Chapitre 14

Je m’éveillai dans la nuit bleue et argent et me demandai ce qui avait bien pu me sortir du sommeil Le ciel fourmillait d’étoiles. Mon esprit était parfaitement dispos, je savais où j’étais. J’entendais le glouglou de la rivière, je sentais l’odeur de la fumée de bois.

Quelque chose m’avait réveillé… Je tournai lentement la tête et restai immobile, aux aguets. Pas le moindre bruit. Je me levai avec précaution. Rien… Absolument rien. La terre et le ciel étaient comme figés. Ce monde était un éternel présent, un présent pétrifié, sans passé, sans futur, un lieu où n’avait jamais retenti le tic-tac d’une horloge.

Et soudain je vis une forme bouger sur la colline ― un homme, une silhouette humaine en tout cas, qui courait, se déplaçant en ombre chinoise sur le ciel. Grande, souple et gracieuse.

Je m’élançai. Sans raison, sans but précis. Simplement, il y avait un homme ou quelque chose qui ressemblait à un homme, là-haut, au sommet de la colline, et il fallait que j’affronte cette créature dans l’espoir que, peut-être, sur cette Terre déserte, uniquement peuplée de fleurs, sur cette Terre de silence et de fragile beauté, en cet endroit étrange où l’espace et le temps étaient déviés, je parviendrais à trouver je ne sais quelle perspective rationnelle que je pourrais comprendre.

Je voulus crier mais aucun son ne sortit de mes lèvres. Je continuai à courir.

La créature avait dû me remarquer car, soudain, elle s’arrêta, fit volte-face et me regarda tandis que je gravissais la pente. À présent, aucun doute n’était possible : c’était bien une forme humaine. Son crâne était surmonté d’une sorte de crête qui donnait à cet être quelque chose d’un oiseau.

Je courais toujours, haletant. Et la créature marcha à ma rencontre. Lentement, délibérément, avec une grâce inconsciente.

À mon tour, je m’immobilisai et repris mon souffle. Au clair de lune, il était difficile de déterminer la couleur de cette crête. Peut-être était-elle blanche, peut-être était-elle argentée.

Maintenant, ma respiration était redevenue normale et je me dirigeai à la rencontre de l’être qui descendait vers moi. Je suppose que chacun de nous redoutait d’effrayer l’autre.

Oui, c’était un humanoïde. Une femme humanoïde, nue ou presque nue. En dehors de cette crête dont je voyais maintenant qu’elle était blanche, son corps était d’un noir de jais, moiré de reflets miroitants. Et il y avait dans sa démarche une vivacité, un dynamisme qui me laissaient pantois.

La créature me parla. Pas avec des mots : sa voix n’était qu’une musique.

— « Je suis navré mais je ne comprends pas, » lui dis-je.

Elle me parla encore en trilles mélodieux qui montaient dans la nuit bleue et argent, des trilles cristallins qui n’avaient aucun sens pour moi.

Je secouai la tête et elle rit. Un rire grave et musical, chargé d’allégresse et d’excitation. Un rire indéniablement humain.

Elle me tendit la main et nous nous élançâmes ensemble. Nous gravîmes la pente et redescendîmes le long du versant opposé dans une course folle, extatique, rien que pour le plaisir.

Nous étions jeunes et une étrange joie nous grisait tous les deux. En ce qui me concerne, en tout cas, je ne voyais aucune raison expliquant l’allégresse que j’éprouvais. Nous courions, la main dans la main comme si nous ne faisions qu’un.

Nous franchîmes la rivière, nous contournâmes le monticule où j’avais découvert les crânes et escaladâmes le promontoire qui se dressait sur l’autre rive.

Nous tombâmes sur une demi-douzaine d’autres créatures semblables à la ravissante humanoïde qui m’avait entraîné. C’était un pique-nique. Par terre, il y avait des paniers ― ou des objets ressemblant à des paniers ― et des bouteilles disposés en cercle. Au centre de ce cercle se trouvait un globe argenté à peine plus gros qu’un ballon de basket

Nous nous immobilisâmes et les humanoïdes se retournèrent. Ils n’avaient pas l’air surpris. Apparemment, le fait d’être en présence d’un être comme moi ne leur semblait pas insolite.

