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Ce soir tu t’es surpassé, Vince, Rital de mon cœur, pensa Jack Barron en voyant son image sur le moniteur géant du studio de télévision laisser place au dernier modèle de chez Chevrolet.

Aussitôt l’antenne rendue, il se dressa au bord de son fauteuil, enfonçant le bouton de l’interphone sur son vidphone n°1.

— On lâche les fauves ce soir, hein, paisan ? Derrière l’épaisse paroi vitrée de la cabine de contrôle, il vit le sourire tranquille et cynique de Vince Gelardi, dont la voix emplit le petit studio :

— Tu veux voir Bennie Howards sur la sellette ?

— Et qui d’autre crois-tu ? répondit Barron en se rejetant en arrière. Tu prendras Teddy Hennering comme numéro deux, avec Luke Greene dans le coin peinard.

Il coupa l’interphone, jeta un coup d’œil à la grille convexe du téléguide qui indiquait « 60 secondes », et concentra son attention pendant le bref instant de pause.

Ce gros futé de Vince lui avait mis ce soir une drôle de patate entre les mains (mais à l’occasion même une patate peut vous brûler les pattes). Chaque semaine avait son contingent d’appels dans le genre ethnico-larmoyant, et la plupart ne passaient probablement pas le cap de la première standardiste de service. Mais rapprochez le dernier sujet de mécontentement à la mode (la Fondation cette fois-ci) du débat sur l’Hibernation en préparation au Capitole, et vous avez un problème explosif sur les bras (… si tu es blanc tu vis éternellement… Je me demande si c’est Malcolm Shabazz et compagnie qui répandent cela ?). Trop explosif même, à mon goût, avec les deux types à Howards en place à la F.C.C. J’aurais intérêt à ne pas faire trop de vagues dans ce secteur et Vince devrait le savoir, il est payé pour ça et ce n’est pas pour autre chose que je l’ai mis à la tête de la régie.

Et puis merde, se dit Barron tandis que le téléguide indiquait « 30 secondes », Vince y a sûrement pensé, mais il faut lui rendre justice, il a vu plus loin que le bout de son nez et s’est rendu compte que ça ne pouvait pas embêter Howards, parce que la Fondation ne refuserait jamais de congeler un Noir s’il disposait de 50 000 dollars en argent liquide (liquide, c’est là la clé, pas une vieille maison croulante des camions déglingués – mais des obligations titres négociables pouvoir négociable). La Fondation a déjà assez de mal avec les républicains, la C.J.C., Malcolm Shabazz et compagnie, pour s’attirer encore des emmerdements sur le plan racial. La Fondation ne connaît qu’une couleur : celle de l’argent. Howards a beau être cinglé, il ne l’est tout de même pas à ce point. Ouais, Vince a vu ça tout de suite, Rufus W. Johnson monté à bloc, le reste du pays la langue pendante, conditionné par le prochain débat au Congrès, excellent show-business sans danger à l’usage des foules, même Howards y trouve son compte avec la publicité gratuite que ça lui fait. Et Barron vit les quarante minutes à venir, vit Howards sur la sellette, bronchant sous les coups, assez pour faire des vagues mais pas pour déchaîner la tempête parce que sous l’angle racial (et c’est bien le seul) la Fondation n’a rien à se reprocher. Chacun marque des points. Howards place ses salades sur la Fondation, et les Masses sacro-saintes placent Jack Barron au pinacle de la profession des amuseurs, votre serviteur est sacré champion à l’issue d’un combat bidon où personne n’a été touché assez dur pour avoir réellement envie de mordre. On ne peut pas dire, le vieux Vince connaît son affaire !

Des lettres se formèrent sur l’écran du téléguide : « Liaison établie Complexe Rocheuses », puis « Greene en ligne, Teddy H ? » suivi aussitôt de « Début d’émission ». Et Barron vit son propre visage et ses épaules sur le grand moniteur au-dessus du téléguide, vit l’image de Rufus W. Johnson gris sur gris dans le quadrant inférieur gauche du moniteur et sur l’écran du vidphone n°1 ; visage de secrétaire pincée, à la bouche en cul de poule, beau morceau, sur écran du vidphone n°2, et en avant pour le départ du Grand prix, se dit Jack Barron.

— Eh bien, monsieur Johnson (pauvre conard), fait Jack Barron. Nous voici de nouveau sur les ondes, vous êtes en ce moment en ligne avec Jack Barron et avec cent millions de téléspectateurs à travers les États-Unis tout entiers, en liaison directe également avec le quartier général de la Fondation pour l’immortalité humaine, le Complexe d’Hibernation des montagnes Rocheuses qui se trouve situé quelque part dans les environs de Boulder, Colorado. Et nous allons savoir dans quelques instants en direct si oui ou non la Fondation pratique la ségrégation dans l’au-delà en le demandant sans détours à la personne intéressée, le Président-directeur général de la Fondation pour l’immortalité humaine, le Conservateur de sépultures en chef, notre ami à tous, Benedict Howards.

Barron prit la communication sur son vidphone n°2, vit l’image de la secrétaire à la bouche en cul de poule (mmm… ces lèvres) apparaître au-dessous de lui (juste la position idéale) dans le quadrant inférieur du moniteur, lui fit un sourire traîtreusement séducteur (œil d’acier dans un gant de velours) et dit :

— Ici Jack Barron qui voudrait parler à Mr Benedict Howards. Cent millions d’Américains sont ravis de contempler en ce moment votre ravissant minois, ma beauté, mais c’est surtout celui de Bennie Howards qu’ils voudraient voir sur l’écran. Alors passez-moi le patron. (Il haussa les épaules avec un sourire :) Pour ce qui est du reste, ma jolie, vous pouvez laisser votre numéro strictement personnel à mon régisseur, Vince Gelardi. (Après tout, qui sait ?)

