6

— Veux-tu m’épouser, Carrie chérie, demanda Jack Barron au terme d’une longue nuit de tiédeur de chair rose tandis que le soleil jouait à travers le dôme de verre sur le plastigazon de la chambre à coucher.

Carrie Donaldson murmura quelque chose d’inintelligible dans l’oreiller à côté de lui. Elle a le réveil embrumé comme toujours, pensa Barron, je n’aime pas ces femmes qui font le coup de l’orchidée flétrie le lendemain matin. Sara ouvrait les yeux toujours d’un trait, hop, sur moi, bang, bang, c’est elle qui me réveillait au lieu du contraire. Mais vous l’aurez voulu, miss Donaldson, tenez-nous ce coco à l’œil, gardez le contact jusque dans son lit, ordre de la direction du réseau.

Il tendit le bras en arrière, tâtonna le long de la boiserie couverte de lierre, poussa un bouton sur la console de contrôle et attendit que la surface vitrée ouvrant sur la terrasse coulissât, laissant entrer la brise nue de ce matin de mai qui fit onduler le plastigazon, fourmiller ses doigts de pieds et recouvrit de chair de poule le derrière découvert de Carrie Donaldson. Elle glapit, se pressa contre lui dans la position-réflexe du fœtus, et ouvrit les yeux pour de bon :

— Espèce de sadique, dit-elle, tu me fais geler !

Barron régla le rhéostat de la console à une position intermédiaire ; les circuits chauffants incorporés au matelas commencèrent à diffuser de la chaleur dans leurs corps, les isolant de la brise extérieure.

— J’espère que tu n’entends pas cela au pied de la lettre, dit-il. Après une telle nuit, j’ai besoin de récupérer.

— C’est aussi sérieux que ta proposition, fit Carrie en s’écartant de lui pour se mettre sur le dos, seins rentrés, ventre à la peau tendue sous la cage thoracique saillante, point de jonction des jambes longues, musclées, encore rougi des exercices de la nuit. Je sais comment Howards doit se sentir, ajouta-t-elle.

Barron haussa un sourcil.

— Supérieurement baisé, triompha Carrie, contente de sa réplique.

Barron émit un rire bref, pour la forme. Sacrée vieille Carrie, pensa-t-il. Business-business jusqu’au bout des ongles, chien fidèle de la direction. Il contempla son visage fermé, froid, composé, même avec ses cheveux défaits de lendemain matin, et se demanda ce qui pouvait bien se passer dans la tête de cette créature aux ordres du réseau. Elle baise trop bien pour que ce soit simulé, pensa-t-il, mais où est le rapport entre le con et la tête de toute façon ? Qu’est-ce qu’elle tire de moi réellement ? Pas plus de jouissance qu’avec n’importe qui capable de suivre son rythme, et pas plus de chaleur humaine qu’un anaconda. La tête remplie des secrets de polichinelle du réseau, la cramouille en ébullition pour qui sait la faire chauffer, et rien au milieu pour faire la jonction. Une fois, une seule fois, miss Donaldson, j’aimerais vous baiser la tête, pour voir. Mais comment faire l’amour avec la tête aux cheveux soyeux d’un ordinateur aux circuits électriques programmés par la direction du réseau ?

Tu me fais suer, Carrie, pensa-t-il, que fais-tu de ta tête pendant que je baise ton corps ? Les instructions du réseau iraient-elles si loin ? Les autorités constituées auraient-elles pigé que la vie sexuelle du vieux Barron est épicée de têtes froides et de corps sans tripes, ou est-ce trop présumer des gros manitous du réseau ?

— Que peut-il se passer sous cette tignasse ? questionna Carrie en effleurant sa chevelure d’un doigt qu’il sentit froid sur son oreille.

— En voilà des façons de renverser le problème…, commença Barron, interrompu par le carillon du vidphone de la chambre à coucher.

Il s’appuya sur un coude pour faire face à la console de contrôle, enfonça le bouton de réception, transféra l’appel au complexe du living-room, alluma par télécommande le foyer du living-room, sauta du lit dans le plus simple appareil et remarqua avec un amusement amer que Carrie, flairant l’occasion d’exercer la mission programmée dans sa tête par le réseau, suivait sur ses talons dans le même appareil.

Il gagna le complexe mural, sortit le vidphone installé dans sa niche à côté de l’enregistreur automatique, s’allongea sur la moquette épaisse, disposa la caméra de façon à cadrer uniquement son visage, décrocha le récepteur et brancha instinctivement l’enregistreur tout en annonçant : « Jack Barron à l’appareil », tandis que Carrie se baissait à sa gauche, judicieusement hors de portée de la caméra.

Barron sursauta en voyant apparaître sur l’écran la tête slave au crâne entièrement dégarni de Gregory Morris, merdaillon républicain (écrasé entre la toute-puissante C.J.S. et les candidats démocrates), gouverneur de l’État de Californie, leader de facto du quasi-moribond Grand Old Party, s’aperçut que Carrie (pupilles légèrement agrandies) avait reconnu Morris, et récupéra son calme en prenant mentalement note des points que ce dernier venait juste de lui valoir aux yeux de sa secrétaire.

— Comment allez-vous, fit Morris (voix confiante, assurance du pouvoir, nota Barron, pouvoir bidon avec pas grand-chose derrière). Et tous mes compliments, monsieur Barron.

Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire, se demanda Barron en lorgnant Carrie, les lèvres entrouvertes, qui admirait son amant-patron-enfant terrible confié à sa charge par le réseau en train de discuter le coup à poil avec un authentique gouverneur. Quelles que soient les foutues raisons pour lesquelles Morris l’appelait, il avait enfin l’occasion de jouer avec la tête de Carrie, et il comptait bien exécuter son petit numéro pour l’édification d’une seule et unique téléspectatrice recensée au sondage d’écoute Brackett, miss Donaldson soi-même.

— Vos compliments pour quoi, Morris ? demanda-t-il en prononçant le nom du bout des lèvres, et pour ainsi dire Carrie le dévorait des yeux.

— Pour votre dernière émission, dit Morris. Du travail de sape de tout premier ordre. Vous avez dû coûter à Howards cinq voix au Sénat, et peut-être une douzaine à la Chambre. Vous êtes en train de faire l’histoire, monsieur Barron. L’émission a fait impression sur beaucoup de gens, des gens importants. Vous savez que le parti républicain s’oppose au projet de loi d’utilité publique parce qu’il signifierait la fin du principe de libre entreprise dans nos…

— Mon cul, dit Barron, jouissant de l’effet produit sur son notoirement prude interlocuteur, et de l’effet de cet effet sur Carrie tandis que Morris faisait celui qui n’a pas entendu l’incongruité indigne d’un gentleman. Vous vous opposez au projet de lui parce qu’il y a le fric de la Fondation derrière un certain nombre de Démocrates et que vous vous savez à jamais exclu du fromage. Il est un peu trop tôt pour ce genre de couillonnades, Morris. Qu’est-ce que vous voulez au juste ?

— Très bien, monsieur Barron, répondit Morris avec un effort visible pour rentrer un immense dégoût selon un plan prévu d’avance. Que diriez-vous de devenir président des États-Unis ?

Le regard de Barron se figea sur une réponse à l’emporte-pièce qui ne voulait pas se former sur ses lèvres, souvenir déjà vu d’un grenier de Berkeley fille assise par terre aux grands yeux aux cheveux de miel le dévorant du regard avec Luke Greene, Woody Kaplan, Markowitz, fille aux cheveux nattés, yeux brillants dans l’obscurité braqués sur lui… l’endroit où était née la Coalition pour la Justice Sociale, qui contrôlait maintenant deux États du Sud, vingt-huit membres du Congrès, parti-charnière à New York, dans tous les autres États du Sud, l’Illinois, la Californie. Le cercle était bouclé, des soupentes de Berkeley aux rêves de pouvoir au messie des Bébés Bolcheviques, futur leader d’un improbable tiers parti, au Jack Barron électroniquement relié à cent millions de citoyens américains, à cette pathétique relique exposant ses rêves impossibles de retour au pouvoir d’un G.O.P. moribond (devenu tiers parti à son tour).

— Est-ce que vous acceptez Luke Greene comme vice-président ? fit-il, improbable pour improbable.

— Ce n’est pas impossible, répliqua Morris, stupéfiant Barron pour la deuxième fois par une réponse incompréhensible.

La C.J.S. et les Républicains occupaient les deux extrémités à tous les points de vue, sauf un, à savoir la haine commune qu’ils vouaient aux Démocrates du centre, parti gouvernemental unique et monolithique.

Ou bien Morris avait complètement perdu la boule, ou bien… quoi ?

Barron zieuta Carrie, totalement absorbée par ce qui se déroulait devant elle, représentation à guichets fermés de Bug Jack Barron pour Carrie chien fidèle du réseau, Carrie qui enfin était dépassée par les évènements, qui prenait tout ce que racontait Morris pour de l’argent comptant.

— Écoutez, Morris, fit Barron. Vous avez une proposition à me faire, alors allez-y, accouchez.

— Ce n’est pas compliqué, Barron. (Le voilà parti pour me réciter sa leçon, se dit Barron.) Le parti républicain, vous le savez, n’a porté que deux hommes à la Présidence depuis Roosevelt[4]. Il faut absolument que nous gagnions l’année prochaine, si nous voulons continuer à être pris au sérieux. Et nous ne pouvons pas nous permettre d’être trop difficiles sur le choix d’un candidat. La seule stratégie concevable à l’heure actuelle est une alliance avec la C.J.S. derrière un candidat commun, à partir d’une plate-forme commune.

« Le seul élément que nous ayons en commun avec la Coalition pour la Justice Sociale est notre opposition au Projet de loi d’utilité publique. Ils veulent une Hibernation publique, nous demandons une Hibernation privée sur la base de la libre entreprise. Mais nous pouvons parvenir à un accord pour nous opposer à la position démocrate, qui est à peu de choses près celle de la Fondation. Vous êtes le seul candidat que nous puissions nommer susceptible d’emporter aussi l’investiture C.J.S. Vous êtes l’un des fondateurs de la C.J.S., vous venez d’amocher sérieusement Benedict Howards, Luke Greene est votre ami intime, et enfin vous avez Bug Jack Barron.

« Cent millions d’électeurs vont vous voir régulièrement chaque semaine jusqu’au jour des élections. Nous ferons avec vous ce que nous avons fait avec Reagan, en beaucoup mieux, même, grâce au poids de votre émission, et avant d’avoir notre investiture vous aurez déjà plus de supporters que n’importe quel candidat démocrate. Ma proposition est on ne peut plus sérieuse, Barron. Marchez avec nous, et nous vous ferons président des États-Unis.

