Evers, Mississippi, songea Barron tandis que l’avion se posait sur la piste, ça fait une sacrée paye depuis la dernière fois, le jour de l’entrée en fonction de Luke comme premier gouverneur de couleur, visages familiers de Berkeley New York Los Angeles – tous les Bébés Bolcheviques ayant montré patte noire avaient convergé sur Evers comme les flics des stups sur une réunion de camés pour fêter la naissance de l’État noir. Seulement il n’y avait pas encore d’Evers à l’époque, c’est vrai, c’était la pièce de résistance de la plate-forme de Luke : « Une nouvelle capitale pour un nouveau Mississippi. »
Tu parles. Une nouvelle république de bananes, voilà ce qu’ils ont réussi à créer. Cent millions de dollars pour construire leur capitale bidon, et cinq ans après les finances sont à zéro et le Nouveau Mississippi réclame une subvention fédérale pour boucler son budget. Avec ça qu’ils risquent de la toucher ! Du pain et des jeux, voilà comment la C.J.S. a conquis le Mississippi. Beaucoup de jeux, surtout, et tintin pour le pain. Et il n’y a pas de raison que ça change avant longtemps, à moins que…
Fais gaffe, Barron ! se dit-il tandis que l’appareil roulait vers l’aérogare flambant neuve en ailes de mouette (à Evers, tout ce qui n’était pas à base de vieilles caisses en bois rafistolées appartenait au genre Expo mondiale). Tant que tu seras ici, ne songe même pas à des conneries comme ça, Luke serait trop content de profiter de l’occase en direct en couleurs vivantes. Tu trouves que tu n’as pas assez à faire avec Howards et compagnie pour jouer à Napoléon Ier ?
Tandis qu’ils approchaient des bâtiments de l’aérogare, il vit que les alentours du terrain étaient le siège d’une animation particulière. Une foule composée de Noirs typiques des taudis d’Evers et qu’il évalua à plus de deux mille personnes agitait des pancartes et des banderoles qu’il ne pouvait pas déchiffrer, des caméras de télévision étaient groupées autour d’une Cadillac noire d’un modèle récent, ainsi que des reporters et des photographes… mais le plus étrange dans tout ça était que par ce matin blême et gris sans le moindre rayon de soleil, chaque femme et chaque homme de cette foule portait une paire de lunettes noires.
L’avion s’immobilisa en bout de piste, la porte des passagers s’ouvrit et une massive passerelle de débarquement fut accolée au fuselage. Puis il y eut un bref remue-ménage à l’entrée de l’avion et deux policiers de l’État du Mississippi évoquant comme des frères par leur démarche et leur accoutrement n’importe quel flic blanc du Sud, mais noirs comme le proverbial as de pique, remontèrent le couloir central en roulant les épaules, jouissant visiblement de l’effet produit sur les passagers blancs, et s’arrêtèrent à hauteur de son siège.
— Monsieur Barron, fit le plus grand des deux avec une raideur pompeuse, veuillez nous suivre je vous prie.
— Hé, qu’est-ce qui vous prend ? fit Barron. Une arrestation ? Vous êtes fous ? Vous ne savez pas qui je suis ! Attendez que le gouverneur Greene…
Le plus petit des flics se mit à rire fraternellement :
— Ne vous inquiétez pas, mon vieux. Le grand patron est au courant. Ce n’est rien d’autre qu’une petite réception que nous avons ménagée pour le Caucasien Noir.
Oh, non ! pensa Barron tandis qu’il emboîtait le pas aux flics sous le regard ronchon des passagers condamnés à rester dans l’avion jusqu’à ce qu’il débarque. Il n’a pas pu faire ça ! C’est matériellement impossible dans un délai de douze heures ! Même Luke n’a pas pu organiser ça si vite… à moins qu’il n’ait tout préparé d’avance, juste en cas… Rastus ! Sacré fils de pute ! La Cadillac, les flics, la foule, les caméras de télé… Non, ce n’est pas possible ! Jésus à bicyclette !
Mais à l’instant même où il déboucha sur la passerelle dans l’air froid du matin, les flashes se mirent à crépiter et la foule disparate entonna ce qui ne pouvait être qu’un slogan préparé à l’avance :
— Bug Jack Barron ! Bug Jack Barron ! Bug Jack Barron !
