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Jack… Jack, je n’ai jamais dû comprendre vraiment, pensa Sara Westerfeld debout sur la galerie qui dominait le living-room, écoutant l’averse de mai qui pianotait sur le dôme à facettes et le faible bourdonnement de l’ascenseur qui montait au penthouse. Depuis combien de temps était-ce ainsi ? Certainement, il ne faisait pas ça avec Bug Jack Barron quand il m’a renvoyée… ou quand je l’ai quitté. Et s’il avait raison sur toute la ligne ? Si c’était moi qui avais tout gâché en me mettant la figure dans le sable, en refusant de voir sa réalité ?

Elle entendit la porte de l’ascenseur qui s’ouvrait, les pas qui résonnaient le long du corridor, la présence qui s’approchait comme une onde de choc, et se sentit à la limite d’une perception nouveau style, un contraste homme-femme qui la pénétrait beaucoup plus profondément que ce qui était révélé à l’heure où on baissait culotte.

Le pouvoir est une affaire de mâle, pensa-t-elle. Toutes les filles qui veulent y toucher, qui comprennent réellement ce que c’est, finissent par devenir des espèces de gouines. Le pouvoir est lié à la bite ; une femme bloquée à propos de pouvoir est bloquée parce qu’elle n’en a pas. Elle ne comprend le pouvoir que par l’intermédiaire de quelqu’un qui en a. Le pouvoir a sa propre temporalité masculine : un homme sait attendre, machiner, prévoir des années à l’avance, faire des réserves de pouvoir qu’il utilisera pour la bonne cause – s’il est fondamentalement bon, comme Jack, à l’intérieur – de la même façon qu’un amant intelligent sait faire jouir une femme frigide en se retenant s’il le faut, jusqu’au moment où elle est prête à reluire. Amour masculin, action retardée, émotion calculée, juste la quantité et le moment voulus, pas comme pour la femme, qui a besoin de tout ressentir totalement et au moment même – le bien, le mal, l’amour, la haine, la pine en elle. De même qu’un homme aime baiser, une femme aime se sentir baisée. Est-ce cela qu’il y a eu entre nous, Jack ? Pendant que je ne savais penser qu’au présent-féminin, tu voyais l’avenir avec tes pensées d’homme ?

Puis il fut devant elle, ses boucles mouillées encadrant un regard rendu brillant par la fatigue de cent batailles remémorées de Berkeley, Los Angeles, New York enfin, les lignes de son visage pareilles aux lignes du temps unissant les rêves du passé à la réalité présente, mosaïque d’amour quadridimensionnelle où le visage d’un petit garçon s’inscrivait derrière le visage d’un homme – un homme qu’elle aimait avec son passé, un petit garçon à l’armure de chair qu’elle aimait avec ses rêves, qu’elle avait goûté au milieu de l’action, dans les rues et les chambres à coucher, le JACK BARRON (en grosses lettres de feu) des combats présents-passés-à-venir-des-amants-seuls-contre-la-nuit… son homme !

Elle l’embrassa rapidement mais profondément avec sa langue ; puis débordante d’exaltation, elle s’arracha à sa bouche, les bras toujours autour de son cou, et s’écria :

— Jack, Jack, je t’ai vu à la télévision, j’ai vu vraiment pour la première fois ce que tu faisais… tu étais magnifique, tu étais tout ce que je savais que tu deviendrais un jour quand je t’ai rencontré pour la première fois à Berkeley – mais en mieux, en cent fois mieux que tout ce que j’aurais pu rêver… parce que j’étais une petite fille et toi un petit garçon, et que maintenant, à l’âge avancé de trente-cinq ans, je suis prête à quitter l’adolescence et à essayer de t’aimer comme une femme doit aimer un homme…

— C’est… euh… chouette, dit-il. (Et elle fut fière de le sentir préoccupé, de sentir ses pensées d’homme passer à travers elle, par-dessus elle, l’envelopper…) C’est chouette, ce que tu dis là, sur nous deux, mais l’émission… écoute, Sara, il y a des choses qu’il faut que je te dise. Je ne veux pas que tu croies que tout va recommencer comme au temps des Bébés Bolcheviques. Je suppose que beaucoup de gens ont dû s’imaginer des tas de choses, et par moments il m’arrive à moi-même de… mais je ne fais jamais rien sans raisons, et il y a beaucoup plus en jeu que…

— Je sais, Jack, dit-elle. Tu n’as même pas besoin de me le dire. Cela se voit sur toi. Tu es mêlé à quelque chose d’important, de grand. Le genre de chose que depuis toujours tu étais destiné à faire. Comme lorsque tu…

— Il ne s’agit pas de ce que tu penses, murmura-t-il, le front plissé. Moi-même, je ne connais pas tous les éléments. Mais… je sens qu’il y a quelque chose, quelque chose de si gros que… je n’ose même pas y penser avant d’être…

Le carillon du vidphone l’interrompit. Déjà… ? sursauta-t-il en se précipitant au bas des marches, jusqu’à la console murale où était le vidphone devant lequel il s’étendit de tout son long sur la moquette, suivi de près par Sara.

— C’est toi, Rastus ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui t’arrive ?

— C’est plutôt à toi qu’il faut demander ça, Huey, fit Luke Greene. Des tas de gens se demandent ce qui se passe dans ta petite tête.

Jack souleva le vidphone et pointa la caméra sur Sara :

— Hello, Luke, dit-elle. Ça fait longtemps.

Il lui rendit son sourire, sourire d’ami, sans arrière-pensées pour ce qui était de l’histoire ancienne.

— Tiens, salut, Sara, dit-il. Toi et Jack… ?

— Comme tu vois, Rastus, fit Barron en orientant de nouveau la caméra sur lui-même. Nous nous sommes remis ensemble, et cette fois-ci c’est pour de bon.

— Eh bien, toutes mes félicitations, mes enfants. Sara, j’espère que tu sauras maintenir cet oiseau-là dans le droit chemin, ce sera bon pour lui et bon pour la C.J.S. par la même occasion.

Sara vit le front de Barron s’assombrir, et se demanda pourquoi tandis que Jack répliquait :

— J’ai comme la désagréable impression que cette petite publicité gratuite pour la C.J.S. est la principale raison de ton coup de fil, Luke. Ou est-ce que tu dépenserais l’argent des bons contribuables du Mississippi rien que pour dire hello à un vieux copain ? Tu aurais bien changé, dans ce cas.

