Cette fois-ci ou ça marche ou il finit mangé par les petits poissons, parce que j’en ai marre de Barron et de tout ce foutu merdier, marre d’être obligé de venir le chercher dans cette piaule de fou. Benedict Howards s’assit précautionneusement sur un bizarre siège qui évoquait une sorte de cerf-volant en métal de cuir, et considéra Jack Barron perché comme un Arabe marchand de pétrole sur une selle de chameau fantaisie, avec en arrière-plan la terrasse ornée de palmiers-machins, on dirait les plantes à caoutchouc des hôtels de troisième ordre, les putains de Tulsa ou de San José ou d’un autre patelin sans nom, pourries de fric mais sans la moindre classe – ouais, ce genre de Californie de bordel, ça colle tout à fait avec le personnage de Barron.
Howards ouvrit sa mallette, sortit deux contrats en trois exemplaires et les tendit à Barron en même temps que son stylo quatorze carats démodé.
— Tout est là, Barron. Un contrat à votre nom, un contrat à celui de Sara Westerfeld, portant ma signature et la mention « financé par un donateur anonyme », semblables à n’importe quel autre contrat d’Hibernation excepté la clause d’immortalité. Vous n’avez plus qu’à apposer votre signature, et nous pourrons discuter de votre part du marché.
Barron feuilleta rapidement l’un des exemplaires, leva les yeux et affronta le regard de belette de Benedict Howards.
— Que tout soit bien clair entre nous, Bennie. Une fois que j’aurai signé ces contrats, vous ne pourrez rien faire, j’ai l’intention de mettre un exemplaire en un lieu très sûr avec pour instructions de lâcher le morceau à la presse, en particulier sur le traitement d’immortalité découvert par la Fondation, au cas où il arriverait quoi que ce soit.
Howards sourit. Tu te crois plus malin que Benedict Howards, pensa-t-il. Je sais ce que tu es en train de te dire : Jack Barron a une sécurité, où est celle de Howards ? Ça te paraît trop facile ? Tu peux continuer à pourchasser ta queue, Barron, quand tu sauras que ma sécurité c’est ta sécurité, il sera trop tard ; tu m’appartiendras jusqu’à la semelle de tes souliers, trop engagé pour pouvoir reculer sans y laisser comme moi des millions d’années de vie immortelle, force jeunesse femmes à la peau fraîche arènes réfrigérées du pouvoir pour l’éternité ; tu m’appartiendras comme les sénateurs, gouverneurs, président même, Mr Howards, malgré ce foutu abruti de Hennering.
— Vous n’êtes pas obligé de me faire confiance sur ce point, dit-il avec un détachement prudent. Votre femme et vous pouvez opter pour la jouissance de la clause d’immortalité dès la signature, si vous le désirez. En fait, vous pouvez rentrer ce soir même avec moi au Colorado, subir le traitement et revenir ici flambant neuf pour votre prochaine émission. Deux jours de sommeil artificiel, et tout est terminé. Comme vous le voyez, vous pouvez encaisser votre prime sans même avoir commencé à exécuter votre part du contrat.
Les prunelles de Barron se rétrécirent :
— Je n’aime pas beaucoup ça, Bennie. Vous paraissez me faire confiance, et venant de vous je trouve ça plutôt inquiétant.
— Qui est-ce qui vous fait confiance ? répliqua doucement Howards. (Pauvre idiot. Continue à croire que tu peux blouser Benedict Howards, et tu vas te retrouver sur le cul en quatrième vitesse.) J’ai tout prévu pour qu’aucun de nous ne soit obligé de faire confiance à l’autre, et vous feriez mieux de me croire dans votre intérêt. Moi aussi, je peux tout dévoiler à la presse, et qu’est-ce que ça vous rapporterait, hein, Monsieur le Champion des causes perdues ? Combien de temps croyez-vous que vous pourriez conserver votre émission si le public apprenait que vous vous êtes vendu à la Fondation ? Je ne pense pas que vous soyez assez stupide pour tout gâcher pour le seul plaisir de me doubler. Nous signons tous les deux un papier compromettant, et il n’est ni de votre intérêt ni du mien de le rendre public. C’est une double sécurité, Barron. (Et quand tu auras subi le traitement, ce sera beaucoup plus que ta stupide carrière, ce sera ta vie, ta vie d’un million d’années, qui sera entre mes mains si tu as l’intention de me couillonner.)
