Le carillon du vidphone se fit entendre à nouveau, Nu-pieds, Sara Westerfeld marcha jusqu’au combiné mural, hésita, la main sur l’appareil, et laissa mourir l’appel sans répondre.
Difficile de me sentir entièrement chez moi, pensa-t-elle. Est-ce que Jack aimerait que je décroche ? Qui sait, ça pourrait être encore cette histoire d’investiture… ou même Benedict Howards. (Non, Jack est censé discuter avec lui en ce moment même.)
La vérité, c’est que je n’arrive pas à me remettre dans la peau de Sara Barron. Sara Barron n’hésiterait pas à répondre en l’absence de Jack, parce qu’elle saurait qui elle est, où elle est, serait capable de réagir dans n’importe quelle situation. Tandis que Sara Westerfeld est une créature du passé évoluant dans l’univers présent de Jack sans en connaître la nature ni le contour, sans savoir si le moment venu elle voudra ou pourra accomplir le grand saut qui la fera redevenir Sara Barron.
C’était un peu trop facile, se dit-elle, de laisser Howards me catapulter comme une putain de luxe dans les bras de quelqu’un que je croyais haïr. Le risque était mince – ou bien je ramenais à la surface le Jack Barron que j’aimais jadis, ou bien je m’éloignais sans regrets d’un baisse-froc qui n’avait plus rien à me donner.
Mais comment pouvais-je prévoir que j’aurais tout de suite en face de moi le vrai Barron de Berkeley, occupé à faire devenir réels nos vieux rêves au-delà de nos espérances, occupé à détruire Howards, l’homme-reptile, et à devenir Président des États-Unis pour la Justice sociale ? Ce Jack-là ne me haïrait-il pas à son tour, de savoir que je l’ai méconnu au point de me servir de lui pour nous obtenir une place dans un Hibernateur, au point de marchander avec l’homme-reptile pour pouvoir, moi, le faire devenir de force ce qu’il était déjà depuis longtemps ? Et si Jack est réellement engagé dans une sale combine avec Howards, est-ce que je ne lui fais pas du tort s’il apprend que l’homme-reptile a pu m’acheter et se servir de moi ? Se pourrait-il… se pourrait-il que Howards ait tablé là-dessus, qu’il désire que je raconte tout à Jack et que ce soit là son arme secrète ?
Mais si la partie n’est pas encore jouée… si ni Jack ni Howards n’ont l’avantage et que Jack soit sur le point de devenir ou le champion de Berkeley ou le plus grand baisse-froc de tous les temps, alors ne vaut-il pas mieux tout lui dire ? C’est à moi de choisir…
Le dilemme cruel était lourd à porter ; choix existentiel où les lignes du temps passé et futur s’opposaient en un équilibre mortel. Choix de femme, se dit-elle, alors qu’elle avait du mal à ne pas réagir en petite fille désemparée dans un univers masculin plus grand que la réalité.
Le carillon du vidphone retentit une nouvelle fois.
Et si c’était Jack ? Cela expliquerait les appels répétés ; n’importe qui se dirait qu’il n’y a personne, mais Jack sait que je suis ici et que je finirai par comprendre que c’est lui qui ne fait que sonner…
Irritée d’être incapable de prendre une aussi infime décision, elle se força à aller jusqu’à l’appareil et à établir la communication.
Et sombra dans un abîme de regret et de terreur glacée lorsqu’elle vit se former sur l’écran le visage aux yeux de belette de Benedict Howards.
— Il était temps que vous vous décidiez, dit-il. J’essaie de vous avoir depuis une demi-heure. Qu’est-ce que vous fabriquez ?
— C’est… c’est moi que vous appelez ? bredouilla Sara, qui sentait les anneaux glacés du serpent se refermer sur elle.
— Et qui d’autre ? Puisque je viens de voir Barron en personne. Avez-vous oublié que nous sommes… associés ? Maintenant, écoutez-moi bien. Barron va bientôt rentrer. Je lui ai fait une proposition finale, et il a environ vingt-trois heures pour l’accepter. Ce qui signifie que vous disposez du même temps pour accomplir votre part du marché, et vous réserver une place dans un Hibernateur. Dès qu’il sera là, commencez à le travailler, et tâchez d’être convaincante.
