— Dégagez la piste, les boys, fit Lukas Greene d’une voix traînante en agitant sa main noire (et il se plut, mauvais, en cet instant, à penser : noire) en direction des deux hommes (Nègres, formula-t-il perversement, par lassitude intérieure peut-être) revêtus d’uniformes de la police d’État et de la National Guard (bougnoule à gauche et gobi à droite) du Mississippi.
— Oui, monsieur le Gouverneur, firent les deux hommes à l’unisson (tandis que l’oreille de Greene, prise dans ce qu’objectivement il appelait son moment d’irresponsabilité masochiste, entendait : « Oui, Missié Gouve’neu’ »).
— Bon Dieu d’Ébène, fit le gouverneur Greene à la porte quand elle se fut refermée sur les deux hommes. Qu’est-ce qui me prend aujourd’hui. Ce putain de Shabazz, pensa-t-il. Ce bougre d’emmerdeur de Nè…
Encore ce mot. Et c’était ça, en fait. Malcolm Shabazz, Prophète de l’Union des Musulmans Noirs, Président du Bureau National des Leaders Nationalistes Noirs, Lauréat du Prix Mao de la Paix et Cacique Suprême des Chevaliers Mystiques de la Mer, était ni plus ni moins qu’un Nègre. Il représentait tout ce que les Caucasiens voyaient quand ils entendaient le mot nègre : un sauvage ignare et hurleur, un singe puant, un traîne-la-pine et un vendu à Pékin. Et cet enfant de putain de Malcolm le savait, s’en servait, se faisait le point de ralliement de toute l’hostilité caucasienne, la cible première de la tribu cinglée des adorateurs de Wallace, encaissait leurs injures, leurs saletés, s’en délectait, puisait des forces dans leurs hargnes féroces, leur disait : « Regarde-moi, blafard, je suis un Noir, un vrai de vrai, je t’abomine, l’avenir c’est la Chine, et ma bite est plus grosse que la tienne, blanc-mec, et des comme moi il y en a vingt millions dans ce pays et un milliard en Chine populaire et quatre milliards de par le monde qui t’abominent pareillement, tu peux crever, sale Cauc ! »
Comme le Bohémien, pensa Greene, faisait observer à la môme qui lui lâchait au nez une perlouze alors qu’il lui mignotait son furoncle : Ce sont des gens comme vous, Malcolm, qui rendent le métier dégueulasse.
Greene fit pivoter son fauteuil et contempla la petite TV perchée sur son bureau derrière la corbeille du courrier. Machinalement, il avança la main vers le paquet d’Acapulco Golds qui l’attendait sur le dessus immaculé du bureau, puis se ravisa. Quelle que soit l’envie qu’il avait d’une bonne bouffée d’herbe à cette heure de la journée, il n’était pas indiqué pour quelqu’un dans sa position d’être sous l’influence de quoi que ce soit un mercredi soir. Il regarda subrepticement l’écran éteint de son vidphone. Il se pourrait très bien que dans l’heure qui suivait il s’illuminât sur la trogne réjouie, souriante et sardonique du bon vieux Jack Barron.
Jack Barron. Lukas Greene soupira tout haut. Même un ami ne pouvait pas courir le risque de répondre en pleine vape à un appel public de Jack. Pas devant cent millions de téléspectateurs.
Et puis, ça n’avait jamais payé pour quiconque, y compris à l’époque bénie de Jack et Sara, de laisser un avantage à Barron. Quand Machin – qui se rappelait son nom à présent ? – avait fait l’erreur d’introduire un soir Jack Barron à son gril de la Birch Society, Jack avait collé à lui comme un putain de champignon vorace.
Et puis ensuite… fini Machin. Plus qu’une caméra, deux vidphones et le père Barron.
Si seulement… musa Greene, le « si seulement » familier des mercredis soir. Si seulement Jack était encore des nôtres… Avec lui de notre côté, la C.J.S. aurait une chance valable de battre le Prétendant. Si seulement…
Si Jack n’avait pas été un tel baisse-froc. S’il avait conservé un peu de ce dont nous avions tous ressenti plus ou moins la perte pendant les années 70. Qu’est-ce qu’il avait dit (et comme il avait raison, loin de moi l’idée de prétendre le contraire !), Luke, avait-il dit, et Greene se rappelait exactement ses paroles, Jack avait une façon de vous marteler les choses pour qu’elles vous restent gravées à jamais, Luke, il y a un mauvais moment à passer quand on a décidé de se vendre. Mais je connais mieux : c’est quand on a décidé de se vendre et qu’aucun acheteur ne se pointe. C’est la pire chose du monde.
