12

Merde ce soir on ne peut pas dire que ce soit la grande forme, pensa Barron tandis qu’on commençait à passer le dernier commercial. Bon, l’acide est peut-être légal à Strip City sous la juridiction locale C.J.S., et illégal au regard de la loi de l’État de Californie gouverné par Greg Morris ; donc Morris fait demander par son Attorney général d’avoir accès aux archives du Bureau de contrôle des stupéfiants de Strip City, afin de faire passer Woody Kaplan ou bien comme un criminel ou bien comme un mouchard, et le maire de Hip-City fait « niet ». Tu parles d’un merdier. J’aurais dû suggérer que les flics de l’État fassent irruption dans les bureaux de Strip City pour s’emparer des dossiers, ainsi on aurait assisté à une belle empoignade, les flics hippies arrêtant la police de l’État pour effraction en vertu de la loi locale, et les seconds cueillant les premiers pour entrave à l’action de la police de l’État. Dans tout le comté de Los Angeles, on aurait vu les flics se tomber dessus au coin des rues, ça aurait fait une belle rigolade et au moins les quarante-cinq minutes qui viennent de passer auraient servi à quelque chose.

Mais j’ai raté ça, je n’ai pas la tête à toutes ces conneries, avec ce qui vient de se passer. Madge Hennering renversée par un poids lourd ! Un camion de chez Hertz sans plaques d’immatriculation, le chauffeur prend la fuite, impossible à identifier, du travail de professionnel ! Tu peux toujours te raconter que tu ne sais pas qui est derrière tout ça, Barron… Bordel de merde, si je tenais Howards maintenant pour lui asséner ça sur le coin de la gueule… ouais, et qu’est-ce qu’il m’assènerait en échange ? Une chute providentielle du haut de l’Empire State Building ? Ou un procès et la F.C.C. et tout ce qui s’ensuit… ?

Naturellement, c’est peut-être une coïncidence, ou bien alors le clan des Hennering a des ennemis dont elle n’a pas parlé. Ouais, c’est sûr, aussi sûr que l’expédition martienne va découvrir que Mars est en réalité une grosse boule de fromage rouge. Bordel, dans quoi suis-je allé me fourrer ?

Ressaisis-toi, mon vieux, tu as l’émission à finir, il faut absolument rattraper le fiasco de ce soir.

Le téléguide annonça : « 60 secondes ».

— Hé, Vince, fit Barron dans l’interphone. Aucun loufoque n’a appelé la régie ce soir ?

Derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle, le visage de Gelardi était amer et préoccupé (il sent lui aussi l’omelette qui se prépare), mais il sourit bravement en disant :

— Tu rigoles ? Ce ne serait plus Bug Jack Barron si tous les sinoques du pays ne se donnaient pas rendez-vous pour embouteiller nos lignes !

Le téléguide annonça : « 30 secondes ».

— O.K., Vince. Tu vas me passer le plus délirant de tous les appels que tu as reçus ce soir. Ne me dis même pas de quoi il s’agit. Je n’ai pas les idées bien en place, j’ai besoin de quelque chose pour me secouer. Mais par pitié, pas de politique surtout. Quelque chose de bien juteux, genre déblocage mental cent pour cent américain. Tu as ça ?

— J’ai juste ce qu’il te faut, mon gars, fit Gelardi avec un épais accent yiddish tandis que le téléguide indiquait : « Début d’émission ».

On va bien voir, se dit Jack Barron lorsque l’écran du moniteur se partagea en deux par le milieu ; à sa gauche, image gris sur gris d’un visage de Noir hagard, aux cheveux en folie, à la barbe de quatre jours faisant des reflets noir sur noir sur ses joues, surmontant une sportjac à cinquante dollars au col filigrané d’or, à moitié déboutonnée sur un vieux tee-shirt déchiré. Visiblement dans un état de stupeur éthylique avancé, il contemplait d’un œil vaseux l’image en couleurs vivantes à côté de lui.

— Ici Bug Jack Barron et cent millions de téléspectateurs vous écoutent, attaqua Barron, décidé à se rattraper coûte que coûte dans les quelques minutes d’émission qui restaient encore, se remémorant ses débuts, lorsqu’il avait braqué les projecteurs et les lances à incendie sur Joe Swyne, de la Société John Birch de Los Angeles.

— Mon nom est Henwy Geo’ge Fwanklin, fit une voix de basson mouillée. (Et derrière le visage en gros plan l’écran révélait un vague décor de baraque en planches où trônait une énorme console stéréo-TV d’un style pseudo-arabe aussi rococo que tout ce que l’on peut imaginer.) Mais vous pouvez m’appeler Fwank, mon vieux Jack Bawon ; simplement Fwank.

