Ce que c’est que la technique moderne, pensa Jack Barron en engageant sa voiture de location sur la bretelle de raccordement à l’autoroute d’Evers. Tandis que la voiture prenait de la vitesse, il jeta un coup d’œil à l’enveloppe de papier jaune pliée sur le coussin à côté de lui.
Vous prenez les dossiers scolaires et les déclarations de naissance pour les quinze dernières années, vous mettez tout ça sur cartes perforées et vous attendez qu’un bon vieil ordinateur vous régurgite les coordonnées de tous les mouflets qui devraient être à l’école et qui n’y sont pas. Vous avez une petite pile de fiches que vous replacez dans l’ordinateur pour qu’il les confronte avec les déclarations de décès, les transferts de dossiers scolaires pendant ces quinze années, et vous voilà avec environ deux mille cartes d’enfants ne fréquentant pas les écoles mais vivants, et résidant dans l’État depuis un mois au moins. Il ne vous reste plus qu’à recouper tout ça avec les hôpitaux et les asiles de dingues, à tenir compte des cas de destitution de l’autorité parentale et à éliminer ce qui n’est pas dans un rayon de quatre-vingts kilomètres autour d’Evers, et vous voilà avec quatre petites cartes, quatre petites visites, quatre cas cruciaux et irréductibles pour le putain d’État tout entier. Pas plus difficile que ça.
Quatre cartes, quatre enfants noirs âgés de sept à dix ans avec des parents de condition sociale très modeste. Quatre gosses qui ont disparu.
Quatre visites, à quatre baraques en bois déglinguées. Quatre bagnoles flambant neuves dans un décor de bidonville nègre, allant de la Buick à l’incroyable Rolls. Quatre histoires à dormir debout : encore un coup le bobard de la « Fondation culturelle », un autre gosse supposé rendre visite à des parents quelque part, un « mêlez-vous de vos oignons » et cet impayable conard qui est persuadé que son rejeton est à l’heure qu’il est l’héritier adoptif d’un imaginaire royaume africain. Et quatre serviettes pleines de coupures anonymes laissées par quatre Caucasiens huppés différents.
Aucun doute, se dit Barron en prenant la file de gauche, celui qui est derrière tout ça a du fric à ne pas savoir quoi en faire. Des billets de banque plein les poches et une technique impeccable. Des clients soigneusement sélectionnés pour faire le moins de raffut possible, sûrs d’emporter la vente à tous les coups. Ça signifie quelqu’un qui a accès à un ordinateur privé assez costaud, quelqu’un qui peut se payer un expert connaissant le système de classement des Archives d’État du Mississippi – ou même acheter quelqu’un d’assez haut placé à l’intérieur. À cinquante mille dollars par gosse, plus le coût de l’ordinateur, plus les cinq intermédiaires, sans oublier les bakchichs un peu partout pour avoir accès aux archives d’État… plus d’un million de dollars, rien que pour s’emparer de cinq mioches. Qui donc était capable de faire ça à part ce cinglé d’enculé de Howards ?
Mais pourquoi avait-il tué Hennering ? Ce dernier avait-il découvert quelque chose en rapport avec ces enfants ? Un million de dollars et des meurtres compromettants, rien que pour s’emparer froidement de cinq gosses… on ne peut pas dire que Bennie soit frustré dans son instinct paternel ! Une seule chose a pu le faire agir d’une manière aussi insensée : il fallait que sa peau, sa précieuse vie immortelle soit en jeu. Mais justement, est-ce qu’il ne la risquait pas en recourant à… ?
— Merde, grogna tout haut Barron. Bien sûr que c’est la seule explication. Bennie ne se risquerait à encourir la peine capitale que pour couvrir des meurtres antérieurs, et la seule chose capable au départ de le faire recourir au meurtre, c’est sa fichue immortalité. Je mettrais ma main au feu qu’il a utilisé ces gosses comme cobayes pour mettre au point son traitement d’immortalité. C’est cela qui le met dans tous les états chaque fois qu’on effleure le sujet devant lui. Et il n’y a que ça qui justifie trois meurtres pour étouffer l’affaire !