Entre la peur de perdre celui qu’elle avait retrouvé et la peur d’affronter l’homme-reptile, Sara choisit la moindre et dit en relevant moralement la tête :
— Tout cela ne m’intéresse plus maintenant. J’ai Jack, et c’est la seule chose qui compte pour moi. Vous nous avez réunis pour vos ignobles raisons, mais vous n’aviez pas compris que nous nous aimons toujours, que nous nous sommes toujours aimés et que rien d’autre n’existe à nos yeux.
— À votre guise, miss Westerfeld, mais n’oubliez pas que je n’ai qu’à dire à Barron ce que vous êtes, une putain qui travaille pour moi, et où est votre grand amour ?
— Jack comprendra…
— Vous croyez ? Qui écoutera-t-il ? Vous ou moi ? Après ce que je lui ai offert, c’est moi qu’il préférera croire.
— Vous vous croyez très fort, mais vous ne savez pas ce que c’est que l’amour. C’est plus que vous ne pourrez jamais payer pour acheter quiconque.
Howards lui lança un regard sournois, et elle comprit qu’il avait anticipé chacune de ses réactions.
— Peut-être, dit-il. Mais il y a quelque chose de plus fort que n’importe quel amour… mortel, et c’est l’amour immortel. Barron vous aime, n’est-ce pas ? Est-ce qu’un homme qui vous aime accepterait de vous laisser mourir alors qu’il pourrait vous faire le plus beau cadeau qu’un homme puisse faire à une femme, le plus beau qu’il puisse se faire à lui-même ?
Elle sentit dans la voix d’Howards quelque chose d’horrible et de monstrueux dont elle ne voulait même pas entendre parler, des choses qui pourraient en effet être plus fortes que l’amour, des vérités dardées d’une bouche sans lèvres de reptile qui exerçait sur elle à travers l’écran un terrible pouvoir de fascination.
— Qu’… qu’est-ce qui peut être plus fort que l’amour ?
— La vie, répondit Benedict Howards. Sans la vie, vous n’avez plus rien – ni l’amour, ni le goût de la nourriture à la bouche, ni rien d’autre. Ce que vous pouvez désirer le plus, vous le perdez quand vous mourez. Et c’est avec cela, avec la vie elle-même, que j’achète Barron.
— Vous appelez ça la vie – un corps raide et glacé dans un Hibernateur ? Vous croyez que pour avoir ça dans trente ou quarante ans, Jack abandonnerait ce qui lui tient le plus à cœur maintenant ?
— Qui sait, fit Howards, ce n’est pas du tout impossible. Mais ce n’est pas de cela que je parle, miss Westerfeld. Je parle de la véritable immortalité. Regardez-moi. Mes savants ont percé le secret de la vie immortelle. Je ne vieillirai plus jamais, je ne mourrai jamais. Ce ne sont que des mots, que peuvent-ils être d’autre pour vous ? Mais il n’y en a pas pour décrire ce que l’on éprouve en se réveillant le matin quand on sait qu’il en sera ainsi pendant des siècles, pendant l’éternité.
« Voilà ce que j’offre à Barron. Un million d’années à venir. L’immortalité. Et vous croyez qu’il vous préfère à ça ? Quel serait votre choix à sa place, miss Westerfeld ? Savez-vous ce que c’est que de se sentir différent des autres hommes, de savoir qu’on ne mourra jamais ? Imaginez-vous quelqu’un refusant une telle offre ? Y a-t-il quelque chose que vous ne feriez pas pour avoir ça ? L’amour ? À quoi sert l’amour quand on est mort ?
— Vous mentez ! s’écria-t-elle. Vous ne pouvez pas avoir ce pouvoir…
Pas Benedict Howards, pensa-t-elle ; ce serait trop injuste. Pas ce reptile exsangue avec son argent de plastique glacé capable d’acheter tout le monde et n’importe quoi, avec son pouvoir de haine et de mort régnant sur l’éternité…
Mais elle fut frappée par le regard froid d’Howards, par ses lèvres à demi ouvertes sur un sourire ironique qui se nourrissait de sa haine, sa peur, son indignation.