Ma compagne dit quelque chose de sa voix musicale. Les autres lui répondirent dans la même langue mélodieuse. Ils m’observaient mais de façon amicale. L’un d’eux me fit signe de m’asseoir. J’obéis.

Abstraction faite de leur crête, ces créatures nues étaient parfaitement humanoïdes. D’où pouvaient-elles venir ? Si c’étaient des indigènes, Tupper m’en aurait parlé. Or, il m’avait affirmé que les Fleurs étaient les seules habitantes de cette planète mais que, parfois, il y venait des visiteurs.

Ces gens étaient-ils ces fameux visiteurs ou les descendants clandestins du peuple dont les ossements que j’avais trouvés m’avaient révélé l’existence ancienne ? Pourtant, rien dans leur attitude ― on aurait dit qu’ils attendaient un événement d’une grande importance ― ne suggérait une réunion clandestine.

Quelques-uns des assistants déballèrent les paniers et débouchèrent les bouteilles. Selon toute vraisemblance, ils allaient m’inviter à partager leur festin. Un grave problème se posait. Devant tant de gentillesse, je ne pouvais refuser ; mais les aliments qui leur convenaient étaient peut-être dangereux pour moi. Ils avaient beau être des humanoïdes, il était fort possible que leur métabolisme fût différent du mien et que ce qui était pour eux mets délicat fût poison pour moi.

Certes, ce n’était là qu’un petit détail mais la décision n’était pas facile à prendre. Si ces nourritures étaient à mon goût ignobles et répugnantes, passe encore : je pouvais me faire une raison. Mais si elles m’étaient mortelles…

Un peu plus tôt, je m’étais moi-même convaincu que, quelle que fût la menace que représentaient les Fleurs, l’humanité devait trouver un terrain d’entente avec elles, que le sort de notre race dépendait de notre aptitude à établir le contact avec une espèce étrangère, que nous n’avions pas le droit, nous, les hommes, d’échouer lors de la première confrontation.

Et voilà que je me trouvais en présence d’une autre catégorie d’extra-terrestres. Aucun faux-fuyant n’était possible : je devais personnellement agir comme j’estimais que devait agir la race humaine en tant que telle. J’étais condamné à partager leur repas.

Mais je n’eus pas le temps de savoir si cette décision, prise en un clin d’œil par la force des choses, était erronée ou pas : l’objet posé au centre du cercle s’anima soudain. Un simple tic-tac, pas plus bruyant que celui d’une horloge dans une pièce vide, mais, aussitôt, tous les humanoïdes bondirent sur leurs pieds et s’immobilisèrent, les yeux fixés sur la sphère argentée qui semblait constituée d’une multitude de lentilles optiques disposées selon des angles variés.

Je me levai à mon tour et les regardai. Ils m’avaient manifestement oublié. Leur attention était braquée sur le « ballon de basket » d’où émanait une sorte de brume scintillante qui se déployait aux alentours, à la manière d’une nappe de brouillard montant d’une rivière dont elle envahit les berges.

Et de cette brume qui nous enveloppait émergèrent d’étranges formes, ondoyantes et vacillantes au début, mais qui, au bout d’un certain temps, devinrent presque substantielles. C’était ensorcelant comme un paysage de rêve que l’on peut voir mais qui reste intangible.

Puis le brouillard se dissipa ― peut-être était-il toujours là mais nous ne le percevions plus car de ces formes était né un autre monde dont nous étions partie intégrante.

Nous étions sur la terrasse de ce que, sur Terre, on eût appelé une villa. Sous nos pieds s’étendait une mosaïque de dalles grossièrement taillées dans les interstices desquelles poussait de l’herbe et, derrière nous, se dressait un mur maçonné. Mais cette façade avait quelque chose de nébuleux, un peu comme s’il ne s’agissait que d’un décor qui n’était pas destiné à être examiné de trop près.

