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— Benedict Howards ? répéta Jack Barron dans l’interphone de son bureau, comme si c’était un ectoplasme que sa seule incrédulité suffirait à faire éclater comme une bulle.

Je me demande, pensa-t-il, ce que je viens foutre ici. Ils pourraient m’avoir une heure par semaine et me laisser peinard chez moi le reste du temps. Quand des emmerdeurs comme Howards se présentent, j’aime autant les attendre sur mon propre terrain. Mais les gros manitous du réseau tiennent à me voir poser mon cul dans ce fauteuil chaque vendredi pour affronter les chatouilleux, les éclopés du mercredi, que le jeudi est censé avoir refroidis un peu. Et le lundi on remet ça pour préparer le mercredi suivant. C’est un cercle sans fin de sadomasochisme.

— Dites-lui d’entrer, grogna-t-il en espérant que Carrie avait mis le volume au maximum pour que Bennie entende à quel point il était ravi de le voir mais sachant qu’il n’y avait aucune chance pour cela : elle savait mener sa barque, avec instructions spéciales de la direction (pour l’amour du ciel, essayez d’empêcher Barron de dévorer toutes crues les personnalités qui lui rendent visite, miss Donaldson). Froide, compétente Carrie, efficace et distante même au lit (là aussi, instructions spéciales de la direction du réseau ?).

La porte du bureau s’ouvrit, tenue par Carrie incapable de réprimer sa grimace de désapprobation devant le fouillis qui régnait dans l’antre, et Benedict Howards, vêtu en élégant des années 70 (complet de soie noir sans boutons, ascot blanc, chemise rouge à collerette), grand de taille, le teint rose, presque poupin, cheveux rares mais tombant sur la nuque, s’engouffra dans la pièce et s’immobilisa sans un mot devant le bureau surchargé de papiers en désordre.

— Laisse-nous, Carrie, dit Barron, sachant que cela allait embêter Howards qui jamais n’aurait tutoyé en public une secrétaire avec qui il baisait depuis cinq ans (qui sait s’il s’était envoyé cet iceberg qui avait répondu l’autre soir ?).

Quand Carrie fut sortie, il désigna à Benedict Howards le fauteuil en vieux cuir moisi face à son bureau et jubila de l’y voir poser précautionneusement ses fesses comme quelqu’un qui se dit que même sur un siège de cabinet il y en a qui ont attrapé la vérole.

— Eh bien, Howards, dit-il, qu’est-ce qui me vaut le plaisir douteux de votre compagnie ?

— Inutile de faire de l’humour avec moi, Barron. Vous n’êtes pas devant la caméra. Et vous savez très bien pourquoi je suis ici. Je n’aime pas qu’on me plante des couteaux dans le dos. Je vous avertis, on ne me fait pas ça trois fois. La première, je vous avertis gentiment. La deuxième, je vous écrase comme une punaise.

— Si vous n’étiez pas si charmant, Howards, je prendrais ça comme une menace. Heureusement pour vous je suis bien luné aujourd’hui. Car je déteste les menaces, mon vieux : elles me font suer. Et vous avez eu mercredi un petit aperçu de ce qui arrive quand on fait suer Jack Barron. Mais rien qu’un aperçu, Howards : personne n’a été blessé réellement, et vous le savez comme moi. J’ai marqué quelques points parce que c’est à ça que consiste le jeu, mais je vous ai laissé une chance de riposter. Ce n’est pas ma faute si vous l’avez refusée. J’espère que vous en avez attrapé un gros.

Il sourit en voyant l’expression un moment perplexe de Howards. (Mr Howards est au Canada où il prendra quelques jours de vacances, monsieur Barron).

— C’est ce que je pensais, dit-il. J’ignore pourquoi vous avez cru bon de vous défiler au moment de l’émission ; mais ça ne m’a pas du tout plu. Vous avez été malmené, ne vous en prenez qu’à vous. Vous aviez une chance de faire valoir votre fichu projet de loi et vous ne l’avez pas saisie. Le principe de l’émission est simple, Howards. Vous me faites passer pour un con, je vous renvoie la politesse. C’est pourquoi j’ai coupé Yarborough pour donner la parole à Lukas Greene.