— Non, vous ne mentez pas, reprit-elle doucement. Vous pouvez rendre Jack immortel…
Et elle se mit à la place de Jack, partagé entre son amour pour elle et… Mais comment pourrait-il m’aimer assez pour mourir avec moi dans quarante ou cinquante ans, alors qu’il peut vivre pour l’éternité ? Et moi qui croyais avoir un choix difficile à faire ! L’amour ou l’immortalité… Mais soudain, la pensée la frappa comme un marteau-pilon : Si Howards a encore besoin de moi, c’est que Jack n’a pas pris de décision. Il veut que je le persuade de choisir l’immortalité. Et… il a peut-être raison, comment pourrais-je vouloir autre chose pour lui… même si je dois mourir pendant qu’il vivra pour l’éternité… ? Oh, Howards, immonde salaud ! Comment un être aussi abject peut-il être habile à ce point ?
— Pas seulement Barron, dit Howards. N’importe quelle personne que je choisirai. Vous, par exemple. Il y a un point sur lequel vous ne vous trompez pas : il vous aime. La première chose qu’il m’a demandée quand je lui ai fait mon offre, c’est l’immortalité pour vous aussi. Et…
Il attendait, comme un junkie vorace se repaissant de son incertitude, la question qu’elle allait poser.
— Et ?
Howards éclata de rire :
— Pourquoi pas ? dit-il. Je puis me le permettre. Une belle série : J’achète Barron avec l’immortalité pour vous deux, je vous achète avec la même chose, et pour le même prix vous le persuadez de se vendre. Trois pour un. Vous aurez tous les deux la vie éternelle et l’amour. Pensez-y. Et si vous échouez, je dis tout à Barron et vous n’avez plus rien – ni lui ni l’immortalité. Ce n’est pas un choix tellement difficile, n’est-ce pas, miss Westerfeld ? Vous avez vingt-trois heures. Je ne vous rappellerai pas. Je ne crois pas en avoir besoin.
Et il raccrocha.
Sara savait à quel point il avait raison, depuis le début. L’éternité avec Jack ou bien… rien. Elle pensa à Jack, jeune et fort à ses côtés, ensemble pendant un million d’années, grandissant et grandissant ensemble dans la vigueur innocente de l’adolescence, qui vient de ce qu’on ne croit pas devoir vraiment mourir un jour, mais basée maintenant sur une vérité et non pas sur une illusion, la vigueur d’où provient le courage d’oser n’importe quoi, chevalier immortel à l’armure de chair façonnant le monde pendant l’éternité… grandissant sans vieillir, comme ce poisson-lune qui enfle, enfle, et ne vieillit jamais… Jack et moi, et l’éternité !
Et Benedict Howards, lui souffla une petite voix narquoise. Benedict Howards gorgé de pouvoir de peur et de mort pour l’éternité. Avec Jack pour larbin dans son temple de mort sans fenêtres… tandis que des millions de gens naîtront, mourront, passeront comme de la fumée, Howards et ceux qui ramperont devant lui comme devant quelque horrible dieu de la mort paieront de leur âme la vie éternelle… Avec un sentiment de désespoir atroce, elle réalisa que c’était là le monde qui les attendait, avec Jack ou sans Jack, un monde inexorable comme le Jugement dernier, basé sur le pouvoir de l’argent et de la vie éternelle contre la mort. Benedict Howards avait raison. Il était presque un dieu, un dieu du mal et du néant, le Christ Noir. Et personne n’était de taille à se dresser contre lui.
Personne à part… Jack Barron ! pensa-t-elle. Oh, oui ! Jack est plus fort que Howards. Si Howards nous fait immortels, quelle emprise peut-il avoir alors sur Jack ? Quand Howards lui aura tout donné, s’il le hait encore comme je le hais… nul au monde ne pourra arrêter Jack Barron. Le vrai, l’authentique Jack Barron à l’armure d’immortalité, luttant pour lui, pour moi, pour tout ce à quoi nous avons toujours cru.
