18

Pas moyen de sortir de ce foutu piège, se dit Barron en arpentant la terrasse du penthouse sous le ciel couvert de New York. L’humidité glacée de l’accalmie entre deux averses pénétrait sa sportjac malgré le col relevé. Le soleil couchant badigeonnait de pourpre sale l’écran de nuages opaques et les bruits étouffés de la rue à l’heure d’affluence semblaient avoir leur agressivité décuplée par la boue noire et poisseuse (composée de crachin et de bonne vieille merde new-yorkaise) qui dégringolait sur la chaussée, les trottoirs, les voitures et les gens affairés comme des insectes vingt-trois étages plus bas dans le crépuscule arrivant au galop.

Mardi soir. Bientôt la nuit, puis le matin, puis le crépuscule à nouveau et l’heure fatidique : 20 heures, heure d’été de la côte Est. Et puis… mais quoi ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Est-ce qu’il y a une seule foutue chose que tu puisses faire ?

À l’intérieur, Sara écoutait un des vieux albums crachotants de Dylan qu’elle avait apportés avec elle, et la voix sautillante venue d’un passé désuet et simple le raillait d’une involontaire ironie :

I wish i could give Brother Bill his big thrill,

I would tie him in chains at the top of the hill,

Then send out for some pillars and Cecil B. De Mille[6]

Si le vieux Dylan vivait encore, il serait soufflé de voir à quel point ses paroles tombent à pic vingt ans après. Le pauvre bâtard était un peu trop en avance pour le vrai festival de la paranoïa, il avait pressenti ce qui se passe maintenant, et ce serait formidable si ça pouvait être aussi simple que ça, le bon vieux truc à la Samson, ni vu ni connu je casse tout, j’arrive au studio enchaîné au putain de réseau, et han ! je fais s’écrouler l’édifice sur la tête de tout le monde.

Ce ne serait pas difficile de passer les bandes, de cuisiner Bennie devant le micro et de déballer aux cent millions de téléspectateurs la vérité sur les glandes-vampires molles distillant dans les veines les fluides usurpés de bébés disloqués… leur dire qui les a mises là et pourquoi, les arracher sanglantes et dégoulinantes les jeter à la face de cent millions de paumés pour qu’ils voient quel genre de héros est leur Caucasien Noir, Jack Barron le donneur de coups de pied au cul, se mettre en colère et découper Howards et sa Fondation et tous ses larbins en petits morceaux saignants… Il suffit d’écarter les bras et de pousser, et les murs de pierre crouleront et tout sera anéanti, il suffit que tu aies le courage de gueuler et de te précipiter dans l’abîme et d’entraîner Sara…

Il eut un frisson en réalisant soudain que le titre de la chanson qu’écoutait Sara était Tombstone Blues[11]. On ne pouvait trouver plus approprié en vérité.

Howards a beau être complètement dingue, il connaît la valeur d’une chose – et peut-être qu’il n’a pas tellement tort après tout. La vie. Le simple fait de survivre. L’heure de la vérité venue, aucun homme ne se transformera de son plein gré en kamikaze s’il peut faire autrement. Sara… oui, il y a Sara, stupidement chargée à l’adrénaline depuis que nous sommes rentrés du Colorado, qui s’imagine que c’est fini, que nous sommes immortels, ensemble pour l’éternité, et que demain soir c’est la nuit du jugement pour Bennie Howards avec Jack Barron le Bébé Bolchevique de retour au peuple dans le rôle de l’ange d’Apocalypse, et la main dans la main nous marcherons ensemble dans le soleil levant tralala dzim boum boum et les petits oiseaux jusqu’à la fin de l’Éternité.

Sara… Vas-y, raconte-toi que tu ne le fais pas à cause de Sara. S’il n’y avait pas Sara, tu foncerais sur Howards comme un putain de kamikaze, en criant banzaï vive l’Empereur ! Les milliers d’années je m’en fous, la complicité d’assassinat je m’en fous.

Sûr que tu le ferais. Des milliers d’années… un million d’années, renoncer à tout ça. Sûr que s’il n’y avait pas Sara tu te suiciderais rien que pour le plaisir d’emporter Howards avec toi dans la tombe. Cause toujours. Tu ferais la peau de tes burnes !

