Chapitre 3

Autrefois, je pensais que la maison des Sherwood était la plus belle demeure qui existât au monde. Mais, à l’époque, j’avais six ou sept ans de moins. Je me garai et descendis de voiture. La colonnade brillait vaguement d’un éclat blanc dans le jour déclinant. Les fenêtres de la façade étaient obscures.

J’escaladai le perron aux marches raides et sonnai. Des pas pressés retentirent dans le hall. Ce devait être Mrs Flaherty. Elle était au service de la famille depuis que Mrs Sherwood était partie pour ne jamais revenir. Mais ce n’était pas Mrs Flaherty.

— « Pas possible ! Nancy ! »

Elle était plus mûre, plus épanouie, plus belle que jamais.

— « Eh oui, c’est moi. Pourquoi cette surprise ? »

— « Parce que je ne m’attendais pas à te voir. Depuis quand es-tu rentrée ? »

— « Depuis hier. »

Évidemment, me disais-je, elle ne me reconnaît pas. Elle essaye de mettre un nom sur mon visage. Mais elle me prouva que je me trompais :

— « Ne reste donc pas planté comme un imbécile, Brad ! Rentre, voyons ! »

J’obéis, elle referma la porte. Nous étions face à face dans le vestibule sombre. Elle caressa le revers de ma veste. « Il y a bien longtemps, Brad ! Que deviens-tu ? »

— « Tout va bien. Parfaitement bien. »

— « D’après ce que j’ai entendu dire, il ne reste plus grand monde. La bande s’est dispersée. »

Je hochai la tête. « Tu sembles heureuse d’être de retour. »

— « Bien sûr ! » s’exclama-t-elle avec un rire cristallin, le même rire qu’avant, semblable à une petite explosion de gaieté.

Quelqu’un entra dans le vestibule et une voix demanda :

— « Qui est-ce, Nancy ? Le jeune Carter ? »

— « Je ne savais pas que père t’attendait, Brad. »

— « Nous n’en aurons pas pour longtemps. On se retrouve tout à l’heure ? »

— « Et comment ! C’est qu’on en a des choses à se dire ! »

Je me dirigeai vers la silhouette indistincte du père de Nancy qui ouvrit une porte et alluma. Je pénétrai dans la pièce.

Mr Sherwood était un homme de haute taille, aux épaules larges et aux traits aristocratiques. Une moustache bien soignée ornait sa lèvre supérieure.

— « Mr Sherwood, » commençai-je avec brusquerie, « je ne suis pas « le jeune Carter ». Je m’appelle Bradshaw Carter. Brad pour les intimes. »

C’était une colère irraisonnée et probablement sans motif. Mais il m’avait vexé.

— « Ne m’en veuillez pas, Brad. J’ai du mal à réaliser que les gamins qui étaient les camarades de jeux de Nancy ont grandi. »

Il s’approcha du bureau, ouvrit un tiroir et en sortit une épaisse enveloppe.

— « C’est pour vous, » répéta-t-il.

— « Pour moi ? »

— « Oui. Vous n’êtes pas au courant ? »

Je fis non de la tête. Cette pièce avait quelque chose d’oppressant avec ses rayonnages chargés de livres, ses lourdes tentures encadrant la cheminée de marbre.

— « C’est pour vous, » répéta-t-il.

Je pris l’enveloppe qui n’était pas cachetée. Elle contenait une volumineuse liasse de billets.

— « Quinze cents dollars, » dit Gerald Sherwood. « Je présume que le compte y est. »

— « Quinze cents dollars ? Première nouvelle ! J’ai simplement reçu un coup de téléphone me disant de passer vous voir. »

Il me scruta d’un regard intense, presque comme s’il ne me croyait pas.

— « L’appel m’est parvenu par un téléphone identique à celui-ci, » repris-je en désignant l’un des deux appareils posés sur son bureau.

Il soupira avec lassitude et murmura : « Oui… Ce téléphone, depuis combien de temps l’avez-vous ? »

— « Depuis aujourd’hui seulement. Et je ne sais pas d’où il vient. »

Il fit un geste nonchalant de la main. « Mettez donc cette enveloppe dans votre poche. Cet argent ne m’appartient pas. Il est à vous. »

J’aurais eu l’usage de ces quinze cents dollars. J’avais diablement besoin de fric ! Mais j’étais incapable de prendre l’enveloppe. Je ne savais pas pourquoi mais j’en étais incapable.

