— Propre ? dit Benedict Howards, ignorant son collaborateur au visage vide de gratte-papier et admirant par la grande baie vitrée les murs blancs du Complexe central d’Hibernation de Long Island, monolithe à la gloire de l’immortalité qui s’élevait comme un démenti à l’incompétent Wintergreen, serviteur de la mort cercle noir qui s’estompe, complice irresponsable de Jack Barron. Personne n’est tout à fait propre, Wintergreen, répéta Howards, et certainement pas quelqu’un avec un passé aussi chargé que ce Jack Barron : Fondateur de la Coalition pour la Justice Sociale ; ex-agitateur de Berkeley ; ami d’enfance de toute la racaille prochinoise du pays… et vous osez venir me dire en face que Barron est propre ? Propre comme une fosse d’égout, oui.
Wintergreen tripota l’épais dossier de carton jaune qu’il tenait dans ses mains et qu’il ne cessait de retourner nerveusement sur ses genoux.
— C’est-à-dire que dans ce sens, oui, monsieur Howards, vous avez raison. (Oui, monsieur Howards. C’est tout ce que ce damné singe sait dire, pensa Howards.) Mais j’ai là un dossier complet sur Barron, et je ne vois rien que nous puissions utiliser contre lui. Absolument rien. J’engage ma réputation là-dessus, monsieur.
— Vous engagez bien plus que votre soi-disant réputation, répliqua Howards. C’est votre job qui est en jeu, et aussi votre place dans un Hibernateur. Je n’ai pas l’intention de continuer à payer un « directeur des recherches personnelles » pour qu’il me chie un tas de papiers sans valeur alors que c’est la tête d’un homme que je veux. Vous êtes payé pour trouver un levier à utiliser contre Jack Barron, et vous le trouverez.
— Mais je ne peux pas fabriquer quelque chose qui n’existe pas, gémit Wintergreen. Barron n’a jamais appartenu à aucune organisation subversive, comme certains de ses amis. On ne peut l’associer à rien de plus compromettant que quelques manifestations techniquement illégales, et par les temps qui courent ce genre de chose est propre à faire de lui un héros plutôt qu’un criminel. Il n’appartient plus à la C.J.S. : il l’a quittée un an après avoir eu son émission de télé. Il gagne beaucoup d’argent, dépense libéralement mais ne s’endette jamais. Il couche avec un grand nombre de femmes non mariées, ne se livre à aucun vice illégal, n’absorbe aucune drogue interdite par la loi. Il n’y a rien dans tout cela que nous puissions retourner contre lui, et c’est dans ce sens, le sens où vous l’entendez, monsieur, qu’on peut dire qu’il n’a absolument rien à se reprocher. (Wintergreen reprit son dossier, qu’il se mit à plier nerveusement sur les bords).
— Cessez de jouer avec ce dossier ! éclata Howards. (Foutu crétin. Ce pays est rempli de crétins qui ne sauraient pas retrouver leur cul sans s’aider d’une boussole.) Donc, nous ne pouvons pas faire chanter Barron, dit-il en savourant l’effet produit sur Wintergreen par la brutalité de l’expression « faire chanter ». Ce type-là, vivre immortel ? pensa-t-il. Ce besogneux terne et foireux, immortel ? L’immortalité est pour ceux qui ont des couilles, qui ont eu le courage de lutter, de s’élever des plaines stériles du Texas aux cercles du pouvoir cercles d’éternité, les autres sont juste bons à jeter aux poubelles cercle noir qui s’estompe, n’ont que ce qu’ils méritent – comme ce minable trouillard de Hennering.
— Il est possible qu’on ne puisse pas le faire chanter, reprit Howards, mais n’importe qui peut être acheté, une fois qu’on connaît son prix.
— Vous lui avez déjà proposé ce qu’il y a de plus élevé, un contrat d’Hibernation, et il n’a pas accepté.
— Il n’a pas refusé non plus. Je m’y connais en hommes, j’ai assez de flair pour évaluer le prix de chacun. C’est ce qui m’a permis d’arriver où je suis. Vous, par exemple, je connais le vôtre jusqu’au dernier dollar, plus d’argent que vous ne pouvez en dépenser et une place réservée dans un Hibernateur. Et vous m’appartenez entièrement parce que j’ai les moyens de vous payer votre prix. Barron n’est pas différent de vous ni de n’importe qui. Il a envie de ce contrat, vous pouvez parier là-dessus. Il est prêt à marcher avec moi sous certaines conditions. Pour le prix que j’offre, il fera ce que je dis tant que je répondrai à ses questions et qu’il aimera les réponses. Je peux louer ses services jusqu’au moment où il jugera qu’il peut me trahir en toute impunité. Mais une fois le contrat signé, rien ne l’empêchera de me trahir aussitôt. Et Barron n’est pas homme à faire quoi que ce soit pour moi avant d’avoir signé. Avec un type comme ça il faut faire attention. Je veux qu’il ne puisse pas s’échapper. Et pour le tenir entièrement, un contrat d’Hibernation n’est pas un prix assez élevé. C’est pourquoi j’ai besoin de vous. Il doit y avoir quelque chose qu’il désire plus que de l’argent et qu’il ne peut pas obtenir par lui-même.