Elle se sentait en même temps fière et épouvantée à l’idée de l’enjeu qu’elle tenait dans ses mains. Des milliards de vies immortelles, avec celle de Jack et la sienne. Jack était fort et intelligent ; il saurait garder l’immortalité et détruire Howards, faire profiter tout le monde de l’immortalité, devenir Président peut-être ? Luke l’en croit capable… que pourrait faire Howards, dans ce cas ? Oui ! Tout reposait entre ses mains, elle pouvait rendre Jack immortel, le faire haïr, l’orienter dans la voie à laquelle il avait toujours été destiné. Elle pouvait réussir ; elle n’avait qu’à être courageuse toute seule pendant un unique instant d’une vie qui pouvait devenir éternelle.
Je réussirai, se promit-elle. Et tandis qu’elle attendait l’arrivée de Jack, elle savoura la pensée qu’elle était enfin devenue une vraie femme – Sara Barron.
Plongé dans ses préoccupations, Jack Barron ne ressentit le départ de l’ascenseur que comme une secousse de plus dans un jour riche en secousses. Il écrasa le bout de son Acapulco Gold dans le cendrier de l’ascenseur et se laissa happer jusqu’à sa tranche de Californie privée vingt-trois étages plus haut que les chaussées puantes et paranoïaques de New York. Dans une subite vision, il comprit ce que son penthouse de luxe (avec Sara finalement installée en chair et en os) signifiait réellement pour lui.
Une machine à explorer le temps, se dit-il. Une machine de science-fiction donnant accès à un passé qui n’avait jamais existé, rêve de camé impossible Californie de l’esprit, image de pouvoir dans les yeux d’un Bébé Bolchevique qui ne savait pas ce qu’était le pouvoir, rêve réalisé grâce au fric de Bug Jack Barron – mais rêve qui avait changé celui qui l’avait fait. Ce que Sara n’a jamais pu comprendre : pourvu qu’on ait suffisamment de couilles, on peut rendre un rêve réel ; mais sortir affronter la réalité change nécessairement celui qui rêve. Il n’est plus alors un rêveur, il accomplit des choses réelles, il se bat contre des ennemis réels, et quand il frappe c’est du sang qui sort, pas des vapeurs d’ectoplasme. Et c’est pour cela que je suis gagnant alors que tous les anciens Bébés Bolcheviques, à l’exception de Luke, peut-être, sont perdants. Trop avancés dans leurs confortables rêves d’acide pour risquer d’en sortir, pour risquer de salir leurs petites mains blanches au contact de la réalité. Demeurez un rêveur, et vous ne réaliserez jamais votre rêve ; plongez dans la mêlée, et quand vous aurez accompli votre rêve vous verrez que c’était du pipi de chat au départ.
Le jeu de la vie est entre les mains d’un maquilleur de brèmes, pensa-t-il, morose, tandis que l’ascenseur s’arrêtait et que la porte coulissait. Le paquet est truqué, les dés sont pipés, et la seule façon de ne pas se faire expédier en quatrième vitesse est de jouer selon les règles de la maison, c’est-à-dire tous les coups sont permis.
Il traversa le hall d’entrée, pénétra dans le corridor obscur, entendit un album des Beatles qui passait et décela la présence subliminale de Sara. Et il se rappela qu’il fallait qu’il décide pour elle également. L’immortalité de Sara était dans la cagnotte. À sentir sa présence dans l’appartement, faisant un foyer de cette piaule, il n’était pas concevable qu’elle pût un jour cesser d’être pour servir de nourriture aux asticots.
Et pourtant si, se dit-il. Ce n’est plus inéluctable maintenant mais c’est possible. Il ne tient qu’à Jack Barron de choisir. Dis « non » à Benedict Howards, et tu ne te fais pas seulement le coup du kamikaze, tu assassines en même temps la seule femme que tu aies jamais aimée. Même si ce n’est que dans quarante ans, même si elle ne le saura jamais, c’est un meurtre. Le mot le plus laid qui puisse exister : un meurtre. Tous les coups sont permis, mais ne te fais pas d’illusions, Barron, devant un meurtre même toi tu canes. Le seul crime qui n’ait aucune excuse quelles que soient les circonstances. Écrabouiller la cervelle à Bennie, c’est abattre une bête malfaisante ; mais laisser mourir Sara alors que tu n’as que ta signature à donner pour qu’elle continue à vivre, ça c’est un meurtre.