Président des États-Unis. Les mots sonnaient comme une musique acide (« Gloire au Grand Chef », avec accompagnement de guitare électrique, comme de juste) même dans la bouche d’un cinglé pathétique. Barron ne savait pas de quoi il fallait rire le plus, de ses propres réactions viscérales (évocation sonore du jour de l’Investiture de J.F.K.) ou d’une Carrie complètement ébaubie qui le regardait avec plus d’admiration juvénile que Sara à l’époque de Berkeley. Jésus en Harley-Davidson ! Tu ne sais pas, hein, poupée, que tu te faisais sauter par le futur président !

Barron se pencha en arrière, exprès, heurta le vidphone qui glissa légèrement de côté, révélant à Morris le spectacle gratuit des nénés de Carrie, et tripota si maladroitement l’appareil pour le redresser, en se marrant, que Morris, blêmissant, le vit complètement à poil.

— Eh bien, quoi, dit Barron en se grattant ostensiblement les couilles, le futur président des États-Unis a bien le droit de s’envoyer en l’air une fois de temps en temps ? (Voyons voir combien ce pète-sec peut avaler de merde sans broncher.)

— Quelle est votre réponse, Barron ? demanda Morris, la bouche aussi pincée que le cordon d’une bourse d’avare.

— Ma réponse ? Vous avez le cerveau complètement ravagé, voilà ma réponse. Pour commencer – si tant est qu’on puisse prendre cette proposition loufoque par un bout plutôt qu’un autre – tout ce que vous représentez me dégoûte. Le parti républicain aujourd’hui n’est qu’un ramassis de petites vieilles, de cinglés adorateurs de Wallace, et de richards paranoïaques dont la définition d’un président se situe à quelques années-lumière à la droite d’Adolf Hitler. Vous ne gagneriez pas des élections présidentielles avec Jésus-Christ et John Fitzgerald Kennedy sur votre liste. Je préfère la syphilis à une étiquette républicaine. Avez-vous l’impression que je n’aime pas votre parti, Gouverneur Morris ?

— Je ne pensais pas que vous étiez naïf à ce point, Barron, dit Morris, et sur son visage Barron vit la réalité nue, laide, brutale, et se rappela que, merdaillon ou pas, Morris était le gouverneur du plus grand État de l’Union, que tout minoritaire et perdant d’avance qu’il était, le G.O.P. avait encore derrière lui l’argent des grandes banques, compagnies d’assurances, industriels, Madison Avenue, Wall Street, et Morris le lui rappelait avec son visage, ses gestes, sa voix : Vous croyez que nous ne savons pas qui vous êtes, et ce que vous étiez, et l’idée que vous vous faites de nous ? Vous nous croyez vraiment aussi stupides que cela, Barron ?

— Mais cela ne vous empêche pas d’essayer de me vendre l’investiture républicaine, dit Barron tandis que le visage de Morris, impression de déjà vu, devenait celui de Howards, son marché celui de Howards, engrenage sans fin du pouvoir, iceberg invisible dont Morris et Howards n’étaient que deux aspects visibles.

— Non, mais cela ne m’empêche pas non plus d’éprouver pour vous le plus profond mépris. Vous savez comme moi que lorsqu’on accède aux sphères supérieures du pouvoir il y a des moments où pour des raisons stratégiques on doit accepter certaines choses. Vous êtes une denrée commercialisable, Barron, comme un Limbourg bien fait, une image derrière laquelle nous pouvons nous allier à la C.J.S. pour gagner la lutte pour la Présidence. Une image, Barron, c’est la seule chose qui compte – comme avec Eisenhower ou Reagan – pas l’homme. Il nous faut votre image, et Bug Jack Barron pour la faire passer. Peu nous importe ce que vous êtes réellement. Tout ce que les électeurs connaissent, c’est votre image.

Pendant quelques instants, Jack Barron oublia Carrie, les yeux brûlant d’admiration, nue à côté de lui, oublia l’influence du G.O.P., son pouvoir de pression sur le réseau et les commanditaires, oublia Bug Jack Barron, revit Los Angeles, Berkeley, les Bébés Bolcheviques, Sara, époque bénie de fureur innocente.

— À supposer que j’accepte – et que je sois élu, dit-il froidement. Vous pensez que je ferais un bon petit président républicain ?

— Ce problème est le nôtre. Nous savons tous les deux que vous n’êtes pas politicien, mais Eisenhower ne l’était pas non plus. Vous serez entouré de tous les conseillers voulus, des hommes de valeur et d’expérience, et vous n’aurez pas à vous préoccuper de…

— Jack Barron ne se prostitue à personne, mettez-vous ça dans le crâne ! s’écria Barron. On ne m’achète pas comme une capote qu’on jette après usage quand on a eu ce qu’on voulait. Votre investiture, vous pouvez vous la foutre au cul ! C’est vrai, je ne suis pas un politicien, et si vous voulez savoir pourquoi, regardez-vous dans la glace un jour où vous ne serez pas dégoûté. Vous êtes plus méprisable qu’un barbeau dans une ville frontière mexicaine. Pour toucher les couilles d’un cancrelat il vous faudrait grimper au sommet de l’Empire State Building. Vous et votre espèce, vous êtes la vermine, la pourriture, le caillot qui obstrue les artères de l’humanité. Vous n’êtes pas digne de nettoyer la cuvette de mon cabinet. Je suis un homme de spectacle, pas une putain à vendre. Vous êtes le dernier des dinosaures, Morris, et ce sera un plaisir de vous voir sombrer dans la tourbe d’où vous n’auriez jamais dû sortir.