En face de nous s’étalait une ville. Laide, strictement utilitaire, masse géométrique de pierres entassées sans imagination ni recherche architecturale dans l’unique but de constituer des abris. À perte de vue, ce n’était qu’un ensemble de structures linéaires plaquées les unes contre les autres, empilées à la va-comme-je-te-pousse, sans découverte, couleur de boue sèche.

Ces édifices, tout comme la mosaïque de la terrasse, étaient irréels. Nous ne marchions pas sur ces dalles : nous flottions à quelques centimètres au-dessus d’elles. Nous étions au milieu d’un film en relief et, autour de nous, les acteurs allaient et venaient, vaquant à leurs affaires sans avoir conscience de notre présence.

Au premier abord, je n’avais vu que la ville. À présent, je remarquai qu’elle était en proie à la terreur. Les gens couraient avec affolement dans les rues et, au loin, j’entendais la plainte déchirante d’un peuple éperdu, désespéré.

Un éclair aveuglant effaça soudain la cité et noya les cris de panique, un geyser éblouissant de blancheur et, d’un seul coup, tout devint noir. Il n’y avait plus rien qu’un gouffre de ténèbres d’où montait un assourdissant rugissement de tonnerre.

Je fis un pas en avant, les mains tendues, et ne rencontrai que le vide. J’étais dans des limbes de néant qui se prolongeaient à l’infini. Je compris alors que ce que j’avais vu n’était qu’une illusion qui s’était dissoute à jamais. Je me raidis, pétrifié de peur, craignant de bouger ne serait-ce qu’un muscle, avec le sentiment irrationnel que j’étais au bord d’une plate-forme et que je risquais à tout instant de tomber dans un abîme sans fond.

À l’obscurité succéda peu à peu une sorte de grisaille à travers laquelle je distinguai à nouveau la cité écrasée, broyée, balayée de tornades, vomissant des flammes, crachant des nuages de poussière qu’échevelait le vent monstrueux de la destruction. Et de ce furieux maelström s’élevait un râle guttural, râle de mort et de terreur, sauvage et terrible soupir apocalyptique.

Mes compagnons, les noirs humanoïdes à la crête d’argent, étaient figés, cloués sur place, fascinés devant ce spectacle, comme pétrifiés par une peur… comment dire ? superstitieuse, peut-être.

Le râle s’affaiblit et mourut. Des tourbillons de fumée planaient au-dessus des décombres. Dans le silence, j’entendais craquer les pierres. Dans la ville, plus rien ne bougeait.

Le décor de la cité rasée et noircie s’effaça lentement. Je discernais maintenant le scintillement de la sphère. Alors des cris retentirent à nouveau ― mais pas les mêmes que ceux qui avaient précédé la bombe.

Je savais ce que j’avais vu : une ville anéantie par une explosion nucléaire. Exactement comme sur un écran de télévision. Et le « téléviseur » ne pouvait être autre chose que le « ballon de basket » : cet énigmatique appareil avait magiquement ramené du passé l’image d’un moment dramatique pour le projeter sous nos yeux.

La brume fuligineuse s’était évaporée et le paysage nocturne était revenu avec sa lune d’or, ses semis d’étoiles, ses collines aux flancs d’argent qui descendaient à la rencontre de la rivière.

Des silhouettes se hâtaient, leurs crêtes luisant dans la nuit qu’emplissaient des cris de fausse terreur.

Je suivis des yeux leur retraite précipitée et frissonnai. Il y avait là quelque chose de malsain ― une sorte de maladie de l’esprit, une maladie de l’âme.

Lentement, je m’approchai du « ballon de basket » qui n’était plus qu’un montage de lentilles. Entre celles-ci, j’apercevais vaguement un mécanisme dont les détails m’échappaient dans la pénombre. Je le palpai avec prudence. L’objet semblait fragile. Je risquais de le briser mais je ne pouvais l’abandonner. Il fallait que je le ramène sur Terre pour donner du poids à mon récit.