Mort… Barron retourna le mot dans son esprit, le pressa comme un citron pour en extraire tout le jus acide de la réalité brutale. Mort… Personne n’était jamais revenu pour dire comment c’était. Peut-être qu’un jour ils dégèleront quelqu’un dans leurs Hibernateurs, et alors on saura ce que c’est que d’être mort avant son trépas. Mais pas de place pour les assassins dans les Hibernateurs ; pas de congélation éclair à la sortie de la chaise électrique… « Si tu es noir, quand tu t’en vas plus d’espoir. » Le Caucasien Noir… Voilà encore un autre aspect du slogan attrape-couillon de Luke. Mort… un million d’années transformé en merde, réduit en poussière. Sûr que tu le ferais. Dommage qu’il y ait Sara, Jack Barron n’a pas peur de mourir. Mes couilles ! Le blues de la pierre tombale…

La classe t’étouffe, Barron, quand tu joues la scène du héros tu la joues jusqu’à l’os ; renoncer à plus de quarante, cinquante ans, renoncer à un million d’années, à l’éternité, pour que peut-être d’ici une centaine d’années une bande de paumés entassés dans une putain de soupente s’extasient sur la noblesse et le désintéressement de Jack Barron (vous vous souvenez ?), et tu parles d’une paire de belles jambes que ça te fera quand tu seras mort. Le Caucasien Noir de mes couilles…

« Et si tu es noir, quand tu t’en vas plus d’espoir. »

C’est cela qu’ils voient quand ils sont devant un Cauc ? Masque blanc et blafard de papier mâché contre la réalité de la mort couleur noire couleur de néant noir des damnés noir de la jungle dans le ventre des bébés noirs puits de sang noir alimentant un pâle et éternel vampire blanc ?

C’est le choix crucial – blanc ou noir, gagnant ou perdant, vivant ou mort, et pas de moyen terme. Vivant pour l’éternité sur un monceau de cadavres – ou bien faire partie des cadavres. C’est l’un ou l’autre.

Si ce n’était pas pour Sara tu serais du côté des perdants, du côté des paumés des cadavres pour l’éternité – le putain de Caucasien Noir c’est bien toi ? Sûr que c’est toi ! Sûr que tu le ferais !

Et comme un égout lâchant des gouttes de sanie grisâtre, la pluie new-yorkaise se remit à tomber, une pluie grise et lourde, poisseuse et sans surprise.

Devant lui, la cité étendait ses grises perspectives délavées ; derrière lui dans le living-room Sara avait mis en marche l’orgue chromatique qui faisait scintiller la pièce de couleurs… de musique… chatoiement des flammes orangées du foyer sur la riche moquette rouge et les boiseries… Sara rayonnante de vie innocente et immortelle… Et dans cette Californie de l’esprit qu’il s’était créée vingt-trois étages au-dessus de la grise boue new-yorkaise, il fallut que la pluie, lourde, sale et poisseuse, le frappe pendant plusieurs minutes avant qu’il ait la force de rentrer.

Le living-room puait l’Éternité. Il la sentait dans l’épaisseur de la moquette dans la flamme-phénix du foyer les accords métalliques de la guitare la plainte de l’harmonica la voix grinçante de Dylan (feu Dylan), le tam-tam de la pluie sur le dôme à facettes que l’orgue chromatique constellait de taches mouvantes dans l’odeur douce-âcre de haschisch qui flottait dans l’air le mur de bidules électroniques maintenant en couleurs vivantes le contact-réalité avec tout le reste de l’univers, écoute l’odeur chatoyante de l’Éternité ! La vie !

La vie… La vie était une flamme orangée à l’odeur de bois saisissant des steaks aux jus grésillants fumée du haschisch musique couleurs couleur bleue couleur rouge émeraude tintant sur le dôme à facettes, était la plainte répétée d’un harmonica vibrant dans la nuit, était la sensation de chaque muscle tendu alors qu’il marchait sur la moquette souple était chaque bouffée d’air inspirée-expirée-inspirée apportant l’odeur de la pluie de la flamme du haschisch du corps de Sara, était le goût de sa propre langue à l’intérieur de sa bouche, était tout ce qui arrivait à chaque instant dans son univers intérieur électrique, était la montée de son sang dans ses artères… et la vie était Sara.