Howards sentit Barron le mesurer des yeux, à la recherche d’une faille, mais il savait que c’était impossible, que Barron ne découvrirait l’unique faille que lorsqu’il serait engagé jusqu’au cou, et trop tard pour se dépêtrer. Plus d’un a essayé, tu ne seras pas le dernier à rentrer chez toi en quatrième vitesse comme les sénateurs gouverneurs infirmières docteurs tube de plastique explorant son nez sa gorge cercle noir qui s’estompe, ils croyaient qu’ils pouvaient posséder Howards et Howards les a couillonnés battus achetés détruits, on ne peut rien faire contre le seul homme qui ait vaincu la mort, vaincu les forces noires du cercle qui s’estompe.
Barron le regarda un long moment sans que sa physionomie exprimât la moindre émotion. Pas un muscle de son visage ne bougea, mais un imperceptible changement s’opéra dans son regard et Howards, fort d’une longue expérience au contact de gros manitous plus coriaces, sut qu’il avait gagné avant même d’entendre sa réponse.
— D’accord, Howards. Marché conclu. (Et Barron signa les trois exemplaires du contrat.)
— Voilà qui est raisonnable, fit Howards. Maintenant, faites signer Sara Westerfeld et je vous conduis ce soir même au complexe d’Hibernation du Colorado dans mon avion personnel pour y subir le traitement. Vous économisez un billet d’avion, et je vous montrerai que même les questions de détail ne traînent pas quand on a affaire à Benedict Howards !
Barron esquissa un sourire sardonique que Howards fut incapable de déchiffrer, et il en conçut un début de panique. Qu’est-ce qu’il peut encore préparer ? se dit-il. Mais ne nous affolons pas, une fois qu’il aura subi le traitement il aura pieds et poings liés comme n’importe qui d’autre.
— Hé, Sara ! hurla Barron. Viens ici, nous avons quelque chose à te faire signer.
Il sourit si suavement lorsqu’une porte s’ouvrit et que Sara, le visage sans expression, traversa lentement le living jusqu’à eux, que Howards redouta pour de bon de voir lui échapper le contrôle de la situation. Il avait l’impression insensée que Barron se fichait de lui – cette folle a-t-elle été capable de tout lui raconter ? Il vit que Barron tenait serrés entre ses doigts les six contrats… comme s’il allait les déchirer, tout remettre en question… Que sait-il, exactement ? Que lui a dit cette stupide garce ?
Trônant sur sa selle de chameau comme un marchand d’esclaves d’Arabie Saoudite, Jack Barron ne cessait de retourner les contrats dans ses mains, comme s’il jouait avec la tête de Howards. Sara s’approcha d’eux, lançant à ce dernier un regard d’indifférence étudiée, puis se tourna vers Jack Barron avec une lueur de vénération écœurante dans les yeux, comme pour bien montrer à Howards que si elle était la putain de quelqu’un, ce quelqu’un était Jack Barron et personne d’autre. Que lui a-t-elle dit ? se demanda à nouveau Howards en luttant désespérément pour ne rien laisser paraître sur son visage. Sera-t-elle intelligente pour ne pas parler maintenant ?
Barron la regarda, inclinant légèrement la tête en avant pour capter des ombres denses dans le creux de ses yeux, comme il faisait à la télévision, se dit Howards, pour impressionner les gogos, mais il n’en avait pas moins l’impression très désagréable qu’il lisait en lui comme à livre ouvert. Ce conard pourrait être dangereux, beaucoup plus dangereux que je ne le croyais. Il est très fort, et il est complètement sonné. Ce qui donne un mélange explosif, à moins que je ne l’achète des pieds à la tête. Il faut absolument qu’il prenne l’avion avec moi et qu’il subisse le traitement ce soir !
Jack Barron émit un rire sonore qui ne fit qu’accroître la tension et déclara :
— Ne soyez pas si nerveux, Bennie. Sara est au courant de tout. Je ne lui cache rien… (Il marqua un instant de pause – ou est-ce un effet de mon imagination ? se demanda Howards – détachant chaque mot à son bénéfice ou celui de Sara ?) : Nous n’avons pas de secret l’un pour l’autre.
Il tendit à Sara Westerfeld les trois exemplaires du contrat et le stylo :
— Signe, dit-il. Tu sais ce qu’il y a dans le contrat, n’est-ce pas ?
Sara Westerfeld regarda Benedict Howards dans les yeux et signa, avec un sourire qui pouvait être aussi bien interprété comme une reconnaissance du pacte qu’ils avaient conclu que comme une marque de connivence entre Barron et elle. Elle répondit :
— Je le sais très bien. Jack m’a tout raconté, monsieur Howards. L’immortalité. Comme il vient de vous le dire, nous n’avons aucun secret l’un pour l’autre.