Je m’agenouillai, l’enveloppai soigneusement dans ma veste dont je nouai les manches et me relevai. À la vue des corbeilles qui traînaient sur le sol, je songeai qu’il fallait que je me hâte de disparaître car les humanoïdes pouvaient revenir chercher leur « télévision ». Je tendis l’oreille : leurs cris affaiblis s’éloignaient dans le lointain.

Mon paquet sous le bras, je repris la route du camp. À mi-chemin, je tombai sur Tupper. Il me cherchait

— « J’ai cru que tu t’étais perdu, » dit-il.

— « J’ai rencontré des gens qui pique-niquaient. »

— « Des gens avec une drôle de coiffure ? »

— « Oui… C’était même leur seul vêtement. »

— « C’est des amis à moi. Ils viennent souvent. Pour avoir peur. »

— « Peur ? »

— « Eh oui. C’est leur plaisir à eux. C’est pour ça qu’ils viennent. »

Je hochai la tête. C’était bien ce que je pensais. Comme des gosses qui collent leurs visages aux fenêtres d’une maison hantée et s’égaillent en hurlant d’effroi à l’idée de ce qui peut bien se passer à l’intérieur. Et qui recommencent inlassablement parce que c’est merveilleux de se faire peur.

— « Tu ne m’a jamais parlé de ça. »

— « Je n’ai pas eu le temps. »

— « Ils habitent près d’ici ? »

— « Non. Très loin, au contraire. »

— « Mais quand même sur cette planète ? »

— « Planète ? »

— « Sur ce monde, si tu préfères. »

— « Non. Ils vivent sur un autre, ailleurs. Mais ils vont partout pour s’amuser. »

Ils allaient partout pour s’amuser… Dans le temps aussi bien que dans l’espace, sans doute. C’étaient des vampires temporels, qui s’excitaient au spectacle des catastrophes et des désastres passés, avides de satisfaire leurs appétits pervers, assoiffés d’horreur. Était-ce une race décadente conquise par les Fleurs et ayant maintenant la liberté d’utiliser les nombreux passages permettant de se transférer d’un monde à l’autre ?

Conquise n’était peut-être pas le mot approprié. En effet, d’après ce que je savais maintenant, ce n’étaient pas les Fleurs qui avaient dépeuplé cette planète : les indigènes s’étaient suicidés. Très vraisemblablement, ce devait être un monde mort depuis longtemps quand elles en avaient pris possession. Les crânes que j’avais trouvés étaient ceux des quelques rares survivants qui avaient fini par succomber à leur tour dans l’air empoisonné.

Les Fleurs n’avaient fait que s’emparer d’un monde rayé de la carte par la folie de ses propres habitants.

— « Depuis quand les Fleurs sont-elles arrivées ici ? » demandai-je à Tupper.

— « Qu’est-ce qui te fait penser qu’elles ne sont pas là depuis toujours ? »

— « Rien. Une idée comme ça. Elles ne te l’ont jamais dit ? »

— « Je ne leur ai pas posé la question. »

Évidemment ! Tupper était un être sans curiosité. Il était heureux et n’en demandait pas davantage. Les Fleurs étaient ses amies, elles subvenaient à ses humbles besoins et il n’y avait pas d’humains pour le ridiculiser et faire de lui leur tête de Turc.

Nous regagnâmes le bivouac. Tupper jeta quelques branches dans le feu auprès duquel il s’assit. Je l’imitai et posai le « ballon de basket » enveloppé dans ma veste à côté de moi.

— « Qu’est-ce que c’est, Brad ? »

Je lui montrai l’objet.

— « Ça appartient à mes amis. Tu le leur as volé ? »

— « Ils sont partis en courant et l’ont abandonné. Je veux l’examiner ! »

— « Ça sert à voir d’autres époques. »

— « Tu sais comment cet engin fonctionne ? »

— « Ils me l’ont dit mais je n’ai pas compris. »

D’un revers de manche, il essuya son menton humide.