Et que répondre à ça ? songea Greene avec amertume. Que répondre quand on a la peau noire mais qu’on n’est qu’un demi-teinte, une grande gueule et un Nègre blanchi et qu’on s’est hissé à coups de fanfares et de banderoles à la résidence du gouverneur à Evers, Mississippi ?
Un soir à ne pas rester seule, se prit à penser malgré elle Sara Westerfeld sous l’œil sardonique et pour le moment inerte de la TV portable qui semblait s’être insinuée soudain dans son champ de conscience. Étaient présents dans le salon Don Sime, Linda et Mike et le Poméranien, montant à leur insu la garde contre la solitude, fantômes des mercredis soir passés ; et elle se rendit compte contre son gré (se rendit compte, contre son gré aussi, qu’elle l’avait toujours su) qu’il y avait longtemps (combien exactement, ne cherche pas ; tu sais très bien depuis combien de temps ; n’y pense pas) qu’elle n’avait pas passé un mercredi soir avec moins de trois personnes autour d’elle.
Mieux vaut jouer au jeu de Sime (j’y vais – j’y vais pas – cette nuit sera la nuit – ou bien jamais ?) que de rester assise, comme, peut-être, je ne demande qu’à le faire, face à l’écran de verre inerte qui me défie de l’allumer. Mieux vaut prêter une moitié d’oreille au Poméranien qui débite comme un disque rayé ses innocentes fadaises pour le plaisir de s’écouter parler, et laisser ma mémoire se fermer et mes pensées flotter dans le ronronnement d’un présent où la réalité du mercredi s’efface…
— Dis voir, gus, je lui fais, pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas un petit mandat pour moi ? était en train d’exposer le Poméranien en tiraillant ses mâchoires dépareillées. Je suis un être humain comme les autres, pas vrai ? Savez-vous ce qu’il m’a répondu, l’enculé ? poursuivit le Poméranien dans un sursaut de dignité froissée dont Sara ne savait trop dire si elle était réelle ou simulée. Mon pauvre Jim, il me fait, t’es trop jeune pour l’Aide sociale, trop vieux pour la Sécurité et tu n’as pas droit au chômage parce que t’as jamais travaillé dix semaines de suite. En fait, t’es qu’une cloche avec des fringues hip, voilà ce que t’es.
Le Poméranien marqua un temps d’arrêt. Et à ce moment-là, Sara vit une étrange transformation s’accomplir sur son visage qui perdit peu à peu son vernis dédaigneux – elle comprit, alors, que cela voulait être du dédain – pour apparaître, aux yeux des autres aussi, dans le salon pseudo-japonais, grotesquement et pitoyablement sincère.
— Eh ben merde alors, s’écria véhémentement le Poméranien en laissant tomber sans faire attention sur la petite table laquée le joint qu’il tenait à la main.
— Mets une sourdine, veux-tu, Poméranien, et ramasse ta Pall Mall qui est train de brûler la table, fit Don le défenseur de la Fée du Logis qui ne ratait jamais une occasion de faire du zèle en présence de Sara.
— Mets une sourdine toi-même, Sime. Je prétends que c’est une véritable injustice. Des gens comme vous et moi…
— Bah, si c’est le bureau des pleurs que tu veux…, commença Don Sime en montrant du menton le poste de télévision.
Et l’instant aussitôt se figea pour Sara qui savait ce qu’il allait dire, les trois mots fatidiques avec l’intonation cynique exacte, Sara torturée, Sara blessée à mort chaque fois qu’on les prononçait devant elle, Sara qui savait à présent que jamais elle ne laisserait Don Sime la toucher, même si un milliard de Chinois hurlants la maintenaient de force, Sara qui préférait baiser avec un lézard venimeux ou Benedict Howards plutôt que de faire ça avec celui qui prononçait ces mots entre 8 et 9 heures un mercredi soir et déclenchait la mort lente, le mal déjà vu, image d’un visage aux cheveux savamment défaits sur un écran de télévision, superposée à l’image d’un visage sur l’oreiller à fleurs de jadis, négligemment ordonné, à la barbe piquante et dure…
Don Sime, indifférent, en porc placide obéissant à un simple réflexe végétatif, acheva sans pitié sa phrase, pétrifiant par son intrusion glacée l’intérieur de Sara :
— … adresse-toi à Bug Jack Barron[1].