La secrétaire accueillit son sourire avec des yeux aussi ronds qu’un lémurien, puis répondit de sa voix la plus professionnelle :

— Mr Howards vole en ce moment à bord d’un avion privé vers le Canada où il prendra quelques jours de vacances. Il ne peut être joint par aucun moyen. Désirez-vous parler à notre Directeur financier, Mr De Silva ? Ou bien…

— Ici Jack Barron, de l’émission Bug Jack Barron, qui demande à parler à Benedict Howards, l’interrompit Barron. (Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?) Pour le cas où vous n’auriez pas de poste de télévision chez vous, je vous signale que je suis en ligne avec Mr Rufus W. Johnson qui a sérieusement à se plaindre de la Fondation, que nous sommes très embêtés, cent millions d’Américains et moi, et que nous voulons parler à Bennie Howards, pas à un de ses sous-fifres. Aussi je suggère que vous bougiez ce qui fait le fondement admirable et incontesté de votre personne et que vous nous mettiez sans tarder en communication avec votre patron, ou je vais être forcé pour tâcher de faire la lumière sur l’accusation lancée par Mr Johnson de m’adresser à des gens qui n’ont pas forcément les mêmes vues sur certains problèmes que la Fondation pour l’immortalité humaine. C’est pigé, mignonne ?

— Je regrette, monsieur Barron, mais Mr Howards se trouve en ce moment à plusieurs centaines de kilomètres du plus proche vidphone. Mr De Silva, le Dr Bruce ou Mr Yarborough sont parfaitement au courant de tout ce qui concerne la Fondation et répondront volontiers aux questions que vous leur poserez.

Elle fait son petit numéro, se dit Barron. Elle se fiche pas mal de savoir par quel bout me prendre (je lui ferais bien une démonstration). Elle récite tout bonnement les instructions de Howards. L’enfoiré, je vais lui montrer à quoi on s’expose en se dérobant à Jack Barron. Ça lui servira de leçon. Et instantanément, le reste de l’émission s’imposa à lui : d’abord, asticoter le porte-coton de Bennie Howards (il n’y en a pas deux comme ce Yarborough pour mettre les pieds dans le plat quand il faut) ; puis commercial n°2 ; puis quelques passes avec Luke, commercial n°3, et enfin dix minutes avec Ted Hennering pour relâcher un peu la tension et au revoir tout le monde allez vous faire foutre.

— D’accord, répondit Barron avec un sourire en coin. S’il est impossible de faire autrement, nous jouerons le jeu de Bennie. Passez-moi John Yarborough.

Il croisa les jambes, pour donner l’ordre à Gelardi de couper sur le moniteur l’image de la secrétaire, et quand il eut actionné à deux reprises la pédale sous son pied gauche l’écran se partagea verticalement en deux, Johnson d’un côté et lui de l’autre. Il sourit méchamment à la caméra, faisant délibérément monter la pression dans ses artères.

— J’espère au moins, reprit-il, qu’il fera de bonnes prises au bord de son lac et je suis sûr que nos amis téléspectateurs souhaitent de tout cœur avec moi que Mr Benedict Howards, trop occupé pour venir nous parler, ait beaucoup, beaucoup de chance, car là-bas il va en avoir besoin, n’est-ce pas ?

Le téléguide annonça : « Liaison établie avec Luke, Teddy. » On va voir, se dit Barron. Je montrerai à Mr Benedict Howards qu’on ne se fiche pas impunément de Jack Barron. Et ce soir ils vont en avoir pour leur argent.

— Eh bien, monsieur Johnson, dit-il, nous aussi nous allons à la chasse. Libre à Mr Howards de traquer l’orignal s’il le veut, nous c’est la vérité que nous allons traquer.

— Qui est ce Mr Yarborough ? demanda Rufus W. Johnson.

— John Yarborough est le chef des Relations publiques de la Fondation. Le public c’est nous, et nous n’allons pas tarder à savoir sur quel pied nos relations vont s’établir.

Sur l’écran n°2 de Barron apparut un homme au teint bistre et au crâne dégarni. Barron actionna sa pédale, et le côté gauche du moniteur se partagea aussitôt entre Johnson (en haut) et Yarborough (en bas) tandis que Jack Barron soi-même, deux fois leur taille en couleurs vivantes, les dominait sur le côté droit.

— Et voici à présent Mr John Yarborough, poursuivit Barron. Monsieur Yarborough, j’aimerais vous présenter Mr Rufus W. Johnson. Mr Johnson, comme vous pouvez le constater, est un Noir. Il y a quelques instants, il a déclaré publiquement que la Fondation lui a refusé un contrat d’Hibernation (mollo pour commencer, Jack, baby). Monsieur Yarborough, cent millions d’Américains voudraient connaître la vérité. Est-il exact que la Fondation pour l’immortalité humaine, qui de par sa charte publique jouit d’une exonération fiscale, a refusé son droit à l’immortalité à un citoyen américain simplement parce que ce citoyen se trouve avoir la peau noire ? (Est-ce que vous battez toujours votre femme, monsieur Yarborough ?)

— Je suis sûr qu’il y a là un malentendu que nous pourrons aisément dissiper, répondit doucement Yarborough. Comme vous le savez…

— Je ne sais rien du tout, monsieur Yarborough, trancha Barron. Rien d’autre que ce qu’on me dit. Je ne fais pas davantage confiance au bla-bla-bla de la télévision. Ce que je sais, toutefois, et cent millions d’Américains l’ont entendu comme moi, c’est ce que nous a dit Mr Johnson. Monsieur Johnson, avez-vous sollicité un contrat d’Hibernation ?

— Oui, Jack.

— Avez-vous accepté de transférer votre capital à la Fondation le jour de votre mort clinique ?

— Oui.

— Ce capital excédait-il 50 000 dollars ?

— Largement soixante ou soixante-dix mille.

— Et a-t-on opposé un refus à votre demande, monsieur Johnson ?