— Euh… il y aurait bien son ex-femme, dit Wintergreen en hésitant. Mais je ne vois pas comment nous pourrions…
— Ex-femme ? tonna Howards. (Scribouillard de mes deux, septuagénaire pouffi, tu ne vois pas que ça crève les yeux ? Un égomaniaque comme Barron a nécessairement quelque part une femme qui signifie plus pour lui qu’une vulgaire partie de jambes en l’air. Comment disent-ils, ces intellectuels hippies, Bolcheviks de mes fesses ? Pour lui baiser la tête. Oui, il a sûrement une femme pour lui baiser la tête, donc elle peut faire elle aussi guili-guili avec la sienne.) Eh bien, accouchez donc, imbécile ! Qui est cette ex-femme ? Pourquoi se sont-ils séparés, s’il tient toujours à elle ? C’est ce que je cherchais depuis le début, triple idiot ! Est-ce qu’il faut que ce soit toujours moi qui pense à tout ?
— J’ai bien peur que ce ne soit sans espoir, monsieur Howards, répondit Wintergreen en tripotant à nouveau son dossier jaune. (Howards faillit se remettre à hurler, puis se ravisa. Ne pas s’emporter, patience, j’ai l’éternité devant moi, j’ai tout mon temps.) Elle s’appelle Sara Westerfeld, monsieur Howards. Elle habite ici, à New York, au village. Elle est spécialisée dans la décoration kinesthopique. Elle a connu Barron quand il était étudiant à Berkeley. Ils ont vécu ensemble un ou deux ans avant de se marier, puis ont divorcé deux ans après qu’il a eu l’émission. J’avais pensé à elle, monsieur Howards, et j’ai fait une enquête. Mais ça se présente très mal… Elle a la carte de la C.J.S., et elle soutient activement la Ligue pour l’Hibernation publique. Vous savez ce que ces gens-là pensent de nous. Et d’après les renseignements que j’ai pu avoir, elle déteste Barron autant qu’elle nous déteste. C’est en rapport avec le fait qu’il est devenu une grosse vedette de la télévision.
— On croirait vous entendre décrire la reine des hippies, fit Howards.
Merde, pensa-t-il, c’est bien de Barron, de s’en ressentir pour une Bolchevique de Berkeley aux cheveux longs ! Il reste qu’elle le déteste. Bon. Cela signifie qu’il ne peut pas l’avoir par ses propres moyens. J’achète Sara, et avec Sara je peux acheter Barron.
— Avec qui couche-t-elle ? demanda-t-il de but en blanc.
— Demandez-moi plutôt avec qui elle ne couche pas. Elle semble avoir été la maîtresse d’à peu près tous les inadaptés sociaux du village. Et il est rare que ses liaisons durent longtemps. C’est de toute évidence une nymphomane.
Clic ! D’un seul coup, toutes les pièces du puzzle s’ordonnèrent dans l’esprit de Howards. Bien sûr que Jack Barron baisait avec toutes les femmes de la création. Bien sûr que de son côté elle agissait de la même manière. Pourtant, ils étaient restés ensemble pendant longtemps, ils n’avaient pas pu changer sans raison du jour au lendemain. Ils avaient une raison, et elle crevait les yeux…
— Wintergreen, dit-il, il est évident que vous ne connaissez rien aux femmes. Il est clair comme le jour qu’elle tient encore à lui, qu’elle le déteste ou non. C’est pourquoi elle se donne tout ce mal pour l’oublier. Et c’est le genre de femme qu’on achète le plus facilement. Qu’on lui donne un prétexte pour retourner avec lui et elle sera ravie, parce que tout ce qu’elle attend c’est une excuse vis-à-vis d’elle-même pour aller se glisser dans le lit de Barron. Cela signifie qu’elle ne demande qu’à être achetée, même si elle ne le sait pas encore.
Howards sourit car une fois, se dit-il, que je l’ai fourrée dans le lit de Barron, je la tiens d’un bout à l’autre parce que la pire catastrophe pour elle ce serait que Barron apprenne mon rôle dans cette affaire, apprenne que je l’ai soudoyée pour faire la putain, et à partir de là elle est obligée de filer doux, et une fois qu’elle est dans ma poche Barron est dans ma poche.
— Je veux voir Sara Westerfeld dans ce bureau avant la fin de la journée, dit-il, et peu m’importent les moyens que vous emploierez. Utilisez la force si nécessaire. N’ayez crainte, elle n’ouvrira pas la bouche et ne portera pas plainte lorsque j’en aurai fini avec elle.