Froide était la brise nocturne sur la gorge de Benedict Howards installé confortablement entre les draps blancs crissants de son lit d’hôpital, à l’abri de la citadelle monolithique du Complexe d’Hibernation des montagnes Rocheuses. Derrière le rideau thermique à mi-force ouvrant sur le balcon (ils avaient poussé des hauts cris quand, reprenant conscience et apprenant que l’opération semblait avoir réussi, il avait demandé à sentir la brise sur son visage, mais ce n’était pas une bande de toubibs à la con qui allait fermer le bec à Benedict Howards), les montagnes étaient des formes vagues dans l’obscurité et les étoiles déteignaient sous le halo blafard des lumières sans cesse actives du Complexe d’Hibernation, son Complexe, désormais sans restrictions et pour…
L’Éternité ?
Il huma l’odeur de l’Éternité dans la brise aux senteurs de pins qui soufflait des montagnes, descendait de New York, Dallas, Los Angeles et Las Vegas, de partout où s’activaient les hommes, chétifs insectes au soleil, ramassant leur part de miettes. Il huma l’odeur de l’Éternité, dans le calme douillet de son lit postopératoire, dans le Complexe dont il était le maître, dans le pays où les Sénateurs, les Gouverneurs et le Président l’appelaient Mr Howards…
Huma l’odeur de l’Éternité, rétrospectivement, dans le sourire satisfait de Palacci quand ce dernier lui avait déclaré :
— Cela a pris, nous le savons, monsieur Howards, et nous sommes sûrs que tout ira bien. L’Éternité, monsieur Howards ? C’est bien long. Comment savons-nous ce qu’est l’éternité tant que nous ne l’avons pas vécue ? Cinq siècles, un millénaire… qui sait ? Vous aurez peut-être à vous contenter d’un million d’années. Pensez-vous que cela suffira, monsieur Howards ?
Howards avait souri, laissant passer l’humour douteux du médecin, alors qu’il en avait remis à leur place, et de plus gros que ça, pour beaucoup moins. Mais est-ce qu’on pouvait traîner de tels ressentiments quand on avait un million d’années devant soi ? On devait apprendre à se détacher, à laisser derrière l’excédent de bagages.
L’Éternité ? se dit Howards. Pour de bon je crois l’avoir vue dans leur petit sourire, dans la sueur qui couvrait leur front. Ils sont convaincus d’avoir réussi. Ce n’est pas la première fois qu’ils le disent. Mais cette fois-ci est la bonne, je le sens à ce picotement que j’ai en moi et qui ne peut me tromper.
L’Éternité… L’échéance à jamais repoussée. Cercle noir de lumière qui s’estompe, infirmière de nuit aux grands yeux, garce du jour au sourire professionnel autre lit d’hôpital autres draps autre année, tube de plastique enroulé pénétrant dans son nez, sa gorge, ses tripes, membranes visqueuses adhérant au polyéthylène comme une limace à la roche, chaque inspiration un effort pour ne pas suffoquer, rejeter, arracher avec ce qui vous reste de forces le tube oppressant de sa gorge, arracher la canule goutte à goutte au bras gauche et la solution de glucose au bras droit ; mourir librement, comme un homme, libre comme les plaines de son Texas natal, franchir une bonne fois la ligne de démarcation entre la vie et la mort au lieu de pisser goutte à goutte tous ses fluides vitaux dans des éprouvettes de verre, tubes sondes cathéters énémas infirmières silhouettes floues lianes de plastique enchevêtrées…
Mais le putain de cercle de lumière noire se contracte, corrompu, joué, manœuvré, battu par Benedict Howards. La grosse nave qui descend de sa Rolls made in England ne lui en met pas plein la vue, Benedict Howards en a eu de plus gros que ça dans sa poche. Le maudit fils de pute conjurera le cercle de lumière noire, éloignera les tubes et les cathéters l’odeur d’hôpital et les lianes de plastique enchevêtrées. On leur montrera qui je suis. On leur montrera à tous qu’on ne fait pas mourir Benedict Howards !
— Pas mourir Benedict Howards !
Il s’aperçut qu’il avait vraiment prononcé ces mots tandis que sous la brise maintenant plus fraîche la tiède torpeur qui s’était emparée de lui tout à l’heure le quittait, faisant place à l’instinct de combat puisant dans ses artères.