Aussi loin qu’il se souvenait, Barron n’avait jamais éprouvé un accès de colère viscérale et non préméditée aussi fort que celui qui le traversait en ce moment. Assassiner des gosses pour s’offrir le luxe douteux d’une immortalité pourrie ! Assassiner Hennering et sa femme, puis Franklin, pour étouffer le tout ! Acheter un membre du Congrès, bientôt un Président sans doute, pour jouir de l’impunité ; se hisser à l’aide d’un monceau de cadavres sur le dos du pays tout entier, pour réaliser un rêve paranoïaque pendant des millions d’années ! Et pour couronner le tout, m’acheter, moi, Jack Barron, pour faire avaler la pilule à cent millions de gogos recensés au sondage Brackett afin qu’un laboratoire à la Frankenstein rende immortels une poignée d’heureux élus, dont je suis !
« Et si vous ne marchez pas, Barron, j’engage un tueur pour vous liquider vous aussi… ! »
Barron enfonça l’accélérateur au plancher dans un spasme de rage, et l’y maintint tandis que la voiture fonçait sur l’autoroute dans un hurlement de chat échaudé.
Tout le monde a son prix et l’immortalité peut acheter n’importe qui, hein, Bennie, pensa-t-il. Tu te crois plus malin que les autres ? C’est parce que tu es une crotte, Howards, une vulgaire crotte. Tu ne comprends pas qu’il y a des hommes qui ne sont pas comme toi, des hommes qu’on peut pousser un peu trop loin. Eh bien, tu m’as poussé trop loin, bougre d’enculé, et tu vas voir ce qui se passe quand on pousse trop loin Jack Barron. L’immortalité… y renoncer maintenant ne servirait pas à redonner la vie aux malheureux gosses qui ont payé pour elle.
Mais je l’aurai à ma façon, Bennie, pas à la tienne. Et sur ton propre cadavre. Tu as voulu faire de moi un meurtrier, d’accord, tu as réussi, mais le cadavre ce sera le tien !
Ses mains sur le volant ressentant les moindres inégalités de la chaussée tandis que la voiture fonçait comme un bolide sur l’autoroute, Barron éprouva l’excitation familière de Jack et Sara des soupentes de Berkeley et comprit que ce n’était rien d’autre que la haine qui avait fait tourner le moulin des Bébés Bolcheviques. En fait, nous détestions souverainement tout ce qui n’était pas exactement comme nous voulions. Notre force et notre faiblesse – nous savions comment réagir à n’importe quoi, mais rien qu’en noir ou en blanc : tout ce qui n’était pas totalement bon était nécessairement mauvais et détestable. Et comme nous étions du côté des Anges, tout ce qui était contre nous était forcément mauvais. Ne pas haïr, nous appelions cela baisser froc. Ne jamais se fier à quelqu’un de plus de trente ans… parce que quand un adolescent devient un homme, il cesse de voir avec autant d’acuité la limite de haine entre ce qui est bien et ce qui est mauvais, et si vous restez quand même dans le Mouvement vous n’êtes qu’un opportuniste falot, un putain de politicien… un Lukas Greene en proie à tous les cauchemars.
Voilà la définition de la politique, des adultes jouant à des jeux de gosses, jeux de haine, pour en retirer les émotions simples que je retire de Bug Jack Barron, occuper le devant de la scène en couleurs vivantes, auto-admiration et rien d’autre. Et c’est légitime. Mais la vraie différence entre le show-business et la politique, ce n’est rien de plus compliqué que la haine. Tu crois que tu comprendrais ça, Luke ? C’est toi le baisse-froc, c’est toi, pas moi, qui joues au jeu de haine de la politique, au jeu oublié de Berkeley qui ne t’inspire même plus.
D’ailleurs, il y a quelque chose dans la haine qui rappelle la drogue. Quand on y pense la tête froide, on sait que ça ne va pas loin, mais sur le moment quel frisson mes aïeux ! Ça vous donne la force d’aller jusqu’au bout de ce que vous voulez – en le ressentant au niveau des tripes. Plaisir stupide d’accrocher la tête de Howards au bout d’une pique…
Menant la voiture à un train d’enfer qui exigeait toute sa présence physique, le volant vivant et mortel entre ses mains tandis que la plaine défilait comme un éclair, Barron jouissait du danger suspendu à ses réflexes, du pouvoir de ses mains diffusé dans les roues par des prolongements prothétiques de métal.
Il anticipait également par un circuit de contre-réaction parallèle le moment d’abandon total où, relié électroniquement à cent millions de téléspectateurs recensés au sondage Brackett, branché sur le circuit de pouvoir de Luke, Morris, des Républicains et de la C.J.S., il canaliserait aux commandes de Bug Jack Barron des énergies capables de distribuer la mort et de mener une guerre sans merci dans un engagement absolu pour une vengeance absolue, pour l’immortalité qui était le plus absolu des enjeux.