— Sûr et certain.

Barron marqua une pause, fit un sourire grimaçant et pencha la tête en avant pour capter dans ses yeux les reflets inquiétants du fond noir sur la tablette blanche.

— Et il est facile de constater que vous êtes un Noir, n’est-ce pas, monsieur Johnson ? Monsieur Yarborough, vous disiez tout à l’heure quelque chose à propos d’un malentendu qui pourra être dissipé facilement ? Supposons que vous expliquiez au public la raison pour laquelle Mr Johnson s’est vu refuser un contrat d’Hibernation ?

À toi de te dépêtrer de là mon bonhomme, pensa Barron en appuyant sur la pédale à trois reprises pour demander un commercial dans trois minutes (juste le temps de l’enfoncer encore un peu).

— Mais c’est extrêmement simple, répondit d’une voix posée Yarborough, que Gelardi venait de mettre au banc des accusés en l’écrasant visuellement par l’image en couleurs de Barron (sur fond noir aux ombres changeantes) qui envahissait maintenant les trois quarts restants de l’écran.

« À longue échéance, le but fondamental de la Fondation est de financer les recherches qui doivent aboutir à l’immortalité pour tous les hommes. Cela demande beaucoup d’argent. Plus notre budget de recherches est élevé, plus vite nous trouverons la solution. Or la Fondation pour l’immortalité humaine ne tire son capital que d’une seule et unique source : son programme d’Hibernation. Il consiste à congeler les corps d’un nombre limité d’Américains et à les conserver dans de l’hélium liquide après leur mort clinique jusqu’au jour où les recherches scientifiques, effectuées par la Fondation naturellement, nous apporteront la réponse aux…

— Bah, nous avons déjà entendu tout ce baratin, s’écria Rufus W. Johnson (toujours absent de l’écran). Vous mettez dans la glace les types qui ont du fric – et la peau blanche – et vous utilisez leur capital et tout ce qu’ils ont comme vous voulez jusqu’au jour où ils ressuscitent, et qui n’est pas du tout garanti. Mais c’est régulier. Je veux dire que de toute façon vous ne pouvez pas emporter votre fric avec vous, alors autant courir le risque, tout ce que vous avez à perdre c’est un enterrement de première classe. (Barron, le visage toujours attentif et sombre, laisse continuer la voix invisible et attend son moment.) Bon, tout ça c’est très bien, vous avez quelque chose à vendre et Rufus W. Johnson achète. Seulement vous ne vendez pas à un Nè…

— Attention, monsieur Johnson ! prévint Barron, et Vince avec un bel ensemble lui coupa le son tandis que le téléguide indiquait : « 2 minutes ». Voyez-vous, monsieur Yarborough, Mr Johnson est excédé, et il a des raisons pour cela. Sa maison a coûté 15 000 dollars, il en a 5 000 à la banque et ses camions valent plus de 50 000 dollars. On n’a pas besoin d’être Einstein pour calculer que 50 000 plus 20 000 cela fait plus de 50 000 dollars. N’est-il pas exact que le minimum à céder à la Fondation au moment de la mort clinique en échange d’un contrat d’Hibernation s’élève à 50 000 dollars ?

— C’est exact, monsieur Barron. Mais voyez-vous, les 50 000 dollars doivent être versés en argent liquide…

— Contentez-vous de répondre à ma question pour l’instant, coupa bruyamment Barron. (Ne pas le laisser s’expliquer, pensa-t-il. Lui maintenir la tête dans l’eau. Il remarqua que Vince avait accordé les trois quarts de l’écran à l’image gris sur gris de Yarborough, pâle et irréel Goliath opposé à David en couleurs réelles.) Tout cela, reprit-il, me paraît très simple. Pour n’importe quel Américain, le prix d’un contrat d’Hibernation s’élève à 50 000 dollars. Mr Johnson vous a proposé son avoir total, qui dépasse 50 000 dollars. Mr Johnson est un citoyen américain. Mr Johnson s’est vu refuser un contrat d’Hibernation. Mr Johnson est un Noir. Quelle déduction feront les téléspectateurs ? Les faits parlent d’eux-mêmes.

— Mais ça n’a rien à voir avec des considérations raciales ! glapit Yarborough, et Barron fit mine de froncer les sourcils tout en souriant intérieurement d’avoir réussi à le faire sortir de ses gonds. Ces 50 000 dollars, continua le chef des Relations publiques, doivent constituer un avoir liquide : espèces, valeurs ou titres négociables. N’importe quel citoyen, quelle que soit sa race, capable de payer 50 000 dollars en argent liquide…

Barron croisa les jambes pour donner le signal de couper la parole à Yarborough, tandis que le téléguide annonçait : « 60 secondes ».

— Seulement, enchaîna-t-il, c’est à la Fondation que revient le soin d’évaluer le degré de « liquidité » d’un avoir. C’est pratique comme ça, vous ne trouvez pas ? Lorsque la Fondation n’a pas envie de congeler quelqu’un, elle n’a plus qu’à lui dire, sans vouloir faire de jeu de mots, que son avoir est « gelé ». Je serais curieux de savoir, et les téléspectateurs aussi je suppose, combien de Noirs ont un avoir gelé et combien un corps congelé. Et peut-être pourrons-nous demander son avis à un homme qui a quelques réserves à faire au sujet du projet de loi présenté devant le Congrès pour accorder le monopole de la cryogénie humaine à cet organisme à l’humeur… capricieuse qui se nomme la Fondation pour l’immortalité humaine. Et cet homme, c’est le gouverneur C.J.S. du Mississippi, Lukas Greene en personne. Aussi, restez devant votre poste, vous tous, et vous aussi, monsieur Johnson, car nous allons parler au gouverneur de votre État dès que notre sponsor aura eu l’occasion d’essayer de… dégeler votre portefeuille.