Frissonnant, Howards s’arracha à tout cela. Il s’agissait d’une autre année, d’un autre endroit. La vie lui était infusée, greffée, il était nourri pendant son sommeil artificiel et aucun de ses fluides vitaux n’était drainé vers des bocaux et des éprouvettes. Oui, je suis maître à nouveau de la situation. On peut dire que j’ai fait ma part. Personne ne devrait avoir à mourir deux fois, voir deux fois la vie partir la jeunesse partir, le sang drainé goutte à goutte les muscles flous les testicules comme des prunes fripées, les membres comme des manches à balais. Pas pour Benedict Howards tout cela. Repousser l’échéance, pour un million d’années. Repousser tout cela… pour l’Éternité.
Il soupira, sentit en lui les glandes se détendre et s’abandonna de nouveau à la tiède torpeur bienfaisante et réparatrice, conscient de ce que cela signifiait, la chaleur repoussant le cercle froid, la lumière repoussant le cercle noir qui s’estompe, se forçant un passage… pour l’Éternité.
Toujours le même combat, se dit Benedict Howards. Des plaines du Texas jusqu’aux centres du pouvoir-pétrole-argent Dallas, Houston, Los Angeles, New York, stock exchange, industrie pétrolière, spéculation foncière électronique NASA Lyndon B. sénateurs gouverneurs lécheurs… Mr Howards. Le même combat des plaines stériles et calmes du Texas jusqu’aux arènes réfrigérées du pouvoir, jusqu’aux femmes au teint réfrigéré à l’abri du soleil du vent de l’odeur de transpiration…
Même combat des tubes de plastique enchevêtrés cercle noir qui s’estompe jusqu’à la Fondation pour l’immortalité humaine, corps congelés dans l’hélium liquide, disponibilités liquidités électorat gelé dans les caves climatisées de la Fondation pour le pouvoir tout court mon pouvoir… Pouvoir de l’argent, de la peur, de l’immortalité – pouvoir de la vie contre la mort contre le cercle noir qui s’estompe.
Même combat des femmes à la peau flétrie du Texas, gisant dans une voiture accidentée un filet de sang au coin de la bouche cercle noir de douleur qui s’estompe… jusqu’au moment présent, premier moment d’Éternité.
Oui, tout est combat, se dit Howards. Combat pour fuir, posséder, vivre. Et puis le combat final, le plus grand, pour tout garder : argent, pouvoir, femmes à la peau fine, Fondation, le foutu pays tout entier, sénateurs, gouverneurs, président, centres réfrigérés du pouvoir, Mr Howards. Pour l’éternité, Mr Howards.
Il regarda par la fenêtre où fonctionnait le rideau thermique, vit les lumières actives du Complexe d’Hibernation où il se trouvait, vit les Complexes du Colorado, de New York, Cicero, Los Angeles, Oakland, Washington… vit le Washington Monument, la Maison-Blanche, le Capitole où se tenaient tous ceux qui lui faisaient obstacle, qui faisaient obstacle à sa citadelle à la Fondation au Projet de loi d’utilité publique à l’éternité… tous ceux qui étaient du côté du cercle noir qui s’estompe…
À peine un peu plus d’un an, songea Benedict Howards. Un peu plus d’un an jusqu’à la prochaine Convention démocrate… pour détruire Teddy le Prétendant et hisser à la présidence Hennering, l’homme de la Fondation, mon homme, mon pays… sénateurs, gouverneurs, président… Mr Howards. Un mois, deux mois, et le projet de loi passe au Congrès… gagner des voix, grâce au pouvoir de l’argent, pouvoir de la peur, vie contre mort… ensuite, qu’ils découvrent tout, les cons ; qu’ils choisissent… Se vendre à la Fondation à la vie à l’éternité ; ou bien s’abandonner au cercle noir qui s’estompe. Pouvoir de la vie contre la mort ; et dans un cas pareil quel sénateur, gouverneur, président choisit la mort, Mr Howards ?
Le regard de Howards rencontra l’horloge murale : 9 h 57, heure des Rocheuses. Machinalement, son attention se porta sur l’écran mort du vidphone (Mr Howards ne doit être dérangé ce soir sous aucun prétexte, pas même par Jack Barron) qui était placé sur la table de nuit à côté de la petite télévision. Son estomac se noua de peur. Peur de l’inconnu, peur du vide, peur d’être découvert.