— Pour qui diable vous prenez-vous ? prononça Morris d’une voix sifflante. On ne me parle pas impunément sur ce ton ! Ou vous marchez avec moi ou je vous détruis, en faisant pression sur votre réseau, vos commanditaires et…

Jack Barron émit un rire rauque, faux, libérateur de tension. Ce n’est pas possible, tous les conards du pays se sont donné le mot, se dit-il. Howards, Morris… même genre de crétins.

— Vous me faites pitié, mon pauvre Morris, dit-il. Savez-vous pourquoi ? Parce que toute cette conversation est enregistrée. Votre face de lard et votre grande gueule prêtes à passer à Bug Jack Barron la première fois que je vous trouverai, disons… gênant ? Vous avez sorti votre bite devant les caméras, et je peux en faire profiter cent millions de téléspectateurs quand il me plaira. Vous êtes tout nu, Morris… cul nu ! Que j’aie seulement le soupçon, l’ombre d’un soupçon même, que vous faites des vagues dans ma direction, et je lâche le morceau. Allez faire vos grimaces ailleurs, Morris, vous perdez votre temps à essayer de me faire peur.

— Réfléchissez quand même, dit Morris d’une voix radoucie d’un cran. Vous risquez de gâcher la chance de votre vie…

— Allez vous faire foutre ! gueula Barron en coupant la communication et en débranchant l’enregistreur.

Jack… soupira Carrie Donaldson à genoux, bras autour de sa taille, lèvres mouillées entre ses jambes, Carrie qui pompait l’image de pouvoir, dépassée par les évènements, oubliant le réseau, la tête violée par une simple séance d’engueulade entre grands style Bug Jack Barron. Mais maintenant Barron voyait ce qu’elle était en réalité : un fantôme-substitut de Sara, une Sara-Carrie qui ne remplaçait pas l’article original. La dernière chose que je désire en ce moment, pensa-t-il en la repoussant, c’est d’être pompé par un fantasme de rêve humide.

— Plus tard, ma belle, dit-il. Ce con a réussi à me mettre hors de moi.

Et sous le coup d’une impulsion soudaine (besoin subliminal d’équilibrer les choses, expérience de Bug Jack Barron, pensa-t-il avec ironie tout en décrochant l’appareil) il composa le numéro privé de Lukas Greene qui ne figurait pas dans l’annuaire.

Le visage noir, anguleux, encore ensommeillé de Greene apparut sur l’écran, surmontant une tasse de café, entouré d’un décor vaguement opulent de chambre à coucher principale de la Résidence du Gouverneur au second plan.

— Hé, c’est toi, Claude, fit Greene en jetant un coup d’œil hors du champ de la caméra. Tu sais l’heure qu’il est ?

— Tu me connais, Lothar, dit Barron. Couché tôt, levé tôt.

— Tu parles, Percy, si je te connais. À propos, ça arrive ce déjeuner ? lança-t-il à la cantonade.

Et presque immédiatement, un Noir en livrée blanche traversa fugitivement l’écran, déposa un plateau sur le lit et s’éclipsa silencieusement.

— Beauregard, il n’y a pas à dire, ricana Barron, vous autres gentlemen du Sud, vous savez les dresser comme il faut, vos Nègres, hein ?

Greene mordilla un morceau de bacon, trempa son petit pain dans le jaune d’œuf et répondit :

— Regardez-moi ces libéraux du Nord, communistes pédés, qui prennent la défense des Nègres. Ils sont jaloux de notre style de vie, c’est tout. Nous les Sudistes, on aime bien nos Nègres, et ils nous aiment bien. Ceux qui ne nous aiment pas, on les pend à la première branche de pommier venue. Mais c’est pas tout, hé, Cauc ! Qu’est-ce qui vaut à un type important comme moi d’être dérangé à une heure si indue ? Nous ne sommes pas mercredi soir, et les caméras ne tournent pas… j’espère ?

— Devine qui vient de m’appeler ? dit Barron, lorgnant Carrie estomaquée de l’échange de plaisanteries raciales entre le Caucasien Barron et le gouverneur noir de l’État du Mississippi.

— Le spectre de Dylan ? Teddy le Prétendant ?

— Mieux que ça. Le père Morris en personne. Me croirais-tu si je te disais que tu parles au futur président des États-Unis ?

Greene but une longue gorgée de café.

— Déjà chargé de bon matin ? demanda-t-il sérieusement.

— Sans déconner, Rastus, fit Barron. Morris vient de me proposer l’investiture républicaine pour les Présidentielles.

— Écoute, Percy, cesse de me faire marcher et viens-en au fait.

— Je suis on ne peut plus sérieux, Luke. Ce conard s’est mis dans la tête que la C.J.S. donnerait sa bénédiction à une liste d’union derrière mon nom et que tous ensemble nous allions faire un enfant au beau Teddy.

— Je n’en crois toujours pas mes oreilles. Toi au parti républicain, et la C.J.S. maquereautée avec ces fossiles vivants ? Ou tu me fais marcher, ou ce bon gouverneur de l’État de Californie a fini par perdre la boule. Comment les Républicains et la C.J.S. pourraient-ils s’entendre sur quoi que ce soit ?