Je te ferai une émission, Howards, telle que tu n’en croiras pas tes yeux. Je te découperai menu, je serai immortel quand tu ne seras plus qu’un mauvais arrière-goût dans cent millions de palais, que tu seras figé sur la chaise électrique dans une grimace de Frankenstein.
Il relâcha un peu l’accélérateur, sentant la tension du moment se dissiper dans un tiède relent d’adrénaline. Tu es cinglé, tu sais, Jack, baby. Il n’y a qu’un conard ou un Sicilien pour haïr à ce point…
Peut-être, pensa-t-il en se raccrochant à son souvenir de haine ; mais même une tête froide doit savoir au besoin se servir de ses glandes.
L’atmosphère enfumée de ces salles de conférences est par trop ridicule, se dit Lukas Greene. Malgré la climatisation, l’air surchargé était en train de devenir irrespirable. Tandis que Sherwood Kaplan allumait encore une de ces horribles Kool Supremes mentholées (« Prenez la vape et restez Kool ») et que Deke Masterson se roulait un clope traditionnel de Bull Durham (où est-ce qu’ils continuent à fabriquer ce truc-là ? se demanda Greene), le cigare humide de Morris se consumait dans le cendrier posé à l’autre bout de la table comme la bite verte d’un cadavre en décomposition. Et c’est symbolique à souhait, se dit Greene. Le Grand Old Party est un cadavre qui se putréfie lentement et, vert ou pas, Greg Morris est certainement une vieille bite pourrie. Reste à voir ce qu’on peut faire pour la mettre dans le sac.
— Mes jers amis, je zubbose gue vous vous demandez bour guelle raison je vous ai réunis ze zoir ? fit-il avec l’accent de Bela Lugosi.
Morris le regarda d’un œil mauvais, mais ce n’était pas lui qui comptait pour l’instant ; Kaplan et Masterson étaient les véritables cibles de l’opération de ce soir. Le premier, au visage de chérubin maussade, lui accorda un sourire falot tandis que le second restait impassible comme un sphinx noir.
— Inutile de faire le con, Luke, fit Masterson de sa voix rocailleuse et posée. Nous savons que vous nous avez attirés ici pour nous convaincre d’accepter Jack Barron. Et peut-on savoir où il est, votre soi-disant Caucasien Noir ?
— Il doit arriver d’un instant à l’autre. Mais vous prenez le problème cul par-dessus tête, Deke. Il ne s’agit pas de vous convaincre d’accepter Jack, mais de convaincre Jack de se présenter. Tâchez de ne pas l’oublier quand il sera là.
— Vous vous foutez de nous ? fit Kaplan. C’est déjà assez farfelu de présenter Jack et d’envisager des alliances comme… ça. (Il pointa sa Kool Supreme sur Morris en plissant le nez ostensiblement mais Morris l’ignora souverainement.) Mais ne nous demandez pas par-dessus le marché de traiter ce guignol en pucelle effarouchée !
— Mettons cartes sur table, dit Morris, pour ne pas avoir à laver notre linge sale quand Barron sera là. Président ou pas président, vous et Deke avez une bonne raison de marcher avec nous, et le gouverneur Greene sait très bien qui est cette raison…
— Russ Deacon, fit Masterson comme s’il lâchait une obscénité.
Kaplan fit la grimace. Et Greene pensa : puisqu’il faut que quelqu’un soit baisé, ce sera ce pauvre Russ, tant pis. Lui et Deke n’ont fait que se tirer dans les pattes pour savoir si le secrétaire C.J.S de l’État doit être blanc ou noir, un homme à Deke ou un homme à Russ, et si c’est Harlem ou le Village qui commandent la C.J.S. de New York. Jusqu’à présent, avec le fric des Caucs du côté de Russ, Deke n’avait aucune chance, et il sait que sans nous il n’en a toujours aucune.
— C’est exact. Notre frère caucasien, le Représentant Russel Deacon, répondit Greene. Personnellement, je n’ai rien contre lui, mais je veux présenter Barron à la Présidence et j’ai besoin de vous pour faire pencher la balance aux Assises nationales. Donc s’il le faut je suis prêt à vous livrer sa tête sur un plateau d’argent.
