Chapitre 13

J’aperçus de loin la lueur vacillante du feu. Tupper avait fini sa sieste et il préparait le dîner.

— « Tu as été te promener ? » me demanda-t-il.

— « Juste un petit tour. Il n’y a pas grand-chose à voir. »

— « Les Fleurs, c’est tout. »

Il s’essuya le menton et compta ses doigts. Puis il les recompta pour être sûr de ne pas avoir fait d’erreur.

— « Tupper ? »

— « Qu’est-ce qu’il y a ? »

— « Est-ce partout pareil ? Sur toute l’étendue de cette Terre, je veux dire. Il n’y a que les Fleurs ? »

— « Des fois, les autres rappliquent. »

— « Les autres ? »

— « Ceux d’ailleurs. Mais ils ne restent pas. »

— « Qui sont-ils ? »

— « Des gens qui viennent ici pour s’amuser. »

— « S’amuser à quoi ? »

— « Je ne sais pas. Ils s’amusent, c’est tout. »

Sa voix était hargneuse et il était volontairement évasif.

— « En dehors de ces gens-là, il n’y a donc rien que les Fleurs ? »

— « Rien qu’elles. »

— « Mais tu n’as pas été partout. »

— « Elles me l’ont dit et elles ne m’auraient pas menti. Elles ne sont pas comme les types de Millville. Elles n’ont pas besoin de mentir. »

À l’aide de deux bâtons, il souleva la marmite de terre posée sur le foyer.

« C’est des tomates. J’espère que tu les aimes. »

Je fis signe que oui. Il s’accroupit devant le feu pour surveiller sa cuisine.

« Elles disent toujours la vérité, » enchaîna-t-il, revenant à ma question. « Elles ne peuvent pas dire autre chose que la vérité. C’est comme ça qu’elles sont. Elles sont faites de vérité. C’est parce que les gens ont peur qu’on leur fasse mal qu’ils mentent, et les Fleurs ne peuvent pas souffrir. »

Il me dévisagea, me mettant au défi de le démentir.

— « Je ne prétendais pas qu’elles mentaient, Tupper. Je n’ai jamais un seul instant mis leurs propos en doute. Mais quand tu dis qu’elles sont faites de vérité, c’est à la connaissance que tu penses, n’est-ce pas ? »

— « Probable. Elles savent beaucoup plus de choses que ceux de Millville. »

Je ne fis pas de commentaires. Millville était le cadre originel de Tupper. Quand il parlait de Millville, il entendait le monde des hommes.

À nouveau, il faisait la comptabilité de ses doigts, béat et euphorique dans cet univers où rien n’existait pour lui que béatitude et euphorie.

Je songeai alors au curieux pouvoir qui était le sien, à son aptitude à communiquer avec les Fleurs, à les connaître si bien et si intimement qu’il pouvait s’exprimer en leur lieu et place. Était-il possible que cet idiot de village, cet arriéré baveux, fût doué d’une perception sensorielle étrangère à l’homme normal ? Qu’il eût un don extraordinaire compensant ses lacunes ?

Après tout, l’homme était singulièrement limité dans ses capacités et il ne le savait pas, incapable qu’il était d’imaginer ce qui lui manquait. Pourquoi, par la vertu de quelque combinaison génétique, Tupper n’eût-il pas été doté de pouvoirs refusés aux autres humains et dont il ignorait qu’il était le seul à bénéficier ? Et pourquoi ces pouvoirs ne seraient-ils pas complémentaires de certains de ceux que détenaient les Fleurs ?

La voix qui, au téléphone, m’avait proposé une mission diplomatique m’avait précisé que j’avais été chaudement recommandé. Par qui ? Par Tupper ?

J’aurais bien voulu lui poser la question mais je n’osais pas.

— « Miaou, » miaula Tupper. « Miaou… miaou… miaou…”

Il fallait reconnaître qu’il imitait le chat à s’y méprendre. Et pas seulement le chat : il pouvait imiter n’importe quoi. Ç’avait toujours été son petit talent de société.

Je ne prêtai pas attention à ses miaulements. À nouveau, il était au sein de son univers personnel et il avait probablement oublié ma présence.

De la vapeur s’échappait de la marmite et l’odeur des tomates imprégnait l’air. La première étoile se leva à l’est. Le silence régnait, brisé seulement par le pétillement des tisons et les petits geignements de Tupper.

C’était une Terre de silence, un vaste et éternel globe de silence qui ne connaissait d’autres sons que le gargouillis de l’eau, le friselis du vent et les bruits infimes que faisaient les intrus comme Tupper et moi. Encore que, à présent, Tupper n’était peut-être pas un intrus.

J’étais seul, puisque l’homme accroupi en face de moi s’était retranché derrière une porte qu’il était seul à pouvoir ouvrir car personne d’autre n’en possédait la clé.

Et dans cette solitude, dans ce silence, je sentais la présence purpurine, sans forme, subtile, des choses qui régnaient sur cette planète. Une présence amicale mais avec un je ne sais quoi de repoussant comme l’amitié servile de quelque bête monstrueuse. Et j’avais peur.

Avoir peur de fleurs… quelle bêtise !