— C’est toi qui me parais changé. Te voilà revenu avec Sara, et… après ce qui s’est passé ce soir, il semble que tu sois revenu avec nous aussi. Bien le bonjour de la race humaine, Jack.

— Heu… quelle race dis-tu, Lothar ? La race des rats ? La race qui part de nulle part et qui ne mène à rien ? Très peu pour moi, mon vieux ; cette race-là, je pisse dessus.

— Assez de déconner, sale Cauc, lui dit Luke. Ce n’est plus Bennie Howards que tu as en face de toi. Tu as attrapé le virus, hein, Claude ? Je savais que ça t’arriverait. Quand tu as eu Bennie en face de toi, tu n’as pas pu t’en empêcher… Eh bien, c’est dans la poche, Jack. C’est dans la poche, pour moi et pour beaucoup d’autres types, y compris ces dinosaures de Républicains.

— Qu’est-ce que tu peux bien raconter ? demanda Jack, et Sara vit qu’il était sincère, qu’il était aussi intrigué par Luke qu’elle l’était par lui, et elle se demanda si lui aussi sentait l’ombre de quelque chose d’important qui était sur le point d’arriver.

— Je parle de ton émission de tout à l’heure, qu’est-ce que tu crois ? Jamais de ma vie je n’ai vu un gros ponte aussi amoché. Il a dû laisser une piste de sang d’ici à son repaire du Colorado. Merde, ne me dis pas que tu ne sais pas de quoi je parle, tu as été sensationnel. Chacun a eu sa part. Morris a raffolé de l’angle économique – c’est lié à toute leur foutue plate-forme Adam Smith : les grossiums qui veulent leur part du gâteau dans le programme d’Hibernation sont prêts à casquer gros. Mon frère, j’ai toujours dit que quand on est fait pour la politique, on a beau dire, on a beau faire, le naturel revient au triple galop. Tu as peut-être un peu trop ménagé Bennie sur la fin, mais tu sais, je commence à croire que c’était la bonne tactique ça aussi. Comme dit Morris, nous devons commencer par consolider peu à peu notre position avant de nous manifester au grand jour l’année prochaine.

— Tu ne pourrais pas expliquer à de pauvres Caucs ? dit Jack d’un ton perplexe dont Sara ignorait s’il était feint ou pas.

Qu’est-ce qui se passe avec Luke ? se demanda-t-elle en ayant l’impression d’être redevenue une petite fille de onze ans en train d’épier à travers les planches disjointes d’une baraque en bois des formes de chair nue de petits garçons se faisant des choses vilaines et excitantes. Comme quand Jack était au lit à côté d’elle, discutant au vidphone avec Luke de questions cruciales par-dessus sa chair paisible de femme. Oh, que c’était bon de regarder parler son homme ! Que c’était bon d’être à nouveau Sara Barron !

— Tu ne comprends pas que c’est gagné ? fit Luke. Je viens d’avoir Morris au bout du fil, et c’est d’accord sur toute la ligne. Tous les points que tu as perdus en le rudoyant, tu viens de les regagner auprès des Républicains. Ils sont fous de la façon dont tu as associé Howards avec Hennering – ils sont prêts à miser sur toi à cent pour cent. Et tu sais de quel clan il s’agit, alors quand Greg Morris te dit qu’il garantit personnellement l’investiture de son parti si j’obtiens celle de la C.J.S., ça signifie que tous leurs gros bonnets ont déjà dit leur mot. Et avec le vieux Luke, tu n’as pas à t’en faire, l’accord du Comité de la C.J.S. est pour ainsi dire dans la poche. Tu comprends ce que ça signifie, Clive ? Enfin, nous allons pouvoir bouger, pas à partir de rêves de camés de Berkeley, pas pour des trucs bidons comme ce que j’ai ici, mais pour de vrai, Jack, pour construire le parti national dont tu nous parlais dans notre bon vieux grenier. Il t’a fallu longtemps pour te rappeler qui tu étais, Claude, mais ça valait le coup d’attendre, c’est moi qui te le dis !

— Pour l’amour du ciel, Jack ! s’écria Sara avec excitation. Dis-moi de quoi il s’agit !

Jack lui tendit le vidphone avec une grimace :

— Dis-lui, toi, Machiavel, tu sauras au moins garder ton sérieux, fit-il en s’adressant à Luke.

— Tu veux dire qu’elle ne sait pas encore… ? s’étonna Luke. Sara, ce crétin avec qui tu baises est le futur Président des États-Unis !

Jack reprit l’appareil des mains de Sara avant qu’elle eût pu répondre, avant qu’elle eût pu faire autre chose que considérer ébahie l’être mystique soudain révélé dans toute sa gloire par un éclair psychédélique. Oui ! Oui, pensa-t-elle. Où pourrait-on trouver dans le monde entier quelqu’un qui soit plus grand que Jack ? JACK BARRON à l’armure de chair, seul devant cent millions de gens qui le réclament. Mon Jack Barron.

— Moi aussi j’ai mon mot à dire, Luke, fit Barron. Un seul mot : non. Je ne suis pas candidat à l’investiture. Et même à supposer qu’on me la donne, et que Teddy le Prétendant se casse la gueule dans un accident d’avion comme Hennering, et que tout le monde soit en pleine vape le jour des élections. Bon, je gagne. Et à quoi ça m’avance ? Le métier de Président, pour moi, c’est de la musique chinoise. Et qui plus est, je n’ai aucune envie d’apprendre. Ce n’est pas mon rayon, c’est tout.

— T’occupe pas de ça, fit doucement Luke. Tu auras tout plein de génies politiques comme ton serviteur pour te…

— Écoute, Rastus, je ne suis le porte-coton de personne, mets-toi bien ça dans la tête, et je ne le serai jamais. Tu me crois stupide au point de ne pas voir ce qui se passe ? Toi et Morris vous voulez une figure de proue, un Eisenhower, un Reagan, une andouille célèbre quelconque que vous puissiez manipuler et vendre comme de la lessive. Et ma réponse est non. Si tu es si copain avec Morris, pourquoi est-ce que tu ne te présentes pas toi-même ?

— C’est bien un vidphone que tu as en face de toi ? demanda Luke avec amertume. Regarde un peu la couleur de ma figure et répète ?