J’espère que tu n’as pas raté ça, Howards, conard de mon cœur, pensa Jack Barron pendant qu’on passait le commercial. Tu vas voir ce qu’il en coûte de couillonner Jack Barron ! Il appuya sur la touche de l’interphone et demanda à Gelardi :

— Passe-moi Luke, je voudrais lui dire un mot en privé.

— Hé, big boss, fit aussitôt Lukas Greene, un œil sur le commercial d’Acapulco Golds, l’autre sur l’écran de vidphone qu’occupait l’image de Jack Barron. Ça ne te suffit pas avec Bennie Howards ? Il te faut aussi la peau de nous autres Croisés pour la Justice Sociale ? Pou’quoi pe’sécuter un pauv’Nèg’ qui n’a rien fait à personne ?

— T’excite pas, Lothar. Ce soir c’est la fête à la Fondation. Toi et moi on marche ensemble. Tu saisis ?

Bonne nouvelle, pensa Greene, si tant est qu’on puisse faire confiance à Jack. Mais qu’est-ce que c’est que toute cette esbroufe raciale autour de la Fondation ?

— Je vois, répondit-il. Mais tu sais aussi bien que moi que Bennie signerait un contrat au grand Wang lui-même pourvu qu’il aligne le fric. À plus forte raison à un pauvre minable. Alors pourquoi le couteau entre les dents ? Tu reviens à la C.J.S., Claude ?

— Ne te fais pas trop d’illusions. Je veux juste montrer à Howards, ce qui arrive à un gros bonnet qui répond pas là quand Jack Barron le demande. Observe et prends-en de la graine, Amos, au cas où il t’arriverait de vouloir t’absenter de devant ton vidphone un mercredi soir. Mais trêve de plaisanterie ; ça va bientôt être à nous.

Sacrée vieille fripouille, pensa Greene tandis que Barron faisait les présentations. (« … gouverneur du Mississippi et aussi l’un des principaux chefs de file à l’échelon national de la Coalition pour la Justice Sociale… ») Il vendrait père et mère pour augmenter sa cote de trois points. Howards pourrait manger tout crus des bébés à son petit déjeuner, il ne lèverait pas le petit doigt, pas folle la guêpe pour aller s’y frotter. Mais qu’il ne décroche pas son damné vidphone, et voilà Jack tout feu tout flammes sur le sentier de la guerre. (« … de vos administrés a accusé… ») O.K., Jack, ce soir on joue ton jeu, toi et moi on s’envoie Bennie Howards, on flanque peut-être par terre le projet de loi d’utilité publique, et qu’importe si Jack a des raisons à la con.

— … et il est de notoriété publique, Gouverneur Greene, disait Jack, que la Fondation s’est vu refuser le droit de construire un complexe d’Hibernation sur le territoire du Mississippi. Pour quelle raison ? La C.J.S. soupçonnerait-elle la Fondation de pratiquer, comme l’affirme Mr Johnson, la discrimination à l’égard des Noirs ?

Eh bien, c’est parti, pensa Greene. Voyons combien de boniment en faveur de la C.J.S. il me laisse placer avant de m’arrêter.

— Laissons de côté pour l’instant la question raciale, monsieur Barron, fit-il en remarquant que Jack concédait généreusement la moitié noir et blanc de l’écran à son visage noir au profil anguleux et net. Nous n’autoriserions pas la Fondation à construire un complexe d’Hibernation dans le Mississippi même si Mr Howards et tous ses employés jusqu’au dernier étaient noirs comme le proverbial as de pique. La Coalition pour la Justice Sociale défend fermement le principe d’une politique d’Hibernation publique et gratuite. Nous soutenons qu’aucun individu, aucune corporation ou fondation soi-disant sans but lucratif ne doit avoir le droit de décider qui pourra vivre une seconde fois et qui ne le pourra pas. Nous soutenons que tous les centres d’Hibernation doivent appartenir à l’État et être financés par l’État, et que les bénéficiaires du traitement doivent être désignés par tirage au sort. Nous soutenons…

— Votre position en faveur de l’Hibernation publique n’est que trop connue, interrompit sèchement Barron, et sur son écran de télévision Greene se vit relégué dans le quadrant inférieur gauche (aimable rappel du vieux pote de Berkeley que c’était toujours lui qui menait cette barque).

« Ce qui fait suer Mr Johnson, ce qui nous fait suer ce soir, cent millions de téléspectateurs et moi, ce n’est pas le problème théorique de l’Hibernation publique opposée à l’Hibernation privée mais la question pratique suivante : « Est-ce que la Fondation fait une politique de discrimination raciale à l’encontre des Noirs ? Est-ce que Benedict Howards abuse de son pouvoir économique et social ?

On ne pourra pas dire que je n’ai pas essayé, pensa Greene.

— Mais c’est bien ce à quoi je voulais en venir, monsieur Barron, fit-il en jouant au monsieur susceptible. Lorsqu’une société privée arrive à disposer de l’énorme pouvoir que détient la Fondation pour l’immortalité humaine, des abus d’un genre ou d’un autre deviennent inévitables. Que la Fondation réussisse à faire passer le projet de loi au Congrès, que le Président accorde sa signature, et son pouvoir de vie et de mort sera légalisé, aura l’appui du Gouvernement fédéral, et à ce stade la Fondation sera en mesure de faire de la discrimination à l’égard des Noirs, mais aussi des Républicains, des… Caucasiens, ou de quiconque refusera d’entrer dans le jeu de Howards. C’est pour cette raison que…

— De grâce, Gouverneur Greene, fit Jack Barron en affectant une grimace désabusée. Nous sommes tous du côté des anges. Mais vous connaissez aussi bien que moi la loi sur la répartition du temps de parole, et il est interdit d’utiliser cette émission à des fins de propagande politique. (Avec un petit sourire qui disait : pour l’amour du ciel, Luke, il continua :) Je n’ai pas envie d’abîmer cette sportjac dernier cri en perdant mon job et en allant creuser des fossés au bord de la route. La question, c’est : Est-ce que la Fondation pratique actuellement la discrimination contre les Noirs ?