— D’accord, dit Kaplan, mais comment comptez-vous vous y prendre ?
— C’est là qu’intervient Jack Barron, justement. Vous, Woody, vous tenez Strip City, c’est-à-dire, à part quelques secteurs du côté de San Francisco, toute la C.J.S. pour la Côte Ouest. Deacon contrôle le Village, et pour l’instant ça signifie la C.J.S. de New York. Vous êtes à égalité. Mais si Deacon est écarté, vous devenez le grand manitou des hippies, comme vous l’avez toujours rêvé. Vous tenez la Côte Est et la Californie.
— Où voulez-vous en venir ? demanda Masterson. Pourquoi tout ce déballage en présence de notre bon Gouverneur de l’État de Californie ?
Greene sourit en voyant l’expression de mépris amusé qui s’étalait sur le visage de Morris.
— Ce n’est pas compliqué, dit-il. Nous voulons chacun une chose différente. Le seul moyen de l’obtenir, c’est de faire ensemble une partie du chemin. Pour vous, Deke, si Woody évince Deacon du Village, vous contrôlerez la C.J.S. de New York parce qu’il sera à Strip City à quatre mille cinq cents kilomètres de là et que tout ce qui l’intéresse à New York ce sont les hippies. Sans compter qu’avec une C.J.S. noire à New York vous coupez l’herbe sous le pied de Malcolm Shabazz et de ses petits rigolos du « retour-à-l’Afrique » qui étaient aussi dans vos pattes. Vous, Woody, vous vous en fichez de laisser Deke régner sur New York tant qu’il n’y a qu’un seul grand manitou des hippies. Et moi… vous savez comme je suis lié à Jack. S’il gagne, je représenterai le pouvoir noir derrière le trône de la Maison Cauc. (Morris ricana. Très bien, pensa Greene. Qu’il rigole si ça lui fait plaisir.) Voilà donc quels sont les intérêts en jeu. Et maintenant, mes amis, dites-moi un peu qui a un nom plus magique que Russel Deacon au Village ?
— Jack Barron…, fit Kaplan lentement.
— Précisément. Or Jack se fout pas mal de la politique des partis. Et notre ami le gouverneur Morris se moque éperdument des affaires intérieures de la C.J.S. Rien ne s’oppose donc à ce que nous nous servions de Jack, une fois que nous serons d’accord, pour faire tomber Deacon. Vous saisissez le topo ?
Masterson sourit.
— O.K., dit-il, vous marquez un point. Disons que je marche avec vous sous réserve que Jack Barron me convainque qu’il est prêt à jouer le jeu.
— C’est d’accord pour moi aussi, dit Kaplan. Mais… dites-moi, vous ne pensez pas qu’il puisse vraiment gagner ?
Attention ! pensa Greene. C’est là qu’il faut jouer serré. Ils savent qui dirigerait le parti si Jack était vraiment élu. Fais l’innocent. Laisse-les croire que tu n’es qu’un couillon de kamikaze qu’ils peuvent manipuler comme ils veulent.
— Qui sait ? dit-il. Je pense que ça vaut le coup d’essayer, avec les Républicains de notre côté… Ce n’est pas du tout cuit, mais c’est la meilleure chance que nous aurons jamais. D’après moi, il faut la tenter. Qu’en pensez-vous, Morris ?
— Vous savez ce que je pense de vous et de votre espèce, Greene. Et vous savez l’amour que je porte à Barron. Mais c’est ou lui ou bien un pantin démocrate désigné par Howards. Avec la Fondation contre lui, Teddy le Prétendant n’a pas la moindre chance. Aussi unissons-nous, messieurs, jusqu’à ce que les Démocrates soient battus. Après, je suis sûr que… le meilleur parti gagnera.
— Voilà qui est net, fit Greene. C’est pour cela que nous avons tous besoin de Barron. Rien qu’en se présentant, il modifie l’équilibre des forces, gagnant ou perdant, et fout par terre la cabale Fondation-Démocrates, ce qui est toujours ça de gagné. Mais de grâce rappelez-vous qu’il n’est pas très chaud pour ce projet et que c’est à nous d’essayer de le convaincre.
Et maintenant, se dit-il, il n’y a plus qu’à attendre, tout est prêt pour que l’oiseau rentre au nid, au nid de Berkeley où tout a commencé.
