on peut pa’ler d’homme à homme, n’est-ce pas ? fit Franklin en agitant mélodramatiquement son index sous le nez de Barron. Il y a deux so’tes de gens dans la vie : ceux qui ont quelque chose à pe’dwe et ceux qui n’ont wien à pe’dwe. Un Cauc qui se pwomène avec une se’viette pleine de fwic sous le bwas, il a sû’ment quelque chose à pe’dwe, il peut fai’ attention à la loi pa’ce que la Loi est de son côté, à moins qu’il ne fasse quelque chose de vwaiment stupide. Mais un pauvwe nègwe qui n’a qu’une vieille cabane et quelques a’pents de mauvaise te’ qui ne lui appa’tiennent même pas et une pauvwe gosse à nouwi’, qu’est-ce que la Loi peut lui appo’ter ? Depuis sa naissance jusqu’à sa mo’ la Loi est contwe lui pa’ce qu’il a la peau noi’ et qu’il est pauvwe et qu’il est allé en pwison une ou deux fois pou’ avoi’ twop bu ou pou’ s’êtwe battu ou pou’ avoi’ volé pou’ nouwi’ son ventwe. Quand on est pauvwe on ne peut pas fai’ autwement.

— Et comme cela, vous avez vendu votre propre chair, comme si vous étiez un marchand d’esclaves ? Je ne vous comprends pas, Franklin, ou plutôt je préfère ne pas essayer.

Franklin avala son whisky d’un coup, se versa de nouveau à boire et contempla d’un air morose le liquide ambré :

— Le Caucasien Noi’, qu’ils vous appellent… Elle est bien bonne, pa’ce que ça n’existe pas, un Caucasien Noi’… et comme cela, ça n’existe pas non plus. Essayez de vous mettwe à la place d’un pauvwe Noi’ qui n’a jamais wien eu pendant quawante-twois ans, qui a vécu de bons de l’État et de beu’ de cacahuètes, qui mettait de côté en un mois juste de quoi se saouler la gueule une nuit pou’ oublier qu’il n’était wien et ne sewait jamais wien, et que sa fille, qui lui mange la moitié de sa paye, ne vaudwait jamais mieux que lui, et un beau jou’ qu’il a un peu twop bu peut-être, un cinglé de Cauc vient lui mettwe sous le nez un paquet de billets de cent dolla’ en lui disant que tout ce qu’il demande c’est…

(Franklin s’interrompit, se mit à trembler convulsivement, eut un unique sanglot, avala son verre d’un trait, s’en versa un autre et le but aussitôt.) Écoutez, monsieur Bawon, reprit-il. Je vous ai dit tout ce que je sais. Peut-êtwe que j’ai mal agi – peut-êtwe que je suis un miséwable – mais je veux wetwouver ma fille ! Je ne veux pas la laisser à un cinglé de Cauc ! Je suis un miséwable, mais je veux ma fille… je wendwai l’a’gent s’il le faut… Je suis son pè’, et je n’ai wien d’autwe qu’elle au monde. Il faut que vous m’aidiez à wetwouver ma fille…

— D’accord, d’accord, fit Barron.

Les yeux suppliants, larmoyants, injectés de sang de Franklin étaient rivés à lui, les yeux d’un homme qui sait qu’il a mal fait mais qui ne veut pas l’accepter tout à fait, qui ne se voit pas en crapule ou en criminel mais en victime prédestinée du fait de sa peau noire, paumé congénital pris au piège d’un jeu truqué en noir et blanc. Son regard accusait Barron, lui-même, sa fille, l’acheteur de sa fille et l’univers tout entier, et il proclamait : « Ce n’est pas ma faute si je suis une ordure, c’est vous tous qui m’avez fait naître comme ça. »

— Je vais vous aider, dit Barron, je ne peux pas faire autrement. N’importe comment quand l’heure du choix arrive je suis bien obligé de me mettre de votre côté. Je ne sais pas ce que je peux faire, mais je vais m’en occuper dès ce soir. D’accord ? On va voir ce qui se passe quand on fait suer Jack Barron. D’abord, on va droit chez le Gouverneur, je veux qu’il mette tous ses flics sur la piste, qu’il passe tous ses dossiers au crible. Venez, foutons le camp d’ici.

Henry George Franklin fixa sur lui un regard de stupéfaction incrédule :

— Vous êtes séwieux ? Vous allez faiwe ça pou’ moi ! Vous allez me condui’ chez le Gouve’neu’ ? Lui di’ce qu’il doit fai’ !