« Ils me l’ont dit »… Cela signifiait donc qu’il pouvait s’entretenir avec les humanoïdes comme il le faisait avec les Fleurs ! Qu’il était capable de parler avec des gens dont le langage était purement musical !

Le « ballon de basket » luisait faiblement sous la lune. Je tendis la main et le caressai.

Un appareil qui captait visuellement et acoustiquement des événements enfouis dans les profondeurs du continuum. Ses applications pratiques pourraient être multiples. Ce serait un instrument d’une valeur inestimable pour les historiens. Il rendrait le crime impossible. Mais ce serait aussi une arme terrible s’il tombait entre les mains de gens sans scrupule ou entre celles d’un gouvernement qui en aurait le monopole. Je le ramènerais à Millville si je pouvais y retourner car cet objet étayerait mes dires. Mais ensuite, qu’en ferais-je ? Devrais-je l’enfermer dans un coffre-fort dont je détruirais ensuite la combinaison ? Ou le réduire en miettes à coups de marteau ? Le donner aux savants ?

— « Tu as eu tort de le mettre dans ta veste, » fit Tupper. « Ça l’a esquintée. »

Du coup, je songeai à l’enveloppe aux quinze cents dollars. J’aurais pu la perdre vingt fois ! Pour prendre un pareil risque, il fallait être fou ! Ce n’est pas tous les jours que quinze cents dollars vous tombent du ciel !

Je glissai une main dans la poche intérieure et poussai un soupir de soulagement en sentant l’enveloppe crisser sous mes doigts. Mais je tressaillis. Dieu, qu’elle était plate !

Je m’en emparai et l’ouvris : elle était vide.

Pas besoin d’un dessin ! C’était cet idiot de village, ce crétin, ce… Il allait comprendre sa douleur ! J’allais lui casser la figure, le réduire en bouillie, lui faire rendre gorge !

Au moment où j’allais me ruer sur lui, Tupper parla. Avec sa voix sophistiquée de présentatrice de télé.

— « Ici Tupper parlant au nom des Fleurs. Asseyez-vous et gardez votre sang-froid. »

— « Si tu te figures que tu vas t’en tirer comme ça… »

— « Ce sont les Fleurs qui parlent, » répéta la voix, et je remarquai que les traits de Tupper avaient perdu toute expression, que son regard était vacant.

— « Mais il m’a fauché mon fric pendant que je dormais ! »

— « Calmez-vous et écoutez. »

— « Pas avant d’avoir récupéré mes 1500 dollars ! »

— « Ils vous seront rendus. Et vous aurez beaucoup plus que cela. »

— « Vous me le garantissez ? »

— « Nous vous le garantissons. »

— « D’accord. Mais pourquoi faut-il qu’il emploie cette voix-là ? »

— « Elle vous déplaît ? Eh bien nous allons en employer une autre. » Et, au milieu de la phrase, la voix féminine fut remplacée par la voix d’homme d’affaires.

— « Merci beaucoup, » murmurai-je.

— « Vous rappelez-vous que nous vous avons prié par téléphone d’être notre représentant ? »

— « Certainement. Mais pour vous représenter… »

— « Nous avons d’urgence besoin de quelqu’un qui soit notre mandataire. Quelqu’un en qui nous pourrions avoir confiance. »

— « Mais vous ne pouvez pas être certaines que je suis l’homme qu’il vous faut. »

— « Mais si. Nous savons que vous nous aimez. »

— « Je ne vois pas ce qui a pu vous donner cette idée. Je ne suis pas sûr d’être… »

— « Votre père a trouvé celles d’entre nous qui s’étiolaient dans votre monde. Il les a soignées, il nous a protégées, il s’est occupé de nous, il nous a aimées et nous avons prospéré. »

— « Oui. Je sais tout cela. »

— « Vous êtes une extension de votre père. »

— « Euh… Pas forcément. Pas dans le sens où vous l’entendez. »

— « Mais si. Nous connaissons votre biologie. Nous savons ce qu’est la transmission des caractères héréditaires. Vous avez un dicton : tel père, tel fils. »

Il était inutile de discuter. À partir de la logique de leur race et des données qu’elles avaient acquises d’une façon ou d’une autre au cours de leurs contacts avec notre Terre, les Fleurs s’étaient fait une idée bien arrêtée de l’espèce humaine.