Simple réflexe, songea Benedict Howards. Réaction conditionnée du mercredi soir. Jack Barron ne peut pas m’atteindre ce soir. Ordres stricts, lignes de retranchement, collaborateurs sur la brèche. (« Mr Howards est à bord de son yacht dans le golfe du Mexique vole vers Las Vegas à la chasse au canard à la pêche au Canada, ne peut être joint actuellement, à deux cents kilomètres du plus proche vidphone, monsieur Barron. Le Dr Bruce, Mr De Silva, Mr Yarborough seront heureux de parler avec vous, monsieur Barron. Tout à fait habilités à répondre au nom de la Fondation. Bien plus au courant que Mr Howards des questions de détail. Le Dr Bruce, Mr De Silva, Mr Yarborough vous expliqueront tout ce que vous désirez savoir, monsieur Barron. ») Jack Barron ne pouvait rien faire, matériellement, pour l’embêter ce soir, son premier soir d’éternité.
Ce n’est qu’un vulgaire saltimbanque, d’ailleurs, décida Benedict Howards. Jack Barron : un os jeté en pâture aux masses, les bénéficiaires de l’Aide sociale, les désœuvrés les paumés de l’acide et de la drogue les prostitués les tordus les Mexicains les Nègres. Une soupape indispensable de sécurité sur le couvercle de l’autocuiseur. Image de pouvoir sur cent millions d’écrans, image mais non réalité du pouvoir de l’argent de la peur de la vie contre la mort pouvoir des sénateurs gouverneurs président, Mr Howards.
Image de Jack Barron dansant sur la corde raide entre les réseaux de télévision les commanditaires les masses la F.C.C.[2] (deux membres de la F.C.C. dans la poche de la Fondation). Gladiateur de pain et de jeux, image de pouvoir de sabre de papier, Bug Jack Bordel.
Mais Benedict Howards allongea tout de même le bras et tourna le bouton de la télévision, attendit l’estomac noué de voir défiler des images de Dodge en couleurs, l’emblème du réseau, les bouteilles de Coca-Cola dansant la sarabande, la starlette trémoussant son cul en fumant une Kools Supreme, l’emblème de la station ; il attendit nerveux et tendu dans la brise nocturne, conscient des autres qui attendaient aussi, leur estomac criant en même temps que le sien, dans les caves réfrigérées du pouvoir à New York, Chicago, Dallas, Houston, Los Angeles, Washington, qui attendaient les trois mots (lettres écarlates sur un fond ciel-de-nuit) annonçant une heure d’épreuves, d’attente, de confrontation avec les écrans de vidphone morts, pustules de Harlem, Watts, Mississippi, Strip City, Nègres du Village, désœuvrés, paumés surgissant au petit bonheur… cent millions de crétins, tête baissée, attirés par le sang, le sang bleu veineux des cercles du pouvoir : BUG JACK BARRON.
BUG JACK BARRON… en lettres écarlates (imitation délibérée du traditionnel YANKEE GO HOME badigeonné sur les murs de Mexico, Cuba, Le Caire, Bangkok, Paris) sur fond bleu nuit.
Voix off de Jack Barron, grosse et bourrue. « Quelque chose vous fait suer ? »
Montage sonore en écho tandis que la caméra ne quitte pas le titre : étudiants accablant de questions un agitateur de People’s America ; amen frénétiques répondant aux vociférations d’un prédicateur baptiste mères pleurant leurs soldats traînant des paumés aigris hors du champ de la lucarne à deux dollars. Voix bourrue aux inflexions cyniques et prometteuses : « Alors, faites suer Jack Barron ! »
Le titre fait place au plan rapproché d’un homme, sur fond de nuit inconfortable (tournoiement semi-subliminal poudroiement moiré au seuil de la visibilité comme des points d’encre de Chine noire sur effets kinesthopiques.) L’homme porte une sportjac ocre fauve sans col sur une chemise à col ouvert de velours rouge. Il paraît quarante ans ? trente ? vingt-cinq ? – en tout cas, plus de vingt-cinq. Son teint semble osciller entre clair et gris, comme un poète romantique tourmenté. Il a sur son visage une étrange douceur aux tranchants abrupts, fresque d’une bataille inachevée. Ses cheveux d’un roux clair évoquant des hommes disparus – coupe à la J.F.K. sur le point d’envahir le bas de la nuque, d’investir les oreilles, de lancer vers le ciel des mèches incontrôlées, de devenir le halo style oreiller défait de Dylan. Ses yeux d’enfant terrible (yeux complices) brillent d’un détachement amusé tandis que ses lèvres charnues sourient, semblant dédier leur sourire – je sais – que vous savez – que je sais – à un petit groupe de gens « in », ceux que le dernier sondage d’écoute Brackett estimait à cent millions de personnes.