— Mais, monsieur Howards, une femme comme ça, comment voulez-vous… ?
— C’est mon affaire. De toute évidence, elle a des termites dans la tête et ce genre de fille on peut l’acheter au rabais. Faites ce que je vous ai dit, et… cessez de tripoter ce fichu dossier !
Seigneur, ce que je peux être fatigué, se dit Howards. Fatigué d’avoir à tout faire par moi-même, fatigué des politiciens comme Hennering avec leurs scrupules à la con, fatigué de lutter des plaines stériles et froides jusqu’aux puits de pétrole actions cotations cercles du pouvoir de Los Angeles, Houston, New York, Washington, de lutter contre les docteurs, infirmières, tubes enchevêtrés pénétrant dans son nez, sa gorge, drainant tous ses fluides vitaux vers des bocaux de plastique, de lutter contre le cercle noir qui s’estompe avec le pouvoir de l’argent de la peur, pouvoir de la vie contre la mort, lutter, lutter, toujours tout seul, minables crétins irresponsables sycophantes abrutis inutiles cinglés tous du même côté que la mort du même côté que le cercle noir de néant qui s’estompe, rétrécit, rétrécit…
Ils n’auront pas Benedict Howards ! Tous ces médecins, Palacci, Bruce, internes, endocrinologistes, chirurgiens, au service de la Fondation, tous vendus à Benedict Howards, cette fois-ci nous avons réussi, équilibre endocrinien homéostatique jeunesse vigueur santé – je le sens en moi quand je me lève, mange pisse touche une femme dur vigoureux vif comme au temps de Dallas Los Angeles puits de pétrole, toute la nuit, et le matin vaillant plein de sève, pour l’éternité Mr Howards, l’anabolisme équilibre le catabolisme, Mr Howards, immortel Mr Howards.
Lutter, lutter, lutter, pour avoir aujourd’hui tout ce que je voulais. Pouvoir de l’argent, pouvoir de la vie contre la mort, sénateurs (maudit Hennering) gouverneur président… ? (maudit salaud de Hennering !), Mr Howards, pour l’éternité Mr Howards.
Et personne ne se dressera entre l’éternité et Benedict Howards ! Ni Teddy Hennering ni Ted le Prétendant ni Greene le Nègre bolchevique ni Jack Barron le singe saltimbanque… Les acheter tous, les tuer tous, tous alliés de la mort cercle noir qui s’estompe, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux catégories d’hommes : les hommes de la Fondation et les autres, les crevés, nourriture pour les asticots.
Encore un dernier combat, pour préserver l’éternité, mon éternité. Faire passer le projet de loi, trouver un autre homme de paille (enfant de pute de Hennering), le faire président, contrôler tout, contrôler le Congrès la Maison-Blanche, les Hibernateurs, pouvoir de la vie contre la mort, pouvoir de l’immortalité, contre le cercle noir de la mort qui s’estompe, qui rétrécit… pour l’éternité…
Et puis se reposer, dix mille ans, dans la jeunesse, la vigueur, la santé (femmes au teint réfrigéré, mes femmes), dans les arènes réfrigérées du pouvoir (mon pouvoir, mon pays, tout à moi pour l’éternité).
Et le pauvre Jack Barron, intellectuel bolchevique de mes fesses, qui croit qu’il peut me résister, menacer, marchander. On ne joue pas avec Benedict Howards au jeu de la vie et de la mort. Je l’écraserai comme une punaise. Il m’appartiendra, m’aidera à faire passer le projet de loi malgré la trahison de Hennering… Qui achète Barron achète le canal qui permet de convaincre cent millions de paumés, posséder cent millions de crétins corps et âme… le Congrès, la Maison-Blanche… quand ils sauront, il sera trop tard, trop tard… pour l’éternité…
La dernière pièce de l’échiquier du pouvoir, Jack Barron de mes fesses, voilà ce que tu es. La dernière petite pièce qui donnera à la Fondation l’avantage sur les sénateurs, gouverneurs, président, le levier qui mettra la machine en place pour l’éternité.
Donnant donnant, hein, Barron ? Jack Barron est entièrement propre. Il n’a rien à se reprocher. Jack Barron veut poser des questions, mettre son nez dans les affaires des plus puissants que lui… Tu te croyais hors d’atteinte des griffes de la Fondation, hein ? Mais personne ne résiste longtemps à Benedict Howards. J’ai trouvé le point faible, Barron. Tout le monde en a un, il suffit de chercher un peu.