— « Comme vous voudrez… Vous êtes donc certaines que vous pouvez me faire confiance. Soit. Mais en toute sincérité, je dois vous dire que je serai incapable de remplir cette mission. »

— « Pourquoi ? »

— « Vous voulez que je sois votre ambassadeur auprès de la Terre, que j’agisse en tant que négociateur ? »

— « C’est effectivement ce que nous envisageons. »

— « Eh bien, je n’ai ni la formation ni les qualifications requises pour tenir ce rôle. Je ne saurais absolument pas comment m’y prendre ni même comment commencer. »

— « Mais vous avez déjà commencé et nous sommes très satisfaites. »

Je sursautai. « J’ai commencé ? Comment cela ? »

— « N’avez-vous pas demandé que Gerald Sherwood prenne contact avec les autorités suprêmes ? »

— « Je n’agissais pas en votre nom. »

— « Vous auriez pu le faire. Nous désirons que l’on explique qui nous sommes. »

— « Que voulez-vous donc que j’explique ? Je ne connais presque rien de vous. »

— « Interrogez-nous. Nous répondrons à toutes vos questions. »

— « Eh bien, en premier lieu, ce monde n’est pas votre monde natal ? »

— « Non. Nous avons essaimé sur un grand nombre de mondes. »

— « Et qu’est-il arrivé aux gens… non, pas aux gens, aux intelligences… qui se trouvaient sur ces mondes ? »

— « Nous ne comprenons pas. »

— « Quand vous arrivez sur un monde, que faites-vous des intelligences que vous y rencontrez ? »

— « Il est rare que nous en rencontrions. Tout au moins des intelligences conscientes, culturelles. La culture ne se développe pas partout. Mais quand nous rencontrons des intelligences culturelles, nous coopérons, nous travaillons avec elles… quand c’est possible. »

— « Il arrive donc parfois que cela ne soit pas possible ? »

— « Ne vous méprenez pas. Il y a eu un ou deux cas où le contact n’a pu s’établir. L’intelligence locale ne nous a pas identifiées. Nous n’étions pour elle qu’une autre forme de vie. Une autre – comment dites-vous ? – une autre herbe, peut-être ? »

— « Que faites-vous alors ? »

— « Que pouvons-nous faire ? »

Cette réponse ne me parut pas être d’une franchise absolue. Les Fleurs pouvaient faire bien des choses !

— « Et vous continuez ? »

— « Que voulez-vous dire ? »

— « Vous continuez d’errer de monde en monde. Quand comptez-vous vous arrêter ? »

— « Nous l’ignorons. »

— « Quel est votre but ? Votre objectif ? »

— « Nous l’ignorons. »

— « Attendez ! C’est la seconde fois que vous me sortez cette réponse. Il faut que nous sachions… » Elles m’interrompirent.

— « Votre race, monsieur, a-t-elle un but dont elle ait conscience ? »

— « Je ne le pense pas. »

— « Eh bien, nous sommes à égalité. Vous avez des choses que l’on appelle des ordinateurs. »

— « Oui. Mais pas depuis longtemps. »

— « La fonction des ordinateurs est d’emmagasiner les données, de les mettre en corrélation et de sélectionner celles qui sont nécessaires à un moment donné. À votre avis, quel est le but de vos ordinateurs ? »

— « Ils n’en ont pas puisqu’ils ne sont pas vivants. »

— « Supposez qu’ils soient vivants. »