Plissant les yeux sous l’éclat répété des flashes, Barron distingua les panneaux brandis par la foule – posters géants le représentant sur fond kinesthopique noir semblable à celui qu’il utilisait dans son émission et proclamant en lettres sanguinolentes : « Bug Jack Barron ! » ; portraits de lui en noir et blanc avec : « Jack Barron » en lettres blanches sur tout le haut, et : « Le Caucasien Noir » en lettres noires sur tout le bas ; pancartes blanches ornées d’un contour simplifié de visage portant des lunettes noires opaques, sans aucune inscription.
— Bug Jack Barron ! Bug Jack Barron ! Bug Jack Barron !
Il vit Luke qui l’attendait au pied de la passerelle, entouré d’une nuée de sous-ordres. Il portait un badge énorme à chaque revers, et aussi… des lunettes de soleil. Et tous les sous-ordres qui l’accompagnaient portaient des lunettes teintées, des verres demi-teinte…
— Bordel ! grogna Barron entre ses dents en atteignant le pied de la passerelle. Des verres demi-teinte. Le Caucasien Noir[7] ! Ce bâtard d’enculé de la mort !
— Bienvenue dans l’État du Nouveau Mississippi, fit Luke avec un grand sourire à manger de la merde tandis que Barron se tenait nez à nez avec lui sous le feu des caméras.
Il lut ce qui était écrit sur les badges : « Bug Jack Barron » en lettres rouges, motif kinesthopique sur fond bleu (ainsi, voilà d’où provenaient ces fameux badges du Village) au revers gauche, et à droite le contour de visage noir sur blanc portant les lunettes noires, mais cette fois-ci avec la légende : « Le Caucasien Noir. »
— Salopard…
— Du calme, on nous filme, chuchota Luke en fourrant une main dans sa poche et en ressortant… une paire de lunettes noires qu’il passa péremptoirement sur le nez de Barron avant que celui-ci ait pu faire un geste sous le mitraillage incessant des flashes et des caméras. Et la foule, avec un parfait synchronisme, entonna : « Le Cau-ca-sien Noir ! Le Cau-ca-sien Noir ! »
Puis quelqu’un glissa un micro entre les deux hommes, et Barron se sentit forcé de lui rendre son sourire et de grommeler vaguement : « Merci merci de votre accueil. » L’envie le démangeait en réalité de filer à Luke un coup de soulier dans les burnes. Le salaud ! Quelle idée aussi de le prévenir de mon arrivée ! J’aurais dû débarquer dans ce bled de cinglés avec une putain de barbouze au menton ! L’histoire va se répandre dans tout le pays, et il n’y a pas une foutue chose que je puisse faire. Des amis comme ça, on se doit de les ménager !
Et voilà que Luke y allait de son speech, le bras toujours passé autour de son épaule :
— Ce n’est pas souvent qu’un Cauc vient nous voir en qui nous pouvons saluer un véritable frère. Le Noir de ce pays n’a pas beaucoup de frères blancs. Mais l’homme que vous voyez ici à mes côtés n’est pas vraiment un homme blanc, bien qu’il soit demi-teinte. C’est l’un des Pères Fondateurs de la Coalition pour la Justice Sociale, et il a payé son tribut aux plus dures heures du Mouvement pour les Droits Civiques. C’est mon ami le plus ancien et le plus cher, celui dont tout le monde en Amérique, blanc ou noir, attend chaque mercredi soir qu’il donne une voix à ceux qui n’ont pas de voix, et un ami à ceux qui n’ont pas d’ami. Un vrai frère spirituel. Il n’est pas noir, mais il n’est pas blanc non plus. C’est un zèbre – noir avec des rayures blanches, ou blanc avec des rayures noires, vous n’avez que l’embarras du choix. Amis mississippiens, je vous présente le Caucasien Noir – Jack Barron !
— Show-business jusqu’au bout des ongles, hein, Lothar ? murmura Barron sotto voce.