— Morris semble penser que l’opposition au projet de loi d’Hibernation est une base commune suffisante pour qu’on fasse abstraction du reste. La liste d’union, dans son optique, ne repose pas vraiment sur une plate-forme commune, elle se fait simplement contre Benedict Howards. Complètement loufoque, hein ?

Un lourd silence s’installa tandis que Greene buvait lentement son café et que Carrie regardait tout à tour les deux hommes. Qu’est-ce qui se passe ? se dit Barron. Tout le monde a perdu sa langue, ou quoi ?

— Tu parles sérieusement, Jack ? demanda enfin Greene.

— Pour l’amour du ciel, Luke…

— Une seconde, Vladimir. Je commence à voir le topo… Toi… Bug Jack Barron… le fric républicain… et ils en ont encore à la pelle, tu sais… Oui, ça pourrait marcher, avec Bennie Howards dans le rôle du croque-mitaine… nous n’aurions même pas à faire la campagne contre Teddy. Oui, ignorer purement et simplement Teddy le Prétendant, assimiler les Démocrates à la Fondation, avec ton émission pour nous aider à faire le boulot… Un Président pour la Justice Sociale…

— Dis donc, Rastus, de quelle planète prétends-tu sortir ? demanda Barron, qui trouvait que la plaisanterie avait assez duré. (Luke est complètement cinglé, il se croit encore à Berkeley, rêves humides de pouvoir, mégalomanie caractérisée.) Tu ne vois pas que Morris veut seulement se servir de la C.J.S. pour faire élire un président républicain et que s’il arrive à ses fins il vous donnera à manger aux poissons, toi et tes Bébés Bolcheviques ? Il a juste besoin d’une image-figure de proue pour se cacher derrière, c’est tout.

— D’accord, approuva Greene, mais cette figure de proue se trouve être le vieux Jack Barron. Même Morris connaît ta réputation de baisse-froc, et il croit que tu feras un homme de paille acceptable. Mais je sais mieux que lui à quoi m’en tenir, Adolphe. Le moment venu, tu sauras où sont tes amis. Je suis peut-être fou, mais je serais prêt à te faire confiance sur ce point. Et je crois que le Comité national aussi te ferait confiance, après avoir entendu mon point de vue. Fais-toi donner l’investiture républicaine, et je me fais fort de t’avoir celle de la C.J.S. Peut-être qu’après tout je parle au futur Président. Qu’as-tu répondu à Morris ?

— Pour qui me prends-tu ? lança Barron. Je lui ai répondu d’aller se faire foutre. Toi aussi tu déménages, Rastus ?

Greene fronça les sourcils.

— Toi et ta grande gueule, dit-il enfin… Morris devait savoir d’avance à quoi s’en tenir, aussi tout n’est peut-être pas perdu. Tu as enregistré la conversation ? (Il sourit.) Je n’ai pas besoin de poser la question ! C’est sûr que tu l’as fait. Si tu me refilais l’audio sur ton blippeur ?

— Laisse tomber, Luke, dit Jack Barron. Je n’entre pas dans tes combines, ni dans celles de Morris. Si je dois me vendre à quelqu’un, c’est à…

Barron se tut in extremis ; il avait failli dire le nom de Benedict Howards. Sûr et certain, pensa-t-il, quitte à vendre ma peau, au risque de saborder l’émission, j’aime autant que ce soit pour le gros magot de la vie éternelle et pas pour des chimères à la con… Mais minute… dans une partie de poker contre Howards, ces politiciens de mes fesses pourraient mettre un atout dans ma manche, pourquoi pas ?

— Écoute, Jack, plaida Greene, fais-moi plaisir, refile-moi l’enregistrement. Tu t’es bien marré, fais-en profiter les copains. Au pis-aller, peut-être que nous pourrons les coincer avec ça le jour où ils dégoteront un autre candidat. Ça ne peut te nuire en rien, ô, noble héros Jack Barron. Ça pourrait même aider à faire grimper ta cote.

— Puisque tu me forces la main, je vais te le blipper à une condition, dit Barron. Tant que je ne te donnerai pas le feu vert, et jamais je ne te le donnerai, ça reste strictement confidentiel, juste entre toi et moi. D’accord ?

— Je ne peux pas faire le difficile, dit Greene. Je règle mon enregistreur. Fais-moi signe quand tu seras prêt, Gridley.

Barron sortit la bobine enregistrée et la plaça sur la platine du blippeur incorporé au complexe électronique mural.

— Prêt, annonça-t-il.

— Envoyez ! dit Lukas Greene.

Barron appuya sur le bouton du blippeur. La bande audio de la conversation vidphonique fut compressée en quatre-vingt-dix secondes de babillage suraigu destiné à être déblippé pour la plus grande joie du gouverneur Greene.

— Bien reçu, reprit-il. À présent, Claude, si tu n’as pas d’autres révélations sensationnelles à me faire, les affaires du Mississippi m’appellent. À bientôt.

Pressé d’écouter ça, hein, Rastus ? pensa Jack Barron. Et il ajouta avant de raccrocher :

— Je ne voudrais pas priver un simple d’esprit de ses petites joies, Lothar. À bientôt.