Cette fois-ci, ça y est, pensa Greene. Si je veux marquer des points sur Howards, je n’ai plus qu’à le faire passer pour un méchant wallaciste en enfourchant le dada de Jack de ce soir, mais nous savons tous les deux que Howards n’est pas cinglé à ce point. Cependant, les cent millions d’électeurs dont il se gargarise à tout bout de champ ne le savent pas forcément, et ils peuvent peut-être déplacer assez d’air pour convaincre suffisamment de membres du Congrès de voter autrement et de démolir le projet de loi, aussi, Bennie Howards, te voilà promu méchant blanc grand persécuteur des Nègres pour le reste de la soirée, tu m’en vois désolé, boss.

— Le fait est, répliqua-t-il, que d’après les statistiques, si les Noirs constituent environ vingt pour cent de la population, moins de deux pour cent des corps conservés dans les centres d’Hibernation de la Fondation appartiennent à des personnes de couleur.

— Et la Fondation n’a jamais expliqué cette disproportion ? demanda Jack en lui redonnant la moitié de l’écran pour être entré dans son jeu.

Tu connais aussi bien que moi la raison, demi-teinte de mon cœur, pensa Greene. Combien d’entre nous dans ce foutu pays sont capables d’aligner cinquante mille billets ? La Fondation ne fait pas plus de discrimination que les autres. Un Noir mort n’est pas traité différemment d’un Noir vivant… « Si tu es blanc, tu vis éternellement ; si tu es noir, quand tu t’en vas plus d’espoir. » Bien que ce soit Malcolm qui a lancé cela, il n’en reste pas moins que c’est un cri du cœur, vieux Jack. La Fondation a les mains plus propres que les syndicats, les caciques et autres piliers du big business. La seule couleur qui importe à Howards, c’est la couleur verte de l’argent – mais si c’est la seule façon de l’atteindre…

— Pas à ma connaissance, répondit-il. C’est-à-dire, quelle explication pourrait-elle fournir alors que les chiffres sont là noir sur blanc (il sourit piteusement)… pardonnez-moi. Même s’il n’y a pas consciemment de préjugé de race, la Fondation, de par sa nature même, est obligée, en fait, d’appliquer une discrimination parce que personne n’ignore que nous vivons dans un pays où le revenu moyen d’un Noir équivaut approximativement à la moitié du revenu moyen d’un Blanc. Par sa seule existence, la Fondation aide à perpétuer la position d’infériorité du Noir au-delà même de la tombe. En fait, le jour viendra, par la force des choses, où les cimetières seront l’apanage des Noirs, au même titre que les cheveux crépus.

« Je n’accuse aucun homme en particulier. Mais j’accuse la société. Et à l’intérieur de la société la Fondation joue un rôle de poids. Si Howards n’assume pas les responsabilités sociales qui accompagnent toujours la détention d’une certaine quantité de pouvoir, eh bien, j’appelle cela une dérobade. Et nous savons tous les deux, monsieur Barron (ébauche d’un sourire doux-amer à l’adresse de Jack Barron), que quelqu’un qui refuse ses responsabilités est tout aussi coupable que les partisans de Wallace ou de Withers que son indifférence irresponsable contribue à faire naître. (Deux points contre Howards, pensa Greene, et deux points contre toi aussi, Jack).

Il savait ce que signifiait le petit sourire de Jack. Et comme il s’y attendait, il vit que son propre visage occupait maintenant les trois quarts de l’écran. Voir Luke Greene, mais entendre les mots de Jack Barron. Le coup était classique. Sacré Jack Barron, le plus grand baisse-froc jamais sorti de Berkeley, si ton art s’exerçait pour une cause qui compte !

— Donc, ce que vous nous dites en substance, Gouverneur Greene, commença Jack en se penchant en avant (comme pour dire, pensa Greene, emballez-c’est-pesé résumons-nous voilà le commercial qui arrive), c’est que la nature même de la Fondation pour l’immortalité humaine la conduit à pratiquer de facto une politique de discrimination raciale, que cette politique reflète le point de vue officiel de la Fondation ou pas. Est-ce exact ? Vous nous dites que quelle que soit la raison pour laquelle Mr Johnson s’est vu refuser un contrat d’Hibernation, que ce soit à cause de la couleur de sa peau ou de l’insuffisance de son capital par rapport aux critères de la Fondation, ces critères financiers ont été de toute façon établis arbitrairement par Mr Benedict Howards lui-même et constituent en fait une forme indirecte de discrimination raciale. Vous nous dites…

— C’est parfaitement exact ! intervint bruyamment Lukas Greene. (Tu auras peut-être le dernier mot, Jack, baby, mais tu ne le mettras pas dans la bouche de ton frère de couleur !) Jusqu’à présent du moins. (Et Jack, prudent, attendant de voir venir le vent, me relègue au coin inférieur gauche mais me laisse parler doit avoir un cerveau supplémentaire à la place des couilles). Mais il n’y a pas que la discrimination à l’égard des Noirs. L’existence d’une compagnie d’Hibernation privée aux services hors de prix est une marque de discrimination à l’égard non seulement des Noirs mais des Blancs, des pauvres, des indigents, des six millions de chômeurs et des vingt millions d’Américains sous-employés. Elle donne un prix en dollars à l’immortalité, à la vie humaine, comme si saint Pierre décidait tout à coup de lever un péage devant les portes de son paradis. Qui peut s’octroyer le droit de dire : Untel, vous aurez la vie éternelle. Mais Untel, qui êtes pauvre, quand vous mourrez, vous ne reviendrez pas. Chaque citoyen américain…

Abruptement, Greene s’aperçut que son visage et sa voix n’étaient plus retransmis. Sur l’écran de télévision s’étalait maintenant en gros plan le visage de Jack Barron à l’œil rusé et à la lippe résolue. (Bah, pensa Greene, on ne peut pas dire que je n’ai pas essayé.)