— Excuse-moi, Luke, dit aussitôt Jack avec cette sensibilité de petit garçon que Sara avait toujours aimée. Tu me connais, mon vieux, tu sais que je ne fais pas attention à la couleur de ta peau jusqu’à ce qu’elle me soufflette la face. Mais j’étais sincère. C’est toi qui devrais être Président, et pas moi. Depuis tout ce temps que tu fais ton chemin dans cette direction, même sachant… ce que tu avais contre toi. Quant à moi, ma voie est différente, c’est le show-business, et c’est… une raison de plus pour que je refuse. Qui suis-je pour venir marcher sur tes plates-bandes et jouer au numéro un ? Essaie un peu d’avoir une émission télévisée, et je ne te raterai pas. Restons copains, mais chacun son rayon, vu ?

Sara saisit au vol l’expression blessée du malheureux Luke (déjà, à Berkeley, il était sensibilisé à ces problèmes, trop intelligent pour ne pas se rendre compte que sa couleur le reléguait à l’arrière, alors qu’il était fait pour occuper le devant de la scène).

— Tu sais, tu as raison, Clyde, dit-il avec un sourire glacé. J’ai toujours su que je valais mieux que toi, mais je n’aurais jamais cru que tu finirais par l’avouer. (Et Sara, à travers la mémoire de ses sens, ressentit le triple niveau de réalité du sarcasme de Luke.) Mais le fait est que tu peux le faire et moi pas, parce que tu es un demi-teinte et moi un Nègre, et on ne peut rien contre ça – je ne te le reproche pas. C’est pourquoi je suis obligé de passer par toi, nous sommes tous obligés de passer par toi. Qu’est-ce que c’est que la C.J.S. sinon un ramassis de bougnoules, d’enfants des fleurs, de Bébés Bolcheviques et de tous les paumés du pays ? Tu crois que je me raconte des histoires ? Seulement, tu es le seul type suffisamment important que nous ayons sous la main, le seul susceptible de décrocher le fric et le soutien républicain. Tu serais un foutu chimpanzé que ça ne changerait rien à l’affaire – il n’y a pas d’autre singe capable de gagner.

Sara éprouva un regain de sa vieille admiration pour Luke, qui avait le courage de regarder les choses en face et l’intelligence de les dire bien. Et quoique Jack éclipsât n’importe qui à ses yeux, elle se sentit emplie d’une tendre satisfaction au souvenir du baume que jadis elle avait pu verser sur cette blessure noire toujours ouverte.

— Je regrette, Luke, dit Jack Barron, mais la réponse est toujours non. Et tu peux dire à Morris d’oublier tout ça lui aussi. Inutile d’y revenir, c’est non, non, non.

— D’accord, Jeannot Lapin, je n’insisterai pas ; du moins, pas aujourd’hui. Mais je t’avertis que je vais m’arranger pour faire patienter Morris jusqu’à ce que j’aie réussi à te faire changer d’avis.

— Jamais, laissa tomber Jack.

— Écoute, Sara, fit Luke. Tâche de lui expliquer. Peut-être auras-tu plus de chance que moi. Je me sens fatigué, mes enfants, je m’en vais lyncher un ou deux petits Blancs, histoire de me relaxer. Écoute-la, Jack ; elle te connaît mieux que toi-même. Elle connaît la meilleure partie de toi, que tu semblés avoir oubliée. Écoute Sara, bougre de tête en bois. À plus tard.

Il coupa la communication, et Jack et Sara restèrent face à face à se dévisager – le vieux jeu familier du silence : qui allait hurler le premier ?

— Jack, je pense…

— Toi aussi, Sara, il faut que tu le dises ? Tout le monde se sent donc obligé de m’expliquer quel baisse-froc je suis ? Comme un putain de disque rayé ! Luke et toi… crois-tu réellement que Luke connaisse l’enjeu de la partie ? Le connais-tu toi-même ?

— Mais, Jack, être Président… (Le mot lui semblait une énormité dans sa bouche, étouffant les implications impossibles qu’il évoquait.)

— Président de mes deux ! Un putain de rêve de camé ! Tu n’as pas regardé l’émission ? Howards a une caisse noire de cinquante milliards de dollars, et que le fric lui appartienne légalement ou pas toute la force qui va avec est là. C’est Bennie Howards qui choisit le prochain Président, et tu peux me croire sur parole ! Qu’ils m’entraînent dans leur merdier, et j’aurai le privilège de perdre… non seulement la Présidence, mais mon émission, et bien plus encore sans doute. Et pour quoi ? Pour avoir une chance d’ouvrir ma grande gueule ? Mais je suis déjà payé pour le faire une fois par semaine.

— Mais, Jack… (N’est-il pas capable de se voir comme je le vois ?) tu peux y arriver, tu as…

— C’est chouette de se savoir placé par sa petite amie sur un piédestal. Mais est-ce que ça suffit à payer un loyer de quinze cents dollars par mois ? Qu’est-ce qu’on fait si je balance tout en voulant m’attaquer à Howards ? On ouvre un boxon, et on te met en prime devant la porte ?

— Jack…

À nouveau, le carillon du vidphone les interrompit.

— Si c’est Morris, je vais lui dire d’aller…

Elle vit son visage se figer brusquement en un masque calculateur, et un frisson glacé la parcourut quand elle reconnut sur l’écran la face de reptile exerçant son terrible pouvoir de vie et de mort de Benedict Howards.

— Satané imbécile ! Espèce de faux jeton inconscient ! s’époumona Howards, et Sara, terrifiée par le cri de haine et de rage lancé à la gorge de Jack par celui qui avait le pouvoir de les précipiter, par le secret qu’il détenait, dans l’abîme éternel où Jack et Sara Barron seraient anéantis, était véritablement pétrifiée comme un oiseau devant un serpent venimeux. Mais le mortel enchantement se rompit lorsque Jack répliqua :

— Écoutez, Bennie, j’ai eu une journée harassante et je ne suis pas d’humeur à écouter vos divagations. Ce numéro n’est pas dans l’annuaire pour des raisons évidentes, et si j’ai autorisé Vince à vous le donner ce n’est pas pour vous entendre hurler dans mes oreilles comme un babouin au cul rouge affligé d’hémorroïdes sanglantes. Si vous avez quelque chose à me dire, prenez une grande inspiration, comptez jusqu’à dix, allumez une Acapulco Gold et parlez calmement ou je vous raccroche au nez et je mets mon vidphone sur « pas libre ». Vu ?

Pendant le long moment de silence qui suivit, Sara sentit l’intensité du conflit opposant la volonté des deux hommes et lut dans l’image grandeur réduite, contractée par la rage, de Benedict Howards, que c’était Jack qui était le plus fort et qu’ils le savaient tous les deux.