— Je crois me souvenir qu’à une époque vous étiez plutôt lié avec Greene. J’ignore si vous n’avez pas encore des relations avec la Coalition pour la Justice Sociale. La manière dont vous avez fait passer Yarborough pour une andouille en laissant ensuite ce communiste nègre déballer…

— Mettez-vous bien ça dans la tête, aboya Barron. Premièrement, votre Yarborough est une andouille de naissance. Deuxièmement, Howards, je suis dans le show-business, pas dans la politique. Quand on m’a donné cette émission, j’ai dit au revoir à la C.J.S. et bon débarras. Ce qui m’intéresse, c’est ma cote d’amour auprès du public et des marchands de voitures et de drogue, et c’est tout. Vous ne m’aimez pas, d’accord. Mais faites-moi la justice de ne pas me considérer comme le dernier des idiots. Que je me serve de l’émission une seule fois pour favoriser un parti ou un autre, et avant que vous ayez pu en toucher un mot à vos deux chérubins de la F.C.C., la voilà qui me tombe dessus à bras raccourcis et pour de bon je me retrouve sur le pavé en train d’agiter des pancartes et des banderoles. Non. J’aime trop l’argent pour renoncer à tout ce que j’ai acquis et recommencer à glandouiller du côté de Berkeley ou de Los Angeles.

« Et je vais vous dire autre chose, Howards. Si je me fous complètement des idées politiques de Luke, il n’en reste pas moins que c’est un vieil ami et que si je vous entends le traiter encore de nègre ou de bougnoule je vous éjecte de ce bureau à grands coups de pied dans le cul.

— Savez-vous à qui vous parlez ? hurla Howards. Personne ne répète ça deux fois à Benedict Howards ! J’écraserai le réseau et vos commanditaires. Je ferai pression sur la F.C.C., et je vous prie de croire que j’ai assez de poids pour le faire ! Mettez-vous en travers de ma route, et je ferai de vous une bouillie juste bonne à donner à manger aux poissons.

— Combien de temps croyez-vous qu’il faudra pour cela ? demanda suavement Barron.

— En un mois je peux vous faire enlever votre émission, et vous feriez mieux de me croire.

— Quatre semaines. Quatre émissions. Pensez à tout ce que je pourrais vous faire si j’avais la certitude d’être viré du réseau et de n’avoir plus rien à perdre. Quatre semaines de harcèlement sans pitié. Quatre fois une heure avec cent millions de spectateurs pour témoins et une seule idée en tête : me venger de Benedict Howards et de sa Fondation. C’est entendu, vous pouvez me détruire, mais ce faisant vous signez votre propre arrêt de mort. Nous sommes trop grands tous les deux, Bennie, trop grands pour que l’un de nous puisse terrasser l’autre sans faire crouler sur lui les colonnes du temple. Vous ne m’aimez pas et je ne vous aime pas, c’est entendu, mais vous n’avez rien à craindre de moi tant que vous ne m’acculez pas à une situation désespérée. Si je tombe, vous tombez aussi, n’oubliez jamais ça.

Soudain, imprévisiblement, Howards se radoucit.

— Écoutez, dit-il. Je ne suis pas venu ici pour échanger des menaces avec vous. Vous avez fait du tort à mon projet de loi, vous me coûtez quelques voix mais…

— Je ne suis pas responsable. Prenez-vous-en à ce conard de Hennering. C’est votre créature, c’est pourquoi je l’ai fait passer sur l’antenne, pour donner à chacun sa chance et équilibrer les choses. Ce n’est pas ma faute si cet abruti…

— Tout ça c’est de l’histoire ancienne, Barron. Seul l’avenir m’intéresse. Un homme comme moi doit savoir regarder les choses de haut. (Il eut un étrange sourire de béatitude. Qu’est-ce que c’est que ça encore ? pensa Barron.) De très haut… Et le projet de loi d’Hibernation signifie beaucoup pour mon avenir et pour l’avenir de l’huma…

— Hé, gardez vos salades, voulez-vous, fit Barron d’une voix traînante. Vous voulez faire passer une loi vous donnant le monopole de l’Hibernation, ce sont vos oignons, mais ne me faites pas le coup de l’avenir de l’humanité. Vous vous occupez de vous-même, point à la ligne. Restez sur ce plan, et je vous écouterai peut-être.