Cette folle garce, elle se fiche de moi ? Mais ça ne fait rien, pensa Howards tandis que Sara redonnait les contrats à Barron qui les mit en ordre et lui passa un exemplaire de chaque. Deux contrats en bonne et due forme. Je les tiens maintenant, noir sur blanc, dans le creux de ma main, et avant ta prochaine émission, pauvre conard, ce sera écrit avec du sang sur de la chair, la tienne et la sienne, et alors peu importe que tu saches ou pas comment je me suis servi d’elle. Elle a fait son travail d’une façon ou d’une autre, et c’est la seule chose qui compte. Jack Barron m’appartient désormais jusqu’au bout de ses ongles.
Howards rangea soigneusement les contrats dans sa mallette.
— Bon, dit-il. Je suppose que je peux parler librement devant elle. (C’est le moment de montrer le bout du bâton, et il n’est pas mauvais qu’elle voit dès le début qui va être le maître. Qu’est-ce que tu dis de ça, Barron de mon cœur ?) Vers 19 heures, une voiture viendra vous prendre pour vous conduire à l’aéroport. Nous aurons tout le temps dans l’avion pour mettre au point votre prochaine émission.
« Je pense que la première chose à faire sera de récupérer les voix que vous m’avez fait perdre au Congrès avec votre grande gueule. Vous montrerez une victime d’une de ces compagnies d’Hibernation à la noix, par exemple le parent d’un pauvre type qui a signé avec eux et que la compagnie a laissé pourrir quand elle a fait faillite. Ne vous inquiétez pas, je trouverai bien quelqu’un d’ici mercredi, et si je n’arrive pas nous prendrons un acteur pour tenir le rôle. Ensuite vous mettrez sur la sellette un ou deux de ces charlatans – j’en ai toute une liste – pour montrer à quel point ils se sont moqués du public. Vous saisissez le topo ? Seule la Fondation est capable d’offrir toutes les garanties, et dans l’intérêt général le Congrès doit voter…
— Une seconde, Howards, interrompit Barron. Pour commencer, vous n’avez pas à m’expliquer comment je dois faire mon métier. Ça puerait le coup monté à des kilomètres si je retournais ma veste après les deux dernières émissions consacrées à la Fondation. Il faut d’abord laisser les choses se refroidir un peu. Je ferai deux ou trois émissions qui n’auront rien à voir avec la Fondation, histoire de laisser se calmer les esprits. Puis, dans trois ou quatre semaines, je passerai pendant une dizaine de minutes une victime de vos soi-disant concurrents à la fin de l’émission, et cela préparera le terrain pour la semaine d’après où nous nous occuperons de vos charlatans. N’oubliez pas que Bug Jack Barron est censé être indépendant, spontané et contrôlé par les téléspectateurs. Si vous voulez que je vous serve à quelque chose, il faut préserver les apparences.
— Comme vous dites, c’est votre métier, acquiesça Howards.
Le salaud va vraiment m’être utile, pensa-t-il. Il connaît son affaire et il a raison, il faut se montrer subtil. Le mieux est de lui donner carte blanche, de lui dire ce qu’il faut faire et de le laisser agir. Après tout, c’est le genre de larbin le plus efficace, celui qui est capable d’exécuter vos ordres beaucoup mieux que vous ne sauriez le faire, le spécialiste qu’on remonte comme une mécanique et qu’on regarde faire.
— Je vous laisserai agir, Barron. La seule chose qui compte pour moi, c’est le résultat. (Benedict Howards se leva, avec l’impression d’avoir accompli une bonne journée de travail.) La voiture passera vous prendre à 19 heures, et d’ici à deux jours vous aurez touché votre dû. Pensez-y, chaque matin vous vous lèverez pendant un million…
— Pas si vite, dit Jack Barron. Nous attendrons un peu avant de nous soumettre au traitement, histoire de voir venir. Nous sommes jeunes, rien ne presse, et selon les termes du contrat nous pouvons faire jouer la clause d’immortalité au moment de notre choix.
— Mais qu’est-ce qui vous prend ? s’écria Howards d’une voix perçante. (Puis voyant le regard de Barron qui l’étudiait attentivement – il faut qu’il subisse le traitement le plus tôt possible, surtout ne pas lui faire peur, ne pas éveiller ses soupçons davantage –, il radoucit sa voix, feignant l’indifférence :) Vous ne voulez pas devenir immortel ?
— Est-ce que j’aurais signé si ça ne m’intéressait pas ? fit Barron. (Et Howards capta les effluves menaçants de sa voix rouée de Bug Jack Barron.) Mais ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi vous êtes tellement impatient de me voir immortel.