Une peau blanche qu’il touchait avec ses yeux goûtait avec son nez, une nudité aux courbes soulignées par la tunique ouverte de velours noir jambes nues écartées sans pudeur sur la fourrure orange du couvre-lit, battant à retardement la mesure de sa tête blonde, agitant une Acapulco Gold à moitié fumée (encore la cendre sur le tapis, merde !) tandis que les éclairs bigarrés de l’orgue chromatique ricochaient sur les facettes du dôme caressant sa chair de mille doigts obscènes de lumière scintillante et que sur son visage s’étalait un sourire innocent sourire d’enfant de bébés déchirés limaces molles distillant leur jus sous les gros mamelons marron de plaisir hurlements de visages noirs mourant… Mollo, Jack, mollo !

Image parfaite sur l’écran moniteur de son esprit, elle était là les seins toujours fermes et massifs, peau tendre et douce des nuits de Berkeley Acapulco Los Angeles chevelure libre flottante, là dans sa chambre dans sa réalité contrôlée rêve humide de Californie de l’esprit, resterait toujours là jeune tendre et éternelle, éternelle Sara… Et sous la douce et lisse nudité, limaces molles et verdâtres distillant le sang usurpé d’enfants noirs goutte à goutte goutte à goutte goutte à goutte…

— Jack ! Tu es trempé !

Elle se leva d’un bond, les seins flottant gracieusement comme deux museaux de chiots effrontés sous l’étoffe sensuelle. Pieds nus, elle traversa vers lui la moquette à longues enjambées tandis qu’il avançait sans ciller, se débarrassant l’une après l’autre de ses pantoufles mouillées (merde pour la moquette !) et faisant glisser la sportjac. De ses doigts agiles elle ôta la chemise trempée tandis qu’il laissait fonctionnellement tomber son pantalon qu’il repoussait du pied. Puis ils se tinrent ainsi un long instant, se touchant à peine, elle en tunique lui en caleçon.

Yeux dans les yeux, yeux sans fond de Berkeley-passé-présent-New York non encore mêlé dans l’éternité, yeux vainqueurs triomphant de l’avoir ramené dans la ligne de Berkeley d’avoir gagné l’immortalité comme une sucette gratuite à lécher toute l’éternité, rien qu’à elle, sans pots cassés à payer, yeux de femme brillant d’avoir exaucé tous les rêves de la petite fille – et tout était mensonge.

Du bidon, et demain soir elle le saura, apprendra quel genre de héros je suis quand je commencerai à descendre en flammes les concurrents de Bennie au lieu de lui porter le coup de couteau qu’elle attend. Impossible de lui épargner ça, mais au moins elle n’aura jamais besoin de savoir pour les limaces molles distillant dans sa chair du sang de bébés noirs usurpé…

Il baissa les yeux devant le regard innocent qui l’accusait, fixa son attention sur le centre tactile de son corps-réalité, sur les seins flottants libres sous l’étoffe entrouverte sur le ventre lisse avec son grain de beauté décentré comme un second nombril guidant son regard vers le triangle bouclé au milieu des cuisses lisses et pleines, hyper-réelles comme la réalité sculptée d’un Michel-Ange, statue de marbre plus vivante, plus réelle que la réalité et, s’il acceptait de jouer le jeu de Bennie, tout aussi éternelle.

— Jack…

Elle sourit, soupira, se méprenant sur son regard, et laissa glisser la tunique de velours noir sur ses épaules d’un mouvement ondulant des bras qui fit tressauter ses seins. Puis elle se pencha en avant, écrasant sa poitrine contre le torse dur, image-contraste interface homme-femme, l’entourant de ses bras féminins et musclés, jeunes et tendres et vigoureux comme… un animal doté de la vie éternelle.

Elle se frotta en riant contre son torse, crocheta ses jambes de sa jambe nue et le fit basculer en arrière de tout son poids. Il se laissa faire en l’entraînant gentiment mais irrésistiblement sur lui, sentant sous ses doigts les muscles féminins de son épaule sous la douceur satinée de la peau, sentant son ventre se presser contre son ventre.