— « Dans ce cas, j’imagine que leur but ultime serait de réunir et de mettre en corrélation la somme des données universelles. »

— « Peut-être. Nous sommes des ordinateurs vivants. »

— « Eh bien, vous êtes vouées à continuer éternellement. »

— « Nous n’en sommes pas sûres. »

— « Mais… »

— « Les données, » enchaînèrent-elles sur un ton pontifiant, « sont des moyens au service d’une seule fin : atteindre la vérité. Il se peut que, pour y parvenir, nous n’ayons pas besoin d’une donnée sommative universelle. »

— « Et comment saurez-vous que vous avez atteint la vérité ? »

— « Nous le saurons. »

Je renonçai ; cela ne menait nulle part.

— « Vous voulez donc notre Terre ? »

— « Votre formulation est maladroite et injuste. Nous ne voulons pas votre Terre. Nous voulons y être accueillies. Nous voulons un peu d’espace vital. Nous voulons travailler avec vous. Nous voulons échanger nos connaissances respectives. »

— « Et ensuite ? »

— « Que voulez-vous dire ? »

— « Une fois ce troc de connaissances effectué, que ferez-vous ? »

— « Nous partirons ensemble vers d’autres mondes. »

— « À la recherche d’autres cultures ? D’autres connaissances ? »

— « Précisément. »

Cela avait l’air merveilleusement simple mais ça ne pouvait pas être aussi simple : rien n’est jamais simple. Je poursuivis :

— « Il faut que vous compreniez bien que les Terriens ne vous accepteront pas sur la foi de quelques belles paroles. Il faudra qu’ils sachent ce que vous attendez d’eux et ce qu’ils peuvent attendre de vous. Ils exigeront des garanties. »

— « Nous pourrons les aider de bien des façons. Nous sommes capables de revêtir une multitude d’aspects, de nous transformer en toutes sortes de plantes. Nous pouvons constituer un immense réservoir de ressources économiques, qu’il s’agisse d’aliments, de matériaux de construction, de textiles. »

— « Si je comprends bien, vous ne demandez qu’à être mangées, débitées en bûches et filées pour faire des vêtements ? Vous n’y voyez aucun inconvénient ? »

— « Comment parviendrons-nous à nous faire comprendre ? » soupirèrent les Fleurs. « Si vous nous mangez, si vous nous filez, nous continuerons d’être. Notre vie est une : vous ne pourrez jamais nous tuer toutes, jamais nous manger toutes. Notre vie, ce sont nos cerveaux et nos systèmes nerveux, c’est-à-dire nos racines, nos bulbes et nos tubercules. Cela nous serait égal d’être mangées si nous savions que cela vous rend service. »

— « Que demanderez-vous en échange ? »

— « Vos connaissances. Nous voulons que vous travailliez avec nous pour exploiter notre savoir commun. Vous serez notre moyen d’expression, car nous sommes incapables de nous exprimer par nous-mêmes. Nous avons le savoir mais le savoir n’a de valeur que si on l’utilise. Nous voulons que notre savoir soit utilisé, nous voulons de toutes nos forces œuvrer avec une race ayant les moyens de l’utiliser. Alors seulement aurons-nous le sentiment d’avoir réussi. »

— « Mais pourquoi avez-vous enfermé Millville dans cette bulle temporelle ? »

— « Pour attirer l’attention de votre monde. Pour que vous sachiez que nous étions là et que nous attendions. »

— « Pourquoi ne pas avoir procédé par l’intermédiaire des gens avec lesquels vous étiez en contact ? Vous avez probablement parlé à certains d’entre eux. À Stiffy Grant, par exemple. »

— « Oui, à lui et à d’autres encore. »

— « Ils auraient pu mettre l’opinion au courant. »

— « Qui les aurait crus ? Ils auraient passé pour… quel est le mot ? pour des toqués ! »

— « Bien sûr, personne n’aurait prêté attention à ce qu’aurait raconté Stiffy Grant. Mais il n’y avait pas que lui. »

