Chapitre 8

Le temps de regagner la maison et la rue fut pleine de gens qui couraient, hagards, affolés. Il soufflait un véritable vent de panique et tous se ruaient dans la même direction, vers ce cyclone de bruit, comme des rats attirés par la flûte monstrueuse d’un Hamelin nouveau genre.

Il y avait le vieux Pappy Andrews, tout boitillant, qui frappait le trottoir de sa canne avec une vigueur inaccoutumée. Il y avait Grand-Maman Jones avec sa capeline dont elle avait oublié de nouer les cordons et qui marchait avec une détermination farouche, suivie du pasteur Silas Middleton, les lèvres retroussées en une moue méprisante. Une antique guimbarde passa devant moi en ferraillant, pilotée par le petit Johnson, cette tête brûlée, plié en deux sur son volant et derrière qui s’entassaient toute une bande de jeunes voyous glapissants que ravissait cette agitation. Et tous les autres… Y compris les gamins et les chiens.

J’emboîtai le pas au cortège mais sans courir car je savais de quoi il retournait. Et je savais aussi un certain nombre de choses que j’étais le seul à connaître. Notamment à propos de Tupper Tyler. Si loufoque que cela puisse paraître, je pressentais qu’il n’était pas étranger aux événements.

J’étais tellement plongé dans mes pensées ― des pensées qui ne menaient à rien ― que je ne remarquai la voiture que lorsque la portière s’ouvrit. C’était celle de Nancy Sherwood.

— « Monte ! » me lança-t-elle en criant pour dominer le vacarme. J’obéis et l’auto redémarra. C’était une mécanique puissante. La capote était relevée et je trouvais tout drôle de me trouver dans une voiture sans toit.

La sirène se tut et le silence soudain parut désorienter les gens.

— « Que se passe-t-il, Brad ? » me demanda Nancy. « Quelqu’un m’a dit que tu as eu un accident de circulation. Il y avait des tas de véhicules sur la route… »

— « Millville est entourée d’une sorte de clôture. »

— « Qui aurait clôturé la ville ? »

— « Ce n’est pas une barrière banale. On ne la voit pas. »

Nous approchions de Main Street et il y avait de plus en plus de monde. Les gens se pressaient sur le trottoir, sur les pelouses, au milieu de la chaussée. Nancy ralentit et continua de rouler au pas.

— « Tu as dit : une clôture ? »

— « Oui. Une voiture vide la traverse mais un homme est incapable de la franchir. J’ai le sentiment qu’elle ne laisse pas passer ce qui est vivant. C’est une barrière comme on peut s’attendre à en trouver au pays des merveilles. »

— « Nous ne sommes pas au pays des merveilles, Brad. »

— « Il y a une heure, j’aurais été de ton avis. Maintenant… je ne sais plus. »

Nous débouchâmes dans Main Street. Une foule imposante stationnait devant la mairie, et elle ne cessait de grossir. Je vis s’approcher George Walker, le boucher, avec son tablier blanc. Butch Ormsby, le pompiste, était debout au bord du trottoir, frottant interminablement ses mains pleines de cambouis à l’aide d’un chiffon, comme s’il était condamné à essayer de les nettoyer tout en sachant qu’il n’y parviendrait jamais. Nancy s’arrêta devant les pompes et coupa le moteur.

Un homme s’avança jusqu’à la voiture et s’accouda à la portière.

— « Comment ça va, mon pote ? »

Je ne le reconnus pas tout de suite mais, au bout de quelques secondes, je me souvins. Il dut se rendre compte que je l’avais reconnu.

— « Oui… C’est moi le type qui ai encadré votre bagnole. » Il se redressa et me tendit la main. « Gabriel Thomas. Vous pouvez m’appeler Gabe. »

Je lui serrai la main et le présentai à Nancy.