Dans le silence pesant qui s’était instauré, il éprouva deux émotions distinctes : l’amertume et l’espoir. Quoi qu’il pût arriver maintenant, ce serait le couronnement de toute sa carrière, le moment de vérité ; il avait voyagé dans le train de la C.J.S. aussi loin qu’il pouvait aller.
Aussi loin qu’un Nègre pouvait aller, se dit-il. J’ai choisi sur mesure mon substitut, mon copain, un Cauc. Si Jack gagne je deviens Président par procuration. Jack a perdu le goût de la politique. Une image présidentielle pure et blanche pour me servir de prête-nom, voilà ce que je peux espérer, c’est tout. Je n’ai même pas besoin de le manipuler, il ne veut pas salir ses mains… à la blancheur de lis. Et puis, il est de notre côté ; Père fondateur et toute la suite. Qu’il gagne, et il sera trop content de jouir de la gloire et de me laisser faire le sale boulot.
Président par procuration, pouvoir noir derrière le trône à la blancheur de lis. Fais-toi une raison, pauvre Nègre, aucun homme de couleur ne peut aller plus loin. Encore heureux si ton copain cauc se laisse persuader de te porter sur son dos ! Mais ne te fais pas d’illusions, même toi tu n’as jamais pu savoir ce qui se passait réellement dans la tête de Jack Barron.
Il va falloir encore recommencer ce cirque, se dit Jack Barron en entrant dans la salle de conférences et en voyant les trois hommes assis autour de la table avec Luke. Il savait qui ils étaient ce qu’ils étaient et ce qu’ils attendaient de lui. Mais malgré la dent qu’il avait encore contre Luke, un certain instinct lui disait d’y aller mollo, de ne pas les brusquer maintenant que leur histoire de candidature à la con faisait potentiellement partie des forces qui allaient s’affronter, au même titre que les enfants disparus, pouvoir de l’immortalité contre la vie contre la mort pouvoir des cent millions de téléspectateurs recensés au sondage Brackett circuit électrique à haute tension qu’il comptait enrouler peu à peu autour de Benedict Howards. Et le moyen le plus facile pour manœuvrer les gens c’est de les laisser croire que ce sont eux qui vous manœuvrent.
Avant que Luke ait pu placer son speech préparé d’avance, Barron traversa la salle en trois grandes enjambées, planta une Acapulco Gold entre ses lèvres et l’alluma en s’asseyant d’une cuisse sur le bord de la table à côté du siège de Luke. Arborant son plus beau sourire de mouflet arrogant, il souffla un nuage de fumée de marijuana dans la direction générale de Gregory Morris et dit avec cynisme :
— Salut la compagnie, à ce que je vois on a préparé une petite réception en mon honneur ? Je ne savais pas que c’était mon anniversaire aujourd’hui. Ou peut-être que c’est moi qui offre ce petit… cocktail électoral ?
Et il adressa un clin d’œil à Luke pour le bénéfice de la galerie. L’espace d’une seconde, le visage de Luke perdit toute expression, Masterson se crispa sur son siège et ce conard psychopathe de Woody Kaplan pouffa presque de rire en voyant son ex-ennemi mortel Greg Morris écarquiller les yeux.
— Si nous causions tout de suite des choses sérieuses en laissant de côté les salamalecs d’usage ? reprit Barron, conscient de couper l’herbe sous le pied de Luke et de neutraliser la cabale grotesque réunie devant lui. Vous êtes ici pour me demander d’être candidat à la Présidence sur un programme de coalition Républicains-C.J.S. Maintenant que vous savez que je le sais, annoncez vos couleurs sans arnaque et sans tourner en rond, parce que la journée a été duraille.
Pauvre Luke, il a bonne mine ! se dit Barron qui se marrait à l’idée que ces quatre types réunis dans une salle enfumée n’avaient qu’un mot à dire pour faire de lui un candidat présidentiel. S’ils savaient que Howards peut les acheter quand il veut un par un et à peu de frais ! Et Bennie n’est qu’un pauvre conard que je me charge de faire tourner en bourrique malgré ses cinquante milliards. Tout ça c’est du show-business, la politique c’est du show-business mais sans la classe, et toutes ces grosses têtes d’enflés sont des types comme vous et moi madame, un peu plus noix c’est tout. Au jeu de Bug Jack Barron, même sans ma sellette magique, ils n’ont aucune chance contre moi parce qu’ils sont sérieux et que moi je ne joue que pour la galerie.