Greene lui décocha un coup de pied discret au tibia :
— Allez, conard, tu ne vas pas me laisser en plan ? chuchota-t-il sous les acclamations délirantes de la foule. Quand as-tu eu une intro pareille ? Un bon mouvement, Claude. Ne nous fais pas passer tous les deux pour des idiots. Nous réglerons nos comptes après.
Qu’est-ce que je fais ? se demanda Barron. Je leur dis d’aller se faire voir, de rentrer se coucher avant que ce merdier ne dégénère vraiment… ? Mais il sentit le contact amical et confiant du bras de Luke sur son épaule (tu parles d’un copain… mais je ne peux pas lui planter un couteau dans le dos, même s’il le mérite), se tourna vers la foule, silhouettes blêmes et fantomatiques à travers ses verres fumés, vit les bouches ouvertes qui criaient leur douleur d’être pauvre en pays blanc, vit la foule familière de Meridian Selma cent ghettos misérables du Sud hurlant leur angoisse entouré de petits Blancs hargneux chiens policiers flics matraques aiguillons lances à incendie, revit Luke à côté de lui le regard de Sara dans les rues du danger les marches coude à coude des Bébés Bolcheviques noirs et blancs fraternellement mêlés et tout le cirque, se souvint de ce qu’il ressentait quand il mettait sa vie sur le plateau de la balance chaque fois qu’il ouvrait la bouche et sentit la chaleur humaine qui se dégageait de ce grand Gouverneur en couleurs réelles qui avait son bras autour de son épaule, de la foule épaisse à couper au couteau qui criait son angoisse, qui chantait ses slogans bidons de pauvres paumés noirs toujours les dindons de la farce, roulés, trahis, couillonnés, donnés à manger aux poissons, utilisés par Luke comme par tous les autres pour ses propres desseins fétides… mais merde, ils y croient, eux, ce n’est pas de la rigolade pour ces pauvres couillons, et comment dans ces conditions leur flanquer moi aussi mon soulier dans les roubignolles ?
— Le Cau-ca-sien Noir ! Le Cau-ca-sien Noir !
— Merci… merci beaucoup à tous, fit-il dans le micro qu’une main noire lui tendait sous le menton. (Il entendit le répercutement métallique de sa propre voix, caché par l’écran interface de ses verres fumés, comme au cours d’un enregistrement en direct de Bug Jack Barron.) Je ne sais vraiment pas quoi dire. J’étais loin de m’attendre à une chose pareille (avec un coup de pied sournois en direction du tibia de Luke) et je dois avouer que je ne comprends pas. C’est-à-dire que je ne suis candidat à rien, contrairement à ce que pensent certains qui ont en ce moment leur main sur mon épaule. (Il arbora son plus beau sourire entendu :) Une chose est sûre, cependant, tous ces slogans qui proclament « Jack Barron, le Caucasien Noir », c’est la chose la plus sympathique qu’on ait jamais dite sur moi. Même si ce n’est pas tout à fait vrai, c’est quand même un programme, et pas seulement pour moi mais pour le pays tout entier. Toute la nation devrait s’aligner sur un tel slogan. Caucasiens noirs ou Noirs à la peau blanche, Américains tous ensemble, aucun de nous, qu’il soit blanc ou noir, ne devrait seulement y penser. Telle est l’Amérique que nous voulons, et nous l’aurons lorsque le pays sera assez adulte pour devenir un zèbre. Je regrette de contredire le gouverneur Greene ici présent, mais un zèbre, c’est un animal sans couleur avec des rayures noires et blanches.
— Un vrai chef ! lui murmura Luke au creux de l’oreille tandis que la foule déclenchait un tonnerre d’acclamations. Le vieux Jack Barron est toujours vivant. Je savais que je pouvais compter sur toi.
Enfant de putain, pensa Barron. J’aurais dû leur dire la vérité. J’aurais dû leur dire comment on les fait marcher, comment tu te sers de moi, Luke, pour les couillonner. Ouais (admit-il avec amertume tandis que la foule trépignait d’enthousiasme agitant panneaux banderoles et badges kinesthopiques, criant son nom devant les caméras de la télévision, lui rappelant malgré lui d’autres foules d’autres temps d’autres lieux Jack et Sara de Berkeley des Bébés Bolcheviques, souvenir du sang pulsant à ses oreilles et du son de sa voix transformé en chair), et comment en même temps tu te sers d’eux pour me couillonner moi aussi.