Chair contre chair, rondeur des formes rampant sur lui selon un rythme lent, il entoura de ses deux mains les fesses douces et actives, les jambes fermes qui l’enserraient se contractaient s’ouvraient à lui, l’excitaient toison contre toison tandis qu’elle remontait ses lèvres le long de son torse, laissant une coulée de vif-argent, mordillant son cou son menton, lui faisant entrevoir l’éclat de petites dents perlées le bout rosé de sa langue au moment où il ferma les yeux, ses hanches se mettant au diapason de son rythme pelvien, sa bouche rencontrant sa bouche.

Leurs haleines mêlées, il sentit les cavernes de son âme ouvertes sur sa bouche et comme une éruption de chair massive et souple la langue tiède de Sara s’engouffra en lui l’écrasant dans un renversement de plaisir masculin-féminin, l’emplissant d’une envahissante présence liquide, créature amorphe et autoguidée, organisme tremblant et aveugle issu des profondeurs intimes de son corps comme une glande-témoin des jus secrets de la vie distillés goutte à goutte distillés dans sa bouche et emplissant ses joues de liquides poisseux de sirops sécrétés goutte à goutte limace molle glande visqueuse et verte distillant sécrétant distillant sécrétant des fluides usurpés dans sa bouche gonflant ses joues du sang des bébés cancéreux, l’étouffant, le noyant dans des fluides de vie usurpés, nectar poisseux de l’immortalité volée aux bébés noirs endormis sur la longue pente de l’Éternité, sondes cathéters tuyaux de glucose convergeant obscènement en un tuyau central de mort descendant dans sa gorge, le fouillant, l’étouffant, monstrueuse langue autoguidée l’étouffant, l’étouffant, l’étouffant, faisant monter en lui d’irrépressibles réflexes de vomissement, haut-le-cœur de bébés disloqués limaces molles langue aveugle et poisseuse emplissant sa bouche de fluides usurpés selon un atroce rythme pelvien…

Dans un spasme-réflexe affolé, il repoussa la bouche de Sara, secoué par l’horreur de ce qu’il venait d’éprouver, et elle resta sur lui inerte, le regard confus et meurtri, tandis qu’il la regardait comme un animal pantelant pris au piège.

— Jack… ? Qu’est-ce qu… Tu…

Il sentit l’intérieur de ses joues se durcir et se contracter, sa langue gonfler et se dessécher comme une masse de cuir bouilli. Non, se dit-il. Je ne peux pas vivre avec une femme si chaque fois que je la touche elle a le goût de glandes vertes limaces molles distillant des fluides de vie usurpés. Il faut que je lui dise, car sinon nous serons l’un pour l’autre des morceaux de viande malpropre, séparés pour l’éternité, nous mentant pour l’éternité. Il faut que je lui dise, quoi qu’il arrive.

— Entre nous… la vérité, Sara, murmura-t-il. Je… j’ai quelque chose à te dire.

Elle s’étendit contre lui, lui prit les joues dans ses mains moites.

— Que se passe-t-il ? Je ne t’ai jamais vu ainsi… Quand je t’ai embrassé c’était comme si j’embrassais un… (Il sentit son corps frémir contre lui.) Et ça t’a donné… la nausée, n’est-ce pas ? Je l’ai senti.

— Pas toi, Sara. Je te jure que ce n’était pas toi. C’est moi, c’est ce foutu monde de merde, c’est Benedict Howards…

Benedict Howards ? Qu’est-ce que le fait de faire l’amour avec moi a à voir avec Benedict Howards ?

Barron fit une grimace. Comment lui expliquer : C’est comme ça, tu comprends, tu es une meurtrière, tu as des glandes dans ton corps qui ont été volées à des bébés, qui te souillent tellement que je les sens quand je t’embrasse ?