— O.K., Frank, dit Barron. Et appelez-moi Jack. Mais maintenant que nous avons fait connaissance, dites-nous ce qui vous fait suer. (Allons, allons, crache, encore douze minutes à peine pour transformer le four de ce soir en du Salvador Dali sur mesure.)

Et Vince, toujours dans le coup, partagea l’écran selon une folle diagonale en dents de scie qui fit ressembler Henry George Franklin au-dessus de Barron à une tarte à la crème prête à être lancée.

— Eh bien, voilà, Jack, fit Henry George Franklin en agitant un doigt calleux devant ses lèvres mouillées. Voilà ’zactement comment ça s’est passé. Un pauv’ métayer du Mississippi, il a bien besoin d’une petite femme, pas vwai ? Pauv’ ou pas c’est paweil, la femme, elle fait la tambouille le matin et le soi’, elle s’occupe de tout et de temps en temps elle donne à son homme un peu de plaisi’. En somme, elle wevient pas chè’ à entweteni’.

— Apparemment, vous vous débrouillez mieux que moi avec les femmes, dit Barron sèchement. Il faudra que j’aille faire un tour dans le Mississippi. Mais j’espère que vous n’avez pas appelé rien que pour nous parler de votre vie sentimentale. Je suis sûr qu’elle est très intéressante, mais elle risquerait de nous causer de gros ennuis si elle le devenait un peu trop.

— J’ai plus de vie sentimentale, Jack – à pa’ un soi’ de temps en temps à Evers – depuis sept ans. Depuis que ma femme a claqué en me laissant avec une gosse. Voyez ce que j’ veux di’ ? Vous cwoyez que l’vieux Fwank il a gagné au change ? Une femme contwe une gosse… une gosse qui mange, qui mange, et qui fait wien en échange. Une bouche inutile à nouwi’. Alo’ vous compwenez, la pwemiè’ fois que quelqu’un vous fait une offwe waisonnable, vous hésitez et vous vous dites que vous sewiez bien bête de ne pas la vendwe.

— Heu ? grogna Barron. Je crois que l’un de nous deux a dû boire un coup de trop. Est-ce que vous avez parlé de vendre votre fille ?

— Sû’ et ce’tain. C’est même pou’ ça que je vous ai appelé. Je cwoyais vous avoi’ déjà tout waconté. Je ne l’ai pas fait ? Tant pis. Alo’ je me suis dit que maintenant que la pauv’ gosse était pa’tie elle me manquait, su’tout que maintenant je suis wiche et je peux la ga’der. Et puis, acheter la fille des gens, ça n’est p’têt’ pas twès légal, et comme la police et moi, enfin, vous compwenez… je m’suis dit que Jack Bawon pouvait m’aider.

— Vous… euh… vous avez vendu votre fille ? demanda Barron tandis que le téléguide annonçait « 8 minutes ».

Vince inversa l’image, faisant passer Barron dans la partie supérieure. Il est complètement paf, se dit celui-ci. Je parie qu’il n’a même pas de fille. Mais quelle idée a Vince de me refiler un ahuri pareil ?

— Hé, dites donc, ne me wega’dez pas comme ça ! s’écria Henry George Franklin avec indignation. Je l’ai pas vendue à un maqueweau, qu’est-ce que vous cwoyez ! Le type qui est venu me voi’ c’était un Cauc twès chic et twès impo’tant et il disait comme ça qu’on lui donnewait une éducation supé’ieu’ et qu’elle ne manquewait de wien et tout ça. Et je sewais un mauvais pè’ si je ne la faisais pas pwofiter de tous ces avantages. Et en plus il a mis su’ la table cinquante bwiques en bon a’gent améwicain.

Est-ce qu’il pourrait y avoir quelque chose de vrai ? se demanda Barron. Un de ces rackets d’adoptions clandestines ? Mais est-ce qu’ils ne s’intéressent pas plutôt aux bébés ? Pas aux petites filles de sept ans, et surtout pas aux petites filles noires. Combien dit-il, cinq cents dollars ? Le prix courant d’un bébé caucasien au marché noir ne peut pas dépasser de beaucoup ce chiffre, alors comment une organisation clandestine peut-elle tirer un quelconque profit d’une petite Noire de sept ans qu’elle paie cinq cents dollars… et qu’est-ce que c’est que cette histoire d’éducation supérieure ?

— Cinq cents dollars, c’est une jolie somme, dit Barron, mais quand même…

— Cinq cents ! hurla Franklin. Pou’ qui me pwenez-vous ? Vous cwoyez que Henry George Franklin vendwait sa chai’ et son sang pou’ cinq cents dolla’ ? J’ai dit cinquante bwiques, Jack. Cinquante mille dolla’ !