Ouais, mais d’un autre côté sais-tu à quoi tu t’engages en signant ? Il y a peut-être pire que le meurtre. Le génocide, par exemple – n’est-ce pas ce que fait Bennie, en sauvant les gagnants et en laissant mourir les perdants ? Et Sara ne serait-elle pas du côté des perdants de toute façon si Howards n’avait pas besoin de moi… ? Choisissez un plat dans la colonne A, un dans la colonne B (la soupe chinoise et le won-ton sont compris dans le repas) : ou le génocide ou le meurtre.
Il avait la certitude que c’était une décision qu’il n’avait pas le droit de prendre tout seul. C’est la vie de Sara aussi, pas seulement la mienne. Je me dois de la mettre au courant, n’est-ce pas le rôle de la femme ? Avoir quelqu’un dans ce foutu monde à manger de la merde avec qui on puisse faire front, dans n’importe quelles circonstances ? Il m’en coûte assez de jouer au chat et à la souris avec Howards, qu’au moins entre Sara et moi il n’y ait que la vérité.
Elle était sur la terrasse, accoudée au parapet, contemplant l’East River et Brooklyn et le lointain halo scintillant de la circulation intense dans l’avenue en contrebas.
— Jack…, dit-elle, en se tournant vers lui au moment où il mettait le pied sur la terrasse, et il vit dans ses yeux un étrange désespoir qui cachait de ténébreux abysses.
Il y avait dans les traits de son visage quelque chose d’à la fois effrayant et fragile qui faisait qu’elle semblait regarder à travers lui. Avec un choc, il identifia presque ce regard… celui d’un gros bonnet dans son émission, sur le point de débiter une leçon apprise par cœur.
— J’ai une chose à te dire, fit-il en allant jusqu’à Sara et en s’accoudant tout près d’elle mais sans faire un geste pour la toucher.
— Moi aussi j’ai une chose à te dire, murmura-t-elle, et ses mâchoires se serrèrent tandis qu’une veine saillait à sa tempe gauche.
— Plus tard, Sara, dit Barron. (Il savait que c’était maintenant ou jamais. J’ignore ce qui te tracasse mais ça peut attendre, se dit-il.) Après ce que tu vas entendre, ou bien tu n’y penseras plus ou bien tu auras une vraie raison de te faire du souci.
« C’est au sujet de Howards et moi, commença-t-il. Tu dois te douter qu’il y a une série de micmacs entre nous, et je pense que je te dois la vérité sur ce qui est en train de se tramer. Il s’agit de choses très importantes, beaucoup plus importantes que tout ce que tu peux imaginer, plus que cette histoire d’investiture ou que… tout ce qui a jamais existé. Bennie Howards a besoin de moi, Sara. Il est prêt à payer n’importe quel prix pour m’avoir. Il a besoin de Bug Jack Barron pour promouvoir son projet de loi, pour… pour faire avaler… je ne sais quelle couleuvre au public. Il ne sait plus comment faire. Il est encore plus derrière moi que Luke ou Morris ou…
— Je sais, dit-elle d’une petite voix presque noyée dans le grondement sourd montant de l’avenue, et il sentit entre eux une énorme charge de potentiel électrique qui faisait vibrer l’air.
Il voulut lui prendre la main ; elle était sèche et froide, comme s’ils étaient à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, réunis par un simple circuit de vidphone. Il sentit, avec une espèce de soulagement dont il eut aussitôt honte, que les choses prenaient l’aspect détaché du jeu familier du mercredi soir. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire que ce « je sais » ?