— Très bien, Barron, je jouerai cartes sur table avec vous. Vous avez quelque chose dont j’ai besoin : Bug Jack Barron. Vous avez un canal qui vous permet de communiquer avec cent millions d’Américains, dont l’opinion sur le projet de loi peut se traduire par quelques voix de différence au Congrès. Pas autant qu’on veut bien le dire, peut-être, mais quelques-unes. Ces voix, il me les faut. Je veux que vous fassiez le genre d’émissions qui me feront gagner ces voix. Pas chaque semaine, pas trop ostensiblement, mais en procédant par touches. Vous saurez comment vous y prendre, je vous fais confiance sur ce point. Et en échange…

— Savez-vous que vous êtes cinglé ? Vous croyez que je vais risquer ma place pour apporter de l’eau à votre moulin ? Où y trouverais-je mon compte ? Je me fais dans les quatre cent mille dollars par an avec Bug Jack Barron, et il n’y a pas de raison pour que ça ne dure pas encore des années. Le show-business me rapporte assez pour que je puisse vivre exactement comme je l’entends, et c’est ce qui compte pour moi. Oubliez tout ça, Howards, vous ne pouvez pas m’acheter comme on achète un vulgaire Teddy Hennering. Vous n’avez rien à m’offrir que je désire à ce point.

Benedict Howards sourit.

— Vous croyez ? dit-il. Je possède une chose que tout le monde désire. Une chose qu’on n’achète pas avec de l’argent. La vie, Barron. La vie elle-même. L’immortalité. Pensez-y. La vie qui ne s’arrête jamais, qui continue, pas pendant une pauvre centaine d’années mais des millénaires et des millénaires, la vie jeune, saine, forte, éternelle. Pensez à ce que cela signifie chaque matin quand on se lève, quand on sait qu’on a ça pour l’éternité… la saveur d’un repas, le corps d’une femme, l’odeur de l’air pur… tout ça pour vous, et pour l’éternité. Qui ne vendrait son âme pour avoir tout ça ?

— On croirait que vous allez cracher le soufre et les flammes et me proposer un contrat signé de mon sang, fit remarquer sèchement Barron.

Howards parut tressaillir, ses pupilles en feu se contractèrent comme s’il venait de se rendre compte qu’il avait dit quelque chose qu’il n’aurait pas dû – ou bien, pensa Barron, comme s’il réalisait à quel point tout cela sonnait complètement loufoque.

— C’est d’un contrat d’Hibernation que je vous parle, dit-il. Un contrat gratuit. Ni capital ni transfert. J’ai mes renseignements, Barron, et je sais que vous dépensez l’argent aussi vite que vous le gagnez. Vous n’aurez jamais de quoi vous payer un contrat. Et entre nous, même si c’était le cas je ne vous laisserais jamais en acheter un. Je ne veux pas de votre argent. C’est vous que je veux, et tout de suite, pas quand vous mourrez. Voilà mon offre : vous marchez avec moi et vous avez une chance de vivre immortel, ou vous finirez mangé par les asticots.

Qu’est-ce qui se passe ? songea Barron. Le projet de loi a dix voix au Sénat, au moins trente à la Chambre, rien qu’en comptant celles qui lui sont acquises. Pourquoi est-ce qu’il tient tant à m’acheter ? Un contrat d’Hibernation gratuit, c’est bon pour un sénateur, un magistrat, un membre de la Cour suprême, pas pour Jack Barron le donneur de coups de pied au cul. Il déconne à pleins tubes – il vient d’admettre devant moi qu’il peut distribuer ou refuser des contrats pour des considérations autres que financières. Qu’est-ce qu’il peut savoir que j’ignore ? Pourquoi Bennie Howards le tout-puissant a-t-il peur de moi ?