Jack Barron sourit, incline la tête, laisse la place à un commercial d’Acapulco Golds :
Péon mexicain menant son âne sur le sentier escarpé d’une montagne volcanique aux versants couverts par la jungle ; voix fruitée, autoritaire, genre Encyclopedia Britannica : « Sur les Hautes terres du Mexique existait jadis une variété savoureuse de marijuana désignée sous le nom d’Acapulco Golds à l’époque de la contrebande. »
Coupe franche vers le même péon prélevant à la faux un pied de marijuana et le chargeant sur son âne. « Réputé pour sa qualité et ses propriétés supérieures, l’Or d’Acapulco était réservé à un petit nombre en raison de sa rareté et des… »
Mouvement latéral vers un garde-frontière fouillant une sorte d’insipide Pancho Villa d’opérette. « … problèmes soulevés par son importation. »
Vue aérienne d’une plantation de marijuana aux alignements géométriques. « Aujourd’hui, la meilleure variété de graines du Mexique associée aux techniques américaines d’agriculture et de contrôle des moyens de production, a permis d’aboutir à une qualité de marijuana inégalable par sa pureté, son goût, sa douceur et… ses propriétés relaxantes. Disponible maintenant dans trente-sept États : (gros plan d’un paquet d’Acapulco Golds rouge et or) Acapulco Golds, la meilleure cigarette américaine à la marijuana, et… naturellement, cent pour cent non cancérigène. »
De nouveau sur l’écran Jack Barron, assis dans un fauteuil au bras formant tablette sur laquelle reposent deux vidphones blancs modèle standard de chez Bell. Fauteuil et appareils entièrement blancs tranchent sur le noir moiré du décor et font ressembler Barron à un chevalier défiant des ombres dansant dans l’obscurité.
— Vous avez un problème ? reprend Jack Barron de la voix de quelqu’un qui en a vu, qui a vu Harlem l’Alabama Berkeley North Side Strip City, qui en a connu, qui connaît les murs gris d’un millier de Projets de l’Age d’Or l’odeur d’urine des prisons grises le mandat qui vous aide deux fois par mois à continuer à mourir (sécurité sociale aide sociale allocation de chômage salaire minimum garanti mandat bleu cyanure du Gouvernement), quelqu’un qui a tout vu tout connu mais merde on continue quand même, le confident des paumés de ce monde.
— Alors, appelez Jack Barron. (Il s’interrompt, sourit de son sourire cynique, ses yeux noirs défiant les ombres mouvantes du décor aux effets kinesthopiques, émule de Dylan J.F.K. Bobby K. Bouddha.) Et vous savez tous ce qui se produit quand Jack Barron se met en colère. Appelez en P.C.V. notre numéro : 212-969-6969 (six mois de lutte avec Bell et la F.C.C. pour avoir ce numéro mnémonique), et nous allons faire passer la première communication… dans quelques instants !
Jack Barron avance la main, appuie sur quelques touches de son vidphone (caméra et écran du vidphone font face au côté opposé du studio) et cent millions d’écrans de télévision se séparent en deux. Le quadrant inférieur gauche montre l’image standard en noir et blanc d’un Noir aux cheveux et à la chemise de couleur blanche sur fond de vidphone vaguement grisâtre, tandis que les trois quarts restants de l’écran sont occupés par l’image en couleurs vivantes de Jack Barron.
— Monsieur, vous êtes ce soir l’invité de Bug Jack Barron, et l’antenne vous appartient jusqu’à nouvel ordre. Cent millions de téléspectateurs sont impatients de savoir qui vous êtes, où vous êtes et quel est votre problème. À vous la place d’honneur pour quelques instants. Dites-nous qui vous fait suer et faites-le suer à votre tour. Vous êtes en ligne avec Jack Barron, et Jack Barron est en ligne avec cent millions de petits rigolos à travers l’Amérique entière. Aussi ne vous gênez pas, parlez haut parlez clair et tant pis pour les mécontents. Jack Barron vous écoute… (Et Barron enveloppe le tout d’un sourire qui a l’air de dire : Ne vous frappez pas les enfants, vous et moi on finira par les avoir ces vaches.)