Sara Westerfeld. Howards savoura le nom, dégustant chaque syllabe avec sa langue. Une putain au cerveau détraqué mais elle le tient par les couilles, hein, Barron ? Tu te croyais fort, capable de tenir tête à Benedict Howards…
Howards sourit en ce carrant dans son fauteuil, sûr de lui, attendant l’arrivée de Sara Westerfeld, le premier maillon de la chaîne qui lui permettrait d’acheter Jack Barron, d’acheter cent millions de crétins, sénateurs, membres du Congrès, président… Sara Westerfeld, ennemie de la Fondation, membre de la Ligue pour l’Hibernation publique.
— Bien sûr, s’exclama Howards à haute voix. Ça ne pouvait être que ça, il n’y avait pas d’autre explication ! Tous ces détraqués de la Ligue exigent un projet fédéral d’Hibernation dans l’espoir d’avoir une place à eux dans un Hibernateur. J’offre à cette conasse un contrat gratuit, et je l’ai dans la poche avant d’avoir eu le temps de faire ouf. Prix de Sara Westerfeld : Jack Barron et l’éternité. Et l’un est son prétexte pour obtenir l’autre. Heureuse Sara Westerfeld !
La curiosité, la fascination, la peur, le mépris, se nouaient dans son estomac lorsque Sara Westerfeld descendit de l’automobile arrêtée devant l’entrée du Complexe central d’Hibernation de Long Island. Un temple, se dit-elle éblouie par la blancheur du gigantesque édifice dédié à la mort. Un temple égyptien ou aztèque où les prêtres rendent un culte au dieu de la laideur et prient pour se concilier les idoles à tête de serpent dans l’espoir de conjurer le dieu sans visage auquel ils continuent à rendre hommage dans la peur. Dieu de la mort sans visage, comme un grand édifice blanc sans fenêtres ; et à l’intérieur des momies froides, froides, dormant dans leur sarcophage d’hélium liquide, attendent d’être ressuscitées.
Elle frissonna lorsque l’homme au crâne dégarni lui toucha le bras, comme si à travers lui elle sentait le contact glacé de l’hélium liquide, le contact reptilien de Benedict Howards qui l’attendait dans son antre de mort sans fenêtres… Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Elle suivit cet individu qui était venu chez elle lui signifier son invitation trop polie – politesse des dictateurs des flics de Los Angeles politesse sinistre à la Peter Lorre flics en civil voitures cellulaires flics antimanifestations armés bottés casqués derrière un sourire de crocodile – traversa la pelouse à l’aspect étrangement artificiel en se disant, ce n’est pas possible, ça ne peut pas arriver ici, nous avons des droits, respect des libertés individuelles…
Sara Westerfeld frissonna. Une fois plongée dans l’hélium liquide, elle ne pourrait plus être libérée par aucune force au monde tant que la Fondation n’aurait pas découvert le moyen de décongeler les corps…
Ressaisis-toi ! Personne n’a l’intention de te congeler, une petite conversation et c’est tout, a-t-il dit. Avec Benedict Howards. Une petite conversation entre une puce et un éléphant. J’ai la frousse, s’avoua-t-elle. Je ne sais pas de quoi, mais on peut dire que j’ai la frousse. Le pouvoir, affronter la réalité, voilà ce qu’il me dirait : Descendre dans l’arène, contempler la machine du pouvoir à l’œuvre, Sara, baby.
Voilà ce qu’il me dirait, le sale lâche. Ils sont de la même race, Howards et Jack. Il saurait, lui, ce qu’il faut lui dire à ce lézard venimeux. Jack…
Après la pelouse, une allée qui longeait la façade latérale de l’Hibernateur puis un bâtiment plus petit percé de fenêtres. Corridors froids aux murs bleu pastel, moquette rouge, portes de noyer d’où filtraient des odeurs de café, des cliquetis de machines à écrire, des voix humaines. Un bâtiment administratif. Ce n’était pas encore le théâtre des opérations, l’odeur chimique des rangées et des rangées de corps glacés attendant leur heure dans le plus froid de tous les mausolées du monde. Un simple bâtiment administratif, conçu avec l’horrible goût texan de Benedict Howards.
Mais elle avait peur quand même. Bâtiment sans visage pareil à l’Hibernateur sans fenêtres, dieu de mort sans visage Benedict Howards politesse sans visage du messager maudite réalité sans visage de Jack monde où le pouvoir est roi où les gens ne sont que des images des pions sans visage sur l’échiquier de la vie et de la mort.
Rien à voir avec mon univers à moi, se dit-elle. Fausse réalité de camés à l’acide ayant dépassé la dose, monde d’intoxiqués hérissé de délire paranoïaque. Je suis comme une créature de chair évoluant au milieu d’une forêt de couteaux dressés, de bites d’acier.
