Chapitre 12

Mon pressentiment ne m’avait pas trompé : Tupper était la clé des événements, tout au moins l’une des clés. Et, si extravagant que cela pût paraître, le point de départ de la piste était le parterre de fleurs qui poussaient devant la serre.

En effet, ces fleurs conduisaient non seulement à Tupper mais à tout le reste ― à l’alter ego de Gerald Sherwood qui stimulait l’esprit d’invention de ce dernier, aux téléphones sans cadran, aux lecteurs, aux employeurs de Stiffy Grant et probablement aussi aux commanditaires de l’étrange centre de recherches du Mississippi dont m’avait parlé Alf. Et à combien d’autres projets, à combien d’autres entreprises dont je n’avais aucune idée ?

Je savais à présent que cela durait depuis longtemps. Depuis des années, m’avaient dit les Fleurs. Depuis des années, elles pirataient les cerveaux humains à l’insu de leurs victimes. Je regrettais de ne pas leur avoir demandé de se montrer plus précises. Comme elles existaient depuis des milliards d’années, il y avait peut-être des siècles qu’elles étaient à l’ouvrage.

Je me relevai. J’étais tout engourdi, j’avais des crampes dans les muscles. Je m’étirai et examinai le paysage.

Ce n’était pas possible ! Je ne pouvais pas avoir discuté avec des fleurs ! On n’avait jamais entendu dire que quelqu’un eût fait la causette avec des plantes ! Pas avec les plantes de la Terre !

Mais je n’étais pas sur la Terre. J’étais sur… sur une autre Terre puisque, selon les Fleurs, il y en avait toute une ribambelle.

Tupper s’était mis à ronfler ― de sonores ronflements mouillés, larmoyants, exactement les ronflements qu’on pouvait attendre de lui. Il était allongé dans sa hutte sur un tas de feuilles, mais l’abri était trop petit et ses pieds dépassaient. Il exhibait des talons calleux et ses orteils étaient pointés vers le ciel.

Je ramassai les écuelles et les cuillers, mis la marmite sous mon bras et me dirigeai vers la rivière. Tupper avait fait la cuisine : moi, je pouvais bien faire la vaisselle.

Quand j’eus fini, je bus un peu d’eau à même mes mains en coupe. Comme je me redressai, j’entendis un crissement de papier. Les battements de mon cœur s’accélérèrent. Brusquement, la mémoire me revint. J’enfonçai la main dans la poche intérieure de ma veste et en ressortis la longue enveloppe blanche. Je me hâtai de l’ouvrir : les quinze cents dollars que Sherwood m’avait remis étaient bien là.

Quel imbécile j’avais été ! Originellement, j’avais eu l’intention de cacher cette enveloppe quelque part à la maison puisque je comptais rejoindre Alf avant l’ouverture des banques ; et puis les événements s’étaient précipités et cela m’était sorti de la tête. Comment pouvait-on oublier quinze cents dollars ?

Couvert d’une sueur glacée, je songeai à tout ce qui aurait pu arriver à cette enveloppe. J’aurais pu la perdre une bonne douzaine de fois ! Pourtant, tout en me torturant ainsi les méninges, je me disais qu’elle avait perdu une partie de son importance. Certes, si jamais je revenais sur la Terre, ces quinze cents dollars recouvreraient toute leur signification. Mais, provisoirement, ce n’était pas cette petite fortune qui comptait mais une mauvaise écuelle d’argile, une hutte de branchages, un lit de feuilles. Et surtout ― ceci était infiniment plus précieux que l’argent ― un feu de bivouac qui devait brûler en permanence puisqu’il n’y avait plus d’allumettes.

Mais ce monde n’était pas le mien. C’était celui de Tupper ― un monde de joies simples où les Fleurs étaient ses amies, un monde sans cruauté, un monde myope ― le pays des merveilles. Toutefois, Robinson de ce monde, Tupper était incapable d’envisager tout ce que sa présence au pays des Fleurs pourpres impliquait.

Car, jusqu’à présent, on s’était borné à spéculer et à bâtir des hypothèses, des hypothèses d’ailleurs bien peu nombreuses car la chose paraissait tellement lointaine et tellement improbable ! Or, voilà que la race humaine était entrée en contact (en collision, peut-être) avec une autre race…

Tous ceux qui s’étaient intéressés à ce problème avaient imaginé que l’étranger viendrait de l’espace. Or, c’était du temps qu’il avait surgi.

Au fond, cela ne changeait rien : que l’interlocuteur vînt de l’espace ou qu’il vînt du temps, l’Homme était confronté à l’épreuve décisive et il ne pouvait pas ne pas en sortir victorieux.

Je ramassai la vaisselle et rebroussai chemin.