— C’est bon, répondit finalement Howards d’une voix froide comme de l’acier. Je vais faire comme si je parlais à un être humain doué de raison et non pas à un fou délirant. Un être rationnel doit savoir à quoi il s’expose en doublant Benedict Howards. Je croyais que nous étions tombés d’accord. Vous deviez me tirer d’affaire, et au lieu de cela vous…

— Une minute, qui est-ce que vous accusez de vous doubler ? Je ne vous ai rien promis du tout, j’ai simplement accepté de ne pas enfoncer le couteau jusqu’au bout, comme j’aurais pu le faire. Ne vous ai-je pas donné une chance de parler de vos recherches ? Ce n’est pas ma faute si vous n’êtes pas un professionnel comme moi. Vous aviez l’occasion rêvée d’expliquer au monde que la Fondation progresse à pas de géants vers l’immortalité, mais le show-business n’est pas votre fort. D’ailleurs, à bien y repenser, vous avez réagi curieusement – presque comme si vous aviez quelque chose à cacher…

— Peu importe tout ça, fit Howards froidement. Nous avons une affaire à mener à bien, si vous vous souvenez. Vous m’avez déjà coûté Dieu sait combien de voix au Congrès, avec cette dernière histoire, et il est grand temps de…

— Pas au vidphone, interrompit Barron. Dans mon bureau. Demain 14 heures.

— Écoutez, Barron, vous m’avez couillonné suffisamment longtemps. On ne s’amuse pas avec Benedict How…

Jack laissa entendre ce en quoi Sara reconnut un rire calculé :

— D’accord, Bennie, puisque vous insistez. Naturellement, je préfère vous prévenir que je ne suis pas seul.

Il regarda Sara ; elle perçut un monde derrière son regard, un monde étranger de pouvoir et de ruse où s’affrontaient Jack et Howards. Et avec un frisson de peur, elle se demanda si Jack savait lire ce qui se passait dans ses yeux à elle, s’il y voyait Howards tapi, tirant des ficelles qu’elle ignorait. (De quoi étaient-ils en train de parler ? De se vendre à Benedict Howards ? Dans ce cas, je ne suis qu’un atout de sécurité dans le jeu d’Howards ?)

— Quoi ? hurla Howards. Vous vous fichez de moi ? Vous voulez notre perte à tous les deux ? Qui…

— Du calme, Bennie, fit Jack. Ce n’est que mon ex-et-future-épouse, Sara Westerfeld née Barron née Westerfeld. On ne garde pas longtemps un secret pour sa petite amie – du moins, ajouta-t-il avec un petit rire de fausset, pas aussi longtemps qu’elle ne garde un secret pour vous.

Sara connut un instant de pure panique. Est-ce qu’il sait ? se demanda-t-elle. Est-ce que l’homme-reptile lui a tout raconté ? Ou va-t-il tout lui dire pour m’utiliser comme une arme ? Si j’avouais tout à Jack, tant qu’il en est temps ? Non, trop tôt ! trop tôt !

Mais Howards eut un sourire glacé qu’elle savait adressé à elle :

— Loin de moi l’idée de me mêler de vos affaires de cœur, dit-il avec un sarcasme qui transperça Sara, lui rappela le pouvoir qu’il détenait de la détruire à travers Jack, et Jack à travers elle. C’est bon, à demain dans votre bureau. Je prendrai l’avion cette nuit. Et… mes hommages à Sara Westerfeld. (Puis Howards raccrocha.)

Lorsqu’il se tourna vers elle, Jack vit l’hésitation de son propre regard reflétée dans celui de Sara. Elle sentait monter en elle la tension de la dissimulation, comme une bulle demandant à être crevée. Tout lui dire… Mais est-ce bien le moment ? Jouera-t-il le jeu de Jack et Sara si… ? Ou est-ce que cela signifiera la fin pour l’éternité de tout ce qu’il y a jamais eu entre nous ? L’éternité… Un bien grand mot, et un enjeu plus grand encore.

Elle décida que le choix appartiendrait à Jack et pas à elle. S’il lui racontait tout, s’il lui disait qu’Howards lui proposait une place dans ses Hibernateurs, elle saurait qu’il était prêt et elle lui dirait ce qu’était Howards réellement, et ensemble ils le détruiraient…

— De quoi était-il question ? demanda-t-elle d’un ton innocent, consciente de ce que la réponse qu’il allait faire était suspendue comme un poignard au-dessus de leur vie, au-dessus de tout ce qu’ils avaient été ou seraient… pour l’éternité.

Jack hésita, elle le sentit troublé par la décision à prendre, mais quand il parla l’intensité angoissée du moment fut écartée, comme une visite chez le dentiste remise à plus tard, et elle vit tomber dans son regard l’écran repoussant l’heure de vérité mortelle que chacun d’eux en son for intérieur savait sur le point d’arriver bientôt.

— Je ne le sais pas encore très bien pour l’instant, dit-il, mais j’espère le découvrir demain. Et… tu dois me faire confiance, Sara, je ne peux rien te dire maintenant.

Au plus profond d’elle-même, elle poussa un soupir de soulagement tout en ayant conscience du réseau de mensonges et de lâchetés qui les unissait ironiquement. Mais elle savait que ce lien de dissimulation ne durerait que jusqu’au lendemain, car après la visite de Howards à Jack il y aurait entre eux ou bien la vérité… ou bien rien.

« Oui, monsieur Barron, entendu, monsieur Barron, vous me faites chier, monsieur Barron », murmura Jack entre ses dents en tripotant le paquet d’Acapulco Golds posé sur son bureau comme une tentation sardonique. Cette fichue Carrie, je comprendrais qu’elle quitte son boulot, ou demande au réseau de la transférer autre part. Ce n’est ni ma faute ni la sienne. Mais non, il faut que cette garce reste plantée là, avec son sourire professionnel à manger de la merde. Par amour ou par sadisme ? Ou peut-être attend-elle que je la fiche à la porte ? Dans ce cas, Carrie chérie, tu peux te brosser.

Il tapota le bout d’une cigarette, la planta dans sa bouche, l’alluma puis joua avec la fumée de marijuana, la faisant rouler au fond de sa gorge sans l’inhaler, se demandant si cela valait le coup d’avoir la grande explication avec Howards en pleine vape.

La douce fumée promettait un refuge contre les Luke, Sara, Carrie et compagnie, qui s’agitaient pitoyablement autour de lui pour des enjeux stupides, en croyant que Jack Barron allait se prêter à leurs machinations mesquines.