Jack… Jack, enfant de salaud, pourquoi n’es-tu pas ici à côté de moi ? Il saurait te régler ton compte, Howards ! Jack au courage tendre et passionné, Jack défiant les flics de Berkeley, de Los Angeles, de l’Alabama affrontant les Blancs du Sud les juges, mon homme et moi seuls faisant l’amour en plein air son corps contre le mien au lit lui sur un coude tenant le vidphone à la main Luke à l’autre bout du fil refaçonnant le monde entourés d’un cercle d’amis visages attentifs yeux brillants écoutant la voix de l’espérance dans mon lit faisant tout paraître possible. Un homme, un vrai, Howards, pas une créature reptilienne ambulante, un cylindre de chair dur, plus endurant qu’un piston en acier huilé.
Oh, Jack, que s’est-il passé, pourquoi n’es-tu pas à côté de moi maintenant mon chevalier à l’armure de chair, j’ai besoin de tes bras autour de moi face à la foule grondante avec ta seule voix pour épée, notre amour pour armure…
Elle frissonna quand l’homme au crâne dégarni lui ouvrit la porte, la fit passer par un bureau désert (tasse de café à moitié bue sur le bureau de la secrétaire) comme évacué en hâte avant la rencontre reptile-humain acier-chair. Et elle se rappela à quel point désormais elle était toute seule, séparée dans le temps et l’espace de son seul et unique chevalier à l’armure rouillée – tout ce qui restait du Jack Barron qui lui tourmentait la mémoire.
Et elle se rappela les derniers mots qu’il lui avait dits, des mots tristes, désolés, sans même la chaleur de la colère : « C’est fini, Sara, le temps de la Croisade des bébés. Trouve-toi un gentil garçon plein d’idéalisme avec une grosse pine en or, et tu seras peut-être heureuse. Nous vivons dans deux mondes différents. J’ai ma petite place dans l’existence, tu as la tienne, et même pour tes beaux yeux, Sara, je n’accepte pas de redevenir un paumé. » Et il était parti sans même l’embrasser une dernière fois.
Le souvenir glacé la durcit. Puisant chaleur et colère dans les images du Jack d’autrefois et de celui de maintenant, elle pénétra dans le bureau tandis que l’homme au crâne dégarni s’effaçait en disant :
— Monsieur Howards, voici Sara Westerfeld.
Et refermait la porte derrière elle.
L’homme assis au bureau de teck ultra-strict et nu (ce n’est pas son bureau, pensa-t-elle, on voit bien que personne ne l’habite régulièrement) ressemblait davantage à un gros poupon rose, portant un complet rouge foncé et une cravate ascot à la mode des années 70, qu’à Benedict Howards, requin censé nager dans les eaux troubles du pouvoir-folie-mort.
Il lui fit signe d’une grosse main molle de s’asseoir dans un luxueux fauteuil en cuir et teck aussi inconfortable que sa conception était de mauvais goût et la regarda de ses yeux de tigre, yeux de junkie à l’éclat cruel, deux trous noirs aux reflets kinesthopiques, yeux de pouvoir et de peur.
— Miss Westerfeld, dit-il, je suis Benedict Howards.
— Que me voulez-vous ? dit-elle en s’enfonçant dans le fauteuil exprès conçu, réalisa-t-elle, pour la soumettre à un interrogatoire, pour la livrer à l’emprise paranoïaque du pouvoir.
Howards lui fit un sourire reptilien de fausse sympathie, ses joues roses se contractant en un rempli de chair morte et froide autour de ses yeux à l’éclat insensé.
— Ce que j’ai à vous demander, miss Westerfeld, n’est rien à côté de ce que je vais vous offrir en retour.
— Rien qui vienne de vous ne m’intéresse, et je ne vois vraiment pas ce que vous pourriez avoir à me demander. À moins (serait-il possible que ce soit aussi bête que ça ?) que vous ne désiriez quelque effets kinesthopiques pour ce bureau ? Ou peut-être la décoration du bâtiment entier ? J’ai déjà effectué des aménagements de ce genre, et cet endroit aurait certainement besoin d’un peu de…
Howards l’interrompit avec une sorte de gloussement amusé :
— Je suis beaucoup plus intéressé par la vie que par l’art, dit-il. N’est-ce pas votre cas, Sara ? N’est-ce pas le cas de tout le monde ?
— Je ne comprends pas de quoi vous parlez. Et je ne vous ai pas donné la permission de m’appeler Sara.
Il ignora simplement sa réponse et poursuivit comme s’il parlait dans un vidphone où la liaison ne se faisait que dans un sens.
— Vous êtes dans la décoration, dit-il. Moi ma spécialité c’est la vie. La vie éternelle. Ça ne vous intéresse pas un peu ?
— Je ne m’intéresse ni à vous ni à votre horrible Fondation. Vous êtes un personnage répugnant et monstrueux, et je trouve dégoûtante votre façon de donner un prix à… l’existence elle-même. La seule chose qui pourrait m’intéresser chez vous, ce serait de savoir comment vous faites pour vous regarder dans une glace sans vomir. Que voulez-vous de moi, pourquoi m’avez-vous forcée à venir ici ?