Ce fut Kaplan qui récupéra le premier.
— Toujours le même, hein, Jack ! fit le maire de Strip City avec comme un soupçon d’envie dans la voix. Mais ne te leurre pas, cette fois-ci ce n’est plus comme avant, toutes les billes sont en jeu.
— Toutes tes billes à toi, peut-être, mais pas les miennes. Et vous feriez mieux de me croire, vous tous, parce que vous perdez votre temps si vous vous figurez que je vais dire amen à n’importe laquelle de vos élucubrations rien que pour avoir l’honneur de vous servir d’homme de paille. Vous avez votre tambouille à faire et moi la mienne. Si nous pouvons nous servir du même feu c’est très bien. Sinon au revoir.
— O.K., nous jouerons selon vos règles, fit Masterson. Je ne sais pas ce que vous voulez, mais moi c’est la tête de Russ Deacon qui m’intéresse. Et Woody veut la même chose. Livrez le morceau, et nous avons assez de voix aux Assises nationales pour vous faire passer.
Voilà donc l’explication, se dit Barron. Oui, ça se comprend. Pauvre Russ, c’est lui qui serait ici à jouer ce jeu dégueulasse si Luke pensait qu’il détenait les bonnes cartes. Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, ce sont les concessions qu’on fait pour l’avoir. Woody, Masterson, Morris, Luke, Howards – cinq hommes différents, mais ils sont tous pareils finalement parce qu’ils ont la même guenon sur le dos. Des camés de pouvoir, voilà ce qu’ils sont, ni plus ni moins.
Barron tira une longue bouffée sur son Acapulco Gold.
— Vous voulez vraiment dire que vous n’êtes pas un groupe de patriotes animés du désir sacré de trouver un Moïse qui fera sortir du merdier les Enfants d’Israël ? Mes amis, vous allez finir par détruire toutes mes illusions candides !
— Avant d’être chargé au point de radoter, intervint Morris, vous feriez mieux de fermer votre grande gueule pour changer et d’écouter ce que j’ai à vous dire. Je me soucie comme de ma dernière chaussette des histoires de famille de la C.J.S. – elles ont toutes le charme et l’attrait d’une réunion du Comité central du P.C. chinois – et il m’est tout aussi indifférent que vous soyez un néo-Bolchevique à la noix, Barron, parce que je suis persuadé que nous pouvons nous entendre. Nous ne nous aimons pas, mais ce qui compte réellement c’est que nous avons des ennemis communs, comme Benedict Howards, ou même, qui sait, Teddy le Prétendant. Nous perdons notre temps si nous essayons de nous tirer dans les pattes. Êtes-vous décidé oui ou non à conclure un marché ?
C’est un rat d’égout mais il n’a pas peur que cela se voie, pensa Barron. Mieux vaut encore un Républicain sans complexe que ces trois baisse-froc, Héros des causes perdues. Et dire que j’ai appartenu à la C.J.S. !
— Bien sûr que ça m’intéresse, répondit-il. La question, c’est, quel genre de marché ? Qu’est-ce que chacun en retirera ?
— Voilà qui est plus raisonnable, fit Luke, essayant de reprendre la situation en main. Inutile d’y aller par trente-six chemins, il te suffit de convaincre Deke et Woody de marcher pour que nous sortions d’ici avec un accord aux termes duquel tu seras candidat aux Présidentielles sur la base d’une plate-forme commune anti-Howards. Morris et moi et toutes les voix du Sud aux Assises nationales sommes déjà engagés et les pontes Républicains sont prêts à marcher du moment qu’on leur garantit l’investiture commune de la C.J.S. Deke et Woody donneront leur accord si Jack Barron, en tant que tête de liste de la C.J.S. nationale, accepte de torpiller Deacon. Ça ne peut pas être plus simple, Claude – tu nous laisses utiliser ton club de supporters du Village contre Russ Deacon, et tu peux être Président des États-Unis.
— Avec toi comme Vice-Président, fit Barron, obéissant à une impulsion soudaine. (Il vit Morris virer au pâle à la pensée d’un Nègre Bébé Bolchevique sur sa précieuse liste Républicaine. Autant voir tout de suite jusqu’où tu es disposé à aller, mon vieux Greg.) Qu’est-ce que vous en dites, Morris ? Sans Luke sur la liste commune, il n’est pas question que je me présente. Êtes-vous capable de faire avaler ça à votre parti ?