Étaient-elles un ennemi ou seulement quelque chose d’étrange ? Si elles étaient un ennemi, ce serait un ennemi terrible, implacable et efficace.

Car l’univers végétal était la seule source d’énergie permettant au monde animal de survivre. Seules les plantes étaient capables de capter, de transmuer et d’emmagasiner ce qui constituait l’essence même de la vie. L’existence du règne animal reposait sur l’énergie que lui fournissait le règne végétal. Si les plantes faisaient grève ou devenaient volontairement impropres à la consommation, toutes les autres formes de vie seraient condamnées à mort.

Et les Fleurs avaient d’immenses possibilités de métamorphose ― de très inquiétantes possibilités. Témoin le jardin de Tupper. Ses légumes, les arbres destinés à lui fournir du bois mort. Elles pouvaient se changer en n’importe quoi ― herbe, buissons, plantes grimpantes, céréales… Elles ne se contentaient pas d’imiter une plante donnée : elles se transformaient en cette plante même.

À supposer que la Terre des hommes leur accordât droit de cité… à supposer qu’elles proposent aux humains de remplacer leurs arbres par d’autres qui pousseraient plus vite et plus droit, seraient plus grands, donneraient plus d’ombre ou feraient de meilleures planches… De remplacer le blé par un blé amélioré qui rendrait davantage, dont l’épi serait plus fourni, qui résisterait à la rouille… Et la même chose pour tous les arbres, toutes les plantes, toutes les herbes… Il n’y aurait plus de famine, plus de disette puisque les Fleurs pourraient s’adapter à tous les besoins humains.

Et lorsque l’homme se reposerait sur elles, que son économie tout entière serait basée sur elles, que sa vie elle-même dépendrait de la fidélité avec laquelle les Fleurs respecteraient leur contrat, il serait à leur merci. Du jour au lendemain, elles pourraient cesser d’être avoine, blé ou salade ; elles pourraient dépouiller la Terre de la totalité de ses réserves alimentaires. Ou les empoisonner, ce qui serait une façon plus rapide et plus miséricordieuse de faire disparaître les hommes. Ou même, si leur haine était assez forte, elles pourraient développer certains types de pollen auxquels la vie terrestre serait tellement allergique que la mort, quand elle arriverait enfin, serait accueillie comme une bénédiction.

D’ailleurs, même si les humains refusaient le marché, les Fleurs pourraient envahir subrepticement la Terre, se substituer aux cultures existantes ― et le résultat serait le même.

En toute hypothèse, nous étions à leur merci. Peut-être nous tueraient-elles, peut-être ne nous tueraient-elles pas, mais elles auraient la possibilité de nous éliminer le jour où cela leur chanterait.

Toutefois, si leur dessein était de conquérir la Terre pour la stériliser, pourquoi étaient-elles entrées en contact avec moi ? Qu’est-ce qui les avait empêchées de s’infiltrer incognito ? Ç’aurait peut-être été plus long mais, du fait même de notre ignorance, nous aurions été incapables de faire obstacle à l’invasion. Qui aurait prêté attention à quelques fleurs pourpres poussant ici et là dans des coins reculés ? En l’espace de cent ans, c’eût été une affaire réglée.

Et une autre pensée obsédante, informulée, cherchait obstinément à prendre forme dans mon esprit : même si nous en avions la possibilité, ferions-nous obstacle aux Fleurs ? Ne représentaient-elles pas la première forme de vie extra-terrestre avec laquelle nous étions confrontés ? C’était, si elle en endossait le risque, l’occasion pour la race humaine d’acquérir un savoir nouveau, de combler les lacunes de sa science, de son capital émotif, de s’ouvrir à une pensée non humaine, à des motivations, à une logique différentes des motivations et de la logique terriennes. Pouvions-nous nous permettre de ne pas saisir cette occasion au passage ? Si nous la laissions échapper une fois, nous la laisserions échapper la fois suivante et jamais, peut-être, le contact ne serait noué avec une espèce extra-terrestre.

Il y eut une sonnerie de téléphone et je sursautai. Cela recommença. Enfin, Tupper s’exclama d’une voix impatiente : « Parle ! On t’appelle ! »

— « Quoi ? »

— « Dis : allô ! Vas-y ! Réponds ! »

— « D’accord ! » fis-je sur un ton conciliant, « Allô… »

La voix de Tupper devint celle de Nancy. L’imitation était si parfaite que j’avais l’impression que la fille de Gerald Sherwood était là en chair et en os.

— « Brad ! Brad, où es-tu ? » Elle paraissait au bord de la crise de nerfs.