— « Seuls certains types d’esprit bien particuliers sont susceptibles d’entrer en liaison avec nous. Nous sommes à même d’en toucher un grand nombre mais très peu peuvent réagir. Et, pour nous croire, il est indispensable que le contact soit à double sens. »

— « Si je comprends bien, seuls les faibles d’esprit… »

— « Vous comprenez parfaitement, hélas. »

Il y avait une certaine logique là-dedans. Leur meilleur agent de liaison avait été Tupper Tyler. Et s’il n’y avait aucun reproche à adresser à Stiffy Grant en tant qu’être humain, on ne pouvait évidemment pas le considérer comme un respectable citoyen à part entière.

Je me demandai pourquoi les Fleurs nous avaient contactés, Sherwood et moi. Quoique le problème ne se posât pas dans les mêmes termes pour nous deux : Gerald Sherwood était quelqu’un de précieux pour elles : il leur fabriquait des téléphones et avait mis sur pied une entreprise qui leur apportait des ressources financières. Mais moi ? Parce que mon père avait pris soin d’elles ? Je faisais des vœux pour que ce fût la seule raison de l’intérêt qu’elles manifestaient à mon endroit.

— « Je crois que je comprends. Mais cette tempête de graines, quelle était sa raison d’être ? »

— « C’était une démonstration destinée à faire voir aux gens que nous pouvons revêtir des apparences très diverses. »

Elles avaient réponse à tout ! Je me levai lentement et fis face à la colline qui dominait le camp. Tupper était toujours assis à la même place, mais, à présent, il était plié en deux et ronflait doucement.

Le parfum des fleurs pourpres qui tapissaient le flanc de la colline paraissait plus entêtant. Il y avait comme un frémissement dans l’air et une Présence quelque part sur la pente. Je plissai les yeux pour mieux voir. L’espace d’un instant, je crus discerner quelque chose mais l’apparition s’effaça aussitôt. Pourtant, j’étais sûr qu’elle était là.

Une intelligence qui n’attendait qu’un mot pour s’approcher, pour parler avec moi comme pourraient parler deux amis, sans avoir besoin d’interprète.

Es-tu prêt ? demanda la Présence.

Avait-elle parlé ou était-ce seulement quelque chose qui palpitait dans mon esprit, né du clair de lune et de la marée pourpre ?

— « Oui, » répondis-je, « je suis prêt Je ferai de mon mieux. »

J’enveloppai dans ma veste la machine à voir dans le passé, la serrai sous mon bras et me mis en marche. La Présence, je le savais, était là-haut, au sommet de la colline, qui m’attendait. Des frissons me parcouraient la colonne vertébrale. Des frissons de peur, peut-être. Cependant, je n’éprouvais aucune peur.

J’atteignis l’endroit où se tenait la Présence invisible. Je sentis qu’elle marchait à mon pas.

— « Je n’ai pas peur de vous, » lui dis-je.

Elle ne répondit pas. Elle continua d’avancer à côté de moi. Nous nous dirigeâmes vers le pied du monticule, là où, dans un autre monde, se trouvaient la serre et le jardin.

Un peu à gauche, fit la chose qui m’accompagnait. Et tout droit ensuite.

Je tournai à gauche et continuai tout droit.

Encore quelques pas, dit-elle. Je m’arrêtai et me retournai. Il n’y avait rien.

À l’ouest, la lune était une gargouille d’or. Le monde était vide et solitaire. La pente argentée avait un je ne sais quoi de vorace. Dans le ciel sombre brillaient une multitude d’yeux minuscules, scintillant d’un regard dur et indifférent de bête de proie.

Un peu plus loin, un homme de ma propre race dormait devant un feu de bivouac. Et c’était bien ainsi, car il possédait un talent qui m’était étranger ― l’aptitude à communiquer avec une intelligence extra-terrestre et à traduire ce qu’elle avait à dire en mots de tous les jours.

Je fis deux pas en avant et, émergeant de ce monde vorace, je me retrouvai dans mon jardin.

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