— « J’ai entendu parler de l’accident, Mr Thomas, » fit-elle. « Mais Brad s’obstine à rester muet sur ce sujet. »

— « C’est quelque chose de pas ordinaire, mademoiselle. Il n’y a rien mais ça vous arrête aussi sûrement qu’un mur de pierre. Et c’est parfaitement transparent. »

— « Vous avez téléphoné à votre entreprise ? » lui demandai-je.

— « Bien sûr ! Mais personne n’a voulu me croire. Ils se figurent que je suis saoul. Tellement saoul que je n’ose plus reprendre le volant et que je me suis planqué quelque part. Moi qui ne bois pas ! Je vous jure que ça fait mal ! Quand je pense que la prévention routière m’a filé la médaille du bon conducteur trois ans de suite ! »

Il soupira et reprit :

« Je ne sais pas quoi faire. Pas moyen de sortir de ce patelin. J’habite à huit cents kilomètres d’ici et ma femme est seule avec six gamins dont un en bas âge. Comment qu’elle va s’en tirer ? D’accord, elle a l’habitude que je sois sur les routes mais je ne reste jamais absent plus de trois ou quatre jours. Supposez que je ne puisse pas rentrer avant deux ou trois semaines ― deux ou trois mois, si ça se trouve ? Y aura plus d’argent à la maison. Avec les traites de la baraque à payer, six mômes à nourrir… »

— « Allons, vous ne serez peut-être pas bloqué aussi longtemps, » dis-je pour essayer de le réconforter. « Quelqu’un trouvera sans doute le moyen de faire sauter l’obstacle. Peut-être même que la barrière disparaîtra comme elle est venue. Et en mettant les choses au pire, je suppose que votre compagnie continuera de vous verser votre salaire. Après tout ce n’est pas votre faute… »

Thomas fit claquer sa langue d’un air écœuré. « Ah là là ! On voit que vous ne les connaissez pas ! Ils sont bien trop crapules ! »

— « Il sera toujours temps de se faire de la bile plus tard. Nous ne savons pas encore ce qui s’est passé et jusqu’à ce que nous… »

— « Oui, vous avez raison. D’ailleurs, je ne suis pas le seul. J’ai discuté avec pas mal de gens. Entre autres avec un type dont la femme est à l’hôpital à… comment c’est, le nom ? »

— « Elmore, » dit Nancy.

— « C’est ça… Elmore. Le pauvre type ! Il est dans tous ses états parce qu’il ne peut pas aller lui rendre visite. Elle l’attend, qu’il m’a dit, et elle ne comprendra pas pourquoi il ne vient pas. Et tous les gars qui travaillent à l’extérieur et qui ne peuvent pas aller au boulot ! On m’a parlé d’une fille qui devait se marier demain avec un garçon de Coon Valley. Tintin pour la nuit de noces ! »

— « J’ai l’impression que vous avez parlé à beaucoup de gens ! »

— « Chut ! » fit Nancy.

Le maire venait d’apparaître sur le perron de l’hôtel de ville. Il levait les bras.

— « Mes chers concitoyens, je vous demanderai un peu de silence, » lança-t-il à pleins poumons de sa voix de politicard qui me donnait la nausée.

— « Cause toujours, Higgy, » cria quelqu’un. Il y eut une vague de rires mais c’étaient des rires nerveux.

— « Mes amis, il se peut que nous connaissions pas mal de désagréments. Vous avez probablement entendu parler de ce qui se passe. Beaucoup de rumeurs circulent et je ne sais pas moi-même de quoi il s’agit exactement. Excusez-moi d’avoir fait sonner la sirène mais c’était le moyen le plus rapide de vous rassembler tous.