— Vous… vous essayez de nous faire croire que quelqu’un a acheté votre fille pour cinquante mille dollars ? fit Barron ironiquement au moment où le téléguide annonçait : « 5 minutes ». Sans vouloir vous offenser, monsieur Franklin, qui croyez-vous capable de s’intéresser assez à votre fille, ou à celle de quiconque, d’ailleurs, pour payer cinquante mille dollars comptant ?

— Je voudwais bien savoi’, Jack. Moi je suis qu’un pauv’ Noi’ à qui cinquante mille dolla’ viennent de tomber du ciel en échange d’une fille qui ne se’vait à wien. J’avais jamais vu autant d’a’gent de ma vie. Sû’ et ce’tain j’allais pas lui di’ : « Hé, Cauc, vous êtes pas un peu cinglé de me donner tout ce fwic ! » Vous auwiez peut-êtwe fait comme moi, vous auwiez accepté en espéwant qu’il sewait assez fou pou’ vous donner l’a’gent et dispawaître en oubliant votwe adwesse.

Plusieurs choses (le type est trop givré pour inventer un tel bobard, trop sur la défensive, et puis Vince ne l’aurait pas laissé passer à la régie – sans compter sa sportjac et ce combiné TV-stéréo, un vrai juke-box qui a dû lui coûter au moins mille dollars) disaient à Barron que Henry George Franklin parlait sincèrement. Un tordu quelconque lui avait acheté sa fille pour un gros paquet, cinquante mille dollars ou moins peu importe, et ce pouilleux avait été assez paf pour conclure le marché. Qui sait… un colonel zinzin plein de fric, sorti tout droit de Tennessee Williams, avec des caleçons longs du temps des Confédérés, et qui ne reconnaissait pas le Treizième amendement. Il achète la gosse à cet abruti par l’alcool, et la revend à perte à un gang d’adoptions histoire de pouvoir se dire qu’il maintient en vie la tradition des marchands d’ébène. Un vrai cinéma d’épouvante !

— Ce type à qui vous dites avoir vendu votre fille, à quoi ressemblait-il ? demanda Barron tandis que Vince accordait au vieux Noir les trois quarts de l’écran.

— À quoi ? J’sais pas moi, c’était un Cauc bien habillé avec plein de fwic, mais tous les Caucs se wessemblent, pas vwai Jack ? Ou plutôt attendez… peut-êtwe bien qu’ malgwé ses beaux habits il donnait l’impwession de twavailler pou’ quelqu’un d’autwe. Un intè’… un intè’…

— Un intermédiaire ? suggéra Barron tandis que le téléguide annonçait : « 3 minutes ».

— Un int’médiai’, oui. Quand il m’a donné tout cet a’gent, j’ai pas eu l’impwession que c’était le sien. On a beau êtwe millia’dai’, ça doit fai’ quelque chose de donner comme ça cinquante bwiques à quelqu’un. Il twavaillait pou’ quelqu’un d’autwe, ça c’est sû’.

— La question, c’est, pour qui ? fit Barron tout en se demandant quels mobiles un type pouvait bien avoir pour faire une chose pareille. Il fallait qu’il y eût derrière tout cela Fu Manchu ou le docteur Sivana en personne… ou, plus probablement, quelque vieux cinglé pervers dégoûtant amateur de tendrons… beeeuh ! Ce cinglé de Rital l’avait vraiment pris au mot !

— Vous a-t-il dit pourquoi il voulait acheter votre fille ? demanda-t-il tandis que le téléguide annonçait charitablement « 2 minutes ».

— Quelque chose comme une « expéwience sociologique », Jack. Je n’ai pas tout compwis ce qu’il disait. Il pa’lait d’héwédité et d’enviwonnement et d’individus choisis au hasa’. Il voulait fai’ gwandi’ des enfants noi’ avec des enfants blancs en leu’ donnant les mêmes chances et la même éducation que s’ils étaient nés wiches et en les envoyant dans les mêmes écoles de wiches et tout ça pou’ voi’ qui étaient les plus fo’. Le Cauc y disait qu’il essayait de pwouver que les Noi’ étaient aussi capables que les Blancs, twinsèquement ou je sais pas quoi, et que je devais accepter pou’ le bien de mon peuple comme y dit not’ gouve’neu’ Gweene, et aussi pou’ ma p’tite Tessie – c’est ma fille. Alo’ avec tout cet awgent en plus…

Barron enfonça trois fois la pédale gauche, et Vince lui donna les trois quarts de l’écran pour la scène finale tandis que le téléguide annonçait « 90 secondes ». Peut-être pas un colonel zinzin après tout, pensa-t-il, mais un psychiatre noir qui a du pognon à jeter par les fenêtres et qui a décidé qu’il avait pour mission de prouver que les Noirs ne sont pas plus cons que les Blancs ? N’importe comment, Vince a loupé son coup cette fois-ci. Pas grand-chose à tirer de tout ce micmac. Bon pour les lecteurs du National Enquirer tout au plus. Enfin… on ne peut pas être brillant toutes les semaines, je suppose.