Mais merde, un contrat d’Hibernation, cela enfonce à tous les coups un enterrement première classe… L’immortalité… Qui sait ce que le siècle prochain peut nous apporter ? La vie éternelle, jeune, saine… ? Rien à perdre dans ce contrat, au pire c’est un attrape-couillon, et de toute façon une fois qu’on est mort…

Est-ce que je pourrais m’en tirer ? Jouer le jeu de Howards mais avec assez de subtilité pour garder l’émission ? D’ailleurs une fois le contrat signé en trois exemplaires, Bennie ne peut plus se dédire… tandis que le vieux Jack Barron ne signerait rien de légalement compromettant et pourrait retourner sa veste à n’importe quel moment. À ce qu’il paraît, tu le tiens par les couilles, Jack, baby. Mais mollo !

— Je vois que vous réfléchissez, dit Howards. Vous imaginez quelle impression ça doit faire, hein ? Cent millions d’années, l’éternité, pour quelques mois au plus de coopération. À chaque homme son prix, dit le dicton. Mais moi, j’ai quelque chose de neuf. Au prix que j’offre, n’importe qui est vendeur.

— Pas si vite, Bennie, dit Barron. Il y a quelque chose qui cloche. D’accord, j’avoue que l’idée d’un contrat d’Hibernation m’intéresse et que peut-être, je dis bien peut-être, je pourrais vous prendre au mot. Mais pourquoi tenez-vous tellement à me recruter à n’importe quel prix ? Votre projet de loi est pratiquement dans la poche. Vous avez assez d’influence au Congrès pour cela. De plus, si vous avez les moyens d’offrir en prime des contrats d’Hibernation, pourquoi ne pas vous adresser aux gros pontes directement ? Si à trente-huit ans je ne dis pas non à votre contrat, qu’est-ce que ce serait si j’étais sénateur ou membre du Congrès, avec trente ans de mieux sur les épaules ? Il semblerait que dans cette affaire vous ayez beaucoup moins besoin de moi que moi de vous, et que vous vous montriez généreux. Mais je vous vois mal en train de jouer les philanthropes. Je me méfie trop des cadeaux empoisonnés.

« Vous essayez de venir à ma hauteur, Howards, alors que vous pourriez jouer ça au-dessus de ma tête. N’essayez pas de me bluffer, vous avez peur. Vous craignez que votre projet de loi ne soit pas accepté, alors qu’à ma connaissance il devrait passer comme une lettre à la poste. Donc, il y a quelque chose que je ne sais pas, et avant de parler affaires avec vous j’ai bien l’intention de le découvrir.

— C’est cette foutue question raciale que votre émission a soulevée avant-hier soir, déclara Howards avec une véhémence visiblement affectée qui mit instantanément Barron sur ses gardes. Tout ce tissu de conneries de Greene et des autres qui va retourner chaque Nègre de ce pays contre…

— Un moment, Howards, trancha Barron, irrité mais en même temps calculant froidement. Pour commencer, je vous ai déjà dit que je n’aime pas le mot « Nègre ». Ensuite, tout ça c’est du folklore. Quatre-vingts pour cent des Noirs votent de toute façon pour la C.J.S., et la C.J.S. en veut à mort à votre projet de loi, alors comment pouvez-vous dire que je vous coûte des voix que vous n’avez jamais eues depuis le début ? D’accord, vous avez contre vous et pour des raisons différentes la C.J.S. et les Républicains, mais je ne vois pas en quoi ça vous inquiète avec Hennering comme homme de paille et même Teddy le Prétendant obligé de s’écraser devant votre influence au parti démocrate. Les Démocrates contrôlent quoi… près des deux tiers du Congrès ? Et vous terrorisez à ce point les autres tendances qu’elles ne bougeront pas tant que Hennering et compagnie seront dans votre poche. Alors qu’est-ce que…

— Vous voulez dire que vous n’êtes pas au courant ?

— Au courant de quoi ?

— Hennering, fit Howards en sortant de sa poche une coupure de presse déchirée qu’il jeta sur le bureau. Barron lut :


TED HENNERING SE TUE DANS UNE CATASTROPHE AÉRIENNE

Son avion privé explose en plein vol.


— C’est arrivé la nuit dernière, reprit Howards. Vous comprenez maintenant pourquoi je suis un peu nerveux. Hennering était notre meilleur garant pour le projet de loi. Lui mort, nous ne sommes pas exactement en mauvaise posture mais nous perdons une partie de notre avantage, et je ne veux pas courir de risque même minime. Vous pouvez compenser la perte de cet avantage en calmant les Nè… euh… Noirs. C’est la raison pour laquelle je vous offre un contrat d’Hibernation, Barron. Sans votre aide, le projet de loi est presque sûr de passer. Mais je n’aime pas ce presque. C’est une certitude qu’il me faut.