— « Je ne crois pas que je sois en mesure de te l’expliquer… »

— « Tu as disparu, » enchaîna-t-elle sur un débit précipité. « Je t’ai cherché partout. Nous t’avons cherché partout. La ville tout entière… Et puis je me suis rappelé le téléphone… Le téléphone sans cadran qui se trouve dans le bureau de papa, tu sais ? Je n’y avais jamais fait tellement attention, je le considérais comme un objet décoratif ou un article style farces et attrapes. Mais le téléphone était tellement à l’ordre du jour ! Il y en a dans la bicoque de Stiffy et Ed Adler m’a parlé de celui qui était dans ton bureau… J’ai fait le rapprochement. Mais j’ai mis longtemps avant de comprendre. J’ai décroché. Il y avait de la tonalité. J’ai demandé à te parler. C’était absurde mais… Que disais-tu, Brad ? »

— « Que je suis incapable de t’expliquer exactement où je suis. Cela te paraîtra invraisemblable mais il faut que tu me croies. »

— « Où es-tu ? Dis-le-moi. »

— « Dans un autre monde. J’ai quitté le jardin… »

— « Où es-tu allé ? »

— « Eh bien, je suivais la piste de Tupper… »

— « La piste de qui ? »

— « De Tupper Tyler. Je crois bien que j’ai oublié de te dire qu’il était revenu. »

— « Ce n’est pas possible ! Il y a dix ans qu’il est parti, je m’en souviens. »

— « Il est revenu, » répétai-je. « Ce matin. Et puis il a encore fichu le camp. Donc, je suivais sa piste… »

— « Tu me l’as déjà dit. Tu suivais sa piste et tu t’es retrouvé dans un autre monde. Où se trouve cet autre monde ? »

Elle était comme toutes les femmes, à me bombarder de questions auxquelles j’étais bien incapable de répondre !

— « Je ne le sais pas exactement. Tout ce que je sais, c’est que c’est un monde qui est décalé dans le temps par rapport au nôtre. Peut-être d’une seconde seulement. »

— « Est-ce que tu peux revenir ? »

— « J’essaierai mais je n’en suis pas sûr. »

— « Est-ce que je peux faire quelque chose pour t’aider ? »

— « Nancy, où est ton père ? »

— « Chez toi. Et il y a un monde fou. »

— « On m’attend ? »

— « Oui. Beaucoup de gens sont convaincus que tu es au courant de pas mal de choses. »

— « En ce qui concerne la barrière ? »

— « Précisément. »

— « Et ils sont montés contre moi ? »

— « Certains… oui. »

— « Nancy, peux-tu joindre ton père ? »

— « Bien entendu. »

— « Bon. Va le voir et dis-lui que lorsque je reviendrai – si je peux revenir –, il faudra absolument que je parle avec quelqu’un d’important. Une haute autorité. Le Président, par exemple, ou un membre de son entourage immédiat. Un délégué auprès des Nations Unies… »

— « Mais, Brad, tu n’arriveras jamais à obtenir une audience présidentielle ! »

— « Peut-être mais il est indispensable que j’aie une entrevue avec une personnalité qualifiée. Je détiens des informations dont le gouvernement doit absolument avoir connaissance. Pas seulement le nôtre… Tous les gouvernements. Ce n’est pas une plaisanterie. Dis à ton père que c’est très grave. »

— « Tu es sûr que ce n’est pas un canular, Brad ? »

— « Je te le jure, Nancy. Croix de bois, croix de fer ! Je suis vraiment sur un autre monde, une Terre parallèle… »

— « Et il est joli, ce monde ? »

— « Assez joli, oui. Il n’y a rien que des fleurs. »

— « Quelles fleurs ? »

— « Des fleurs pourpres. Celles de mon père. Les mêmes qu’à Millville. Ce sont elles qui ont élevé la barrière, Nancy. Ces fleurs, ce sont des gens. »

— « Mais voyons, Brad, des fleurs ne peuvent pas être des gens ! »

Bien sûr ! Elle me parlait comme à un enfant que l’on raisonne !

Je ravalai ma colère et mon désespoir.

— « Je sais, Nancy, je sais. N’empêche que ce sont quand même des créatures. Elles sont intelligentes et elles sont capables de communiquer avec nous. »

— « Tu as parlé avec elles ? »

— « Par l’intermédiaire de Tupper qui est leur interprète. Mais là n’est pas la question. Transmettras-tu mon message à ton père ? »

— « J’y vais tout de suite. »

— « Encore une chose, Nancy. »

— « Oui ? »

— « Je suppose que la population ne m’est pas favorable. Ne parle de cela à personne d’autre qu’à ton père. Inutile que le village ait un sujet de commérage supplémentaire. »

— « D’accord. Soit prudent, Brad. Tâche de rentrer sain et sauf. »

— « Compte sur moi. »

— « Reviens, Brad. À bientôt. »

— « Au revoir, Nancy. Merci de m’avoir appelé. »

Je regardai Tupper. « Merci, téléphone. »

Il braqua un doigt sur moi et le frotta avec l’index de son autre main comme les enfants qui font : « Bisque, bisque, rage… »

— « Brad a une petite amie ! Brad a une petite amie ! » chantonna-t-il.

— « Je croyais que tu n’écoutais jamais les conversations ! » La moutarde me montait au nez.

— « Brad a une petite amie ! Brad a une petite amie ! Brad a une petite amie ! »

Il s’énervait de plus en plus, il postillonnait et son menton dégoulinait de bave.

— « Boucle-la ! » m’écriai-je. « Sinon, je te casse la gueule. »

Il comprit que je ne plaisantais pas et se tut.

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