— Tu parles si je vais lui dire ce qu’il doit faire ! (Cet enculé de Luke, il me doit bien ça pour le tour qu’il m’a joué aujourd’hui, qu’il fasse son boulot pour une fois ça l’empêchera de trop jouer avec ma tête.) Et de plus gros que lui feront ce que je dirai quand je serai de retour à New York !

Subitement, il se souvient de ce qui l’avait réellement amené dans le Mississippi : Benedict Howards. La première fois depuis près d’un mois que je passe une journée entière sans penser à cet emmanché, se dit-il. Mais toute cette histoire est liée à Howards, d’une façon ou d’une autre. Il m’a presque menacé de me faire la peau si je le rencontrais, il a peur que ce type ne m’apprenne quelque chose, mais quoi ? Le pauvre bougre ne sait pas distinguer son coude de son cul. Ça ne tient pas debout. À moins que…

— O.K., Jack, fit Franklin en se levant de sa chaise. Vous savez, pou’ une gwande vedette de la télé, vous êtes dwôlement O.K… Vous n’avez pas un tout petit peu de sang noi’ quelque pa’ ? Qui sait si vous n’êtes pas un vwai Caucasien Noi’, apwès tout ?

Au-dehors, King Street avait franchi la ligne de minuit ; les activités déclinaient : camés ayant eu leur dose ou leur crise, maisons d’abattage au rythme ralenti, poivrots cuvant leur vin dans une flaque de vomi, paniers à salade ramassant les feuilles mortes humaines. Un brouillard londonien fait de fumée de haschisch, de graisse rance, de bière répandue et d’urine de poivrot recouvrait les immeubles, les caniveaux, les ruelles, d’une mince pellicule poisseuse.

À ses côtés, Henry George Franklin marchait silencieusement, la tête rentrée dans les épaules, comme un poivrot après l’euphorie, ramené ivre mort au violon ou pissant dans son froc au coin d’une ruelle obscure. Il en avait fait assez pour ce soir, et jusqu’à l’aube blême il remettait son sort entre les mains des dieux. Et Barron, gagné par la contagion, pensa : cette histoire de fous, la coller à Luke et ne plus y penser. Que puis-je faire d’autre ?

Il parcourut des yeux la rue à la recherche d’un taxi. Rien d’autre en vue qu’un panier à salade, un camion en stationnement et deux vieilles bagnoles modèle 1970. Réflexe new-yorkais, il commença à remonter la rue, et puis, dans une rue comme ça, il ne se voyait pas planté là sans rien faire. Franklin suivait sans protester, zombi au regard vitreux.

Il avait parcouru une centaine de mètres lorsqu’une brusque illumination le frappa. Quelque chose n’allait pas. Un picotement à la nuque le fit ralentir et se retourner…

Comme une gifle en pleine figure, dans une pétarade de feux d’artifice, une guêpe de métal invisible déchira l’air à ses oreilles et une poubelle en fer qui se trouvait entre lui et le mur d’un immeuble voisin explosa dans un jaillissement de débris gris et de peaux d’oranges mouillées.

Barron plongea à plat ventre sur le trottoir, les bras repliés à hauteur de sa tête, et se laissa rouler derrière une voiture en stationnement tandis qu’une nouvelle détonation éclatait, suivie d’un gémissement sourd et écœurant. Il vit Henry George Franklin plié en deux, s’agrippant le ventre. Puis une troisième balle fracassa le crâne de Franklin et l’envoya heurter le trottoir en arrière comme un pantin sanglant et désarticulé.

De l’autre côté de la rue, des gens accouraient en criant, débouchant d’une ruelle adjacente, et il vit un type ajuster posément le canon scié d’un fusil à lunette sur le couvercle rouillé d’une poubelle derrière laquelle il était accroupi.

Un éclair de fumée, et une balle fit explosion à travers deux vitres de voiture, ricochant sur le mur derrière Barron et crevant le pneu juste à côté de sa jambe dans un sifflement d’air expulsé et une pluie de verre granulé. Nouvelle pétarade, et la carrosserie fut ébranlée à deux reprises contre sa joue tandis que la balle transperçait le double revêtement de métal de la portière opposée à celle où il était blotti, et se perdait dans celle-ci.

Au bas de King Street, deux flics arrivaient en courant tandis que le panier à salade faisait une marche arrière saccadée en actionnant lugubrement ses sirènes.

Un fracas métallique, et le tueur s’enfuit dans la ruelle en renversant la poubelle d’un coup de pied.

Barron se releva. Son pantalon était déchiré aux deux genoux et il saignait légèrement. Il tremblait violemment. Cinq balles, en autant de secondes, les cinq premières qu’il ait jamais affrontées.