Hennering est mort, pensa Barron. C’est donc ça qui turlupinait Bennie. Il perd son super-homme de paille présidentiel, et cela signifie que le prochain Président a toutes les chances d’être Teddy le Prétendant, qui n’est pas tout à fait encore dans la poche du vieux Howards. Oui, ça colle, mais pourtant…

Pas pour le projet de loi, comprit-il soudain. Il n’y a rien de changé de ce côté-là, à part la perte d’une malheureuse voix, celle de Hennering, et Howards a plus de voix qu’il n’en faut. Alors, pourquoi… ?

Un signal d’alarme glacé, fruit d’années d’expérience au contact du pouvoir, se propagea comme un éclair à son cerveau : Attention ! Tout d’abord Hennering, véritable mort-vivant le mercredi soir, mort tout court le vendredi matin ; puis la coupure de presse dans la poche de Howards, réponses toutes prêtes, escalade d’explications soi-disant livrées à contrecœur. Acheter Jack Barron rien que pour mettre toutes les chances de son côté ? Ça ne ressemble pas à Howards, il y a quelque chose de plus gros, qui l’effraie et que j’ignore.

Tu vas jouer serré, Jack, baby ! Écoute ton instinct : tu tiens les bonnes cartes, Bennie sait lesquelles et toi non. Fais monter les enchères, pas question de lâcher jusqu’à ce que tu saches combien d’atouts tu as en main.

— Écoutez, Howards, dit-il. Je n’ai pas encore déjeuné et j’en ai assez de tourner en rond. Je ne sais pas ce que vous avez derrière la tête, mais il y a quelque chose. Hennering ou pas Hennering, votre projet de loi a une jolie marge et ne nous faites pas perdre notre temps en prétendant le contraire. Disons que votre proposition m’intéresse. Pourquoi pas ? Je ne suis pas homme à cracher sur un contrat d’Hibernation. Mais je n’ai pas l’habitude de m’engager dans quoi que ce soit les yeux fermés, et c’est ce que vous me demandez.

Howards hésita, plissa les lèvres, tourna son pouce dans une narine, prit une large inspiration et répliqua :

— Je veux vous engager pour un travail particulier. Je n’ai pas besoin d’un associé. Vous posez des questions sur des choses qui ne vous regardent pas. Si je vous paie si cher, c’est que je puis me le permettre aisément. Mais mettez-y des exigences, et vous pourrez vous l’accrocher. Ne forcez pas trop votre chance, Barron.

C’est bien ça, se dit Barron. Il veut à tout prix se payer un larbin. À n’importe quel prix. Ainsi tu crois me faire peur, Bennie-boy ? Détrompe-toi, ou tu vas déguerpir en quatrième vitesse. L’enjeu est trop élevé pour qu’on puisse me bluffer. Tu as peut-être le fric et le pouvoir, mais pour ce qui est de jouer au chat et à la souris avec Jack Barron, il faudra repasser, monsieur Howards.

— Ne forcez pas non plus la vôtre, Howards, dit-il. Vous ne pouvez pas m’acheter. Louer mes services, peut-être, mais je conserve ma liberté. Ou bien vous me dites la vérité, sans cachotterie aucune, et vous recrutez peut-être un allié, ou vous continuez à vous foutre de moi, et vous vous faites un ennemi. Et je ne crois pas que ça vous plairait de m’avoir pour ennemi – vous tenez trop à ce que nous nous entendions.

— Croyez-moi, dit Howards, ça ne vous avancerait à rien de chercher à en savoir plus. Je ne suis pas un marchand de drogue ou de voitures, et je ne suis pas dans le show-business. Je joue pour le sang. Laissez tomber, vous n’êtes pas sur votre terrain. C’est bien trop… au-dessus de votre tête, et ça ne vous regarde pas. Pensez plutôt à l’éternité, et ne gâchez pas vos chances en fourrant votre nez dans le moulin à viande. C’est oui ou non, Barron, et tout de suite. Inutile de discuter davantage.