— Jack…

Carrie se glissa jusqu’à lui sur la moquette, ses bras autour de lui, ses yeux avides pourquoi toujours ces yeux assoiffés d’image de pouvoir, suçant à travers ma pine la substance de cent millions d’Américains recensés au dernier sondage Brackett. Toi comme les autres, Carrie Donaldson, secrétaire robot programmée par le réseau, avec ta cramouille en ébullition tu n’achètes pas plus l’image de Bug Jack Barron que Morris ou Luke ou Benedict Howards sifflant « Gloire au Grand chef », mais bienvenue quand même au club, Carrie, baby.

Hé, qu’est-ce qui t’arrive ? s’interrogea Barron tandis que Carrie Donaldson lui taquinait les lèvres de sa langue mouillée et pointue. Il n’y a pas dix minutes, tu voulais de l’action, maintenant tu l’as – la tête de Carrie baisée de part en part, dans tous ses orifices mentaux – et ce n’est pas pour autre chose que tu t’es farci Morris en premier lieu. Oui ou non ?

Son esprit retourna à Carrie qui soudain prodiguait ses attentions à son organe mou, absent jusqu’ici, prolongement primordial de lui-même livré à la froide douceur de deux mains cajoleuses qui firent affluer enfin le désir mécanique du réflexe turgescent. Aucune fille depuis Sara n’avait duré autant de temps dans son lit que Carrie Donaldson – froide Carrie, détachée, statique, maintenant avec lui des rapports strictement ventre à ventre, Carrie qui le faisait suer en servant le réseau, Carrie à la tête séparée du con. Mais maintenant qu’elle s’était réchauffée comme il avait cru qu’il voulait la voir, Barron s’apercevait qu’il restait avec elle en raison de sa froideur même, réaction hygiénique contre une cohorte de Sara du mercredi soir à la chevelure de miel qui ne demandaient qu’à se faire baiser par son image. Et à présent qu’elle faisait partie du club de zombis des adorateurs de Bug Jack Barron, qu’elle lui donnait sa tête comme un vulgaire fantasme de rêve humide, il réalisait qu’elle n’était, comme les autres fantômes du mercredi soir, qu’un ersatz de chair et de cheveux de miel qui n’était plus Carrie et pas non plus Sara, jamais plus Sara.

Son organe raide animé d’une vie à part, sa tête froide à des années-lumière de là, avec rien au milieu pour faire la jonction, Barron se mit debout mains sur les hanches, hiératique et ironique statue de grand chef, tandis que les lèvres ondulantes et chaudes, la langue caressante et les yeux mi-clos de Carrie faisaient monter des pulsations de plaisir dans ses cuisses, ses couilles, son organe vibrant à l’existence indépendante qui mourait net au niveau de sa taille, coupée du reste du circuit par des milliers de kilomètres d’isolant électrique.

Profite, Carrie, baby, se dit-il en s’abandonnant au spasme final. Jouis bien, car en fait d’action c’est la dernière tranche que te donnera jamais Jack Barron.

Le regard fixe perdu dans les flammes orangées du foyer, Carrie nue à côté de lui sur la moquette nue dans un demi-sommeil de fatigue rassasiée, Jack Barron était prisonnier d’une carapace en forme d’écran de télévision, prisonnier de circuits électroniques dont la vitesse était celle de la lumière, écran de vidphone point-de-phosphore muraille de Chine entre sa propre image et la fille aux cheveux de miel. C’est la première fois qu’une pompe me laisse cette impression de moiteur rassie, se dit-il. La laideur est une notion subjective. La vérité est laide quand c’est une arme, le mensonge beau quand c’est un acte d’amour. Rien de plus laid que d’être le seul à jouir ou quand vous êtes à des années-lumière et qu’une fille prend son plaisir de vous, vous donnant l’impression d’être un tas d’immondices. Se faire sucer par un pur esprit et par un mensonge vivant, c’est du cannibalisme. Le monde est plein de cannibales occupés à sucer ma putain d’image, à dévorer le fantôme de Jack Barron. Et Morris et mon prétendu copain Luke sont prêts à me conditionner à l’usage des dîners de télé en couleurs vivantes, à me vendre à cent millions d’électeurs-téléspectateurs-cannibales pour trente pièces d’argent… Mais ils se fourrent le doigt dans l’œil. Si quelqu’un vend Jack Barron, ce sera moi, et pas pour des queues de cerises mais pour la vie éternelle. Leurs astérisques dans des livres d’histoire que personne ne lit, je n’en ai rien à foutre. Howards, Morris et Luke qui se déchirent la gorge, les yeux sur Jack Barron comme si c’était une paire de crocs de rechange, tout ça c’est beaucoup trop d’action dans les hautes sphères du pouvoir. Il y a quelque chose qui pend, un gros paquet de merde prêt à être lâché sur le ventilateur de la nation, et personne n’est volontaire pour mettre Jack Barron au parfum.

On verra ça mercredi soir, Bennie, pensa-t-il. On verra quand tu seras sur la sellette. Car finalement puisque c’est avec de la graine de Président que tu joues cette partie de poker, il faudra étaler les cartes sur la table si tu veux rester dans le jeu, Bennie, baby. Oui, tu es bel et bien sur la sellette, comme une poule de choix dans un bordel de luxe, comme…

Le carillon du vidphone interrompit soudain son accès d’auto-apitoiement germanique et morose. Je parie que c’est Teddy le Prétendant, se dit-il, cynique. Tous les autres camés du coin ont déjà contacté Jack Barron le fourgueur.