— Sara… Bordel ! gémit-il, éprouvant un spasme de futilité. Je ne sais pas comment te dire ça. Nous sommes des meurtriers, des meurtriers. Nous avons l’immortalité dans nos corps… mais sais-tu à quoi ça ressemble ? Ça ressemble à des glandes molles – tu as déjà vu des glandes ? – vertes et moites et distillant une horrible substance qui te maintient en vie, qui nous maintient en vie pour l’éternité. Juste une question de glandes, c’est tout ce à quoi tient notre immortalité. Mais ce ne sont pas les nôtres, Sara, nous les avons volées. Volées à des enfants, des bébés morts et disloqués…

Il eut un spasme de répulsion glacée. Le regard de Sara paraissait s’être retiré à des années-lumière de là ; il vit son corps devenir une masse molle, ses mains tomber sur son torse tandis qu’elle murmurait :

— Mais de quoi parles-tu ?

— De ce que nous a fait Howards. Son traitement pour l’immortalité, c’est une transplantation de glandes, rien d’autre. Ils irradient les glandes pour les stabiliser parfaitement, et elles empêchent notre corps de vieillir, pendant l’éternité. C’est ce qu’ils appellent l’équilibre homéostatique endocrinien. Mais ce ne sont pas nos glandes, tu comprends ? Des glandes d’enfants. Ça ne marche qu’avec des glandes d’enfants. C’est pour ça que Howards a tué Hennering. Il avait découvert que la Fondation achetait des enfants pour les soumettre à des radiations mortelles afin d’équilibrer leur système endocrinien et de transplanter leurs glandes pour rendre des adultes immortels.

— Mais… mais les enfants, qu’arrive-t-il aux enfants quand on leur enlève leurs…

— Bordel de merde, qu’est-ce qui te prend ? hurla Barron, sentant les vibrations se répercuter dans la poitrine nue qui était contre lui. Tu n’as pas entendu un seul mot de ce que je viens de dire ? Ça les tue, Sara. Ça les tue ! Si les radiations ne les tuent pas d’abord, c’est l’opération qui le fait. Si toi et moi nous sommes vivants et immortels, c’est grâce à la mort de deux enfants achetés exprès par Howards. Nous sommes des meurtriers, c’est ce que j’essaie de te faire comprendre, des meurtriers purement et simplement !

Il la vit, la sentit se rétracter dans une attitude fœtale, ses épaules se dérobant, ses genoux remontant le long de ses cuisses comme du papier qui se racornit au contact du feu. Ses mâchoires s’affaissèrent, et au fond de ses yeux parut s’opérer une régression comme un plan de coupe rapide avec effet de zoom inversé.

— Des meurtriers… meurtriers… meurtriers… (Elle retourna le mot dans sa bouche jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un assemblage de syllabes indistinctes et dépourvues de signification.)

Barron lui saisit les joues dans ses mains, et la secoua. Son corps se détendit un peu mais son regard était toujours absent, à des années-lumière de là, électriquement isolé, et lorsqu’elle parla ce fut avec la voix d’un capitaine d’astronef parvenant froide et détachée de quelque part au nord de Pluton.

— Dans mon ventre ? Des glandes ? Des enfants ? Mutiler des enfants, déchirer des enfants et leur arracher des morceaux de chair vivante pour les recoudre dans mon ventre ?

— Sara, je t’en supplie, tu ne vas pas perdre la boule maintenant, fit Barron d’une voix stridente. Imagine ce que je ressens à l’idée que Bennie m’a roulé, m’a couillonné comme un débutant, m’a forcé à lui demander de me rendre immortel, à lui faire mille concessions pour finalement, au moment où je crois avoir remporté la victoire pour toi et moi, m’apercevoir que… m’apercevoir qu’à l’intérieur de moi…

— Tu ne savais pas ? dit-elle, bondissant comme un chat acculé dans un coin. Il ne t’a rien dit ? Il t’a roulé, et quand tu t’es réveillé seulement il t’a tout expliqué ?

— Pour qui me prends-tu ? hurla Barron. Tu crois que je l’aurais laissé me faire une chose pareille si j’avais été au courant ? Tu crois que je l’aurais laissé disséquer des bébés rien que pour pouvoir devenir immortel ? Qu’est-ce que tu crois donc que je suis ? Un foutu monstre ?