À deux mètres de lui gisait Franklin, une flaque de sang à hauteur de l’estomac, la tête transformée en une bouillie de sang méconnaissable. Barron vomit, se détourna et vit un policier courir vers lui, et c’est seulement à cet instant qu’en un éclair d’adrénaline la réalité se fraya un chemin à travers le circuit retardateur de son esprit.

Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! La première balle était pour moi ! Si je n’avais pas bougé au bon moment j’étais mort… un tas de viande en décomposition… quelle différence, si ce n’est qu’il m’a raté. Et il n’avait pas l’intention de me louper, l’enculé. Après avoir eu Franklin il est revenu à moi, l’enfant de putain voulait vraiment ma mort, Oswald-Ruby-Sirhan assassin détraqué… image d’un homme ajustant posément sur un couvercle de poubelle un fusil au canon court, engin d’acier ultra-précis, ultra-puissant, à tir rapide, pas un 22 long rifle acheté par correspondance, pas un Manlicher-Carcano. Un outil de professionnel.

Et un boulot de professionnel. Un tueur à gages engagé exprès pour me liquider !

— Vous n’êtes pas blessé ? lui demanda le policier qui l’avait rejoint après un rapide coup d’œil inintéressé au corps disloqué et aux affreux débris qui jonchaient le trottoir. Son visage épais était celui de n’importe quel flic, mais il était noir.

— Rien de cassé…, murmura Barron, l’esprit autre part, chez lui, devant son poste, Benedict Howards menaçant de le tuer s’il parlait à Franklin… Howards vert de peur, l’avion de Hennering explosant en plein vol, sa veuve écrasée par un camion loué…

Trois personnes seulement savaient que je venais ici assez longtemps à l’avance pour pouvoir tout organiser, perçut-il à travers son cerveau embrumé. Sara. Luke. Et Howards. Personne d’autre. Howards a assassiné Franklin comme il a assassiné Hennering. Et Howards a essayé de me tuer.

C’est la Fondation qui a acheté Tessie Franklin. L’inspiration semblait venue de nulle part, mais dans son sillage un train de pensées d’une logique évidente se fit jour. Franklin était mort pour une seule raison : Howards redoutait qu’il ne parle. Et la seule chose qui distinguait Franklin de vingt millions d’autres paumés comme lui, c’était qu’il avait vendu sa fille.

Si Bennie avait acheté la gosse, il ne lui restait plus qu’à tuer Franklin pour empêcher Barron de découvrir le pot aux roses ou, si c’était trop tard, supprimer un témoin gênant. Le tueur a peut-être réussi sa mission, après tout : me faire peur. Et m’empêcher de montrer Franklin à la télévision.

— Dites donc, fit le policier. Vous n’êtes pas Jack Barron ? Mais oui, je vous vois toutes les semaines à la télé !

— Mmm…, grogna Barron, perdu dans ses pensées, revoyant en imagination la première balle dirigée vers son front, puis les deux autres tentatives, une fois que Franklin avait eu son compte… non, ça ne fait aucun doute, cet emmanché de Howards voulait ma mort, Franklin ou pas Franklin, et je ne vois pas pourquoi puisque le seul témoin qui pouvait me servir à faire une émission avait disparu. À moins que…

À moins qu’il n’y ait d’autres personnes qui ont vendu leur gosse à la Fondation et qui se promènent dans la nature.

— Je suis bien Jack Barron, dit-il, sortant de sa méditation, et j’habite chez le gouverneur Greene. Pourriez-vous me reconduire le plus vite possible à la Résidence ? J’ai quelques vérifications à effectuer.

— Avez-vous des soupçons sur l’identité de votre agresseur, Mr. Barron ? demanda le flic.

Barron hésita. Non merci, pensa-t-il. Ça reste entre Bennie et moi, trop d’imbrications – trois meurtres, et mon nom sur un bout de papier, l’immortalité, l’émission, la politique nationale et tout ce qui s’ensuit… ça risque de faire trop d’éclaboussures pour de vulgaires flics locaux.

Et il y a autre chose, avoue-le, Jack, baby, quelque chose que seul le Sicilien dans Vince pourrait comprendre. La vendetta, Bennie, juste entre toi et moi et que le meilleur gagne. Tu as attaqué le premier, maintenant c’est mon tour, Howards, méfie-toi des ruelles obscures, parce que je serai là à t’attendre au tournant.

— Je n’en ai pas la moindre idée, monsieur l’agent, dit-il. Pour autant que je sache, je n’ai pas un seul ennemi au monde.

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