Mais quelque chose le retenait, qu’il était incapable d’identifier, et il se sentait tracassé. Qu’est-ce qui est plus grand que la Présidence des États-Unis, se demanda-t-il. Qu’est-ce qui est plus grand que cinquante milliards de dollars ? Il y a quelque chose, je le sens comme un junkie flaire à des kilomètres de là la voiture des flics qui viennent perquisitionner chez lui. Il y a quelque chose, je ne sais pas quoi, ou alors Bennie est complètement sonné d’agir comme il le fait. Et avec les cartes que je détiens, ça pourrait se révéler très intéressant.

Oui, mais les cartes qu’il détenait, justement, avaient l’air trop imbattables pour être honnêtes. Se pourrait-il que Bennie fût si mauvais, et moi si bon ? Non, Bennie sait quelque chose que je ne sais pas, tout repose là-dessus, c’est une carte qui peut apporter la victoire à quelqu’un, mais comment savoir qui si j’ignore de quelle carte il s’agit ?

Tout ce qui est certain, c’est que l’enjeu est assez gros pour avoir fait caner Howards alors que je lui donnais l’occasion de marquer des points à la télévision, assez gros pour lui flanquer une verte trouille quand il s’est vu sur le point de déballer le morceau, et surtout… assez gros pour l’avoir fait sortir de ses gonds au départ. Et avec un reptile comme Howards, il faut le faire.

Barron écrasa le clope dans le cendrier. Aujourd’hui pas d’herbe, se dit-il. Aujourd’hui le champion tente le grand prix, et il a intérêt à avoir la tête sur les épaules quand Bennie…

— Monsieur Barron, Mr Benedict Howards est ici et désire vous voir, fit la petite voix glacée de Carrie à l’interphone.

— Dites à Mr Howards d’entrer, miss Donaldson, merci, miss Donaldson, allez vous faire foutre, Miss Donaldson répondit Barron en prononçant les derniers mots sur le même rythme mais après avoir coupé l’interphone.

Howards s’engouffra dans la pièce, laissant tomber sur un coin du bureau une mallette bidon sans aucun doute bourrée de documents bidons, et s’assit aussitôt et sans dire un mot, comme un diplomate soviétique arrivant à la énième session de la Conférence de Genève sur le Désarmement. En cet instant, Barron eut de Benedict Howards une vision qu’il n’avait jamais eue avant : celle d’un efficace spéculateur texan sorti de ses plaines stériles avec des trous plein les poches, qui avait réussi à force de luttes et d’obstination à se hisser au point où ses cinquante milliards exerçaient un pouvoir de vie et de mort sur ses deux cent trente millions de concitoyens et où il posséderait corps et âme le prochain Président des États-Unis. La partie allait être dure, et Barron le savait.

Mais Bennie le sait aussi, se dit-il tandis que Howards l’observait de ses yeux de basilic, attendant qu’il fasse le premier pas. Et le spectacle de cet homme qui le regardait pour la première fois non pas avec colère, non pas tout à fait avec crainte mais avec une lueur de froide évaluation dans ses yeux, donna à Jack Barron la mesure du pouvoir associé à sa propre image en couleurs vivantes.

— Très bien, Howards, dit-il d’une voix glacée qui fit presque sursauter son interlocuteur, pas d’esbroufe, pas de cinéma, vous êtes ici pour parler affaires et moi aussi, alors allez-y. Annoncez la couleur.

Howards ouvrit sa mallette et en retira un dossier qu’il plaça bien à plat sur le bureau :

— Tenez, Barron. Un contrat d’Hibernation, modèle standard en trois exemplaires, signé de ma main, financé par un « donateur anonyme », au nom de Jack Barron, avec prise d’effet immédiate. Voilà ce que vous perdez si vous refusez de coopérer, un contrat en bonne et due forme que personne ne peut vous enlever.

— Et naturellement, ce « donateur anonyme » se révélerait être Benedict Howards, avec copie du contrat communiquée à la presse, si je signe et si je ne coopère pas, fit Barron qui sentit l’atmosphère s’empuantir des remugles de la nécromancie financière.

Howards sourit :

— Il faut bien que je prenne certaines précautions. Eh bien, Barron, vous n’avez qu’à signer à l’endroit indiqué, et nous pourrons nous mettre au travail pour voir comment nous allons réparer les dommages causés par votre grande gueule au projet de loi d’utilité publique.

— Ce n’est pas du tout ce dont nous étions convenus, et vous le savez, lui dit Barron. Vous n’êtes pas en train d’engager un larbin, vous désirez louer pour un temps mes services de… dirons-nous spécialiste des Relations publiques ? C’est un travail que je ne puis entreprendre que si je connais exactement la nature du produit que je suis censé promouvoir. Exactement, Howards. Et pour commencer, je veux savoir pourquoi vous avez tellement besoin de moi.

— Après ce qui s’est passé hier soir, vous me demandez ça ? glapit Howards (mais Barron vit que sa fureur était calculée). Grâce à vous, le projet de loi est réellement mal en point. J’ai besoin que la loi soit votée, ce qui signifie que j’ai besoin de voix au Sénat, donc d’une pression de l’opinion publique en ma faveur, et c’est là que vous intervenez avec votre canal qui vous permet de communiquer avec cent millions d’électeurs. Mais ne vous méprenez pas, si vous refusez je m’arrangerai pour avoir votre scalp. Vous êtes trop engagé pour reculer maintenant, Barron. Ou bien vous marchez avec moi, ou bien vous êtes fini.

— Vous mentez, fit Barron d’une voix neutre. Votre projet de loi était gagnant d’avance jusqu’à ce que je commence à faire des vagues, et je n’ai pas fait de vagues jusqu’à ce que vous commenciez avec vos appels du pied. Donc ce n’était pas pour sauver le projet de loi que vous vouliez m’acheter au départ. C’était pour quelque chose d’autre, quelque chose de bien plus gros, et je ne m’engage pas dans un truc de ce genre avant de savoir exactement de quoi il retourne.

— Je vous ai assez entendu ! s’écria Howards, et Barron eut la certitude qu’il avait enfin réussi à le faire vraiment sortir de ses gonds. Vous passez votre temps à essayer de me convaincre que vous pouvez être extrêmement dangereux. D’accord, vous m’avez convaincu. Vous savez ce que ça vous rapporte ? Ça vous rapporte d’être réduit en petit tas de bouillie, comme j’écraserais un scorpion, si vous refusez de coopérer. Un scorpion peut être mortel, il pourrait me tuer si je lui en donnais l’occasion, mais ça ne veut pas dire que dès l’instant où je vois qu’il va devenir dangereux je ne peux pas l’écraser d’un seul coup de talon.