— Et c’est tout ce que vous savez, monsieur Franklin ? Vous avez vendu votre fille pour cinquante mille dollars à un intermédiaire travaillant pour un fou que vous ne connaissez pas et qui est censé se livrer à des expériences sociologiques à la noix ?… (Barron s’interrompit, essayant de minuter la fin, guettant le signal des « 60 secondes » qui signifierait que Vince allait lui donner l’écran tout entier, et…)

— Hé, ho, une minute ! s’exclama Franklin. Je veux ma gosse, moi ! Écoutez, je sais que j’ai mal agi, mais je veux que vous la wetwouviez ! » (Le téléguide annonça : « 60 secondes », mais Vince ne pouvait pas le couper au milieu d’une tirade délirante, ça la ficherait mal, se dit Barron, il faut que je trouve le moyen de l’arrêter.) C’est pouwquoi je vous ai appelé, il doit êtwe cinglé ce Cauc et je ne veux pas qu’elle weste entwe les mains d’un cinglé – maintenant que j’ai de quoi la nouwi’. Hé ! Vous n’allez pas…

— Malheureusement notre émission est bientôt terminée, réussit à placer Barron tout en donnant l’ordre à Vince de couper le son de Franklin.

— Et ma pauv’ Tessie alo’ ? fit la voix affaiblie de Franklin alors que le téléguide indiquait « 30 secondes ». (Et Barron, voyant que les vapeurs larmoyantes de l’alcool étaient sur le point de céder la place à une réaction de culpabilité belligérante, remercia les dieux que le synchronisme fût si parfait.) Je voulais pas fai’ ça, Jack… Peut-êtwe que j’avais fo’cé un peu su’ la bouteille… Je savais pas ce que je faisais… j’étais iwesponsable, oui, iwesponsable, et on ne peut pas fowcer un individu…

Le reste s’éteignit dans un murmure dégradé tandis que Vince donnait tout l’écran à Barron.

— Il est temps de conclure maintenant, monsieur Franklin (Dieu merci !), mais nous donnons rendez-vous à tous nos téléspectateurs mercredi prochain, appelez-nous au 212-969-6969, et vous aurez les mêmes chances que tous les autres citoyens, hommes, femmes et enfants, de ce pays (poil au zizi !) de… faire suer Jack Barron.

Et mieux vaut tard que jamais, l’écran du téléguide annonça enfin « Fin d’émission ».

Barron appuya rageusement sur la touche de l’interphone, sa première impulsion étant d’engueuler ce cinglé de Rital qui se faisait tout petit derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle comme un cocker qui vient de s’oublier sur la moquette et qui attend les représailles.

Mais Gelardi prit les devants :

— C’est pas ma faute, Jack, je t’assure ! dit-il. Il avait l’air au poil quand je l’ai pris à la régie. On aurait dit un vieux négro en train de radoter sur la traite des Noirs. C’est la dernière fois que je te refile un soûlaud, foi de Vince. Hé… tu n’as pas avalé ses bobards, hein ?

Bah, pensa Barron, Vince a fait une connerie, c’est tout. Ma faute à moi aussi, je n’avais pas toute ma tête à moi ce soir.

— Qu’est-ce que ça peut foutre ? dit-il d’une voix lasse. Laissons le National Enquirer et les flics de l’État du Mississippi s’en occuper s’ils veulent. Oublions tout ça Vince, et rentrons prendre une bonne cuite à la maison. Après tout, on peut bien se payer un fiasco une fois de temps en temps, non ?

Tu parles d’un ratage, se dit Barron. Et ne fais pas l’idiot, tu sais très bien pourquoi : soixante minutes de couillonnade intégrale à la suite de deux émissions choc sur la Fondation, voilà à quoi tu en es réduit maintenant. Et tu ne peux rien faire pour que ça change.

Il se leva, le fond de son pantalon moite d’être resté sur la sellette, et éprouva un étrange sentiment d’insatisfaction. Le souvenir de la montée d’adrénaline qui avait accompagné son duel à mort contre Howards, comparé à la futilité de ce soir, l’emplissait d’une nostalgie farouche à l’idée que jamais plus il ne disputerait une véritable partie pour un véritable enjeu.