— Je m’appelle Rufus W. Johnson, commence le vieux Noir ; et comme tout le monde peut le constater sur son poste de télévision, je suis noir. Mais alors vraiment noir, Jack. Vous voyez ce que je veux dire ? Pas simplement un homme de couleur, un type à la peau foncée, pas un mulâtre, un quarteron, un octavon, un basson, un barbon, non. Rufus W. Johnson est un foutu Nèg…
— Ne nous emportons pas, interrompt la voix de Barron, tranchante comme une lame ; mais un mouvement d’épaules à peine perceptible, un petit air de connivence redonnent du courage à Rufus W. Johnson qui se carre dans son fauteuil et sourit.
— Oui, fait-il. J’oubliais. On ne doit pas employer ce mot. Cela risquerait de gêner ces messieurs les Afro-Américains, les personnes de couleur, les Noirs américains, quel que soit le nom que vous préférez leur donner. Mais tout le monde sait bien comment vous les appelez… pas vous, Jack. (Rufus W. Johnson sourit avec indulgence.) Vous êtes un demi-teinte, mais un demi-teinte tirant sur le noir.
— Disons basané et restons-en là, monsieur Johnson. Je ne voudrais pas avoir des ennuis avec qui de droit. Mais j’espère que vous ne m’avez pas appelé rien que pour comparer nos couleurs de peau respectives ?
— C’est pourtant là qu’est le vrai problème, Jack, dit Rufus W. Johnson qui ne sourit plus. En tout cas c’est mon problème. C’est notre problème à nous tous les Afro-Américains. Quand on est noir, même ici dans le Mississippi où on est censé être en pays noir, on ne sort pas de là. La vie ne consiste à rien d’autre que comparer, comme vous dites, les couleurs de peau respectives. Si le vidphone en couleurs existait, alors je vous montrerais ce que je veux dire ; j’irais tripoter les boutons de mon poste et vous me verriez, pour de vrai, en rouge, vert ou bordeaux, en homme de couleur… vous saisissez ?
— Si nous reprenions par le commencement, monsieur Johnson ? fait Jack Barron d’une voix légèrement plus froide. Quel est exactement votre problème ?
— Nous sommes justement au commencement, répond Rufus W. Johnson. (Image gris sur gris d’un visage ridé, blessé, tendu, qui occupe à présent les trois quarts de l’écran tandis que Jack Barron trône au coin supérieur droit.) Quand on est noir, on n’a pas trente-six problèmes, on en a un et on l’a vingt-quatre heures sur vingt-quatre, du jour de sa naissance au jour de sa mort. Ou plutôt, il fut un temps où l’on cessait d’être différent le jour de sa mort. Aujourd’hui c’est fini. Aujourd’hui nous avons les progrès de la médecine. Nous avons la Fondation pour l’immortalité humaine. Un type meurt et on le congèle comme un vulgaire homard jusqu’à ce que la science soit assez avancée pour le dégeler et le rafistoler et le faire vivre jusqu’au jour du Jugement dernier. C’est ce qu’ils disent, Howards et compagnie : Un jour, tous les hommes vivront éternellement grâce à la Fondation pour l’immortalité humaine.
« Ouais, nous le premier pays du monde nous sommes assez forts pour avoir une Fondation pour l’immortalité humaine. Ils devraient plutôt dire pour l’immortalité de la race blanche. Mais ça ne fait rien, il y a beaucoup de types dans ce pays, comme le vieux George[3] et Bennie Howards, qui pensent que l’humanité et la race blanche ça ne fait qu’un. La meilleure solution du problème noir, c’est de supprimer les Noirs. Mais c’est un peu trop voyant. Alors, il y a qu’à faire en sorte que les Caucasiens vivent éternellement. Laissons aux Noirs leurs soixante-dix années de vie, quelle importance puisque les Caucasiens auront droit à la vie éternelle pour autant qu’ils soient en mesure d’allonger leurs cinquante mille dollars.
Les lignes de tension glacée apparaissent au coin des yeux de Jack Barron tandis que les écrans se divisent en deux parties égales, image floue noir et blanc de Rufus W. Johnson face à la réalité couleurs vivantes de Jack Barron. La voix de Barron s’élève, froide et nette :
— Vous prétendez avoir un problème, monsieur Johnson. Que diriez-vous de nous mettre un peu dans le coup ? Parlez à cœur ouvert. Aussi longtemps que vous éviterez d’employer des termes scabreux ou de faire allusion à des parties intimes de l’anatomie humaine, l’antenne vous appartient et vous pouvez vous exprimer en toute liberté. C’est la raison d’être de Bug Jack Barron. C’est l’heure où les faibles répliquent, l’heure où les puissants tremblent ; et si vous avez un grief à exprimer à l’égard de qui que ce soit, c’est le moment de laver son linge sale en public, tant pis pour ceux qui auraient peur des éclaboussures.