— Vous auriez tort de me menacer, dit Barron à moitié par calcul, à moitié par réaction à un signal d’adrénaline. Ne me donnez pas l’impression d’être acculé à un mur. Parce que si vous me poussez trop, je ferai une émission sur la Fondation qui fera ressembler celle d’hier à un commercial en faveur de Benedict Howards. Et la semaine d’après, ce sera pire, et chaque semaine ce sera encore pire et pire, jusqu’à ce que vous puissiez me faire retirer l’antenne. Et alors, Bennie, il sera trop tard.

— Vous bluffez, dit Howards. Vous n’auriez pas le courage de sacrifier votre carrière rien que pour avoir ma peau. Et vous n’êtes pas assez stupide non plus pour vous jeter délibérément à la rue comme une pauvre cloche, sans même un endroit où aller.

Jack Barron se mit à sourire. Bennie, pensa-t-il, à ce petit jeu-là, tu ne fais pas le poids après tout, tu ne joues pas sur ton propre terrain.

— C’est curieux que vous me disiez ça, Bennie, murmura-t-il, parce que justement il y a toutes sortes de gens qui ne font que me répéter qu’il y a un endroit où je devrais aller.

— Ça, je le crois sans peine, fit Howards sèchement.

— Je vois que vous n’avez pas perdu votre sens de l’humour. C’est heureux, car vous risquez d’en avoir besoin. Parce que si vous me forcez à saborder l’émission pour en finir avec la Fondation, ce ne sera pas seulement une vengeance aveugle. Voyez-vous, il y a des tas de gens qui n’attendent que ça, des gens puissants comme Gregory Morris et Lukas Greene, qui me supplient d’entrer dans leur jeu et de vous foutre en l’air, vous et la Fondation, et au diable Bug Jack Barron. Et ils m’offrent quelque chose de supérieur à tout ce que vous m’avez proposé jusqu’à présent, ajouta Barron, sûr de la réplique qui allait suivre.

— Vous bluffez, et cette fois-ci c’est évident. Qu’est-ce qu’on pourrait vous offrir de mieux qu’une place dans un Hibernateur, une chance de vivre éternellement ?

Merveilleux Bennie, pensa Barron. Show-business sur toute la ligne. Et il asséna le mot de la fin qu’il tenait tout prêt :

— Par exemple, la Présidence des États-Unis.

— Par exemple quoi ?

Howards ouvrit la bouche, sur le point de faire une remarque ironique, puis parut se raviser et Barron le sentit calculer dans sa tête, incapable de décider si c’était un gag, un bluff pur et simple ou quelque nouvelle équation de pouvoir.

— Disons plutôt si vous voulez l’investiture présidentielle, reprit Barron qui avait lui-même du mal à prendre le truc au sérieux. Vous savez les attaches que j’ai avec la C.J.S. en tant que Père Fondateur et tout ce qui s’ensuit. Quand Greene a vu que je vous serrais à la gorge, il s’est dit que je pourrais me servir de Bug Jack Barron pour jouer les Héros du peuple à votre détriment, et être candidat aux présidentielles l’année prochaine sur la liste C.J.S. Sans avoir le moindre feu vert de ma part, il s’est mis à manigancer et voilà qu’il m’annonce qu’il peut m’obtenir l’investiture C.J.S. (Gardons la carte maîtresse pour la fin, se dit-il, et laissons ce pauvre Bennie s’enferrer de lui-même).

— C’est cela que vous appelez l’investiture présidentielle ? sourit Howards. La C.J.S. et un billet d’avion de première classe pourraient vous mener jusqu’à Washington, à condition d’avoir le vent en poupe, et vous le savez bien. Je ne vous comprends pas, Barron. Vous n’êtes pas assez stupide pour risquer votre émission et un contrat d’Hibernation gratis au profit d’une simple occasion de vous rendre publiquement ridicule. Votre bluff ne tient même pas debout. Vous me décevez, Barron, vous me décevez.

Barron eut un sourire suave. Ça y est, se dit-il, maintenant prépare-toi à tomber sur le cul, Howards.

— Voyez-vous, Bennie, fit-il, c’est à peu près ce que j’ai répondu à Luke à l’époque. (Il vit Howards relâcher sa garde un peu plus et fonça dans l’ouverture.) Oui, je lui ai dit que je ne tenais pas à être candidat au suicide… mais naturellement, c’était avant que Greg Morris ne m’offre l’investiture républicaine.

Howards tressaillit et sembla pâlir légèrement.

— C’est impossible, dit-il, mais sans trop de conviction. Vous un Républicain ? Avec votre passé ? Et comme colistier, qui comptent-ils vous mettre ? Joe Staline ? Il faut que vous soyez envapé pour penser que je vais vous croire.

Barron poussa vers lui le vidphone :

— Je ne vous demande pas de me croire sur parole, dit-il. Appelez Greene, appelez Morris. Vous êtes un grand garçon, Bennie ; je suis surpris que personne ne vous ait mis au parfum. Réfléchissez plutôt : les Républicains n’ont fait que glisser sur la planche depuis Herbert Hoover ; ils sont désespérés, ils feraient n’importe quoi pour gagner. Comme Morris lui-même me l’a dit de façon très flatteuse, ils présenteraient Adolf Hitler s’il devait leur assurer la victoire. Leur unique chance est de former une liste commune avec la C.J.S., et le seul candidat qui puisse emporter en même temps l’investiture C.J.S. et la leur est votre serviteur, Jack Barron.

— Ridicule, dit Howards d’une voix peu assurée. Les Républicains et la C.J.S. se détestent encore plus qu’ils ne détestent séparément les Démocrates. Ils ne sont d’accord sur rien. Comment voulez-vous qu’ils couchent ensemble ?

— Mais si, mais si, il existe un point sur lequel ils sont parfaitement d’accord, et c’est vous. Ils sont contre le projet de loi d’utilité publique, et contre la Fondation. Voilà leur plate-forme commune. Ils ne me présentent pas contre le Prétendant ni contre un quelconque pantin dont vous tirerez les ficelles, ils me présentent contre vous, Howards. Et avec l’aide de Bug Jack Barron, le candidat démocrate vous aura accroché au cou comme un épouvantail. Vous voyez le topo ? D’un côté comme de l’autre, la Fondation est mise en pièces. Et gagnant ou perdant, vous ne pouvez pas toucher à mon émission parce que même si les Républicains n’ont plus d’électeurs ils ont derrière eux la plus grande partie du fric. Faites pression sur mes commanditaires, et le G.O.P. en alignera dix autres. L’argent républicain contrôle encore deux réseaux sur quatre et exerce au moins autant d’influence que vous sur la F.C.C.