— Hé, une seconde…, protesta Luke.
— C’est comme ça, Luke. Tu m’as entraîné là-dedans, tu seras avec moi que tu le veuilles ou pas. Alors, Morris, on est toujours dans le coup ?
— Si j’accepte Greene, fit Morris en tripotant son cigare, ça veut dire que c’est nous qui choisissons les Secrétaires aux Départements d’État, de la Défense, des Transports, du Commerce et du Travail ; la majorité des membres de la F.T.C.[8] du N.L.R.B.[9] et de la F.C.C.[10] ; à l’expiration de leurs mandats les deux premiers sièges vacants à la Cour suprême, le Chef du Bureau du budget, le Président du Bureau des Chefs d’États-majors réunis et l’Attorney Général. Demandez maintenant à vos petits copains de la C.J.S. ce qu’ils en pensent.
Barron inclina la tête en direction de Luke, et ne fut pas surpris (mais aurait préféré l’être) de l’entendre dire « J’accepte » tandis que Masterson et Kaplan hochaient la tête à l’unisson en faisant leurs calculs instantanément. La politique ! Les politiciens ! Où est la différence entre Morris et ceux de mon bord ? Des junkies qui vendraient leur propre mère à un marchand d’esclaves d’Arabie Saoudite si on leur agitait la came sous le nez avec suffisamment de conviction…
— Et Deacon ? demanda froidement Masterson.
— Qu’est-ce que j’en ai à foutre de votre Deacon ? répondit Barron avec une désinvolture mesurée. Vous voulez un candidat, nous sommes bien d’accord ? Pas un politicien. Les politiciens ce sont des paumés. Ce qui vous intéresse c’est de vous servir de moi comme façade ? D’utiliser mon nom contre Deacon ? Comme vous voudrez, je vous laisse votre politique, et ne comptez pas sur moi pour faire votre sale boulot.
— Messieurs, fit Luke avec un gros sourire à manger de la merde, je crois que plus rien ne s’oppose à ce que nous tombions d’accord. Il s’agit maintenant de régler les modalités…
— Pas si vite, l’interrompit Barron. Maintenant que nous avons vu ce que je pouvais faire pour vous, il vous reste à me dire ce que vous comptez faire pour moi.
— Tu débloques ? fit Luke. Nous allons faire de toi le futur Président des États-Unis.
— Vous m’excuserez si je ne tombe pas en extase. Mais pour commencer, vous allez faire de moi un candidat à la Présidence, ce qui n’est pas pareil. Entre nous mes enfants, je ne crois pas avoir la plus petite chance. À part le Démocrate qui aura la bénédiction de Howards, je ne vois pas qui peut gagner. À moins que Teddy le Prétendant ne bénéficie d’un véritable miracle à la Convention. Et si Teddy décroche l’investiture nous sommes frits. Nous ne pouvons même pas l’associer à Benedict Howards, parce qu’il lui faudra d’abord passer sur le corps de Bennie pour gagner. Mais ce n’est pas tellement ça qui compte. Je ne tiens pas à être candidat, et encore moins à être Président. À vrai dire ça m’emmerde plutôt. Croyez-le ou pas, mes enfants, mais je suis sur quelque chose de mieux, et la seule chose qui pourrait me pousser à entrer dans votre combine c’est que j’ai besoin de votre soutien, Morris. J’ai besoin que vous m’aidiez à me protéger de Bennie Howards. Voilà mon prix.
— Qu’est-ce que c’est que ce « quelque chose de mieux » dont vous parlez ? demanda Morris.
Et son regard trahissait l’assurance tranquille qu’il avait de pouvoir manœuvrer à coup sûr ce conard de Barron qui ne voulait même pas être Président au départ. Tu parles d’une aubaine ! Et Luke et les autres avaient la même expression radieuse sur leur visage.
— Ça ne vous regarde pas pour l’instant. C’est en train de prendre forme. Si je n’ai pas besoin de votre aide, rien ne me forcera à me présenter. Et si j’en ai besoin, ne vous inquiétez pas, tout le pays saura pourquoi. Tout dépendra de ma prochaine émission. Disons que si je déclare la guerre à Howards je veux que vous soyez derrière moi pour veiller à ce que les commanditaires ne se défilent pas, que Bennie ne puisse exercer assez de pressions sur le réseau pour qu’ils me laissent tomber et que la F.C.C. se tienne tranquille de la même façon.