Des jours comme celui-ci, pensa-t-il amèrement, je me demande ce qui a bien pu m’attirer dans ce fichu métier. Il doit bien exister d’autres façons de rigoler qu’en étant une vedette de la télé ?

— Ne le dis pas, Sara, ne le dis pas, pour l’amour du ciel, je sais que j’ai fait un bide ce soir, fit Barron en se laissant tomber sur la moquette à côté du fauteuil de Sara et en allumant une Acapulco Gold dont il exhala lentement la fumée tandis que Sara posait sur lui un regard sans expression.

— J’ai trouvé la séquence sur Strip City assez intéressante, dit-elle avec une innocence qui ne réussit qu’à le rendre trois fois plus furieux. Mais ce zigoto de la fin…

— Ne me parle pas de ce type, Sara ! Je sais ce que tu vas dire, et ça ne m’intéresse pas ! Je…

— Hé ! Mais je n’allais rien dire du tout ! Qu’est-ce qui t’arrive, Jack ?

Ouais, qu’est-ce qui m’arrive, se dit Barron. Elle essaie d’être gentille avec moi, et je lui saute dessus comme un cinglé paranoïaque. C’est la première fois qu’une mauvaise émission me met dans cet état-là, et pourtant j’en ai fait de pires !

Il se mit à genoux, attira vers le sien le visage de Sara, l’embrassa langue à langue, garda la position un moment pour la forme… Bordel de merde ! pensa-t-il soudain. Je ne sais plus ce que je fais depuis que j’ai appris que quelqu’un a tué Madge Hennering. Quelqu’un… ouais, quelqu’un qui s’appelle Benedict Howards et qui croit qu’il suffit qu’il ait mon nom sur un morceau de papier pour me posséder corps et âme. Et peut-être qu’il n’a pas tort ! Il a liquidé Hennering parce que le crétin avait mis la main sur quelque épouvantable secret de la Fondation qui lui flanquait la trouille et qui flanquait la trouille à Howards, et qu’y a-t-il d’assez terrible pour faire chier Howards dans son calcif ?

Jésus à bicyclette ! Faut-il ne pas avoir les yeux en face des trous ! La seule chose qui faisait peur à Bennie l’autre jour, c’était que je découvre en quoi consistait son traitement pour l’immortalité… C’est ce que Teddy Hennering a dû trouver, et qui lui a coûté la vie ! Et cet enculé de Howards qui me pousse à subir le traitement !

Barron se laissa tomber à nouveau sur le sol et tira une autre bouffée. Et voilà, se dit-il. C’était l’évidence même. Et Howards n’a pas hésité à faire tuer un foutu sénateur rien que pour protéger son secret. Mais… mais alors, pourquoi veut-il me forcer à subir son traitement ? Ça n’a aucun sens du moment qu’il tient tant à ne rien révéler. Pourquoi ? Mais pourquoi ? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce foutu merdier.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Jack ? interrogea Sara. Tu sembles violet. Et ce baiser avait à peu près l’érotisme d’une platée de foies de poulets crus.

— Je ne sais pas ce qu’il y a, Sara (je ne vais pas l’effrayer en lui racontant qu’Howards est un assassin qui n’hésite pas à liquider tous ceux qui le gênent) ; je sens quelque chose dans l’air, c’est tout.

— Tu ne serais pas des fois un peu dépité d’avoir glandouillé inutilement ce soir au lieu de retourner à l’assaut de Howards ? lança-t-elle intuitivement.

— Il y a de ça, murmura Barron, mais sûrement pas pour tes raisons idéalistes de Bébés Bolcheviques. La dérouillée de Howards, c’était de l’excellent show-business, et l’indice de la semaine dernière a été le meilleur depuis trois ans. Après ça c’est difficile de rester à la hauteur. Ce ne sont pas les insanités d’un Woody Kaplan et les incohérences d’un poivrot ahuri qui vont arranger les choses. Et ce n’est pas marrant quand on a joué en première division de se retrouver champion chez les ploucs…

— Tu es sûr que c’est pour cela ? demanda-t-elle doucement, et il comprit soudain où elle voulait en venir.

Bordel, pensa-t-il. Qu’elle me traite encore une fois de baisse-froc, et je ne sais pas ce que…

Le carillon du vidphone se mit à retentir.

Barron se leva lentement, hésitant à répondre. Il avait la désagréable intuition que c’était encore Luke avec ses salades de baisse-froc et d’étendard sanglant des Bébés Bolcheviques et la-victoire-ne-tient-qu’à-nous-pour-peu-qu’on-se-cramponne… finalement, il tendit la main, décrocha l’appareil – et sentit une brusque giclée d’adrénaline arroser son cerveau tandis que l’image noir et blanc familière de Benedict Howards apparaissait sur l’écran du vidphone, les yeux plissés et le regard paranoïaque.