— « Allons… Asseyez-vous. »

Je m’assis sur la chaise placée devant le bureau. Sherwood ouvrit un coffret de cigares.

— « Vous fumez ? »

— « Non. »

— « Alors, puis-je vous proposer un verre ? »

— « Là, je ne refuserai pas. »

— « Du bourbon, ça vous va ? »

— « Parfaitement. »

Il prit deux verres dans le bar.

— « Comment le buvez-vous, Brad ? »

— « Avec un cube de glace si possible. »

Il gloussa : « C’est la seule manière civilisée de boire ce breuvage. »

Pendant qu’il officiait, je contemplai les livres qui s’alignaient du plancher au plafond. Beaucoup étaient reliés et devaient être précieux. Je songeai que ce devait être merveilleux, peut-être pas d’être riche à proprement parler, mais suffisamment à l’aise pour pouvoir s’offrir les choses qui vous font envie sans avoir à se demander si on peut se le permettre. De posséder une maison comme celle-ci, des livres à ne savoir qu’en faire, des tapisseries luxueuses, autre chose à boire que du tord-boyaux…

Sherwood me tendit mon verre et s’assit derrière son bureau. Il but une gorgée et me demanda :

— « Que savez-vous exactement, Brad ? »

— « Rien. Uniquement ce que je vous ai dit. J’ai eu une conversation téléphonique avec quelqu’un qui m’a offert un emploi. »

— « Vous avez accepté ? »

— « Non. Je dirai peut-être oui. J’ai besoin de boulot. Seulement, les propos de mes correspondants étaient plutôt nébuleux. »

— « Vos correspondants ? »

— « Oui, ils étaient trois. Ou alors il n’y en avait qu’un mais il avait trois voix. Si drôle que cela puisse paraître, j’ai eu l’impression qu’il s’agissait d’une seule et même personne qui avait trois timbres de voix différents. »

Il porta son verre à ses lèvres, l’éleva devant la lumière et parut stupéfait en constatant qu’il était presque vide. Il alla chercher la bouteille, la posa devant lui et se rassit.

— « Bon. Et vous êtes venu me voir. Je vous conseille d’accepter. Empochez votre argent et disons-nous au revoir. Je parie que Nancy vous attend dehors. Emmenez-la donc au cinéma. »

— « C’est tout ? »

— « C’est tout. »

— « Vous avez changé d’avis. »

— « Comment cela ? »

— « Vous vouliez me dire quelque chose – et vous avez décidé de vous taire. »

Il me regarda d’un air songeur.

— « Vous avez sans doute raison, Brad. En vérité, que je vous parle ou que je ne vous parle pas, cela ne fera aucune différence. »

— « Ça en fera une pour moi. Parce qu’il est visible que vous avez peur. »

J’étais certain qu’il allait se vexer : en général, les gens n’aiment pas qu’on leur dise tout à trac qu’ils ont peur. Mais il ne réagit pas. Pas un trait de son visage ne changea.

— « Qu’est-ce que vous attendez pour boire, Brad ? » s’exclama-t-il enfin. « On dirait une poule sur son perchoir ! Vous me rendez nerveux. »

J’avais oublié mon verre. J’avalai une rasade.

« Vous vous imaginez probablement une foule de choses ridicules, » reprit-il. « Je suis sûr que vous pensez que je suis mêlé à un trafic louche. Me croiriez-vous si je vous affirmais que j’ignore tout de l’affaire dans laquelle je me trouve engagé ? »

— « Sans doute. À condition que vous m’expliquiez. »

— « J’ai eu pas mal d’ennuis dans la vie mais cela n’a rien d’original. La plupart des gens en ont. Mais moi, les pépins me sont tombés dessus en série. Ce sont des choses qui arrivent. »

J’acquiesçai ― j’étais bien d’accord avec lui !