— Personne ne vous a forcée, ma chère. Vous êtes venue de votre plein gré. On ne vous a pas… kidnappée.
— Mais si je n’étais pas venue de mon propre gré, on aurait utilisé des moyens plus persuasifs, n’est-ce pas ? fit-elle, sentant peu à peu la peur céder la place à la colère. Votre pine en acier nickelé, vous pouvez vous la mettre quelque part, Benedict Howards !
— Je vais vous dire pourquoi vous êtes venue ici de votre plein gré, fit Howards. Vous ne me la faites pas avec vos grands airs. On ne la fait pas à Benedict Howards. Vous êtes venue ici parce vous êtes fascinée, comme les autres, vous êtes venue respirer une bouffée d’éternité. Ne me faites pas croire que ça vous laisse indifférente, aucun homme, aucune femme n’est indifférent à l’idée qu’il a sa place toute prête dans un Hibernateur, que le jour où il mourra, où le cercle noir se refermera, il pourra se dire que ce ne sera pas pour toujours, que l’obscurité ne durera que le temps d’un sommeil, qu’on ne le bourrera pas de formaldéhyde pour qu’il aille ensuite nourrir les asticots, et fini Sara Westerfeld. Personne n’est indifférent à l’idée qu’un beau jour il aura la santé, la beauté, la vie éternelle. C’est pour ça que vous êtes ici, et personne ne vous a forcée, vous pouvez repartir quand vous voudrez, allez-y, je vous défie de tourner le dos à l’immortalité.
Et pendant qu’il disait cela, il la mesurait de ses yeux glacés de belette, ses yeux sataniques à l’odeur de soufre, se repaissant de ses propres mots que lui renvoyait le visage de Sara Westerfeld, nourrissant son sourire tranquille, reptilien, qui disait qu’il savait tout, savait à l’avance ce qu’elle allait dire et pourquoi, connaissait ses rouages intimes, ses leviers mieux qu’elle, et pour des raisons à lui qu’elle ne comprendrait jamais, était prêt à les faire agir.
— Je… je ne pense pas que vous m’ayez fait venir ici pour discuter philosophie, répondit-elle d’une voix mal assurée.
— Philosophie ? répéta Benedict Howards en prononçant le mot du bout des lèvres. Je ne suis pas en train de vous débiter des conneries comme à Berkeley, ma chère amie. Je vous parle de la mort, la réalité la plus dure qui soit. Vous connaissez plus dur, vous ? Moi pas. Et la mort, j’ai vu son horrible visage en face, vous pouvez me croire sur parole, le cercle noir qui s’estompe et se referme sur vous, avec votre vie drainée goutte à goutte dans des éprouvettes, c’est le pire visage qui soit. Et c’est ce qui va vous arriver, Sara Westerfeld, sans que vous ne puissiez rien faire pour l’éviter. La semaine prochaine, ou l’année prochaine, ou dans soixante ans peut-être, vous vous trouverez au bord de ce puits sans fond, et la dernière chose que vous penserez jamais c’est que vous allez cesser de penser pour l’éternité. Vous avez appris ça en philo à Berkeley, miss Westerfeld ?
— Qu’essayez-vous de me faire ? hurla Sara au bord d’un abîme noir trou sans fond être contre néant homme-reptile en décomposition gribouillant d’indicibles messages de peur sur les murs des latrines de son esprit.
— J’essaie de vous acheter, miss Westerfeld, répondit-il doucement. Et croyez-moi, vous vendrez. Personne ne refuse une offre de Benedict Howards. Parce que je paie avec la meilleure monnaie qui soit. Je vous achète entièrement, mais je vous paie entièrement aussi. Ma monnaie, tout le monde en demande.
— Vous êtes fou ! dit Sara. Je ne veux rien vous vendre, à aucun prix et pour aucune raison.
— Imaginez ce que c’est que d’être morte, chuchota presque Howards d’une voix hypnotique. Morte… un morceau de chair pourrissante mangée par les vers. La fin de tout ce que vous étiez, Sara, la fin de tous vos foutus principes et de tout ce que vous souhaitiez être un jour. Rien n’est plus fort que la mort, miss Westerfeld. Tôt ou tard, tout ce que vous avez pu accomplir ou pas se résume à un morceau de pourriture. Et c’est toujours plus tôt qu’on ne voudrait.
— Mais pourquoi… pourquoi… ? murmura Sara. Personne ne parlait jamais ainsi, pensa-t-elle. On vit avec ces choses en les ignorant, en faisant semblant de ne pas savoir qu’elles existent, ou elles finissent par vous rendre cinglé. Pourquoi Howards ne se cogne-t-il pas la tête contre les murs quand il s’entend parler ?