— Cette fois-ci vous allez trop loin, Barron. Laissez tomber, je vous avertis ! fit sa voix menaçante au bord de l’hystérie.

— Laisser… (quoi ? allait dire Barron, mais il se retint, conscient que si quelque chose travaillait Howards, le mieux pour savoir de quoi il retournait était de faire celui qui sait, autrement il va la boucler)… tomber ? Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez, Howards. Il n’y a rien à laisser tomber. (Et Barron enveloppa ces mots d’un sourire sarcastique à sa façon.)

— Assez de jouer au plus fort, Barron. J’en ai marre de vos finasseries. À partir de maintenant vous travaillez pour moi, et ne l’oubliez pas. Sinon…

— Sinon quoi, Bennie ? fit Barron d’une voix à l’accent traînant, sachant très bien d’une part que dans la partie que jouait Howards il n’y avait qu’une seule sorte de « sinon », mais incapable d’autre part de prendre au sérieux ces menaces de cinéma.

— Qu’est-ce que vous croyez pouvoir faire ? J’ai votre nom sur un morceau de papier moi aussi, ne l’oubliez pas. Et Morris et Greene ne demandent que d’accourir à la rescousse au cas où vous sortiriez trop les griffes avec moi. J’ai Bug Jack Barron – et j’ai l’immortalité à ma disposition pour le jour où je choisirai d’exercer mon option. Vous ne pouvez pas légalement me poursuivre pour rupture de contrat, et vous le savez aussi bien que moi. Il serait temps que vous vous mettiez bien dans votre petite tête que Jack Barron n’a jamais appartenu à personne et n’appartiendra jamais à personne… sinon, cela pourrait vous faire mal, Howards. Très mal.

Et Barron vit Benedict Howards (assassin sénatorial immortel au pouvoir de vie et de mort de cinquante milliards de dollars) lutter pour conserver son calme, se forcer à émettre un rictus anémié qui était presque un sourire, et véritablement caner devant lui.

— Écoutez, Barron. Nous ne nous aimons guère, et je vais vous dire pourquoi. Parce que nous nous ressemblons trop. Nous sommes très forts tous les deux, et nous n’avons pas l’habitude de céder le pas à quelqu’un. Nous voulons tout pour nous, et c’est normal. Mais puisque nous ne pouvons pas commander tous les deux, à quoi bon continuer à nous disputer ? C’est idiot, c’est complètement idiot. À longue échéance, ne voyez-vous pas que nos intérêts sont strictement les mêmes ? Considérez les choses de très haut, Barron, du haut d’un million d’années, et vous comprendrez que nous avons exactement la même chose à perdre.

« Laissez-moi vous le prouver, venez avec votre femme au Colorado et je vous rendrai immortels comme moi. Vous verrez alors, chaque fois que vous respirerez, combien nous avons à perdre. Vous serez un autre homme, Barron, vous serez bien plus qu’un homme, croyez-en le seul être qui puisse vous en parler en connaissance de cause. Jack Barron immortel comprendrait tout de suite qu’il est du côté de Benedict Howards immortel – nous contre tous les autres, la vie éternelle contre le cercle noir qui s’estompe, et croyez-moi, c’est la seule chose qui compte, le reste c’est de la merde pour les petits oiseaux.

Il ne plaisante pas, se dit Barron, et peut-être qu’il n’a pas tort. Mais une chose est sûre, il est persuadé, pour une raison à lui, de sortir victorieux d’un tel arrangement… et Ted Hennering a été tué parce qu’il avait découvert le secret du traitement d’immortalité. Il savait qu’il avait le choix : ou se vendre à Bennie et devenir peut-être Président des États-Unis, ou risquer sa peau en disant à Howards d’aller se faire foutre. Et pour qu’un minable comme Hennering ait choisi la deuxième solution… Quoi qu’il en soit, Howards l’a liquidé, et maintenant il veut que je prenne sa place et il pense que le meilleur moyen de m’y amener c’est de me rendre immortel…

— Je préfère attendre encore un peu. Je n’ai pas confiance en vous, Howards. (Il sentit la montée d’adrénaline correspondant à l’odeur du danger, tira une autre bouffée de came, excité à l’idée qu’il jouait à nouveau en première division pour un enjeu mortel, et ajouta tranquillement :) Et je sais en outre une ou deux petites choses que vous ne me soupçonnez pas de savoir. Je ne vous dirai pas lesquelles, je vous laisse deviner tout seul, c’est très bon pour entretenir les méninges.