— Merci, Gouverneur Greene, était en train de dire Barron. Nous savons maintenant quel est votre problème. Vous nous avez donné ample matière à réflexion. Et il est temps maintenant de redonner la parole à ceux qui font bouillir la marmite. Mais restez à vos postes de télévision, citoyens, car dans quelques minutes nous allons entendre un autre son de cloche… avec le sénateur Theodore Hennering, coauteur du Projet d’utilité publique Hennering-Bernstein, qui passe pour être d’avis que la Fondation pour l’immortalité humaine est ce qui se fait de mieux dans le genre, et qui préconise l’octroi à cette même Fondation d’un monopole légal. Nous essaierons de voir quel pain mange ce bon sénateur juste après ce petit mot de notre annonceur.

Hé, pensa Greene avec excitation tandis qu’on passait un commercial pour Chevrolet. S’il arrive à coincer Hennering sur le projet de loi, ça pourrait commencer à devenir intéressant ! Jack est capable de mettre en charpie Henny l’optimiste si tel est son bon plaisir, et de gagner dix voix au Sénat et même trente à la Chambre des représentants, et le projet de loi est cuit.

— Qu’est-ce que tu crois être en train de faire, Luke ? fit l’image de Jack Barron sur l’écran de son vidphone. Me brûler auprès de la F.C.C. ? Howards a deux délégués dans sa poche, tu le sais aussi bien que moi.

— J’essaie de démolir le projet de loi sur l’Hibernation, et ça tu le sais aussi, Percy, lui dit Greene. C’est toi qui as décidé de te payer Howards, tu te souviens ? Et tu peux le faire, Jack. Tu peux foutre en l’air leur projet de loi maintenant en achevant Teddy Hennering. Cloue-le au mur, vieux, et ajoute quelques flèches empoisonnées pour ton copain Luke.

— Que je le cloue au mur ? hurla Jack Barron. Tu débloques, Rastus ! Je veux bien faire saigner Howards, lui donner une leçon, mais de là à lui enfoncer le couteau dans les tripes… Il peut me faire la peau quand il veut, Benedict Howards, si je force un peu trop la dose. Je vais faire guili-guili avec Hennering, le laisser marquer quelques points pour la Fondation, ou je vais me retrouver jusqu’au cou dans la politique. Mieux vaut attraper la vérole que ça !

— Tu ne te rappelles jamais ce que tu étais, Jack ? soupira Greene.

— Si, chaque fois que j’ai l’estomac qui gargouille.

— C’est ou l’un ou l’autre, hein, Jack ? Avant, tu avais les couilles mais pas le pouvoir. Maintenant, tu as le pouvoir et pas…

— Va te gratter, Luke, fit Jack Barron. Tu t’es fait ta petite planque là-bas en pays nègre, laisse-moi conserver la mienne.

— Va te faire foutre toi-même, Jack.

Et Greene coupa la communication. Qu’était devenu leur grand Jack Barron de l’époque bénie de Jack et Sara, Jack Barron de Berkeley Montgomery Meridian brandissant des pancartes et des banderoles, Caucasien engagé défenseur des Noirs ?

Greene soupira. Il savait ce qui lui était arrivé – ce qui arrivait à tous les Galahads et autres Bébés Bolcheviques fonçant dans la nuit noire en disant plus de guerre j’aime les Nègres j’aime la paix je n’ai rien je n’ai besoin de rien j’aime la vérité et la beauté. Les années étaient passées par là, la faim était passée par là, et Lyndon, et un jour ils avaient eu trente ans, fini les gamineries, prenons la part qui nous revient, chacun se démerde et bonsoir tout le monde.

Jack avait eu Bug Jack Barron (et perdu Sara par la même occasion, Sara qui n’avait pas pu tout lâcher, Sara au bon cœur, à la fesse généreuse, relique vivante des temps passés pour nous envolés), et toi, Nègre blanchi, tu as ce job à Evers, Mississippi. Ce que tu peux être con de penser que quelqu’un pourrait ramener tout cela, la jeunesse la vérité l’époque heureuse où on disait merde à tout le monde où nous savions que nous pourrions y arriver si on nous donnait le pouvoir. Le pouvoir nous l’avons aujourd’hui, je l’ai, Jack l’a, mais pour l’avoir nous l’avons payé de nos couilles, c’est tout.

Qui es-tu pour demander à Jack de jouer au boy-scout et de risquer tout ce qu’il a pour permettre un rêve impossible ? Le ferais-tu, hein ? À sa place, le ferais-tu ?

Je le ferais si je pouvais, pensa Lukas Greene, si j’étais blanc et si j’avais une chance. Et, par masochisme, il laissa la télévision allumée et s’installa pour regarder, en espérant quand même, l’homme qui aurait une chance à condition qu’il veuille, l’homme qui allait dans un moment baisser froc devant le porte-coton d’Howards, le vieux Jack Barron soi-même.

Baisse-froc, hein, Rastus ? pensa Jack Barron en attendant la fin du commercial. Tu aimerais bien me faire bouffer tout cru ce pauvre couillon de Hennering, ça ferait bien ton jeu. Que Howard se paye mon scalp tu t’en fous pourvu que crève le projet de loi, même si parmi les pertes accessoires il y a la foutue carrière de Jack Barron le donneur de coups de pied au cul. Ou vas-tu nous faire croire que tu rêves vraiment d’attaques en piqué, de kamikaze, vive la vérité, la justice, les beaux jours envolés de Berkeley, et tant pis pour les retombées ? Raté dans les deux cas, Lothar. Et il n’est pas né celui qui tendra le couteau à Jack Barron pour qu’il se fasse hara-kiri avec. Il y a bien des années que j’ai payé mon dû. Je ne me bats plus contre les moulins à vent.