— Ouais, fait Rufus W. Johnson. C’est bien de ça qu’il s’agit, de la Fondation pour l’immortalité humaine. Pourquoi Rufus W. Johnson ne serait-il pas un être humain lui aussi ? Passez-moi à la peinture blanche ; donnez un petit coup de chirurgie esthétique à mon nez, et tous les Caucasiens se retourneront dans la rue pour dire : Regardez Rufus W. Johnson, un vrai pilier de la communauté. Il a une entreprise de camionnage prospère, il a une belle voiture, une belle maison et il vient d’envoyer trois gosses à l’université. Un vrai citoyen modèle. Si Rufus W. Johnson était blanc au lieu d’être noir, Benedict Howards serait bien content de lui signer un contrat d’Hibernation pour le jour où il crèvera, et de toucher les intérêts jusqu’au jour du Dégel. Mais Rufus W. Johnson n’est pas blanc. Vous savez ce qu’on dit dans le Mississippi ou bien à Harlem, ou à Watts ? « Si tu es blanc tu vis éternellement ; si tu es noir, quand tu t’en vas plus d’espoir. »
L’image couleurs vivantes de Jack Barron regagne son coin en haut et à droite.
— Accuseriez-vous la Fondation pour l’immortalité humaine de pratiquer la discrimination raciale ? demande-t-il tandis que les reflets d’obscurité moirée captés par la tablette blanche du fauteuil dansent dans l’ombre de ses yeux à demi baissés, faisant de son visage un masque inquiétant, soudain solennel et sinistre.
— Je ne les accuse pas de danser le jerk sur la voie publique, fait Rufus W. Johnson de sa voix traînante du Sud. Regardez mes cheveux… c’est la seule partie de moi qui soit blanche. J’ai soixante-sept ans, et j’arrive à peu près à la fin de mon unique existence. Être noir au pays des Blancs pour l’éternité, ça ne doit pas être marrant, mais ça vaut tout de même mieux que d’être mort, pas vrai ?
« Donc je prends mon courage à deux mains et je vais trouver ces messieurs de la Fondation pour leur dire : Signez-moi un contrat d’Hibernation. Rufus W. Johnson a décidé de se payer sa part d’éternité.
« Deux semaines passent, et ils commencent à fouiner dans mon entreprise, ma maison, mon compte en banque. Et puis je reçois une lettre bien torchée sur du papier à en-tête d’un kilomètre, tout ça pour me dire : désolé, mon gros pépère, mais vous ne faites pas l’affaire.
« Vous n’avez qu’à faire le compte vous-même, monsieur Jack Barron. Ma maison : elle me coûte 15 000 dollars. J’ai 5 000 dollars à la banque. Et rien que mes camions valent à peu près 50 000. Et Bennie Howards peut avoir tout ça pendant tout le temps que je resterai au frigo. Mais ça n’empêche pas la Fondation pour l’immortalité humaine de déclarer que je n’ai pas assez « de liquidités pour que nous puissions vous offrir un contrat d’Hibernation dans les circonstances actuelles ». Mon argent, que je sache, vaut n’importe quel autre, monsieur Barron. Pensez-vous que ce soit sa couleur qui leur déplaît ? Ou peut-être la couleur de quelque chose d’autre ?
Passage immédiat en gros plan sur le visage concentré, tendu, de Jack Barron le défenseur des faibles, le donneur de coups de pied au cul.
— Eh bien, il semble en effet que vous ayez un problème, monsieur Johnson – si les faits que vous rapportez sont exacts. Et pour sûr, il y a là de quoi mettre en rogne Jack Barron. (Barron fixe sur la caméra un regard de courroux qui contient en puissance mille foudres de représailles.) Et vous, téléspectateurs, qu’est-ce que vous en dites ? Qu’en dit Benedict Howards, qui nous regarde certainement en ce moment ? Sans doute que les puissants qui président à nos destinées auront aussi leur mot à dire. Et à propos de puissants (un sourire de connivence sardonique apparaît brusquement sur le masque féroce de Jack Barron)… il est temps de voir quels sont les problèmes de notre annonceur. Ne quittez surtout pas, monsieur Johnson, et vous non plus, téléspectateurs, car nous nous retrouverons bientôt pour une tranche d’histoire vivante, en direct, juste après ce petit message de quiconque commet en ce moment l’erreur de nous commanditer.