Le secret du traitement, voilà ce qu’il veut me faire dire depuis tout à l’heure, pensa Howards. Tu peux toujours te l’accrocher. Tu le connaîtras, oui, mais quand il sera trop tard. En attendant… ne pas le brusquer, agir en souplesse, ou…
— Je vais vous dire la vérité, Barron. Je me laisse emporter par mon enthousiasme. De parler de cela me rappelle que je suis vraiment immortel, et je n’imagine pas qu’on puisse vouloir retarder ce moment même de cinq minutes. Mais je suppose que vous ne pouvez pas ressentir cela maintenant. Attendez d’être dans ma position, et vous comprendrez. Mais vous êtes libre de faire ce que vous voulez, je m’en fiche complètement. C’est votre vie, Barron, votre vie immortelle ; j’ai la mienne, et c’est la seule chose qui m’intéresse.
— Je ne vous savais pas capable d’éprouver de si nobles sentiments, Bennie, fit Barron avec un sourire. (Mais que recelait ce sourire ? Était-il dupe ?) Néanmoins, ne vous en faites pas, je viendrai réclamer mon dû quand je me sentirai prêt.
Et moi aussi je serai au rendez-vous, pauvre con, pensa Howards en se dirigeant vers la porte. Garde tes trucs minables pour le mercredi soir, Barron, nous allons tous les deux en avoir besoin. Tu iras au Colorado, et plus vite que tu ne le penses, ou sinon… Ce n’est pas un larbin qui va tenir tête à Benedict Howards !
— Pour la dernière fois, Sara, c’est moi qui mène cette partie comme je l’entends – pas toi, déclara Jack Barron en la regardant, à demi repliée dans la position fœtale, nue et froide à côté de lui, pâle dans la lumière blafarde du clair de lune qui filtrait à travers le dôme de la chambre à coucher et qui les faisait ressembler à deux têtards blanchis exposés sur le lit chauffé électriquement comme à l’unique spotlight d’un théâtre de seconde zone.
— Mais sais-tu seulement ce que tu veux ? dit-elle d’une voix aigre où était tapi le fantôme endormi depuis six ans de leurs interminables querelles, ses yeux des miroirs vitreux dans l’obscurité reflétant des profondeurs insondables – ou était-ce seulement une illusion sans plus d’épaisseur que le miroitement des points de phosphore sur un écran de télévision ?
La moitié du temps, pensa-t-il, j’ai l’impression que je connais cette fille jusqu’à l’os, et le reste du temps je me demande si elle existe autrement que comme la projection d’une Sara de mon propre esprit sur l’écran de vidphone de son visage. Et en cet instant il lui parut que son corps nu à côté de celui de Sara était aussi lourd et distant qu’un morceau de viande relié à sa tête par l’intermédiaire précaire d’un circuit sensoriel inondé de novocaïne.
— Pourquoi ne sommes-nous pas partis pour le Colorado avec Howards ? était en train de dire Sara. Pourquoi ne pas subir le traitement tout de suite ? Howards ne pourrait plus rien contre nous, et il sera à ta merci mercredi prochain. Et pourquoi joues-tu avec lui à ce jeu idiot qui consiste à le laisser deviner si je t’ai tout dit ou pas ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? pensa Jack Barron. Jésus à bicyclette ! Comment lui expliquer quelque chose que tu ne sais pas t’expliquer toi-même… impulsion viscérale, c’est tout ; odeur du danger, impression d’insécurité comme de conduire dans le brouillard chargé à l’acide au milieu d’une circulation dense, impossible de savoir où se trouve le mur indéfinissable de la réalité, mais on sait qu’il est là et qu’on a intérêt à bouger son cul avec précaution si on ne veut pas percuter quelque chose.
— Parce que c’est exactement ce que Bennie veut que je fasse, répondit-il, espérant au moins couvrir le son agaçant de sa voix. Il est pressé de nous faire subir ce traitement, si pressé que lorsque je lui ai montré que je le savais il s’est dépêché de faire machine arrière. Ça ne correspond pas à Bennie, il faut qu’il ait quelque chose de bigrement important à cacher…
Mais de toute façon ça ne colle pas, pensa-t-il. Bennie est trop paranoïaque, et pas assez stupide pour me faire confiance. Ça n’a aucun sens, à sa place n’importe qui attendrait pour me faire subir le traitement que j’aie rempli au moins une partie du contrat. Alors qu’il semble n’avoir rien de plus pressé que de lâcher son seul atout. Ça ne peut signifier qu’une chose, c’est que son atout est en même temps une garantie pour lui dès l’instant où il est en ma possession. Mais de quelle manière ? Je ne comprends pas. Et tant que je n’aurai pas compris, on ne risque pas de voir Jack Barron à proximité de ce foutu complexe d’Hibernation des montagnes Rocheuses.
Sara tendit la main et effleura le pli de son aine. Mais il était à des kilomètres de là. Probablement elle aussi, d’ailleurs.
— À quoi penses-tu donc ainsi ? demanda-t-elle.