Tupper dormait toujours mais il ne ronflait plus. Il était couché dans la même position, les orteils braqués vers le ciel. Le soleil s’était déplacé vers l’ouest mais la chaleur persistait et il n’y avait pas le plus léger souffle dans l’air. Pas un frémissement n’agitait le tapis de fleurs pourpres qui recouvrait les collines.

Elles étaient innocentes, ces fleurs, elles étaient jolies et elles n’avaient rien de menaçant. Ç’auraient pu être des marguerites ou des jonquilles. Elles n’avaient pas de personnalité, elles n’étaient qu’une tache de couleur agréable à l’œil. C’était là ce qu’il y avait de plus compliqué : l’impossibilité absolue où j’étais de voir dans les Fleurs autre chose que des fleurs, de penser à elles comme à des êtres ou même comme à un simple symbole. Comment les prendre au sérieux ? Or, il fallait les prendre au sérieux car elles étaient intelligentes, peut-être même plus intelligentes que les hommes.

Je posai la vaisselle près du foyer et entrepris de gravir la colline. J’écrasai quelques fleurs sous mes pas mais comment faire autrement puisqu’elles étaient partout ? Je me dis qu’il faudrait que j’entre à nouveau en communication avec elles quand Tupper serait reposé. Il y avait tant de choses à éclaircir et à expliquer… Si les Fleurs et la race humaine étaient destinées à cohabiter, les deux espèces devaient se comprendre. Je me remémorai la conversation de tout à l’heure, essayant de déceler la menace insidieuse que dissimulaient, j’en étais sûr, les propos des Fleurs, mais ceux-ci, pour autant que je m’en souvenais, ne contenaient apparemment aucune menace.

Arrivé au sommet de la colline, je m’arrêtai pour contempler la mer pourpre qui s’étendait à mes pieds. En bas coulait un petit ruisseau qui se jetait dans la rivière ; j’entendais son clapotis cristallin.

Lentement, je redescendis vers le cours d’eau. C’est alors que je vis le monticule qui se dressait sur l’autre berge, à la base du versant qui me faisait face. Il ne présentait rien de particulier sauf qu’il semblait quelque peu incongru dans le paysage. Là, pas de fleurs : rien qu’une croupe dénudée. On eût dit un monstre bossu, vestige d’un autre temps.

Une fois parvenu sur la berge, je cherchai un gué que je franchis. Je remarquai un gros bloc de pierre à moitié enterré sur lequel je m’assis, laissant mon regard errer sur la rivière qui miroitait au soleil. Chaque vaguelette était un bracelet de diamant brillant de mille feux. Le tintement argentin de l’eau sur les pierres résonnait dans l’air.

J’étais comme envoûté par ces scintillements de diamants et par la chanson cristalline du courant. J’avais le sentiment que je pourrais rester éternellement ici à m’imbiber de la chaleur des rayons mourants du soleil, encerclé par les collines.

Distraitement, je caressai le rocher sur lequel j’étais assis. Mes mains m’avertirent sans doute aussitôt que sa surface avait quelque chose d’insolite, mais j’étais tellement obnubilé par les sensations physiques que me dispensaient le soleil et l’eau qu’il me fallut plusieurs minutes avant de prendre conscience de l’anomalie.

Je restai dans la même position, continuant toujours à frotter la pierre du bout des doigts, mais sans la regarder, afin de m’assurer que je ne me trompais pas, que ce que je touchais présentait bien le caractère d’un objet façonné.

Enfin, je me levai et examinai la pierre. Aucun doute possible. C’était un bloc travaillé. On distinguait encore les traces du ciseau et, à un angle, adhérait un fragment de matière friable qui ne pouvait être autre chose qu’un reste de mortier.

Je reculai de quelques pas. Non, ce n’était pas un simple monolithe erratique mais une pierre taillée !

Donc les Fleurs n’étaient pas les seuls occupants de cette planète. Celle-ci avait (ou avait eu) d’autres habitants. Des êtres sachant travailler la pierre et qui possédaient les instruments voulus pour lui imprimer la forme de leur choix.

Mon regard se posa sur le monticule qui se dressait de l’autre côté de la rivière : des blocs semblables en émergeaient en partie. Leur alignement suggérait les restes d’un mur.

Cette butte n’était pas un caprice de la nature. Elle était le témoignage d’une structure édifiée par des créatures qui se servaient d’outils.

Je traversai la rivière et escaladai le monticule. Aucune de ces dalles n’était très grande et toutes étaient nues. S’agissait-il d’un ancien bâtiment ? d’une muraille ? ou d’un monument ?

Je redescendis vers la rive avec précaution car la pente était abrupte. Je finis par me laisser glisser en me retenant avec les mains.

C’est à ce moment que je trouvai l’os. Il avait émergé du sol, pas depuis très longtemps, peut-être, et était resté là, caché par les fleurs pourpres. En d’autres circonstances, je n’y aurais probablement pas prêté attention. Ce n’était qu’un objet blanchâtre.