— Attends-toi au plus beau coup de genou dans les couilles de toute ta carrière, caméras ou pas caméras, si tu ne trouves pas le moyen de me sortir d’ici en vitesse, dit-il crispé, presque conscient (avoue-le donc, Barron, que ça te prend aux tripes) que la menace s’adressait aussi bien à lui.
Comme s’il devinait ses pensées, Luke éclata du rire irritant de deux copains qui se retrouvent bruyamment, après avoir tiré un coup, sur le trottoir d’un bordel de bas étage. Sans retirer sa main de l’épaule de Jack Barron, il le conduisit vers la Cadillac officielle en sifflant, horriblement faux, « Gloire au Grand chef », et en balançant la tête de droite à gauche.
Bah, je me suis fait baiser comme un débutant, pensa Barron tandis qu’un larbin lui tenait la portière. Mais par une espèce de donquichottisme, il ne retira ses lunettes noires qu’une fois qu’il fut assis à l’intérieur.
— Et maintenant, Lothar, j’attends que tu m’expliques, fit Barron tandis que la voiture commençait à rouler, les isolant dans son univers irréel, climatisé et aseptisé, des quartiers sordides de bidonvilles qui défilaient sitôt quittée l’aérogare flamboyante.
Luke le mesura de ses grands yeux froids et rusés :
— Je t’avais prévenu, n’est-ce pas ? Je m’en vais jouer avec ta tête jusqu’à ce que tu acceptes de devenir candidat à la Présidence. Ce n’est pas plus compliqué que ça, Clive. Nous avons besoin de toi, et tu nous aideras.
— Et c’est tout ? fit Barron agacé mais obligé d’admirer malgré lui l’honnêteté amorale et sans complexe de Luke. Que je n’aie aucune qualification pour être président, tu t’en fiches ?
— J’ai dit que nous avions besoin que tu sois candidat, fit Luke tandis que la voiture continuait à traverser les plus infâmes quartiers de taudis que Barron eût jamais contemplés : baraques en planches grises grossièrement rafistolées avec des panneaux de Coca-Cola, fenêtres de guingois à la Dali, montagnes d’immondices dans les rues sans trottoirs, apaches noirs à l’œil terne, voyous désœuvrés, prostituées de quatorze ans sans espoir, junkies hochant la tête au milieu de vieux tas de ferraille, toutes choses qui faisaient ressembler Harlem, Watts, Bedford-Stuyvesant, à autant de paradis relatifs. Immense plaie de lèpre qui s’étalait sur le fond de culotte à cinquante dollars de l’Amérique honteuse, documentaire porno désespéré défilant en couleurs vivantes à travers les vitres-écrans de télé de la Cadillac.
— Il nous faut quelqu’un qui soit en mesure de mener une campagne solide, disait Luke pendant que Barron contemplait les mains grises qui s’agitaient sur le passage du véhicule officiel, les visages hagards animés d’un semblant d’espoir, les badges épinglés à des haillons qui disaient : « Bug Jack Barron » et « Le Caucasien Noir ».
« Et ce quelqu’un c’est toi, mon vieux. Ne me raconte pas que ça ne te dit rien d’être candidat, parce que j’ai bien vu tout à l’heure ce que ça te faisait. Tu y as repris goût, hein, Claude ! Avoue-le. Comme au bon vieux temps ? (Et Luke le regarda de ses yeux sardoniques et rieurs de fourgueur de came.)
Oui, un fourgueur, voilà ce que tu es devenu, mon pauvre Luke, songea Barron. Un fourgueur de pouvoir qui vendrait sa came à sa propre grand-mère pour nourrir la guenon qu’il porte sur le dos.