— C’est… absurde, protesta faiblement Howards. Jamais vous ne pourriez gagner. Les Démocrates sont sûrs d’emporter la victoire, et vous le savez.

— Vous avez sans doute raison, mais là n’est pas la question. Je ne tiens pas à être Président. L’essentiel, c’est qu’avec une campagne comme celle-là, vous êtes perdant quoi qu’il arrive. Lorsque j’en aurai terminé avec vous, vous puerez tellement que le candidat démocrate – même si c’est votre homme de paille – devra vous déchiqueter de ses propres dents s’il veut avoir une chance de gagner. Et puis, qui sait… ? Tom Dewey était sûr de gagner, en 1948…

— Vous me retournez l’estomac. Un crétin communiste comme vous, avoir les yeux sur la Maison-Blanche…

Barron haussa les épaules :

— Alors, faites votre devoir de patriote. Et sauvez votre peau par la même occasion. Empêchez-moi d’accéder à la Présidence. Achetez-moi. Mon jeu est étalé sur la table. Voyons ce que vous avez à m’offrir. Et tâchez de sortir la bonne carte, cette fois-ci, parce qu’une telle occasion ne se représentera pas.

Barron eut conscience de l’instant suspendu entre eux tandis qu’il étudiait le regard de Howards, calculateur et sinistre. Il marche, se dit-il. Au moins, il ne rit plus. Il me mesure ; il est en train de mesurer le pouvoir de vie et de mort de ses cinquante milliards de dollars opposé à une pyramide de vent. Jack, baby, quel effet ça te fait d’avoir tes petites mains autour du cou de Benedict Howards ?

Sans déconner, se dit soudain Barron. C’est vrai que je suis à sa taille – plus rusé, plus futé, pensant en cercles autour de lui… Qui est plus fort que Jack Barron ? Luke, Teddy, Morris, Howards… ? Juste un peu plus de muscles, c’est tout, mais qui aurait peur d’eux en combat régulier ? Des hommes comme toi, sans plus, et probablement moins bien emmanchés. Tu dois être cinglé de t’imaginer Président, l’emploi est bien trop élevé pour toi… mais peut-être est-il trop élevé pour tout le monde, et au fond d’eux-mêmes tous ceux qui ont pu jeter un regard de l’autre côté de ce Rubicon ont dû se traiter de cinglés. C’est le jeu du bluff, de l’argent, du pouvoir… Président… c’est le jeu de la vie, et qui a dit que Jack Barron n’était pas assez fort pour gagner à n’importe quel jeu ?

Il souhaitait presque que Benedict Howards lui réponde d’aller se faire voir, le pousse dans l’abîme inconnu. Il était un junkie affamé de pouvoir qui allait avaler une double ration, et qui sait ce qui l’attendait au bout du voyage ? Mince, Bennie, se dit-il, tu aurais intérêt à jouer la bonne carte !

— Regardez-moi, Barron, articula finalement Howards. Que voyez-vous ?

— Écoutez, nous n’allons pas…, commença à répliquer Barron, qui s’arrêta net quand il aperçut l’étrange lueur qui s’était glissée comme un chancre dans le regard de camé de Benedict Howards.

— Oui, Barron, regardez bien. Vous voyez un homme dans sa cinquantaine, assez bien conservé, n’est-ce pas ? Regardez maintenant dans dix ans, dans vingt ans, un siècle, un million d’années, et qu’est-ce que vous verrez ? Un homme dans sa cinquantaine, assez bien conservé, voilà ce que vous verrez. Un siècle… un million d’années… l’éternité, Barron. L’éternité.

« Je ne suis pas seulement un homme, je suis quelque chose de plus. Vous l’avez dit vous-même, Barron, quatre milliards de dollars de budget annuel, c’est beaucoup pour n’avoir aucun résultat. Eh bien, mes savants ont fini par trouver, et le résultat vous êtes en train de le contempler. Je suis immortel, Barron. Immortel ! Savez-vous ce que cela signifie ? Je ne vieillirai jamais, je ne mourrai jamais. Pouvez-vous imaginer ça ? Se lever le matin et se dire que l’air qu’on respire, on le respirera chaque matin pendant un million d’années, peut-être plus, peut-être l’éternité… comme les médecins me l’ont dit avec un certain humour, ils ne pourront savoir si je vivrai éternellement que lorsque j’aurai vécu éternellement. Ils ne disposent pas d’assez de données, voyez-vous ? Mais Benedict Howards va leur fournir toutes les données, en vivant éternellement… Vous voyez contre qui vous voulez vous dresser, Barron ? Un immortel… presque un dieu ! Pensez-vous que je laisserais quoi que ce soit s’interposer entre ça et moi ?

— N… non, murmura Barron, car le regard d’Howards lui disait en lettres éclatantes d’un kilomètre de haut que c’était la vérité. La vérité !

L’immortalité, pensa-t-il. Même le mot semble irréel. L’éternité ! Vivre pour l’éternité. Ne jamais mourir, être jeune et fort pendant un million d’années… cela explique le comportement de Bennie, pour avoir ce qu’il a n’importe qui serait prêt à… Et dire que ce tas de merde ambulant a l’immortalité ! Il continuera à puer, il rira un million d’années, l’enculé, pendant que moi je pourrirai sous terre…

— Je vais vous acheter, Barron, dit Howards en ouvrant sa mallette. Jusqu’à la semelle de vos souliers, et tout de suite. (Il fit glisser sur le bureau dans la direction de Barron un nouveau contrat en trois exemplaires :) Voici un nouveau type de contrat, dit-il. Le premier du genre. Il est identique à celui de tout à l’heure à l’exception d’un détail – il comporte une clause qui vous donne le droit de bénéficier au moment que vous choisirez de tout traitement d’immortalité découvert par la Fondation. Et ce traitement, nous l’avons déjà. L’éternité, Barron ; l’éternité. Vous me donnez deux ou trois malheureuses années de votre existence pour faire passer mon projet de loi, me faire élire Président et… réparer quelques petites choses, et en échange je vous donne le million d’années qui viennent. Croyez-en le seul homme au monde qui en ait vraiment l’expérience. Barron ; huit ans, ce n’est absolument rien, même pas le temps d’un clin d’œil, vu de l’endroit où je suis. Où vous pourriez être…

— Qui croyez-vous être, Howards, le Diable ?