— Je voudrais bien le savoir, répondit Barron. Il y a trop de choses qui me dépassent en ce moment, c’est pourquoi je préfère attendre pour le traitement. J’ai l’intuition que si je précipitais les choses maintenant je risquerais de me fourrer dans un merdier inextricable. Depuis le début de mes relations avec Howards, tout me semble irréel… immortel… Président… rien que des mots, Sara, sortis tout droit d’une bande dessinée ou d’un magazine de science-fiction, j’ai beau les retourner dans ma tête, je n’arrive pas à leur attribuer un goût, une odeur, quelque chose qui puisse les connecter à la réalité. Mais cet enculé de Howards, lui, est réel, ça ne fait aucun doute, et il émane de lui quelque chose d’énorme et d’effrayant que je n’arrive pas à définir mais où je me sens plongé jusqu’au cou…
— Je comprends, dit-elle. (Sa main exerça une pression sur son aine ; elle se rapprocha de lui sur le lit et il commença, presque malgré lui, à capter la chaleur de son corps.) Mais n’est-ce pas simplement parce que tu te laisses faire ? Au lieu de prendre la direction des opérations ? Tu regardes les choses du mauvais côté. Tu devrais te dire plutôt : Je dois arrêter Benedict Howards, et je dois devenir immortel à n’importe quel prix. Tu ne peux pas compter sur Howards, ni sur personne d’autre, pour te dire ce qu’il faut faire, et il ne peut rien contre nous. Il faut avoir confiance en toi, Jack. Te persuader que tu peux vaincre Howards quoi qu’il fasse. J’ai confiance, moi. Oh, Jack… tu ne vois pas que l’enjeu est trop important ? L’immortalité pour la terre entière, ou bien Howards exerçant indéfiniment son pouvoir de reptile… Jack, tu ne peux pas te dégonfler maintenant !
— Me dégonfler ? jeta Barron en un réflexe hargneux. Qu’est-ce qui te donne le droit de me faire la morale, après la façon dégueulasse dont tu m’as traité vis-à-vis de Howards ?
Immédiatement, il regretta ses paroles.
Parce qu’elle a raison, dans un sens, pensa-t-il. Ce salaud de Howards ! Elle n’a jamais eu aucune chance face à lui. Il se sert des gens comme il veut, et puis il les jette comme un mouchoir en papier usagé. Ce qu’il a fait à Sara, il pourrait me le faire si je lui en donnais l’occasion, et il le ferait au putain de pays tout entier. Voilà où nous en sommes, Howards est le plus grand fourgueur du pays, et Jack Barron en couleurs vivantes est chargé d’écouler pour lui sa came au coin des rues. Inutile de te raconter des histoires, Jack, baby, il n’y a pas à sortir de là.
— Je pense que je l’ai mérité…
— Non, Sara, dit Barron, et il l’attira asexuellement à lui, la serrant très fort dans ses bras, absorbant sa chaleur humaine en espérant qu’elle faisait de même avec lui, car dieu sait si elle en a besoin si j’en ai besoin moi-même si nous avons tous besoin d’un peu de réalité humaine quand un monstre comme Benedict Howards se promène en liberté de par le monde fourguant sa fichue camelote de merde.
« Tu m’as touché à un endroit sensible, c’est tout. Ce courage dont tu parles… ce n’est encore qu’un mot…
Le courage, pensa-t-il. Tu parles comme c’est facile quand on a vingt ans et qu’on est un Bébé Bolchevique et qu’on sait qu’on n’a rien à perdre. Mais avec cette crèche à entretenir, avec quatre cent mille dollars par an, l’immortalité et dieu sait quoi encore dans la balance… abandonner tout ça pour des mots, rien que des putains de mots, et pour deux cent trente millions de pauvres paumés qui ne lèveraient pas le petit doigt pour Jack Barron ? Sacrifier ma vie immortelle et risquer de me faire écrabouiller par Howards seulement pour avoir une médaille en fer-blanc et des funérailles de première classe. Tu m’en demandes trop, Sara ; je ne suis pas un héros, mais un type à qui le destin a joué un tour. Tout ce que je peux essayer de faire, c’est de me retirer du jeu en emportant le maximum et sans faire trop de mal à personne.
— Je peux te promettre une seule chose, Sara, dit-il. Je n’ai pas l’intention de faire le jeu de Bennie ni de quelqu’un d’autre que moi. Nous aurons l’immortalité, sans y laisser des plumes – c’est la première condition à remplir. Mais si l’occasion se présente de me farcir Howards au passage, je n’hésiterai pas. Tu peux me croire, Sara ! Je déteste encore plus que toi cet enculé – non seulement il essaie de se servir de moi, mais il a le culot de t’utiliser toi aussi ! Nous réussirons, tu verras, et tant mieux si nous avons sa peau en prime, mais en prime, c’est tout.