— Vous avez déjà eu ma réponse. Elle est à prendre ou à laisser.

— Écoutez, ne nous emballons pas, fit Howards dans une nouvelle et incompréhensible volte-face. Je vous donne une semaine. Réfléchissez. Pensez aux asticots… et à l’éternité !

Bordel ! pensa Barron. Cette fois-ci, Bennie-boy, je te tiens par les couilles ! Bennie Howards ne revient pas sur un ultimatum à moins qu’il ne soit sûr que la réponse est non et qu’il ne puisse à aucun prix se passer des services du bon Jack Barron. Dans ce cas, laisse-moi te dire qu’avant que ce soit oui, tu vas en baver !

— O.K., dit-il. Une semaine pour que nous réfléchissions tous les deux. (Et il ajouta in petto :) C’est mercredi prochain que vous allez comprendre votre douleur, monsieur Benedict Howards !

— Tu feras ce que je te dis, Vince, déclara Jack Barron à l’adresse de Gelardi dont le visage se détachait, incrédule et gris, sur l’écran du vidphone. C’est encore moi le patron de l’émission et j’aurai ce que je veux.

— Je ne saisis plus, dit Gelardi. L’autre jour tu m’engueules parce que je te colle un type qui chatouille un tout petit peu l’épiderme de Howards, et aujourd’hui tu veux lui filer un coup de godillot en plein dans les parties. Qu’est-ce qui s’est passé depuis ?

Barron hésita, conscient du circuit électronique écran-caméra-point de phosphore sur écran de vidphone qui transmettait parole pour parole à Gelardi, mollo, Jack, baby, trop de choses en jeu ce coup-ci, déjà un contrat d’Hibernation gratis, il faut que je voie quels atouts Howards a encore dans la manche, prêts à être mis sur la table, mille regrets, Vince, chacun pour soi, cette partie je la joue tout seul.

— Il s’est passé que Bennie Howards est venu me rendre visite il y a à peu près une heure.

— L’émission l’a rendu furax.

— Tu parles ! J’ai encore la trace de ses doigts autour de ma gorge. Il a menacé de tout casser, de couler l’émission en faisant pression sur les commanditaires, de me faire mettre sur la liste noire par ses larbins de la F.C.C. et tout le paquet.

— Tu l’as calmé ? demanda nerveusement Gelardi.

Régisseur de mon cœur, pensa Barron, tu as peur de perdre ta planque, hein ? Chaque fois que je tire un pet de travers tu as les miches qui font bravo.

— Le calmer ? fit-il à haute voix. Tu penses comme je l’ai calmé. Je l’ai envoyé se faire empapaouter chez les Grecs.

Gelardi émit un bruit grossier en secouant la tête et en roulant les yeux vers le haut. Barron sourit, calculant intérieurement. Il faut que j’accouche d’une bonne raison, pour faire passer la pilule, se dit-il. Faire croire à Vince que le seul moyen de sauver l’émission c’est d’attaquer Howards à coups de genou dans les burnes.

— Tu veux que je te dise, tu es cinglé, Jack ! fit Gelardi le plus sérieusement du monde. Tu passes ton temps à me répéter qu’il ne faut pas tirer la queue des tigres, et qu’est-ce que tu fais maintenant, tu fais piquer une crise à Howards et au lieu de lui passer la main dans le dos tu l’envoies chier. Et comme si on n’avait pas assez d’emmerdements pour le moment, tu voudrais faire une émission entièrement dirigée contre lui. Tu t’es bourré la gueule avec quelque chose de plus fort que les Acapulco Golds, ou quoi ?