— Oui, fit-il en hochant la tête. Je suppose que cela saute aux yeux. (Mais je n’en suis pas si sûr, pensa-t-il tandis que des signaux d’alarme affluaient en lui). Mais avant de me traiter de baisse-froc, Sara, écoute un peu avec quoi il compte me rétribuer. L’immortalité. Tu m’entends ? L’immortalité. Les savants de Bennie ont trouvé le moyen d’arrêter le vieillissement. Il tient à garder le secret car il y a un hic : c’est extrêmement onéreux. Il parle d’un quart de million de dollars par traitement, et même ainsi il prétend qu’il ne peut accepter qu’un millier de demandes par an. Mais ce n’est pas de la blague. Il dit avoir subi le traitement lui-même, et il suffit de l’écouter en parler cinq minutes pour être convaincu qu’il ne bluffe pas. Voilà où en sont les choses : l’immortalité pour mille personnes par an, des gens que Bennie choisit, et tous les autres se contentent de leur misérable vie humaine de soixante-dix ans. C’est pour cela qu’il veut mon aide : pour faire avaler ça aux foules. L’immortalité pour un petit nombre et la mort pour le reste. Un peu plus dur à vendre que des Chevrolet ou de la came, peut-être, mais…
Il contempla le vide indéchiffrable du regard de Sara qui semblait le narguer, l’accuser, et il lui sembla que ses mots passaient à travers elle comme un commercial à travers la cité et Brooklyn et au-delà. Elle paraissait attendre quelque chose et il aurait voulu qu’elle parle, qu’elle crie, hurle, trépigne, n’importe quoi mais qu’elle fasse quelque chose. Même sa main qu’il tenait dans la sienne était immobile et froide comme de la pierre, et Barron eut peur sans savoir pourquoi.
— Deux cent cinquante mille dollars, reprit-il. Mais pour nous, c’est gratis. Rends-toi compte, Sara. Je joue le jeu de Howards, et nous avons tous les deux un contrat indestructible. Voilà la décision que j’ai à prendre d’ici demain : signer, et nous devenons immortels ; ou bien envoyer Howards sur les roses, et nous perdons tout. Pas seulement l’immortalité. Il me fera toutes les crasses possibles, essaiera de m’enlever l’émission et me forcera à m’allier à Morris et compagnie pour avoir une chance de rester à flot. Tu parles d’un cas de conscience ! Mais je ne veux pas être le seul à choisir. Nous déciderons ensemble.
— Je sais, Jack. Je sais tout.
— Non, écoute, jeta Barron, embêté de se heurter encore à l’abîme insondable du regard de Sara. (Ces yeux bruns, j’aimerais bien savoir ce qu’ils cachent, à part les fumées embrumées de l’acide – merde, tu ne pourrais pas revenir un peu sur terre, Sara ?)
« Je comprends, continua-t-il, que ce soit un peu dur à avaler, mais ne reste pas comme ça à me regarder avec de grands yeux. Qu’est-ce que ça veut dire, je sais tout ?
Elle retira sa main de la sienne, lui toucha doucement la joue et laissa aussitôt retomber son bras. Lorsqu’elle parla, ce fut sans le regarder, penchée vers le vacarme incessant des voitures qui montait de Manhattan, et au tressaillement de sa joue et au tremblement de sa voix Barron comprit qu’elle contemplait en réalité le puits ténébreux de sa propre folie angoissée.
— Tu n’es pas la seule personne dont Howards s’est servi, dit-elle ; ce… ce monstre peut acheter qui il veut, Jack. C’est la créature la plus malfaisante de la terre, et il va maintenant continuer à corrompre les gens, à se servir d’eux, à exercer sur eux son pouvoir de vie et de mort pendant l’éternité… Il est fourbe, il est totalement amoral, et il peut offrir ce qu’il veut à n’importe qui. C’est ce qu’il m’a dit, nul ne peut lui résister parce qu’il est en mesure de payer le prix de chacun. Je ne voulais pas le croire au début, mais maintenant… maintenant… oh, Jack, est-ce mal de vouloir vivre éternellement ? De vouloir l’éternité pour toi et pour moi ? Suis-je si corrompue… ? Jack !
Elle pivota, se jeta dans ses bras non pas en sanglotant mais en l’agrippant désespérément ; et en même temps que machinalement il passait sa main dans son dos pour la réconforter, il se durcit, aux prises avec les mots qu’elle venait de prononcer, essayant de les rejeter mais les sentant revenir à l’assaut comme des frelons insatiables et glacés.
Il la repoussa, la tint à bout de bras par les épaules, fixa son visage effaré et murmura :
— Toi… ? Howards… ?