— Jack…
Il perçut à nouveau la chaleur qui était dans sa voix, avec la même pointe de détermination têtue de Bébés Bolcheviques en folie, mais curieusement se laissa attendrir et s’émut à l’idée que sa petite femme au cœur pur et aux idéaux dictés par sa motte avait besoin de protection et que ce n’était pas sa faute si elle vivait dans un monde absurde où les tigres font la loi.
— Tu veux savoir ? dit-il, sentant se rétablir peu à peu les circuits entre sa tête et son corps au contact de la chaude réalité féminine blottie contre lui. D’ici un instant, je crois que je vais te baiser comme jamais de ta vie tu ne l’as été. Parce que, quels que soient tes torts ou tes qualités, à l’intérieur, tu es bonne, Sara, et tu l’as bien gagné. Moi aussi je l’ai bien gagné.
Dongdingdongding… dong ! dong ! dong !
— Ouohhh…, grogna Jack Barron en se réveillant tout désorienté dans l’obscurité, un poids sur la poitrine. Qu’est-ce que c’est que…
Dong ! Dong ! Dong !
Fichu vidphone. Il se redressa à demi contre la boiserie circulaire, faisant glisser la tête de Sara toujours endormie, et décrocha pour arrêter le carillon qui faisait vibrer douloureusement ses tympans. Quelle heure peut-il bien être ? se demanda-t-il, essayant de secouer son esprit embrumé de sommeil. Quel est l’abruti qui s’est mis dans l’idée de me réveiller au milieu de la nuit ?
Tout en grommelant, il posa en tâtonnant le vidphone à côté de lui sur le lit, régla le volume à son minimum et lorgna d’un regard morose le visage grisâtre qui apparaissait sur l’écran, lugubre et phosphorescent dans le noir : c’était celui d’un homme aux cheveux bruns, longs, au visage fin et osseux. (Cette tête de conard qui m’appelle au milieu de la nuit ne m’est pas inconnue, mais comment a-t-il fait pour se procurer mon numéro privé ?)
— Salut, Jack, fit une voix ténue tandis que Barron essayait vaguement de mettre un nom sur ce visage. (Je connais ce type, mais qui diable peut-il être ?) Brad Donner. Tu te souviens ? disait l’image du vidphone.
Donner…, pensa Barron. Berkeley ou Los Angeles ou un endroit perdu de vue depuis des années, devait appartenir dans le temps aux Bébés Bolcheviques… oui, c’était à Los Angeles, juste avant que j’aie l’émission, un ami de Harold Spence. Un morveux d’avocat qui répétait tout le temps qu’il se présenterait au Congrès ou je ne sais pas quoi… Bordel, il suffit que je parle une fois dans ma vie à un abruti quelconque pour qu’il se croie permis de m’emmerder dans mon lit à n’importe quelle…
— Savez-vous l’heure qu’il est, Donner ? aboya Barron, qui baissa aussitôt la voix en se rappelant Sara qui dormait contre lui (et quelle nuit, mes aïeux, on peut dire que je suis claqué !). Parce que moi je n’en suis pas sûr, mais il doit être au moins quatre ou cinq heures du matin. Où avez-vous appris les bonnes manières ? Dans la Gestapo ?
— Je sais, Jack, fit Donner. (Arrête de m’appeler Jack, sale bâtard de lécheur !) Je suis désolé de t’avoir réveillé, mais il fallait que je te parle sur-le-champ. J’ai eu ton numéro par Spence, de Los Angeles. Tu te souviens, Harry, c’était ton grand copain à l’époque ?
— Personne n’est mon copain à cette heure-ci, dit Barron. Si c’est pour me demander un service, vous choisissez drôlement mal votre moment, Donner.
— Il ne s’agit pas de ça, Jack. Je travaille ici à Washington depuis trois ans comme conseiller aux Relations publiques de Ted Hennering. Ou plutôt, je travaillais pour lui jusqu’à ce qu’il soit tué…
— Félicitations, Donner, grogna Barron.
Ouais, se dit-il. Ça colle qu’un crétin dans son genre, avec ses idées C.J.S. à la con, ait fini par travailler pour un vendu comme Hennering. Mais maintenant que son patron est mort, je suis censé lui trouver un autre boulot – à quatre heures du matin ? Jésus…
— Je viens d’être réveillé moi-même, expliqua Donner, par la veuve de Ted, Madge. Elle est à bout de nerfs, Jack, elle vit dans la terreur depuis que Ted est mort. Elle est venue me réveiller tout à l’heure en disant qu’il fallait absolument qu’elle te parle, et tu devrais l’écouter, après le savon que tu viens de passer à Benedict Howards. Madame Hennering ?