— J’en ai senti l’odeur, peut-être, Luke, rien ne vaut un junkie repenti pour flairer l’odeur de la drogue, mais pas question de me faire repiquer au truc, ni maintenant ni jamais. « Allons, juste une fois pour me faire plaisir, en l’honneur du bon vieux temps, c’est inoffensif et ça ne te coûtera rien »… Désolé, mais très peu pour moi, j’ai déjà passé trop d’années à me désintoxiquer de cette drogue-là. C’est vrai que ça vous en fiche un coup de voir les gens scander votre nom et boire vos paroles comme si c’était du lait ; c’est une sensation qui vaut son pesant de came. L’ennui, c’est qu’on n’en a jamais assez, on en veut davantage et encore davantage, et la guenon grossit, grossit, jusqu’à ce qu’elle vous bouffe tout cru. Alors on oublie ce qu’on s’était juré de faire au départ. On devient insensible, on cesse de s’intéresser aux gens pour les aider, et on se met à les manipuler. Non, crois-moi, je te laisse ta politique, moi je garde le show-business. Au moins, on ne s’y salit pas les mains.
La voiture s’engageait maintenant dans une artère plus large, la Lenox Avenue des bidonvilles d’Evers encombrée de boutiques de brocanteurs prêteurs sur gages étals de bouchers en plein air entourés d’un essaim de mouches vertes désœuvrés errant interminablement d’un bar à l’autre. Sur les trottoirs écrasés d’ennui des groupes se formaient et se déformaient spontanément sur leur passage, agitant des lunettes noires et des badges, hurlant leur slogan assourdi par les vitres levées de la Cadillac : « Le Cau-ca-sien Noir ! Le Cau-ca-sien Noir ! »
— Écoute-les, lui dit Luke. Écoute-les crier ton nom. C’est toi qu’ils veulent, Jack. Ils sont des millions à se tourner vers toi, et tu n’as qu’un seul mot à dire pour qu’ils te suivent.
Barron perçut l’intonation d’envie qui était dans la voix de Luke. C’était son peuple à lui, mais ils l’avaient hissé aussi haut qu’un Noir peut aller. La guenon continue de grossir, hein, Luke, mais il n’y a plus de quoi lui donner à manger. Alors on demande au Cauc Jack Barron de prendre la relève.
Un peu plus loin devant eux, comme délimité par un invisible écran au Gardol contre la carie dentaire, le quartier des taudis finissait abruptement, faisant place à une immense pelouse stérilisée au-delà de laquelle Barron aperçut, se dressant vers le ciel, un groupe de bâtiments appartenant vraiment à l’Ère spatiale : La Capitale… Résidence du Gouvernement, immeubles administratifs des bureaucrates noirs des Bébés Bolcheviques, formes nettes et élancées à l’usage des parasites du pouvoir. Terre promise enrobée de polyéthylène, resplendissant de l’autre côté d’un Jourdain invisible, un Jourdain de vingt mille kilomètres de large et d’une profondeur égale au double du temps.
Du fond de lui les mots firent éruption, du fond des rues moroses de cent petites villes du Sud, rues de Berkeley de Jack et Sara rêves de chevaliers à l’armure électrique isolée :
— Tu devrais plutôt regarder ce qui t’entoure, Luke, pour changer ! Regarde tous ces édifices qui ont dû coûter je ne sais combien… cette résidence-plantation du Gouverneur-bwana… ton costard à deux cents dollars, ta Cadillac et tes larbins en uniforme. Toi et tes boys vous avez réussi comme des grands chefs, hein ? (Il le força presque à tourner la tête pour contempler par la lunette arrière les sordides taudis qu’ils laissaient rapidement derrière eux :) Quand es-tu venu pour la dernière fois marcher dans ces rues sans escorte ? Et c’est moi qui ai oublié tout ce que j’étais ? Toi aussi tu en faisais partie, Luke, rappelle-toi. Ou manquerais-tu de couilles à ce point que tu préfères ne pas te rappeler ? C’est de là que viennent tous ces beaux buildings. Des jouets rutilants édifiés sur un gros tas de merde ! Mais tu es au-dessus de ça à présent, tu n’as plus besoin de sentir l’odeur de la merde. Une ou deux bouffées de ta drogue-pouvoir, et tu ne sais même plus qu’elle est là qui te pue au nez. Regarde ces édifices devant toi, et ce dépotoir derrière toi, et tu sauras exactement ce que c’est que le jeu de la politique – une belle façade bien brillante, et le reste bâti sur la merde. Regarde un peu quand tu seras à jeun et que le vent aura tourné : tu verras que tu n’es heureux dans ta plantation que parce que ces pauvres types sont coincés sur leur tas de fumier qui empeste. La politique ! Tu peux l’envelopper dans du coton, mais ce n’est pas ça qui l’empêchera de puer !