Sous la pression de mon doigt, sa surface s’effrita quand je le pris mais il ne se rompit pas. Il était légèrement incurvé et d’un blanc crayeux.

Je le retournai. C’était apparemment une côte. Peut-être humaine à en juger par sa forme et par ses dimensions mais j’étais trop profane en la matière pour en avoir la certitude.

Si cet ossement était réellement humanoïde, me dis-je alors, c’était la preuve que, à une certaine époque, des créatures proches de l’homme avaient vécu ici. Fallait-il croire qu’il existait encore des représentants de cette race ?

Une planète de fleurs. Une planète sans autre forme de vie que ces fleurs. Puis Tupper Tyler était arrivé. C’est tout ce que j’avais pensé en voyant pour la première fois cet océan pourpre s’étendant à perte de vue. Seulement, ce n’était qu’une supposition, une conclusion que j’avais adoptée hâtivement sans qu’elle fût étayée par des arguments sérieux. Parce qu’il n’y avait ni oiseaux ni insectes ni animaux, rien sinon, peut-être, quelques bactéries et quelques virus. Encore ceux-ci étaient-ils sans doute nécessaires au bien-être des Fleurs.

Bien que la partie superficielle de cet os fût pulvérulente, sa structure paraissait saine. Récemment encore, j’en étais sûr, il appartenait à un organisme vivant. Son âge dépendait dans une large mesure de la nature du sol, de son degré d’humidité et de bien d’autres facteurs encore. C’était là un problème de spécialistes et je n’étais pas un spécialiste.

Et puis je distinguai une tache blanche à ma droite. Probablement une pierre. Mais j’avais déjà la conviction que ce n’en était pas une : l’objet avait la même blancheur crayeuse que l’os que j’avais ramassé.

Je me mis à creuser avec mes mains. Le sol était sablonneux et je n’éprouvais guère de difficultés.

C’était un autre ossement et je compris bientôt qu’il s’agissait d’un crâne. En effet, quand je l’eus entièrement dégagé, je vis que c’était un crâne humain. Cette fois, il n’y avait pas de doute possible.

Je regagnai la rivière tant bien que mal, le cœur ému de pitié. De pitié pour cette créature qui avait vécu et était morte ici. Je n’éprouvais pas seulement de la compassion : la peur montait en moi.

Car ce crâne que je tenais entre mes mains était la preuve que cette planète n’était pas la patrie des Fleurs. Ce monde, elles l’avaient conquis ― ou, tout au moins, elles se l’étaient approprié. Peut-être à une époque très reculée. À quelle distance dans le temps se trouvait la planète natale des Fleurs ? Combien de Terres conquises s’égrenaient entre ce monde et celui où une race non humaine les avait fait accéder à l’intelligence, combien de Terres nues, privées de toute vie capable de rivaliser avec les Fleurs ? Et cette race grâce aux soins de laquelle elles avaient transcendé leur nature végétale, où se trouvait-elle aujourd’hui ?

J’enterrai délicatement le crâne que je recouvris de sable et de poussière. J’aurais aimé le ramener au camp afin de l’examiner plus attentivement mais il n’en était pas question car il ne fallait pas que Tupper soit mis au courant de ma découverte. Son esprit était un livre ouvert pour ses amies les Fleurs, ce qui, j’en étais convaincu, n’était pas le cas du mien : sinon, pourquoi auraient-elles pris contact avec moi par l’intermédiaire du téléphone ? Tant que Tupper ne saurait rien, les Fleurs ne sauraient rien non plus. Bien sûr, il était possible que je me trompe. Peut-être voyaient-elles ou possédaient-elles un autre sens équivalent à la vue. Mais j’en doutais. Jusqu’à preuve du contraire, il était raisonnable de les considérer comme des symbiotes mentaux dont le champ de conscience était limité à celui qu’elles partageaient avec d’autres formes de vies.

Je fis le tour du monticule et trouvai de nouveaux blocs de pierre. Il était manifeste que, jadis, un édifice s’était dressé sur ce site. Cet emplacement était-il celui d’une ville ? D’une simple bourgade ? En tout cas, des gens avaient habité en ce lieu.

Le soleil s’était couché et il n’y avait plus de diamants dans la rivière qui n’était plus qu’un ruban sombre s’étirant dans le crépuscule. Subitement, dans l’ombre, j’entrevis le ricanement blanc d’une autre tête de mort et je m’immobilisai, frissonnant.

Le rire de ce second crâne me disait que la race humaine affrontait un danger plus grand que tous ceux qu’elle avait jamais connus. Jusqu’à présent, personne n’avait jamais menacé la continuité de l’humanité sinon l’homme lui-même. Or cette menace ultime s’étalait maintenant sous mes yeux.

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