Il vit la colère et la peur lutter dans le regard de Howards, et sut que le coup avait porté. Il se tourna vers Sara, vit qu’elle le buvait des yeux, mon homme, mon héros, soupentes de Berkeley, rues de Meridian embrasées, se sentit de dix ans plus jeune que le lamentable fiasco de ce soir, se sentit plein d’ardeur et de bonne came et se remémora un passage d’un livre de son enfance (La Terre qui meurt, ou quelque chose comme ça ?) qui résonnait en lui comme un roulement de tambour : « Où que je sois le danger suit mes pas. »

— Je n’ai qu’une chose à vous dire, Barron, répondit Howards dont les yeux avaient maintenant la froideur d’un reptile. Faites passer à nouveau sur les ondes ce cinglé de Franklin, et vous êtes fini. Fini pour de bon. Benedict Howards n’a pas l’habitude de plaisanter.

Franklin ? Cette espèce d’ahuri ? C’est cela qui le travaillait ? Ça n’a aucun sens, qu’est-ce que ce pauvre type a à voir avec Benedict Howards ?

— Vous n’avez pas à me dire ce que je dois mettre ou pas dans mon émission. Je ferai peut-être une autre séquence avec Franklin, cela dépendra du prochain indice d’écoute (si j’ai le courage de regarder après le ratage de tout à l’heure).

— Pour la dernière fois je vous avertis, ne faites plus passer ce Franklin ! hurla Howards.

C’est bien ce que je pensais, se dit Barron. Peut-être qu’après tout je me suis trompé ? Peut-être que la plus terrible de nos émissions contre la Fondation a eu lieu ce soir avec Henry George Franklin ? Cela semble être en tout cas l’avis de Bennie. Mais comment est-ce possible ?

Il sourit d’un air mauvais :

— Vous savez, plus vous me répétez de ne pas le faire et plus je pense que ça ferait une excellente émission la semaine prochaine. Qu’est-ce que vous en dites, Bennie ? Vous et moi et Franklin, et cent millions de téléspectateurs, en train de causer gentiment. (Hé, qu’est-ce qui m’arrive, pourquoi suis-je en train de faire ça ? se dit-il, se rendant compte que son subconscient avait parlé pour lui.)

— Ma patience a des limites, Barron ! Poussez-moi à bout, et vous avez beau être très fort, vous finirez mangé par les petits poissons ! On ne résiste pas à Benedict Howards. Même un…

— Même un sénateur ? suggéra Barron. Même un dénommé Hennering, par exemple ?

Sur l’écran du vidphone, Barron vit pâlir le visage de Howards. Dans le mille ! Quel effet ça te fait de faire guili-guili avec un meurtrier ? Un plaisir incommensurable… Il retourna l’Acapulco Gold qu’il tenait dans sa main. Qui sait ce qu’ils peuvent bien mettre là-dedans de nos jours ?

— Vous…, s’étrangla Howards. Je vous préviens que si jamais je revois ce Franklin à la télévision, vous ne serez plus en état de recevoir des avertissements de personne.

Jack Barron sentit quelque chose s’enclencher en lui. Personne n’a jamais menacé ainsi impunément Jack Barron ! Tu crois que je n’ai jamais craché à la figure de la mort, Bennie ? Tu aurais dû être à Meridian, parmi la foule aux yeux injectés de sang, Luke, Sara et moi et quelques douzaines d’autres contre un millier de Blancs du Sud prêts à nous piétiner. Ils ne me faisaient pas peur, alors, parce que je connais un secret que tu ne connais pas… L’assassinat, c’est le propre des lâches, et tout au fond d’eux-mêmes les assassins le savent. Il suffit de les regarder dans les yeux et de leur montrer qu’on le sait. J’ai lu quelque part qu’il ne fallait jamais fuir devant une bête sauvage. Baisse-froc, peut-être, joyeux fumiste, peut-être, mais Jack Barron n’a jamais fui devant personne !