— Il faut accepter, Jack… (Ses lèvres se mirent à frémir, ses yeux se mouillèrent ; elle tremblait violemment sous la poigne qui la maintenait.) Ne vois-tu pas ? Si tu signes, nous devenons immortels et même Howards ne peut nous reprendre ce qu’il nous a donné. Ne comprends-tu pas que tu es le seul homme au monde capable de l’arrêter, de le détruire ? Le seul qui puisse se dresser contre sa sinistre Fondation ? Tu dois accepter, Jack. Il n’y a personne d’autre ! Mais je ne veux pas mourir, Jack ! Et je ne veux pas que tu meures… Il faut signer… il faut signer les contrats, et puis nous pourrons lutter tous les deux contre lui, et il ne pourra rien nous faire…
Barron la secoua, et sortit en même temps de son propre état de stupeur :
— Bordel de merde ! fit-il. Cesse de dire n’importe quoi, Sara, et explique-toi !
Mais il savait déjà avec certitude ce qui s’était passé. D’une façon ou d’une autre, Bennie avait réussi à atteindre Sara ; le putain d’enculé avait découvert le moyen de la manipuler, de…
— Je t’aime, sanglota-t-elle. Je t’en supplie, tu dois me croire. C’est parce que je t’aimais que je l’ai fait, Jack. Je t’ai toujours aimé, je t’aimerai…
Barron la plaqua violemment contre le parapet :
— La ferme, dit-il cruellement, sentant la réalité les pénétrer comme un scalpel. Je veux savoir exactement ce qui se passe avec Bennie Howards ! (Et il se sentit dans la peau de Jack Barron en couleurs vivantes acculant dans un coin quelque gros ponte aux abois. Il ne connaissait aucune autre façon de réagir.)
Sara le regarda avec l’expression hébétée et le regard mouillé d’un perroquet idiot, et lorsqu’elle parla d’une voix monocorde des morceaux de charogne semblèrent sortir de sa bouche.
— Il… il m’a fait conduire de force à son centre d’Hibernation de Long Island. Pour me promettre un contrat gratuit si je réussissais à t’en faire signer un. Je lui ai répondu d’aller au diable. Mais… cet homme a le don de pénétrer les âmes. Il connaît nos endroits les plus vils mieux que nous-mêmes. Il savait… qu’au fond de moi-même je t’aimais encore, même si je l’avais… oublié, et qu’il ne me fallait qu’un prétexte pour retourner vers toi. Ce prétexte, il me l’a fourni, en me persuadant de me persuader que je pourrais te manipuler. Je pensais te haïr, je pensais te changer peut-être et retrouver celui que j’avais toujours désiré que tu sois, si je te faisais signer les contrats et si… comme maintenant… je te disais tout… Oh, Jack ! Comme tu dois me haïr maintenant !
Barron la lâcha et sourit perversement en la voyant verser de grosses larmes avec l’air d’un cocker qui vient de s’oublier sur le tapis et qui s’attend à recevoir un bon coup de pied. Te haïr ? pensa-t-il. Te haïr pour avoir marché dans une combine avec Howards ? Et moi, alors ? Non, je n’ai plus assez de haine pour toi, il m’en faut trop pour cet enculé de suceur de pine qui s’attaque à ma pauvre Sara sans défense contre les professionnels de la Fondation. Et puis merde, qui cracherait sur une chance de vivre éternellement ? Qu’aurais-tu fait à sa place ? Qu’as-tu fait, et que fais-tu maintenant ? C’est comme ça, et c’est tout.
Il regarda les lumières de Brooklyn, le halo ténébreux de l’East River, écouta le vacarme agressif de la circulation new-yorkaise et les bruits carnivores s’élevant de la jungle d’acier vingt-quatre heures sur vingt-quatre et même dans sa petite Californie du vingt-troisième étage sut qu’il ne pouvait échapper à la sordide réalité du pouvoir qui faisait que le monde pourchassait sa queue sans voir autre chose que son trou du cul – ni lui, ni Sara, ni Luke, ni les cent millions de téléspectateurs recensés au dernier sondage Brackett.
Ou bien on aiguise ses crocs ou bien on finit mangé par les petits poissons.