Mais le visage aux grands yeux bruns et aux cheveux de miel (l’imagination suppléant l’image noir et blanc du vidphone) qui fit son apparition sur l’écran lorsqu’il prit la communication lui coupa le sifflet et il ne put que balbutier :

— Sara…

— Salut, Jack, fit Sara Westerfeld.

Il se sentit la proie d’un désarroi total, lui qui était cul nu devant son poste, perçut la même détresse dans le regard de biche apeurée de Sara, fouilla désespérément l’écran vide de son esprit pour trouver quelque chose à dire et entendit sa propre voix cuirassée d’ironie qui disait :

— Sadisme ou masochisme ? Qu’est-ce qu’il y a dans ta tête imbibée d’acide, Sara ?

— Il y a si longtemps…, commença Sara, et Barron s’agrippant comme un forcené pour ne pas se laisser aller au souvenir-fantôme de mille nuits corps contre corps, choisit l’inanité comme un homme affamé se jette sur un croûton moisi.

— Sans déconner ? dit-il. Je croyais qu’il y a six ans tu étais partie acheter de l’herbe. Il y a eu des encombrements ?

— Je t’en prie, Jack. (Elle le supplia d’un regard navré.) Sommes-nous obligés de nous faire du mal ?

— Rien ne nous oblige à quoi que ce soit, dit Barron, sentant l’amertume monter à la surface. C’est toi qui m’as appelé. Moi je n’ai plus rien à te dire. Tu es chargée ? Tu as défoncé le plafond ? Avec la tête de qui es-tu en train de jouer ? La tienne ou la mienne ?

— Je suis désolée, Jack. Je suis désolée pour tout. Tu peux raccrocher si tu veux. Qui pourrait te le reprocher ? Je… je voulais te voir, Jack, je voulais te parler…

— Tu as la télé ? Allume-la mercredi soir, et tu me verras. Prends ton vidphone, appelle la régie, raconte une histoire à Vince et il te fera passer sur l’antenne. Qu’est-ce que ça veut dire, Sara ? Six ans, six putains d’années ont passé, et tu voudrais que j’accoure comme un petit chien quand tu m’appelles ? Qu’as-tu fait de ta tête, Sara ?

— Je t’en prie… dit-elle, armée du seul blindage de sa vulnérabilité féminine. Crois-tu que ce soit facile pour moi ? Je… (Un vide panique sembla traverser tel un nuage le ciel de ses yeux ; elle hésita, puis se mit à parler de plus en plus vite :) J’ai regardé ta dernière émission par hasard, je l’avoue, mais j’y ai retrouvé quelque chose que je croyais mort. Quelques bribes seulement, au milieu d’un fatras inutile, mais des bribes de toi. Je revoyais, à certains moments, le Jack Barron que j’avais connu, et chaque fois cela me transperçait le cœur. Tu peux me croire ou pas, mais à ces moments-là je ne pouvais pas m’empêcher de t’aimer, tout seul dans ce poste de télévision, tout seul avec toi-même, oscillant entre le vrai Jack et le Jack baisse-froc, et je ne savais plus lequel des deux était réel, le Jack que j’aimais ou celui que je haïssais, je t’aimais et te haïssais en même temps, et je savais que j’avais encore en moi un morceau de toi, dont je n’arrivais pas à me débarrasser, et… et…

— Tu étais chargée, hein ? demanda Barron avec une cruauté intentionnellement cynique. À l’acide ?

À nouveau même hésitation, comme si un mécanisme se déclenchait chaque fois qu’il glissait une pièce :

— Euh… oui, c’était un voyage… c’est pour cela, peut-être, de regarder ton émission avec de nouveaux yeux, des yeux anciens et en même temps nouveaux… une partie de moi était à Berkeley, une autre avec toi la dernière fois, et une autre dans cette télé avec toi et… il faut que je te voie, Jack, j’ai besoin de savoir si c’était l’acide ou bien…

— Ainsi me voilà devenu un foutu tremplin de camée ! s’écria Barron. Comme un kaléidoscope ou un vieux disque de Dylan ! Tu as crevé le plafond ? Tu as vu des lumières de couleur ? Je ne veux pas faire partie de tes foutus voyages, même par procuration. Tu me retournes l’estomac, à m’appeler ainsi en pleine vape. Oublie-moi, Sara. Va-t-en chercher un gros malabar de marin du côté du ferry de Staten Island et baise-lui sa tête, parce que moi je n’ai pas l’intention de te laisser jouer avec la mienne. Ni maintenant ni jamais.

— Je ne suis pas chargée en ce moment, Jack, dit-elle tranquillement. Je suis tout à fait lucide. Plus lucide, peut-être, que je ne l’ai jamais été de ma vie. Tout le monde change. Je t’ai vu changer, et je n’ai pas pu l’accepter. Maintenant, je pense que c’est mon tour.

Cela se passe ainsi, parfois, pendant six ans, on voit arriver les choses sans que vraiment sa tête soit concernée, et puis un jour ça change, l’acide, plus quelque chose, peut-être, quelque chose de bête et d’insignifiant, qui provoque la grande explosion, et soudain les six ans disparaissent comme un bouchon, et l’on voit les années devant soi, tous les futurs possibles, en un instant, et rien ne s’est produit que les autres peuvent voir, mais on n’est plus le même, jamais plus on ne sera le même. Il y a une coupure, une discontinuité, et on sait qu’on ne veut plus être ce qu’on a été, mais on ne sait pas encore ce qu’on est.