» Il semble qu’une sorte de barrière nous isole du reste du monde. Elle ne laisse passer personne, ni dans un sens ni dans l’autre. Ne me demandez pas ce que c’est, ne me demandez pas comment cette barrière est arrivée ici : je n’en ai pas la moindre idée et je pense que tout le monde est dans le même cas. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Elle peut disparaître. L’important, c’est de conserver notre calme. Pour l’instant, nous n’avons aucune crainte à avoir. Nous ne pouvons pas sortir de Millville et personne ne peut y entrer mais nous ne sommes pas totalement coupés du monde extérieur. Le téléphone fonctionne, le gaz et l’électricité également. Nous avons suffisamment de vivres pour tenir dix jours et même davantage. Et même si nous épuisons nos réserves, nous pourrons être ravitaillés. Des camions chargés de ravitaillement ou d’objets de nécessité quelconque peuvent parvenir jusqu’à la barrière. Il ne restera plus alors aux chauffeurs qu’à descendre et à pousser leur véhicule car la barrière n’arrête pas ce qui n’est pas vivant. »

— « Je voudrais dire un mot, monsieur le maire, » cria quelqu’un.

Le maire scruta la foule pour repérer le téméraire qui osait l’interrompre.

— « C’est vous, Len ? »

— « Oui, » répondit l’homme.

C’était Len Streeter, mon ancien professeur de sciences.

— « Que voulez-vous dire, Len ? »

— « Je suppose que vous étayez cette déclaration en ce qui concerne la matière non vivante sur le fait que la voiture immobilisée sur la route de Coon Valley a franchi l’obstacle ? »

— « Exactement, » répondit Higgy avec condescendance. « Que savez-vous à ce propos ? »

— « Rien du tout en ce qui concerne cette automobile. Mais je présume que votre intention est d’étudier le phénomène dans le cadre rigoureux de la logique ? »

— « Absolument, » acquiesça Higgy avec son air cafard. Il suffisait de l’entendre pour comprendre que ce que lui disait Streeter le dépassait et qu’il ne voyait pas du tout où ce dernier voulait en venir.

— « En ce cas, permettez-moi de vous mettre en garde. Il serait dangereux de prendre les apparences pour argent comptant. Ainsi, ce n’est pas parce qu’il n’y avait pas d’être humain dans cette voiture qu’elle ne renfermait rien de vivant »

— « Il n’y avait personne dedans, » protesta Higgy. « Le chauffeur était parti en abandonnant son véhicule. »

— « Les êtres humains ne sont pas la seule forme de vie qui existe. » expliqua patiemment Streeter. « Peut-être y avait-il une ou deux mouches enfermées dans cette auto, une sauterelle qui s’était posée sur le capot, sans compter diverses espèces de micro-organismes. Et un micro-organisme est une forme de vie au même titre qu’un homme. »

Higgy ne savait pas trop si c’était du lard ou du cochon. Il devait se demander si Streeter se moquait de lui. C’était sans doute la première fois dans son existence qu’il entendait parler de micro-organismes.

— « Notre jeune ami a raison, Higgy, » fit une voix que je reconnus : c’était celle du Dr Fabian. « Il est évident qu’il y avait des micro-organismes dans cette voiture. Nous aurions dû y penser plus tôt. »

— « Puisque vous le dites, docteur, je veux bien vous croire. Len a raison, d’accord. Mais où est la différence ? »

— « Pour le moment, il n’y en a pas. »

— « Ce que je voulais souligner, » poursuivit Streeter, « c’est que nous ne devons pas nous laisser obnubiler par la notion d’êtres vivants. Si nous voulons étudier sérieusement la situation, il nous faut partir sur des bases solides et nous débarrasser de nos idées fausses. »

— « Monsieur le maire, j’ai une question à poser. » Malgré mes efforts, je fus incapable d’identifier celui qui venait de parler.

— « Allez-y, » dit Higgy avec cordialité, tout heureux que quelqu’un interrompe Streeter.

— « Ben, voilà. Je travaille au chantier de l’autoroute, au sud de Millville. Maintenant, je suis bloqué. Peut-être qu’on me conservera ma place encore un jour ou deux mais l’entrepreneur n’attendra pas plus longtemps. Il a des délais à respecter. »

— « Je sais, » fit Higgy.