— C’est lui qui nous a fait ça, murmura Sara d’une voix rauque. C’est lui, c’est ce monstre avec ses milliards et ses corps congelés et ses tueurs et ses yeux de reptile glacé qui voient à travers vous, qui vous mesurent, vous évaluent comme un quartier de viande… Nous n’avions pas une chance contre lui, personne n’a aucune chance, Benedict Howards peut forcer n’importe qui à faire n’importe quoi, il peut vous rouler ou vous acheter ou vous tuer. Personne ne peut l’arrêter. Et ce sera ainsi toute l’éternité, il achètera des enfants, les disséquera, les possédera, il possédera tout le monde, jusqu’à la fin des temps, avec son regard de reptile, avec…

— Sara ! Pour l’amour du ciel, Sara !

Soudain elle agrippa son torse, ses doigts se transformant en griffes qu’elle lui enfonça cruellement dans la chair.

— Il faut que tu l’arrêtes, Jack ! Toi seul peux l’arrêter ! Nous ne pourrons plus vivre avec nous-mêmes, nous ne pourrons plus vivre ensemble, vivre avec ces choses volées dans nos corps tant que tu ne l’auras pas arrêté ! Il faut que tu le fasses !

Il aurait voulu crier : oui ! oui ! je le ferai ! mais au lieu de cela se trouva confronté avec la même froide réalité. Jouer au kamikaze, c’est la seule façon de lutter contre Benedict Howards. Et ça nous conduit à la chaise électrique en même temps que lui… mourir, pourrir mangé par les asticots, ne rien sentir ne rien entendre ne rien voir… n’être plus rien. Renoncer à être jeunes et ensemble un million d’années. Un million d’années de bébés disséqués de glandes vertes limaces molles distillant goutte à goutte leurs fluides usurpés…

— Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! cria-t-il. Bennie a été trop malin pour moi. Ces contrats que nous avons signés sont une reconnaissance implicite de complicité d’assassinat. Tu sais ce que ça signifie ? Ça signifie que nous serons jugés pour meurtre. Je dénonce Bennie, et il nous dénonce et nous finissons tous en chœur sur la chaise électrique. Morts. Je règle son compte à Bennie et nous mourons tous. Tu sais ce que ça veut dire, mort ? Tu sais à quoi nous renoncerions ?

— Ce n’est pas juste ! s’écria-t-elle. Nous n’avons rien fait ! Nous ne sommes pas des assassins nous sommes des victimes, tout comme les enfants. Nous ne savions pas !

— Nazis ? ironisa Barron avec un fort accent prussien. Che fous assure que nous n’avons chamais été nazis, nous étions dans la Résistance comme quatre-vingts millions d’autres Allemands. Nous ne savions pas, nous ne faisions qu’exécuter les ordres. Jawohl, mein Herr, chuste les ordres ! Va dire ça aux juges, ma poupée, et on verra où ça nous mènera quand Bennie produira vingt témoins à sa solde qui jureront que nous savions très bien en quoi consistait le traitement quand nous avons signé. Il nous a eus, Sara, il n’y a rien que nous puissions faire si nous voulons rester en vie pour le raconter.

— Mais il faut faire quelque chose ! Nous ne pouvons pas le laisser agir comme il veut ! Il doit bien y avoir un moyen de l’arrêter !

— Le seul moyen, dit Barron, c’est le bon vieux kamikaze. Tu es prête à le faire ? Tu es prête à mourir, maintenant que tu as un million d’années devant toi ? Tu as assez de couilles au cul pour te suicider ?

— Non, dit-elle simplement, mais avec des abîmes de tourments dans ses yeux.

— Moi non plus, fit Barron, et il sentit en lui quelque chose se réfugier à l’échelle point-de-phosphore d’une réalité-ersatz électronique.

— Ce n’est pas juste… ce n’est pas normal…, murmura Sara, et sa peau devint froide et son regard aussi opaque et indéchiffrable qu’un miroir en acier inoxydable.

— Tu as sans doute raison, dit-il tandis que le corps de Sara, masse de chair maintenant inerte et irréelle, pesait obscènement sur lui. Mais c’est comme ça, il n’y a rien à faire.

Et soudain l’air de la chambre leur parut glacé et ils se levèrent et s’habillèrent sans s’adresser un mot. Comme deux étrangers.

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