— Vos menaces, dit-il, sentant les mots émerger de sa gorge comme un bouillonnement de lave fumante, vous pouvez les écrire sur une bouteille de coca-cola et vous en faire un godemiché en verre ! Continuez comme ça, et vous n’aurez plus le loisir de vous préoccuper de votre précieuse existence immortelle tellement vous regretterez le jour où vous êtes né. Savez-vous ce que j’ai l’intention de faire, Bennie ? Je vais prendre l’avion pour le Mississippi et avoir une longue conversation avec Mr Henry George Franklin, et qui sait, après ça peut-être que je ferai deux émissions ou dix ou cent avec lui – et il n’y a pas une seule foutue chose que vous puissiez faire pour m’en empêcher ! J’en ai marre de vous écouter, Howards ! J’en ai marre de vous voir jouer au caïd, parce que vous n’êtes pas un caïd, vous appartenez à l’espèce des créatures qui rampent sous les pierres pourries, vous êtes un lâche et rien de plus, le genre de lâche que je pourrais me payer chaque matin au petit déjeuner, et vous pisserez dans votre froc jusqu’au jour de votre mort même si vous devez vivre un million d’années. Vous me faites suer, Howards. Vous comprenez ce que ça veut dire ? Vous me faites suer, et vous n’avez même pas encore un avant-goût de ce qui vous attend si vous continuez à faire suer Jack Barron.

— Je vous tuerai…

— Allez faire peur aux petits oiseaux, Howards ! Vous aurez peut-être plus de chance avec eux parce que moi, vos menaces ne m’en touchent pas une ! Et j’en ai marre de voir votre sale trogne !

Jack Barron raccrocha. Et se demanda aussitôt dans quel pétrin sa grande gueule venait de le fourrer… et pourquoi.

— C’est pour de bon cette fois-ci ? demanda Sara, les yeux élargis comme des soucoupes.

— Tu parles si c’est pour de bon ! jeta Barron, surpris de voir que sa colère montait encore au lieu de se calmer. J’en ai marre d’entendre cet enculé de la mort me menacer et me traiter comme si j’étais le dernier des larbins. Pour qui se prend-il ? Immortalité ou pas immortalité, cinquante milliards ou pas cinquante milliards, qu’est-ce qui lui permet de croire qu’il peut me dicter ses conditions sur la manière dont j’organise mon émission ou ma vie ? Je ne devrais pas te le dire, mais tu es dans le bain toi aussi, tu as le droit de savoir dans quoi je me lance. J’ai de bonnes raisons de penser que Howards a fait assassiner Ted Hennering parce que le brave sénateur avait essayé de le doubler. Voilà le genre de type que tu es pressée de me voir affronter… tu es bien certaine que tu ne préfères pas avoir dans ton lit un baisse-froc sans histoires ?

— Et toi, as-tu peur de lui ? demanda tranquillement Sara.

Qui sait ? songea Barron. Pour l’instant, une chose est certaine, j’en ai trop gros sur la patate pour avoir peur de quoi que ce soit. Et il sentit le sang affluer dans ses veines et battre derrière ses oreilles la marche héroïque et désespérée de Jack et Sara de Berkeley, et ça faisait du bien, oh, ça faisait du bien comme une érection psychique.

— Non, il ne me fait pas peur. Il déplace beaucoup d’air, c’est sûr, mais ce n’est qu’une lavette. Une lavette de cinquante ans et qui vaut cinquante milliards, mais une lavette quand même. Et on ne verra jamais Jack Barron reculer devant une lavette. Je devrais avoir peur, j’ai peur, même, sans doute, mais une chose est certaine, je n’ai pas l’intention d’agir comme si j’avais la trouille.

— Alors, je n’ai pas peur non plus, dit-elle avec un sourire de petite fille en le serrant contre elle.

Il l’embrassa, leurs langues chaudes, dures, mêlées, et sentit la sève monter en lui. Merde, pensa-t-il, c’est bon de tenir sa femme dans ses bras le soir avant la bataille. Il y a dix mille ans que je n’ai rien éprouvé de semblable.

— Buvons, chantons et ripaillons, lui murmura-t-il à l’oreille, car demain nous mourrons… (Je ne vois pas ce qu’il y a de si rigolo.)

— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? demanda-t-elle en le repoussant à demi pour le taquiner.

— Je vais faire des arpèges sur ton corps vibrant, répondit-il. Mais d’abord, je vais appeler Luke pour lui demander de me trouver Henry George Franklin, et puis je prendrai l’avion pour le Mississippi exactement comme je l’ai annoncé à Howards. Je ne serai absent qu’un jour ou deux, et si on te demande où je suis tu ne sais rien. C’est une affaire privée entre toi et moi et Luke et le vieux Henry George.

— Et Benedict Howards, ajouta Sara. Sois prudent, Jack. Je t’en supplie, sois prudent.

— Je suis content que le salaud soit au courant de mon départ. Comme cela il verra que je ne bluffe pas. Ne t’inquiète pas pour moi, ma poupée. Je ne peux pas être plus en sécurité que dans le fief de Luke. Je suis censé être le « Caucasien Noir », là-bas, d’après ce qu’on m’a dit. J’éviterai les ruelles obscures. Mais Bennie ne tentera rien contre un invité du gouverneur.

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