— Écoute, Vince. En deux mots, nous avons des ennuis. Howards est convaincu que je lui en veux à mort, et je n’ai rien pu faire pour le persuader du contraire. Il m’a prévenu qu’il était parti pour avoir ma peau, et tu sais comme moi qu’en y mettant le temps il y parviendra. À ce stade, sachant qu’il n’écouterait pas la douce voix de la raison, je lui ai dit d’aller se faire foutre et je l’ai menacé à mon tour. Je lui ai dit que ce qui s’est passé cette semaine c’était de la plaisanterie à côté de ce qui l’attend s’il continue à vouloir me chercher des crosses. C’est pourquoi on lui colle la prochaine émission dans les fesses, histoire de lui montrer que ce n’étaient pas des paroles en l’air et que même un type de la stature de Howards n’a rien à gagner à faire vraiment suer Jack Barron. La prochaine fois il se tiendra à carreau. Il croit que son projet de loi passera comme une lettre à la poste. Je veux lui prouver que je peux tout remettre en question si seulement il me donne assez de raisons de courir le risque. Nous lui montrerons nos griffes, et il rentrera les siennes. Comprende, paisan ?

— Oh, mon ulcère ! gémit Gelardi. Je comprends la nécessité maintenant, mais la direction du réseau va en attraper la chiasse.

— Ne t’occupe pas d’eux. Il y a trois autres réseaux de télévision qui donneraient beaucoup pour avoir Bug Jack Barron, et ils le savent. Tant que Howards aura trop la frousse pour intervenir, la direction gueulera, mais ne fera rien. Idem pour nos sponsors. Avec le fric que fait l’émission ils s’achèteront de quoi soigner leurs ulcères. Le problème, c’est : quel genre d’appel allons-nous pouvoir utiliser contre Howards mercredi prochain ? Nous ferons un truc bidon si nous ne pouvons pas faire autrement, mais ça ne me dit pas grand-chose. Si Howards ou bien le réseau ou la F.C.C. s’apercevaient que nous avons truqué une émission…

— Si on faisait la scène du lit de mort ? suggéra aussitôt Gelardi.

Sacré vieux Vince, pensa Barron. Sortez-lui n’importe quelle histoire, et il ne marche pas, il court.

— Du lit de mort ?

— Ouais, on reçoit au moins une demi-douzaine d’appels par semaine, dans le genre larmoyant. La régie a ordre de ne pas les laisser franchir le premier écran. Un type est en train de crever, lentement mais sûrement, la plupart du temps du cancer, la plupart du temps aussi avec l’aide sociale ou une maigre pension d’État, et toute la famille s’assemble autour du vidphone avec le macchabée comme pièce principale du décor, et t’appelle pour que tu demandes à la Fondation d’accorder au vieillard un contrat d’Hibernation à l’œil. Du vrai mélo, quoi. Il y a même toutes les chances pour qu’on dégote un moribond en assez bon état pour faire une partie des frais de la conversation. Et on peut aussi ajouter quelque chose sur le préjugé racial, si tu veux.

Hum, pensa Barron, je vois ça d’ici. Dix minutes, un quart d’heure peut-être de pleurs atroces, et je fais passer Bennie (pas question qu’il ne réponde pas ce coup-ci) pendant tout le reste de l’émission. Quelques coups de lanière cinglante pour commencer, ensuite à lui de se dépatouiller, puis le fouet à nouveau, et je le laisse marquer un ou deux points, puis un nouveau coup de soulier dans les balloches, pour qu’il comprenne bien sa douleur. Lui montrer que je peux le laisser sur le tapis quand je veux, mais remettre à plus tard le coup de grâce, que la poule aux œufs d’or puisse pondre encore une fois – sans compter que ça fera une émission du tonnerre !

— Ça me plaît, ça me plaît, dit-il. Mais laissons le problème racial pour cette fois. Il s’y attend, et je préfère frapper là où il n’est pas préparé. Fais-toi passer directement tous les appels de lit de mort, et transmets-moi le plus saignant que tu pourras trouver.

— C’est toi le boss, Jack, mais personnellement cette histoire me fout la frousse. Une petite erreur de tir, et au lieu de caner, Howards va s’affoler et nous faire le coup de l’avion-suicide. C’est de la corde raide, avec pour balancier et ton job et le mien.

— C’est la règle du jeu, Vince. Tu me pousses sur la corde, et je fonce. Aie confiance dans le vieil oncle Jack.

— Je te fais confiance comme à mon propre frère, dit Gelardi.

— Je ne savais pas que tu avais un frère.

— Ouais. Il fait ses dix ans à Sing Sing pour faux et usage de faux. On se reverra dans la poêle à frire, Jack.

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