« Voyez-vous, la seule chose qui puisse m’inciter à me présenter, c’est que j’aurai peut-être besoin de vous pour sauver Bug Jack Barron. Croyez-le ou pas, messieurs-dames, mais cette émission c’est tout ce qui compte pour moi et je n’ai pas envie de la sacrifier pour de vagues espoirs accrochés au bout d’un bâton. Le show-business, il n’y a que ça de vrai.
— Le show-business ! lança Luke. On lui parle de la Présidence des États-Unis et il nous sort le show-business !
— À votre place je serais ravi de m’entendre parler comme ça, dit Barron avec un sourire grinçant. (Autant mettre les points sur les i puisque ces conards font semblant de ne pas comprendre.) Et d’abord, pourquoi tenez-vous tellement à ce que je me présente si ce n’est justement parce que j’appartiens au show-business ? Être Président c’est une chose et être candidat c’en est une autre. Des tas de types qui excelleraient au pouvoir sont minables comme candidats. Et vice versa. Eisenhower n’a-t-il pas battu Stevenson ? Et si je n’avais pas raison, croyez-vous que Morris accepterait de me toucher même avec des pincettes ? La politique ce n’est pas mon rayon et je n’ai aucune qualification pour être Président. Voyez un peu l’aubaine pour des types comme vous si vous réussissiez à me faire élire – vous n’auriez plus qu’à déterminer entre vous qui tient le gouvernail, et en ce qui me concerne ça ne me fait ni chaud ni froid. Mais si j’ai besoin du Grand Old Party pour m’aider à conserver mon gagne-pain, alors je vous promets de me boucher le nez et d’être le meilleur foutu candidat sur le marché. Briguer l’emploi numéro un dans notre sacrée Amérique, c’est du show-business sur toute la ligne. Rappelez-vous Ike, rappelez-vous Reagan, rappelez-vous J.F.K. Et ne médisez pas du show-business, mes enfants, que vous le sachiez ou pas c’est votre meilleure arme. Alors, qu’en dites-vous, Morris, vous soutenez mon jeu si je soutiens le vôtre ?
On croirait qu’ils viennent de tomber dans un trou, se dit Barron sans même chercher à cacher son sourire de garnement satisfait. Les junkies de pouvoir, le meilleur moyen de les asseoir sur le cul, c’est de parler directement à la guenon en ignorant le bonhomme. Même entre eux ils n’osent pas s’avouer ce qu’ils sont et ils se trouvent sans ressources dès qu’ils ont affaire à quelqu’un qui n’a aucune raison de faire comme si l’Empereur ne se baladait pas à poil.
Et voilà pourquoi, comprit-il soudain, un margoulin comme Howards, qui ne brille pas particulièrement par ses qualités intellectuelles, peut les acheter et les vendre comme des voitures d’occasion. Il n’est pas plus doué qu’aucun d’eux, il est simplement un peu plus salaud, et il n’a pas de façade à préserver. C’est un junkie de pouvoir, mais c’est aussi le plus grand fourgueur du quartier, et tous les junkies n’ont qu’à dire amen. C’est pourquoi je fais ce que je veux de lui : il sait que sa came ne prend pas sur moi.
— Entendu, répondit finalement Morris. À mon avis vous êtes complètement dingue, mais pourquoi pas après tout ? Si vous vous présentez nous serons obligés de couvrir votre émission de toutes les façons – et vous aurez à malmener Howards. Alors c’est d’accord, Barron.
À côté de lui, Barron entendit Luke pousser un soupir de triomphe. Désolé pour toi mon pauvre vieux, pensa-t-il en disant :
— Une minute, je n’ai pas encore accepté. Vous avez de la concurrence, vous savez – celle de Benedict Howards par exemple. Maintenant que votre position est claire, avant de faire le grand saut je veux voir ce qu’il a à me proposer.
— Qu’est-ce qu’il peut vous offrir de mieux que la Présidence ? demanda Morris.
— Croyez-moi, dit Barron avec un sourire, vous ne me croiriez pas si je vous le disais. Je ne sais même pas si je le crois moi-même. Mais mettez-vous devant votre poste mercredi, et vous aurez la réponse. Je vous promets que si je décide de marcher avec vous vous aurez la réponse à toutes vos questions. Vous verrez la plus belle émission de télé en direct depuis que Ruby a tué Oswald.