Et au moment même où Barron les disait, ces mots l’emplirent d’une frayeur mortelle qu’il ne se serait jamais cru capable d’éprouver. Drôle de mot, se dit-il, le Diable. Un gros chat avec une longue queue fourchue, qui connaît le secret de chacun et le prix de chacun et peut vous satisfaire quoi que vous lui demandiez, en échange d’une chose appelée votre âme. Votre âme immortelle, censée être ce que vous avez de plus précieux. Celle qui vous permet de vivre jeune et fort au paradis pendant l’éternité – le paiement que reçoit le Diable est la rétribution que donne Howards. Le Diable est un amateur à côté d’Howards. Méfie-toi, Satan, la Fondation est capable de t’évincer du marché !

— Je retire ce que j’ai dit, Howards, reprit Barron. Comparé à vous le Diable est un pauvre paumé. Je signe à l’encre ? Ou de mon sang ? J’aurai plusieurs exemplaires que je pourrai mettre à l’abri ? Ni annulables ni exorcisables ?

— Mille exemplaires si vous voulez, Barron. Un contrat en béton armé que moi-même je ne pourrai pas briser. Tout ce que vous avez à faire, c’est d’apposer votre signature.

Sara ! pensa soudain Barron.

— Et Sara ? fit-il à haute voix. Ma femme, le même contrat à son nom aussi ?

Benedict Howards eut un sourire qui sentait le soufre :

— Pourquoi pas ? Après tout, je peux être généreux. Le secret de ma réussite, en fait, Barron, c’est que je peux me permettre à peu près n’importe quoi. Je suis en mesure de détruire un ennemi aussi bien que d’acheter qui je veux en lui donnant ce qu’il demande, y compris – s’il vise aussi haut et s’il en vaut la peine – la vie éternelle. Allons, Barron, nous savons tous les deux que vous allez le faire. Signez à l’endroit indiqué.

Barron prit les contrats entre ses doigts ; son regard se posa sur le stylo qui était devant lui. Il a raison, se dit-il. L’immortalité, avec Sara, l’éternité, je serais un idiot de ne pas signer. Il saisit le stylo, et son regard rencontra celui d’Howards. Il vit les yeux avides et fous, semblables à ceux de quelque monstrueux crapaud. Mais derrière la folie du regard, il lut la peur – une peur aussi nue que sa mégalomanie, une peur farouche et imprévisible qui nourrissait sa folie et la fortifiait. Il comprit que dans toutes ses actions était tapie la peur. Et Benedict Howards avait peur de lui.

Il y a quelque chose de pourri au Colorado, se dit Barron. Sûr et certain. Avec ça dans la poche et cinquante milliards de dollars, Bennie peut acheter pratiquement qui il veut. Alors, pourquoi faut-il que ce soit moi qui l’aide à faire passer son putain de projet de loi quand il peut mettre dans sa poche le Congrès, le Président et la Cour suprême ? Et ce n’est pas de la blague, il a besoin de moi, il n’y a qu’à le lire dans ses yeux ! Il a besoin de moi pour l’aider à combattre ce qui lui fait si peur. Et qu’est-ce que je suis, moi, dans tout ça ? Une sorte de sacrifice propitiatoire ?

— Avant de signer, dit-il (admettant implicitement qu’il allait le faire), pourriez-vous m’expliquer en quoi, avec l’arme dont vous disposez, vous pensez avoir besoin de moi ?

— J’ai besoin du soutien de l’opinion publique, fit Howards avec un air de conviction intense. C’est la seule chose que je ne puisse acheter directement. J’ai besoin de vous pour vendre l’immortalité à votre foutu public.

— Vendre l’immortalité ? Vous êtes fou ? C’est comme si vous faisiez de la publicité pour vendre de l’argent.

— Précisément. Voyez-vous, le traitement pour l’immortalité existe, mais il est… il est extrêmement coûteux. Nous pourrons sans doute traiter mille personnes par an, à environ deux cent cinquante mille dollars par tête, mais c’est tout, et ça restera ainsi pendant des années, des décades, toujours, peut-être. Voilà ce que vous aurez à vendre, Barron – non pas l’immortalité pour tout le monde mais l’immortalité pour quelques-uns… quelques-uns que je choisirai moi-même.

La réaction immédiate de Barron fut une sensation de dégoût – pour Howards comme pour lui-même – et il éprouva en même temps une sorte de soulagement à l’idée que toutes les questions avaient eu leur réponse et que le jeu en valait la chandelle. Mais sa troisième réaction fut un mouvement de défiance. L’enjeu était le plus gros qui fût, plus dangereux que la bombe H. Se laisser entraîner là-dedans ?

— Ce traitement, dit-il, en quoi consiste-t-il ?

— Ça ne vous regarde pas, et ceci est définitif. C’est un secret de la Fondation et ça le restera quoi qu’il arrive, lui dit Howards, et Barron eut la certitude qu’il venait de toucher le fond, que Howards ne ferait pas une seule concession de plus. Si… si cela devait être divulgué…, grommela ce dernier, avant de s’apercevoir que Barron l’écoutait et de s’arrêter net.

Mais on ne la fait pas à Jack Barron, Bennie ! Merde, il admet que son immortalité sera réservée à un tout petit nombre, et il croit que je suis capable de faire avaler la pilule au public, mais il a peur qu’on sache en quoi consiste le traitement. Ça doit être un sacré traitement ! C’est cela qui le terrifie, et pour que quelque chose terrifie Bennie… Qu’est-ce que ça peut bien être ? On finit transformé en vampire de Transylvanie ? Peut-être que ce n’est pas si rigolo que ça en a l’air. L’immortalité, d’accord, mais dans quoi veut-il m’engager ? Bah… que peut-il y avoir de si terrible à faire qui ne vaille l’immortalité à la clé ?

— J’ai besoin de réfléchir, Howards. Comme vous le voyez…

— Jack Barron se dégonfle ? railla Howards. Je vais vous laisser réfléchir. Je vais vous laisser réfléchir vingt-quatre heures, pas une minute de plus. J’en ai assez de discuter. À partir de maintenant, les seuls mots de vous que j’accepterai d’écouter seront oui ou non.

Et Jack Barron sut que les jeux étaient faits, que le temps des négociations était terminé. Mais il n’avait aucune idée de ce que sa réponse allait bien pouvoir être.

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