— Je ne peux pas te haïr, dit-il. Peut-être même que Bennie m’a rendu un service. Tu ne pourras plus crier aussi fort au baisse-froc, maintenant, parce que Bennie a raison, nous avons tous un prix. Celui qui pense qu’il n’en a pas, c’est qu’on ne lui a pas encore offert le bon. Pour te haïr, il faudrait que je me haïsse moi-même, et je ne me sens pas l’esprit assez masochiste. D’accord, tu n’es pas revenue parce que tu m’aimais, tu es revenue pour avoir une chance d’être immortelle tout en jouant avec ma tête à tes petits jeux de Bébés Bolcheviques. C’est peut-être amusant, mais je respecte ça – c’est ce que j’aurais fait à ta place, après tout. La question, maintenant, c’est, est-ce que tu m’aimes vraiment ?
— De toute ma vie, je ne t’ai jamais aimé plus, dit-elle avec un regard de vénération qui le réchauffa de la pointe des orteils à l’extrémité des oreilles, qui lui disait qu’elle l’aimait pour lui, et non pas pour l’image en couleurs vivantes de Jack Barron de Berkeley, le héros des Bébés Bolcheviques…
Pour moi, se dit-il… peut-être a-t-elle finalement compris ce que je veux… si tant est que je l’aie compris moi-même !
— Moi de même, dit-il, et il l’embrassa gentiment, tendrement, genre premier baiser, lèvres entrouvertes s’essayant pour la première fois, langues sagement séparées, baiser d’amour sans passion, et il ne se rappelait pas l’avoir jamais embrassée tout à fait de cette façon.
— Tu le feras ? demanda-t-elle, les bras toujours autour de sa taille, son visage à quelques centimètres du sien, avec encore maintenant des mines de petite fille conspiratrice qui n’a pas du tout renoncé. (Et comment lui en vouloir, alors que tu lui ressembles tellement ?)
— Je ferai quoi ? dit-il avec un sourire de vidphone en couleurs vivantes.
— Signer.
— Il faudrait être complètement con pour ne pas le faire, tu ne trouves pas ?
Et en fait, c’est cela, pensa-t-il, qui fait toute la force de Bennie, et il le sait : Qui serait assez con pour choisir la mort, quel que soit le prix à payer pour l’immortalité ?
— Mais tu ne… tu n’entreras pas dans ses horribles combines de reptile ? dit-elle. (Et il vit cette fichue lueur de Berkeley, Jack et Sara contre les Forces du Mal, se glisser à nouveau dans son regard, quand finira-t-elle par devenir tout à fait adulte ? Mais est-ce que tu le souhaites vraiment ?) Tous ces gens qui te font confiance, que tu le veuilles ou non… tous ces gens qui croient en Jack Barron, tu ne peux pas les laisser tomber, les laisser mourir simplement parce que nous avons notre part du gâteau… Une fois immortels, nous devrons nous retourner contre Howards. Tu es le seul qui soit capable de l’arrêter, le seul dont il ait peur, celui à qui cent millions de personnes font confiance, tu es… tu es Jack Barron, et il y a des moments où j’ai l’impression que tu es le seul à ne pas te rendre compte de ce que signifie le nom de Jack Barron. Tu ne peux pas accepter d’être le larbin de Howards, un guignol, un… tu es Jack Barron.
Barron la serra contre lui, regarda les avenues grouillantes, les lumières de Brooklyn s’étendant d’une rive à l’autre, tandis qu’elle enfouissait son visage au creux de son cou. Il se sentait épié par cent millions d’yeux en forme d’antennes de télévision du mercredi soir, et qu’est-ce qu’ils diraient, tous ces vampires suceurs d’images, s’ils connaissaient la vérité ?
Joue pour nous, voilà ce qu’ils diraient ; pose ton cul sur la balance, tu nous dois bien ça. Comme Luke ou Morris ou Bennie Howards, ils en ont tous après mes fesses – mais ils n’ont pas d’argent pour payer.
Comme Bennie. Tout le monde croit que le pauvre vieux Jack Barron lui appartient. Mais ils oublient une chose : Jack Barron n’appartient qu’à lui.
Il serra tendrement sa femme contre lui : – N’aie pas peur, Sara, dit-il. Je ne serai pas le larbin de Howards. (Ni de quiconque.)
Tu peux aller te faire foutre, Bennie, pensa-t-il. Vous pouvez tous aller vous faire foutre ! Personne, ni Bennie, ni Luke, ni les cent millions de paumés, ni toi, Sara, ne pourra se vanter que Jack Barron lui appartient !