Greene tourna son visage vers lui, et Barron sentit le remords et la honte émousser en lui des années de colère viscérale rentrée. Il se sentit plus près qu’il ne l’avait jamais été de cet homme noir qui était son ami, qui s’était tenu à côté de lui dans les rues du danger, qui avait baisé Sara avant lui, et qui se cognait infatigablement la tête contre des murs blancs qui avaient dix millions d’années d’épaisseur, sachant qu’il était un Nègre, et qu’il y avait des limites au-delà desquelles il ne pourrait jamais aller, sachant qu’il était un camé de pouvoir, sachant ce qu’il était et pourquoi il était devenu ainsi, mais qui restait un homme, un homme un point c’est tout.
Et Lukas Greene sourit d’un sourire fragile, amer, mais triomphant, en disant :
— Et voilà l’homme qui prétendait qu’il n’y a pas pire au monde que d’avoir décidé de se vendre et de ne voir aucun acheteur se pointer ?
— Ce qui est censé signifier ?
— Tu veux savoir ce que ça signifie ? jeta Luke. Ça signifie que tu ne manques pas de souffle, et tu le sais aussi bien que moi. Un type assis à côté d’un copain et qui a l’aplomb de lui dire tout ça, sachant que ça ne lui rapportera rien, sachant que je sais que tu as raison, que tout ce que j’ai fait dans ma vie jusqu’à maintenant c’est pisser dans du vent… ça c’est un type que j’admire et que je suivrais ; un type que j’ai suivi, et que des millions de Noirs d’Amérique sont prêts à suivre. Merde, pourquoi ne pas l’admettre, Jack ? Tu es ce qu’il y a de plus près d’un Caucasien noir. Tu es un héros ici, un héros au Village, à Harlem et à Strip City et dans tous les putains de ghettos du pays parce que tu es le seul type qui se soit hissé au sommet rien qu’avec son cerveau et sa bouche, sans baisser froc, sans avoir besoin d’escalader un monceau de cadavres. C’est ton image de marque, vieux, et c’est toi qui l’as faite et qu’elle soit vraie ou fausse ça n’a aucune importance, parce que c’est ce que les gens veulent croire et que tu aimes bien qu’ils le croient. Et le nom de ce jeu, Claude, que tu le veuilles ou pas, c’est la politique.
Pensant à sa signature en trois exemplaires au bas des contrats de Howards, Barron répliqua :
— Moi, Rastus, j’appelle ça de la merde. Si je suis le Héros du Peuple, ça n’est pas très flatteur pour le Peuple en question… mais tout ça me fatigue. Je suis venu ici pour parler avec ce Franklin, et pas pour remettre en question les valeurs éthiques de l’univers. Tu as pu le trouver ?
— J’ai son adresse et son numéro de vidphone. J’enverrai une voiture le chercher tout à l’heure. Il vit tout près de la ville. Naturellement, tu loges chez moi ; vous pourrez y parler en privé.
Barron reluqua les somptueux bâtiments du Gouvernement qui se dressaient devant lui, puis se tourna pour contempler par la lunette arrière la pustule noire des bidonvilles qui s’étalaient comme une lèpre dans le paysage d’Evers.
Il faut que je retourne dans la rue, se dit-il. Je ne sais pas pourquoi, mais il faut que je le fasse. Pour leur montrer, à Luke, Sara, Howards, et même Franklin, pour leur montrer à tous. C’est ici que ça se passe, au niveau de la merde et du caniveau, c’est ici que se trouvent les cent millions de téléspectateurs recensés au sondage Brackett. Jack Barron retourne au Peuple… Sara jouirait dans son froc si elle voyait ça. Et pourquoi pas, après tout ?
— Excuse-moi, mon vieux, dit-il. Je ne suis pas encore mûr pour jouer au Bwana. Je préfère le rencontrer sur son propre terrain. J’irai le voir là-bas.