Le commercial se termina et sur la moitié de l’écran à la gauche de Jack Barron apparut le visage un peu trop fringant, un peu trop quinquagénaire, un peu trop 1935-Franklin D. Roosevelt du sénateur Théodore Hennering (Démocrate, Illinois). Et dire que ce constipé a des vues sur la Maison-Blanche, pensa Barron. Teddy le Prétendant et ses acolytes n’en feront qu’une bouchée… Mollo en ce qui te concerne, Jack, baby.

— Puis-je oser espérer, Sénateur Hennering, que vous avez suivi l’émission de ce soir ? commença Jack Barron avec un petit sourire de fausse modestie.

— Euh… certainement, monsieur Barron. C’était… très intéressant. Tout à fait… euh… passionnant, bredouilla Hennering de sa voix saccharinée.

Mince alors, se dit Barron, va falloir que je lui souffle aussi ses répliques à celui-là ? Il a l’air d’un gamin qui vient de chiper des confitures et qui a peur de se faire attraper.

— Dans ce cas, Sénateur Hennering, je suppose qu’après ce que vient de nous déclarer le gouverneur Greene, vous aimeriez fournir quelques explications au peuple américain en tant que coauteur du Projet de loi visant à accorder le monopole de l’Hibernation à la Fondation pour l’immortalité humaine ? Le gouverneur Greene et Mr Johnson ont formulé en effet à rencontre de la Fondation quelques accusations précises… et…

— Je… euh… ne suis pas habilité à parler au nom de la Fondation, fit Hennering, dont le regard se dérobait de façon inhabituelle. Je dirai toutefois que je ne pense pas que la Fondation pratique la discrimination raciale. Ma… position à l’égard des… euh… Droits Civiques parle suffisamment pour moi, je pense, et je me… désolidariserais sur-le-champ de quiconque euh… préconiserait ou appliquerait une politique euh… raciale.

Ce vieux schnoque a l’air d’avoir le trouillomètre à zéro, se dit Barron. Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? Il vit que Gelardi avait déjà eu la bonne idée de réduire à un quart d’écran le visage maintenant blafard de Hennering. Je pourrais l’achever maintenant, et le donner en pâture aux petits poissons. Mais mollo, baby, Howards a déjà assez de couteaux plantés dans le dos.

— Vous avez pourtant déposé au Congrès un projet de loi d’utilité publique en faveur de la Fondation ? demanda Barron en s’efforçant d’adoucir sa voix. Soutenez-vous toujours ce projet ? Pensez-vous qu’il a des chances d’être adopté ?

— Je préfère ne pas discuter de la législation en cours, répondit Hennering en tripotant son col.

Bordel ! pensa Barron. On dirait qu’il est prêt à clamser. Il faut que ce cornichon dise quelque chose en faveur de Howards, ou je vais avoir bientôt toute la Fondation aux fesses. Montre-lui ce qu’il faut faire, Jack, baby.

— Mais puisque vous avez contribué à la rédaction du projet de loi, vous pouvez sans doute nous dire pourquoi vous pensez que la Fondation devrait avoir le monopole national de toutes les opérations d’Hibernation ?

— Euh… c’est exact, monsieur Barron. En fait, il s’agit d’un problème de responsabilité. Responsabilité envers… euh… ceux qui sont dans les Hibernateurs, et aussi envers le public. La Fondation doit rester financièrement assez sûre pour pouvoir assurer la charge des corps congelés et aussi pour continuer… euh… ses recherches sur l’immortalité afin que la promesse de vie éternelle vers quoi tendent tous les efforts de la cryogénie n’aboutissent pas… euh… à une déception cruelle… (La pensée d’Hennering sembla partir à la dérive, puis il se ressaisit, grimaça un sourire et continua.) Les statuts de la Fondation stipulent que toute somme non affectée à l’entretien des Hibernateurs sera entièrement consacrée à la recherche, alors que ce n’est pas le cas pour les projets plus ou moins… euh… douteux qui ont été mis en avant.

« La sécurité pour les corps conservés dans les Hibernateurs, la stabilité financière, la possibilité d’affecter un budget important aux recherches sur l’immortalité, tels sont les points garantis par la Fondation. Il est normal, moral et économiquement souhaitable que ceux qui utilisent les services des Hibernateurs soient ceux qui financent leur entretien et aussi les recherches qui un jour permettront de les ramener à la vie. Oui… c’est pour tout cela que j’ai soutenu… euh… que je soutiens le projet de loi.

— Ne pensez-vous pas qu’un programme d’Hibernation fédéral offrirait les mêmes garanties ? répliqua Barron machinalement, regrettant ses paroles au moment même où elles sortaient de sa bouche. (Mollo, Jack, surtout vas-y mollo !)

— Euh… sans doute, oui. Mais… le coût de l’opération, oui… le coût de l’opération risquerait d’être prohibitif… Racheter les installations de la Fondation, ou les reproduire, coûterait des milliards aux contribuables. Sans compter le financement des recherches. Et c’est la raison pour laquelle ni l’Union soviétique ni la Chine n’ont en train un programme analogue au nôtre. Seule une économie de libre entreprise peut permettre un projet d’une telle envergure.

Tu oublies le bon Dieu, la sainte Vierge et les petits oiseaux, pensa Barron. Est-ce que ce crétin est dans un état de choc ? Je savais qu’il était abruti, mais pas à ce point. Howards est censé l’avoir mis dans sa poche – c’est son candidat à la Présidence. Il doit être dans tous ses états. Et ce fils de pute de Luke doit jouir dans son froc. Il faut que je trouve un moyen de redresser les choses. Je n’ai pas envie que Bennie m’étripe.