« Et il n’y a que toi, Jack, qui puisse me dire. Je n’ai plus de présent et tu es mon passé, et peut-être – à moins que je ne finisse par crever le plafond pour de bon – mon avenir aussi, si tu veux bien de moi. C’est un autre côté de toi que je vois maintenant, et je sais que tu ne vois pas tout comme moi, mais je ne suis plus certaine que tu aies toujours tort. Aide-moi, Jack, si tu m’as jamais aimée, aide-moi maintenant, s’il te plaît.

— Sara…

Sara, folle garce, ne me fais pas cela, pensa-t-il, tu me tends entre tes doigts comme une corde à piano, tu fais des arpèges sur mon crâne, du ping-pong avec mes couilles. Désespérément, il voulait maintenir son écran de cynisme contre la marée qui déferlait sur lui, marée de Berkeley draps frais tachés d’amour langue dans son oreille brise tiède sur leurs corps nuit californienne embaumée de bougainvilliers à Los Angeles, à Berkeley, odeur de la marijuana bouche contre sa bouche années d’innocence années perdues, six années enterrées enfouies dans des corps de blondes du mercredi soir, et la chanson de ces années qu’elle chantait de sa belle voix fausse de petite fille triste pressentant la tristesse des Noëls à venir :

Où sont passées toutes les fleurs d’antan ?

Quand oh, quand comprendront-ils enfin… ?

Quand comprendras-tu enfin, Jack Barron ? Du fond des tripes, tu sais qu’elle est toquée ; mais dans ton cœur… dans ton cœur il y a un gros trou de la taille de Sara, que ni Carrie ni aucun autre fantasme déjà vu du mercredi soir ne pourront combler, même si tu vis les millions d’années d’ères géologiques promises par Benedict Howards… Tu es un camé de Sara, et tu ne peux rien faire pour arranger les choses, le seul fourgueur en ville c’est elle.

— Jack… dis-moi quelque chose, Jack…

— Est-ce nécessaire ? répondit-il – douce soumission au fantôme d’un espoir qui ne voulait pas mourir.

Je peux, se disait-il. Je peux. Jack Barron a fait face à des sénateurs, caïds de toutes espèces, Howards, Morris, Luke, artistes de la balle à effet ; Jack Barron a-t-il peur de jouer le jeu de l’amour (quoi d’autre qu’un jeu !) avec la seule femme qu’il ait jamais aimée ? Je t’aiderai, vieux frère. Toi et moi on empoignera la réalité par les cornes, toi et moi dans Bug Jack Barron, dans notre douillet penthouse du vingt-troisième étage qui n’attend que Sara depuis des années. Et si c’est l’acide vraiment qui t’a ouvert les yeux, Sara, alors chapeau pour Crazy Tim Leary[5].

— Quand puis-je te voir ? demanda-t-il.

— Dès que tu pourras venir.

— Je serai chez toi d’ici trois quarts d’heure. Bon Dieu de bon Dieu, ce que tu as pu me manquer !

— Tu m’as manqué aussi, dit Sara, et il crut voir ses yeux s’embrumer.

— Trois quarts d’heure, répéta Barron, et coupant la communication il se leva à la recherche de ses vêtements et de ses clés de voiture.

Et se trouva nez à nez avec Carrie Donaldson, blême et nue, les seins mous et pendants comme des fleurs flétries.

— Ne dites rien, monsieur Barron, fit-elle de sa voix de secrétaire glacée. Il n’y a rien à expliquer, nous n’avons plus rien à nous dire. Moi qui croyais que c’était parce que vous étiez trop… trop important, trop occupé par votre travail pour avoir le temps de… qu’en étant là, sans histoires, simplement quand vous me vouliez, en chauffant votre lit quand il était trop froid… qu’un jour, peut-être, vous verriez que… que… mais je me suis trompée, je me suis méprise sur votre compte… comme j’aimerais être à sa place, être aimée comme vous l’aimez. Au train où va le monde, je crois bien que ça ne m’arrivera jamais…

— Carrie… Je ne savais pas… je ne voulais pas te… j’étais sûr que c’était le réseau…

— Le réseau ! J’ai peut-être beaucoup de vices, Jack Barron, mais comme disait quelqu’un tout à l’heure, je ne me prostitue à personne ! s’écria-t-elle. Certes, j’étais censée vous tenir à l’œil, mais de là à ce que vous supposiez…

Elle se mit à trembler, des larmes perlèrent au coin de ses yeux et elle inclina la tête en arrière pour les refouler dans un mouvement empreint de fierté sauvage.

Bon Dieu, quel pauvre conard aveugle tu as été, Jack Barron ! se dit-il tandis qu’elle se tenait devant lui, plus grande à ses yeux qu’elle ne l’avait jamais été, et cependant il n’éprouvait toujours rien pour elle, était incapable de simuler même pour un instant le moindre sentiment.

— Pourquoi n’as-tu rien dit ? fut tout ce qu’il trouva à déclarer.

— Est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Vous savez bien que non. Vous ne pensiez qu’à elle, aucune autre femme ne comptait pour vous. Et au moins… vous m’avez bien fait jouir, Jack Barron. Quel dommage… Quel dommage que plus jamais je ne pourrai supporter d’être touchée par vous.

Et tout ce qu’il put lui laisser en guise de consolation, ce fut la dignité d’aller pleurer toute seule et de se rhabiller dans la chambre à coucher.

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