Le visage de Donner fut remplacé par celui d’une femme d’une cinquantaine d’années, sans doute respectable et énergique jadis, mais qui présentement n’offrait aux regards qu’une mine échevelée, des lèvres austères tremblantes et des yeux apeurés qui semblaient se tourner vers le ciel sur le petit écran du vidphone. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? se demanda Barron, maintenant tout à fait éveillé. Madge Hennering ?
— Monsieur Barron…, fit-elle d’une voix qui semblait plus faite pour une froideur aristocratique que pour la note d’hystérie dont elle était chargée. Enfin ! Dieu soit loué ! Je ne savais plus où me tourner, à qui m’adresser, où aller, à qui faire confiance après… après ce qui est arrivé à Ted, et lorsque j’ai vu la façon dont vous parliez à Howards, à votre dernière émission, j’ai compris que vous étiez le seul homme à qui je puisse véritablement me fier, le seul dont je sois sûre qu’il n’était pas mêlé à cet assassinat. Vous m’aiderez, monsieur Barron ? Dites, vous me croirez ? Vous ferez savoir au pays comment mon mari a été tué…
— Calmez-vous, madame Hennering, fit Barron d’une voix apaisante, en s’insérant quasi automatiquement dans l’atmosphère de froide coordination de Bug Jack Barron. Je sais ce que vous devez éprouver après ce terrible accident, mais il faut essayer de vous…
— Accident ! s’écria Madge Hennering d’une voix aiguë qui faillit réveiller Sara. Ce n’est pas un accident. Mon mari a été assassiné. J’en suis certaine. Il devait y avoir une bombe dans l’avion. Benedict Howards l’a fait tuer !
— Hein ? grogna Barron. (Elle déraille, c’est sûr, pensa-t-il. Hennering était vendu corps et âme à Howards. C’est Howards le plus grand perdant depuis qu’il est mort. Elle est complètement détraquée, cette pauvre vieille. À quatre heures du matin, il faut que je joue au psychiatre ?) Ne pensez-vous pas que cette histoire concerne plutôt la police ? demanda-t-il. À supposer, naturellement, qu’elle soit vraie. (Tu commences à me les casser, ma belle.)
— Mais je ne puis aller trouver la police, dit-elle. Il n’y a aucune preuve. Howards a pris ses précautions. Il ne reste plus rien de l’avion de Ted… plus rien… (Elle se mit à sangloter, puis avec un effort que Barron ne put s’empêcher d’admirer, serra les mâchoires et reprit d’une voix glacée :) Pardonnez-moi, monsieur Barron. Il se trouve que je suis l’unique témoin, et je ne possède aucune preuve suffisante. Je ne savais pas à qui m’adresser…
— Écoutez, fit Barron d’une voix lasse. Ce n’est pas le moment de parler politique, mais Howards n’avait pas la moindre raison de tuer votre mari, madame Hennering. Votre mari soutenait le projet de loi d’Hibernation, et ce n’est un secret pour personne que Howards voulait le faire élire Président. En d’autres termes, Hennering était… euh… dévoué à Howards. Ce dernier n’avait rien à gagner à sa mort, au contraire. Vous devez le savoir.
— Je ne suis pas une idiote, monsieur Barron. Mais la veille de sa mort, Ted avait eu une longue conversation au vidphone avec Benedict Howards. Je n’en ai entendu qu’une partie, mais le ton a monté et ils ont échangé des propos très violents. Ted disait à Howards qu’il ne voulait plus entendre parler de lui ni de la Fondation, et qu’il était un monstre ignoble. Jamais je n’avais vu Ted s’emporter de la sorte.
« Il disait qu’il allait se désolidariser publiquement du projet de loi d’Hibernation, et faire une déclaration à la presse où il révélerait quelque chose d’horrible qu’il avait découvert sur les activités de la Fondation. Howards a répondu : « Personne n’a jamais fait ça à Benedict Howards, Hennering. Mettez-vous en travers de ma route, et je vous écraserai comme une punaise. » Ce sont ses termes exacts. Puis Ted a répondu quelque chose de terriblement obscène, et il a raccroché. Lorsque je lui ai demandé de quoi il s’agissait, il s’est mis en colère, mais je crois qu’en réalité il avait très peur – je ne l’avais jamais vu terrifié à ce point. Il a refusé de me donner des explications, en disant qu’il serait trop dangereux pour moi de savoir ces choses-là – qu’il ne voulait pas mettre ma vie en danger. Le lendemain, il a pris l’avion pour rencontrer le Gouverneur, mais… il n’est jamais arrivé. Howards l’a fait tuer. Je sais qu’il l’a fait tuer !