— Je vous parle de la mort pour que vous puissiez apprécier votre vie, continua Howards. Votre vie éternelle, miss Westerfeld, parce que vous n’avez pas besoin de mourir, du moins pas pour l’éternité. Une place dans un Hibernateur, rien qu’à vous, pour le jour où vous mourrez – mais vous ne mourrez pas vraiment. Vous vous endormirez vieille un soir et vous vous réveillerez jeune le lendemain. N’est-ce pas mieux qu’un bel enterrement, miss Westerfeld ?
— Une place dans un Hibernateur… en échange de quoi ? Je ne possède pas cette sorte d’argent. De plus c’est bien trop injuste : ceux qui ont la chance de posséder quelque chose que vous voulez continuent indéfiniment, tandis que les autres meurent et partent pour toujours. C’est ce qu’il y a de si horrible dans votre Fondation. Des gens meurent par millions et vous et quelques milliers de salauds qui ont de l’argent vous vous payez l’éternité ! Avec un programme d’Hibernation publique nous…
— Qui fait de la philosophie maintenant ? persifla Benedict Howards. D’accord avec vous, personne ne devrait mourir. Mais du moment que je ne puis mettre tout le monde au frigo, je choisis ceux qui ont quelque chose à m’offrir en échange. Hibernation publique de mes fesses ! Mon système au moins a le mérite d’exister. Tant pis si je suis un monstre parce que je ne peux pas favoriser tout le monde. Ou bien vous traitez avec moi ou bien vous serez mangée par les asticots. Choisissez. Partez si vous voulez, et plus jamais vous n’entendrez parler de moi. Vous mourrez vertueusement, mais vous n’en serez pas moins morte.
Uniquement consciente de ses lèvres, ses dents, sa chair mortelle, sa langue gonflée de sang tandis qu’elle formulait les mots, Sara répondit :
— Très bien, je ne suis pas encore partie, vous voyez. Je ne veux pas mourir, d’accord, mais ça ne veut pas dire que je capitule sans conditions. Il y a encore un certain nombre de choses que je ne ferais pour rien au monde, pas même pour avoir la vie éternelle.
Dans son esprit défilèrent des images d’horreur de sorts pires que la mort : mutiler de ses dents les parties génitales de Jack dévorer tout vif un chiot croupir dans la pourriture des milliers d’années assassiner sa propre mère baiser avec Howards… quête désespérée d’un prix trop élevé à payer au diabolique monstre au regard de belette… impuissante au milieu de la réalité qui la blessait, consciente de l’insoutenable vérité – que la mort est irrévocable. Quel crime allait être assez terrible pour qu’elle ne l’endosse pas ? Faites que ce soit, pria-t-elle muettement, quelque chose de trop horrible pour que j’accepte !
— Rassurez-vous, dit Benedict Howards. Je ne vais vous demander de tuer personne, et vos attraits ne m’intéressent pas. Si vous voulez être immortelle, vous n’avez qu’une seule chose à faire : vous foutre au pieu en compagnie de Jack Barron !
Cela l’atteignit là où elle n’était pas préparée dans la vulnérable chair féminine de son esprit. Pas question de crime atroce, rien que la bouche de Jack à nouveau contre la mienne, son corps aux angles durs emplissant le mien me déchirant langues nouées dans nos endroits intimes nos liquides mêlés… Jack ! Oh, Jack !
Mais elle vit le regard froid, calculateur de Benedict Howards et les choses s’ordonnèrent différemment. Combien cet être nauséabond en sait-il ? se demanda-t-elle en se disant qu’Howards devait tout savoir, tout ce qui pouvait s’insérer dans les rets du pouvoir qu’il avait tendus. Jack est une importante créature de pouvoir maintenant, quantité mesurable de pouvoir-réalité, mesurée par Howards, désirée par Howards, redoutée aussi par Howards peut-être, et je suis le prix demandé par Jack en échange : Sara Westerfeld livrée dans son lit, le grand amour comme à Berkeley, mais seulement aux conditions fixées par Jack. Retourner avec lui, vivre pour l’éternité avec le fantôme des temps passés d’un Jack Barron si déchu qu’il envoie un reptile Howards faire le maquereau pour son compte…
— Ainsi, Jack est tombé si bas ? fit-elle avec cynisme. Et qu’est-il censé faire pour vous quand vous lui livrerez mon corps ?
Benedict Howards se mit à rire.