— « Je ne suis pas le seul dans ce cas. Il y a des tas de gens qui travaillent à l’extérieur. J’ignore comment ça se présente pour eux mais, moi, j’ai besoin de ma paye. Je n’ai pas d’économies. Que se passera-t-il si nous sommes dans l’impossibilité de faire notre boulot et si on ne touche rien ? »

— « J’allais justement y arriver. Je suis parfaitement au courant de cette situation. Notre ville est trop petite pour fournir du travail à tous ceux qui y résident. Je sais que beaucoup d’entre vous n’ont guère d’argent et qu’ils ont besoin de leur salaire. Espérons que les choses redeviendront rapidement normales. Mais je peux vous faire une promesse. Si cette situation se prolonge, personne ne mourra de faim. Personne ne sera expulsé si les loyers ne sont pas payés à temps. Je me propose de créer une commission qui prendra contact avec les commerçants et avec la banque. Nous trouverons un arrangement pour que chacun puisse bénéficier de crédits et de prêts. »

Higgy se tourna vers Daniel Willoughby qui était debout sur une marche à côté de lui.

— « Vous êtes d’accord, Dan ? »

— « Bien sûr, » répondit le banquier. « Nous ferons tout ce que nous pourrons. »

Mais il était visible que cela ne lui plaisait pas. C’était à contrecœur qu’il donnait son approbation au maire. Daniel n’aimait pas prendre de risques avec ses chers dollars.

— « Il est encore trop tôt pour savoir comment va évoluer la situation, » enchaîna Higgy. « Ce soir, nous verrons peut-être un peu plus clair. L’essentiel, c’est de garder notre sang-froid. Si cette barrière reste là, nous aurons à affronter quelques difficultés. Mais, en l’état actuel des choses, cette affaire n’a pas seulement des aspects négatifs. Il y a encore une heure, nous n’étions qu’une petite bourgade obscure. Or, maintenant, le monde entier connaît le nom de Millville. On parle de nous dans les journaux, à la radio, à la télévision. Je serais heureux que Joe Evans vous dise ce qu’il en est. »

Il repéra Joe dans la foule.

« Vous seriez bien aimables, mesdames et messieurs, de vous écarter pour que Joe puisse venir jusqu’à moi. »

Le directeur du journal local escalada les marches.

— « Je n’ai pas grand-chose à raconter. La plupart des agences de presse et plusieurs journaux m’ont téléphoné. Tous voulaient savoir ce qui se passait chez nous. J’ai dit ce que je savais mais ça n’allait pas très loin. Une chaîne de télévision envoie une équipe mobile à Millville. Quand j’ai quitté la rédaction, le téléphone sonnait encore et je suppose qu’il continue. Je pense que nous pouvons escompter beaucoup de publicité et je ne doute pas un seul instant que l’État et le gouvernement fédéral vont s’intéresser à nous. En outre, si je ne m’abuse, le monde scientifique va être, lui aussi, passionné par ce qui nous arrive. »

Le type qui travaillait au chantier de l’autoroute intervint à nouveau :

— « Est-ce que vous croyez que ces savants sauront de quoi il retourne ? »

— « Je suis incapable de vous répondre. »

À ce moment, j’entendis quelqu’un m’appeler à mi-voix :

— « Brad… »

Je me retournai. C’était Hiram Martin.

— « Oui… Qu’y a-t-il ? »

— « Si tu as un instant, j’aimerais te dire deux mots. »

— « Je t’écoute. J’ai tout mon temps. »

Silencieusement, il désigna l’hôtel de ville du menton.

— « D’accord. »

Je sortis de la voiture.

— « Je t’attends, » fit Nancy.

Hiram fendit la foule et je le suivis.

Mais cela ne me disait rien qui vaille.

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