Quel merdier ! pensa Jack Barron. Il y a gros à parier que cette canaille de Hennering trempait dans trente-six combines à la fois, allant de sénateur à sénateur pour le compte de Howards et avec le fric de Howards. Tous ceux qui savent lire les journaux entre les lignes sont au parfum. Très touchant de la part de cette vieille, d’essayer de faire passer son mari pour un petit saint une fois qu’il est mort. Héros posthume. Homme de paille démocrate au service du fric de la Fondation. Frappé soudain de repentir juste avant de passer l’arme à gauche. Ted Hennering. Noble martyr. Ouais, après que cent millions de téléspectateurs l’ont vu l’autre soir déconner comme… comme…
Jésus à bicyclette ! Et si c’était pour ça que Hennering était si bouleversé ? Merde, ça correspond ! Hennering est mort jeudi soir, ce qui signifie qu’il a pu vider son sac à Howards mercredi ou jeudi, comme elle dit, et qu’il savait déjà à quoi s’en tenir sur la Fondation quand il est passé à Bug Jack Barron. Cela expliquerait son attitude bizarre…
— Vous me croyez, maintenant, n’est-ce pas ? reprit Madge Hennering. À Washington, tout le monde dit que vous êtes l’ennemi de Howards. Vous utiliserez ces renseignements contre lui, n’est-ce pas ? Vous me ferez passer à votre émission et vous m’aiderez à faire savoir au pays comment mon mari est mort ? Pas seulement pour sauver sa réputation, monsieur Barron. J’ai été sa femme pendant vingt et un ans. Nul ne le connaissait mieux que moi. Je sais qu’il n’était pas irréprochable et qu’il travaillait pour Howards, mais ce n’était ni un mauvais homme ni un lâche. Il a découvert quelque chose sur la Fondation pour l’immortalité humaine qui l’a indigné, écœuré, quelque chose de si terrible qu’il craignait pour sa vie et la mienne rien que parce qu’il détenait ce secret.
« Je ne m’y connais pas beaucoup en politique, mais assassiner un sénateur des États-Unis est une chose que même un individu comme Benedict Howards ne se risquerait pas à faire si… s’il ne se sentait poussé dans ses derniers retranchements. Je ne sais pas ce qu’il y a derrière tout cela, mais pour que Howards ait recours à l’assassinat politique, il faut que des choses terriblement importantes soient en jeu. Un fou avec un fusil, c’est une chose, mais cela… Oh, Ted ! Ted ! (Et elle se mit à trembler violemment, à sangloter convulsivement, convaincant au moins Barron qu’elle ne jouait pas la comédie.)
Mais un assassinat politique, se dit-il, c’est complètement délirant. D’accord, Hennering a peut-être mis la main sur quelque chose qui l’a convaincu de rompre les ponts avec la Fondation. (Encore que je me demande ce qui pourrait bien dégoûter un vendu comme Hennering, au point de le faire renoncer à son investiture présidentielle.) Admettons qu’il ait eu des mots avec Howards, et que Howards l’ait menacé (combien de fois ne m’a-t-il pas fait le coup de la punaise qu’on écrase ?). Mais faire sauter un avion rien que pour avoir sa peau… pure coïncidence, c’est tout. Il n’y a pas de quoi en tirer une conclusion si rapide.
Donner remplaça Madge Hennering sur l’écran du vidphone.
— Eh bien, Jack, que comptes-tu faire ? Est-ce que je lui dis de t’appeler mercredi prochain ? Cette histoire inquiétante vaut d’être…
— Inquiétante, on peut le dire, fit Barron. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la pensée du procès que Howards pourrait nous coller sur le dos si cette femme accusait publiquement Howards d’avoir assassiné son mari sans le moindre commencement de preuve. Vous vous prétendez avocat ? Vous ne savez pas reconnaître un cas de diffamation quand il vous crève les yeux ? Non seulement Howards engagerait des poursuites, mais la F.C.C. me retirerait ma licence en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf. Laissez tomber. Donner, je suis peut-être fou mais je n’ai pas encore perdu les pédales.
— Mais, Jack…
— Et cessez de m’appeler Jack ! hurla Barron. En fait, ne m’appelez pas tout court ! (Et il raccrocha tandis que Sara finissait par ouvrir des yeux qui papillotaient.)
— Euh… qu’est-ce qu’il y a… ? grogna-t-elle.
— Rendors-toi, ma chatte. C’étaient deux plaisantins. Des cinglés, rien de plus.
Oui, se dit-il. Des abrutis, c’est tout. Bennie a beau travailler un peu du chapeau, il n’irait pas jusqu’à tuer des gens. Il aurait trop à perdre, sa précieuse vie immortelle sur la chaise électrique…
Pourtant, lorsqu’il se laissa aller en arrière contre la boiserie du lit circulaire, il ressentit comme un picotement dans le dos.