— Vous avez compris tout de travers, dit-il. Barron n’est au courant de rien et ne le sera jamais. Pas par moi… et pas par vous non plus, je suppose ? Je ne veux pas vous vendre à Jack Barron. C’est vous qui allez le convaincre de me vendre quelque chose. Je veux qu’il me signe un contrat d’Hibernation gratis exactement semblable à celui que je vous offre. C’est le seul marché que je vous propose. Le jour où vous faites signer à Barron un contrat avec la Fondation, je signe le vôtre en même temps. C’est tout ce que vous avez à faire. Après ça, vous et moi nous sommes quittes. Vous pouvez laisser tomber Barron ou rester avec lui, ou même lui dire toute la vérité, ça ne me fera ni chaud ni froid. Qu’est-ce que vous en dites ? N’est-ce pas l’affaire du siècle ? De l’éternité, même… ?
— Mais je n’aime pas Jack, affirma-t-elle. Je le méprise presque autant que je vous méprise.
— Votre vie amoureuse ne m’intéresse pas, bien que je sois à peu près certain que vous vous racontez des histoires. Mais soyons réalistes. Vous n’êtes pas vous-même une petite sainte. Vous vous faites grimper par la moitié de la création. Un de plus, un de moins, si vraiment il ne signifie rien pour vous… c’est au plus l’affaire de quinze jours. Ajoutez-le à votre liste jusqu’à ce qu’il signe le contrat, et vous aurez l’immortalité à bon compte. Vous savez aussi bien que moi que vous pouvez le faire signer. Il vous aime toujours, hein ? Et qui sait, vous pourriez prendre goût vous-même à la chose, n’est-ce pas, miss Westerfeld ?
— Vous êtes un être immonde et répugnant ! éclata Sara. Je vous déteste ! Je vous déteste !
Fuir, se dit-elle. Partir sans regarder derrière moi. Laisser l’éternité, fuir l’horrible réalité-pouvoir, laisser Jack laisser Howards laisser ces deux reptiles s’entre-déchirer, l’un mérite l’autre.
Mais Jack… il est en danger. Marchant à l’aveuglette à travers une forêt hérissée de lames d’acier. À l’aveuglette ? Mais oui ! Pauvre Jack aveugle ! Horrible Howards, monstre de cauchemar ! Et comme un tableau kinesthopique la vision se précisa en elle. Jack le baisse-froc ; Jack aveugle évoluant dans un rêve de succès bidon. Benedict Howards, dieu de la mort sans visage, tendant ses rets sinistres autour de lui. Avec moi comme dernier appât. Notre amour, l’amour de Jack utilisé pour nourrir les rets du pouvoir.
Benedict Howards pouvait-il être idiot à ce point ? Idiot, oui ! Aveugle à l’amour, fermé au pouvoir de l’amour – inéluctable faille dans les plans du reptile Howards. Car Jack le chevalier courroucé à l’armure d’amour, Jack de Berkeley de Jack-et-Sara allait devenir l’ange d’apocalypse qui détruirait Howards et détruirait la Fondation, force des amants seuls contre la nuit contre l’homme-reptile dieu de la mort sans visage qui ne pouvait rien faire contre Jack Barron qui allait resurgir…
Je lui donnerai Jack Barron ! pensa-t-elle, mais je lui donnerai mon Jack Barron à moi. Sois courageuse. Oui, oui, accepte le marché, retourne avec Jack, donne-lui ton amour, fais-lui signer le contrat…
— Ces contrats, dit-elle, tendue, ce seront les contrats habituels, publics, irréversibles ? Chaque partie sera en possession de copies légales ?
Howards eut un sourire condescendant.
— Je ne vous demande pas de me faire confiance, dit-il. Chacun de vous aura un contrat normal en trois exemplaires.
— Vous êtes un monstre de cruauté et de fourberie. Vous saviez que vous gagneriez et vous avez gagné. J’accepte.
Oui, pensa-t-elle, jusqu’à la signature des contrats je joue le jeu, Jack et moi à nouveau, réunis cette fois-ci pour l’éternité. L’éternité… Jack et Sara des beaux jours de Berkeley… Je saurai lui ouvrir les yeux, lui dire comment l’homme-reptile s’est servi de moi, comment il se sert de lui, de tout le monde, comment il a fait de moi sa putain…
Alors l’ange d’apocalypse en courroux te détruira, Howards, Jack, mon Jack resurgi, Jack et Sara à nouveau unis comme ils auraient dû toujours l’être. Et pour l’éternité. L’éternité !
— C’est un plaisir d’avoir affaire à une femme comme vous, dit Benedict Howards avec un sourire fourbe en la pénétrant d’un regard de belette qui fit passer un frisson glacé d’effroi sur ses projets de double jeu… Combien l’homme-reptile en sait-il ? Jusqu’où voient ses yeux de belette ?
Courageuse, il faut être courageuse ! se dit-elle. Le dieu de mort homme-reptile est aveugle à l’amour. Il ne conçoit pas l’amour dans les rets du pouvoir. Quelle sorte d’homme est-il pour imaginer qu’il peut transformer l’amour tendre et chaud en une arme au tranchant d’acier de pouvoir paranoïaque ?