— Vous affirmez donc, Sénateur Hennering, que la Fondation pour l’immortalité humaine assume un service essentiel, un service dont aucun autre organisme, y compris le Gouvernement fédéral ne pourrait se charger à sa place ? demanda Barron, tandis que le téléguide indiquait : « 3 minutes » et qu’il appuyait comme un forcené sur la pédale pour demander à Gelardi de lui donner les trois quarts de l’écran.

— Euh… oui, bredouilla Hennering (il est aussi près de nous que les cosmonautes qui viennent de débarquer sur Mars, pensa Barron). Je crois qu’il est juste de dire que sans la Fondation il n’y aurait actuellement aux États-Unis aucun programme d’Hibernation digne de ce nom. Déjà plus d’un million de personnes ont l’espoir d’accéder à l’immortalité, qui autrement seraient… euh… décomposées, mortes et enterrées grâce à la Fondation. Et… euh… évidemment, il y en a des millions qui meurent chaque année sans pouvoir en bénéficier… mais… ne croyez-vous pas qu’il vaut mieux donner à un petit nombre l’espoir de revivre un jour, même si le plus grand nombre doit attendre, tout au moins dans un avenir prévisible, plutôt que de laisser mourir tout le monde irrémédiablement en attendant de mettre des Hibernateurs à la portée de tous les Américains, comme les partisans de l’Hibernation publique le demandent ? Ne croyez-vous pas, monsieur Barron, que c’est préférable ? ne le croyez-vous pas… ?

Ces dernières paroles avaient eu les accents d’une plainte, d’un appel pitoyable à une sorte d’absolution. Qu’est-ce qui peut bien arriver à Hennering ? se demanda Barron. La C.J.S. n’a pu arriver jusqu’à lui (qui sait ?). Non seulement il a une trouille verte, mais il respire la culpabilité. Pourquoi faut-il que ces choses-là m’arrivent à moi ? S’il ne change pas de disque, Howards va m’étrangler de ses propres mains !

— Exprimé de cette façon, cela semble plausible en effet, répliqua Barron. (Au moins aussi cohérent que la Proclamation de Gettysburg récitée à l’envers et en albanais.) Naturellement, tout le monde ne peut pas être congelé. La question qui se pose, c’est : est-ce que la Fondation choisit équitablement ou non les personnes à congeler ? Est-ce que la discrimination raciale…

Équitablement ? hurla littéralement Hennering tandis que l’écran du mouchard indiquait « 2 minutes. » Équitablement ? Non, mais vous ne voyez pas que ça ne peut pas être équitable ? Qu’y a-t-il d’équitable dans la mort ? Certains hommes pourront vivre éternellement, d’autres mourront et disparaîtront à jamais et croyez-vous que ce soit équitable ? Une nation entre en guerre et certains sont enrôlés et doivent aller se battre et mourir tandis que d’autres restent et s’enrichissent sur leur dos. Ce n’est pas non plus équitable, mais il faut bien faire un choix, car sinon c’est la nation entière qui est appelée à mourir. La vie n’est jamais équitable. Si vous essayez d’être juste avec tout le monde, alors tout le monde meurt et personne ne reste. La véritable équité c’est cela, mais c’est de la folie. Une seule chose était équitable, véritablement équitable pour tout le monde, c’était la mort. Allons-nous retourner en arrière et remettre les choses comme elles étaient ? C’est cela que vous désirez, monsieur Barron ? C’est cela ?

Barron vacilla plusieurs instants sous le choc. Mais il est complètement sonné, se dit-il. Qu’est-ce qu’il nous raconte cet enfoiré ? On lui pose une question facile à laquelle il pourrait répondre par oui ou par non, et il faut qu’il nous déverse sur la tête toute sa nausée existentialiste ? Pourquoi est-ce qu’il ne va pas trouver un psychiatre pour lui vomir son être et son néant ? Il vit que le téléguide annonçait : « 60 secondes ». Bon Dieu, à peine une minute pour refroidir tout ça !

— Tout cela je vous l’accorde, répondit-il, mais la question qui nous préoccupe est loin d’être aussi philosophique, Sénateur. Oui ou non, est-ce que la Fondation pour l’immortalité humaine évite de congeler des Noirs répondant aux qualifications financières requises ?

— Des Noirs ? murmura Hennering. (Puis soudain, comme une image floue brusquement mise au point, il devint ferme, assuré, convaincant :) Bien sûr que non. La Fondation ne s’intéresse pas à la race de ses clients – c’est le moindre de ses soucis. S’il y a une chose dont les Américains peuvent être sûrs, c’est que la Fondation ne pratique aucune sorte de discrimination raciale. Celui qui vous dit cela peut se prévaloir de trente années de lutte en faveur des Droits civiques et d’états de services que certains ont peut-être égalé mais que nul n’a jamais dépassé. La Fondation ne fait pas de différence entre les couleurs. (À nouveau, le regard de Hennering devint flou.) Mais si vous voulez parler d’équité… reprit-il, je…

Barron croisa précipitamment les jambes tandis que l’écran du téléguide indiquait « 30 secondes », et son visage emplit entièrement l’écran. Assez débité de conneries, Teddy-boy, tu nous as lâché le morceau finalement, sauvé les meubles, rétabli l’équilibre de l’émission pour que le bon Dieu, la sainte Vierge et la F.C.C. (sans parler de Bennie Howards) puissent remiser leurs couteaux dans leur poche, va expliquer le reste à ton psychanalyste.

— Merci, Sénateur Hennering, dit-il. Et voilà, citoyens américains, vous avez entendu les deux camps en présence et vous pouvez vous faire une opinion, ce que ni le sénateur ni le gouverneur ni moi nous ne pouvons faire à votre place. Je vous donne maintenant rendez-vous mercredi prochain pour une nouvelle tranche d’histoire vivante en direct, faite par vous, pour vous, chaque semaine de l’année, pour… faire suer Jack Barron.

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