— « D’abord, ma femme m’a quitté. Vous êtes sûrement au courant car la chose a dû faire jaser. »

— « J’étais très jeune à l’époque. »

— « Sans doute. Disons que nous avons agi tous les deux avec la plus grande correction. Tout le monde a été très digne au procès. Pas de ragots ni rien de ce genre. Et puis j’ai eu des difficultés professionnelles. Je me suis vu au bord de la faillite. J’ai sérieusement songé à fermer l’usine. Du fait de la concurrence, un grand nombre de petites fabriques de machines agricoles avaient déjà été évincées du marché. »

Il se tut un instant, but à nouveau une gorgée de whisky et continua :

« Dans un certain nombre de domaines, je suis complètement stupide. Je sais gérer une entreprise si elle est rentable. J’oserai même dire que je suis plutôt roublard en affaires. Mais cela ne va pas plus loin. Je n’ai jamais eu une grande idée ― une idée neuve. »

Il se pencha en avant et joignit les mains.

« J’ai longuement réfléchi pour essayer de trouver une explication à ce qui m’arrivait. Je n’en ai pas trouvé. Le problème était simple. Les petites sociétés comme la mienne, qui n’avaient pas les reins assez solides, pas suffisamment de capitaux, étaient coincées. Je n’avais aucune chance de m’en sortir. J’avais toujours suivi les vieux principes éprouvés que j’avais hérités de mon grand-père et de mon père. Quelqu’un d’autre aurait peut-être découvert un moyen pour s’en sortir. J’étais un bon homme d’affaires mais je n’avais pas d’imagination, je manquais d’idées. C’est alors que, subitement, j’ai commencé à en avoir, des idées. Mais ce n’étaient pas les miennes : c’étaient les idées d’une autre personne qui se trouvaient transplantées dans mon cerveau. Une idée, cela vous vient parfois en un éclair et, quand on n’a pas l’entraînement voulu, on est incapable d’en déterminer l’origine, la genèse. Une idée, en général, ce n’est qu’un germe, un point de départ. Elle exige d’être développée, étudiée, tripotée dans tous les sens pour se transformer en quelque chose d’utile. Or, les idées qui me venaient étaient parfaitement au point, elles surgissaient tout armées dans ma tête. C’était une véritable moisson qui jaillissait de ma cervelle comme si quelqu’un y avait semé des graines. »

— « Les gadgets ? » demandai-je.

Il m’adressa un regard intrigué. « Oui, les gadgets. Que savez-vous d’eux ? »

— « Rien, sinon que vous avez abandonné la fabrication du matériel agricole et que vous vous êtes lancé dans cette voie. Mais j’ignore tout de votre production. »

— « Au début, je n’ai pas compris. Et puis, à mesure que les idées se multipliaient, j’ai pensé qu’il y avait là quelque chose d’insolite. Finalement, je suis arrivé à la conclusion que je bénéficiais d’une aide extérieure. »

— « Quelle sorte d’aide ? »

— « Je n’en sais strictement rien. »

— « Mais cela ne vous a pas empêché d’appliquer ces idées ? »

— « Je suis un homme pratique et positif. Quelle était ma situation ? L’affaire courait à la faillite. Attention : ce n’était pas mon affaire à moi – c’était une affaire de famille qui m’avait été transmise par mon grand-père et par mon père. Un dépôt sacré, en quelque sorte. Si une entreprise que l’on a édifiée soi-même tourne en eau de boudin, on peut se dire qu’on repartira à zéro et qu’on aura plus de chance la prochaine fois. Mais, quand il s’agit d’une affaire de famille, c’est différent. D’abord, il y a le déshonneur. Et, en second lieu, on n’est pas sûr de remonter le courant. En fait, on a sauté dans le train en marche et il est impossible d’avoir la certitude qu’on pourra repartir sur de nouvelles bases et réussir. En fait, on est enclin à manquer de confiance en soi. Qu’auriez-vous fait à ma place, Brad ? »

— « J’aurais fait feu de tout bois. »

— « Exactement ! J’étais réduit au désespoir. L’affaire était en jeu, la maison, l’honneur de la famille… Alors j’ai mis toutes ces idées noir sur blanc, j’ai appelé mes ingénieurs, mes dessinateurs et je leur ai dit : allez-y ! Tout le mérite m’en a été attribué, bien sûr. Que voulez-vous ? Je ne pouvais quand même pas raconter que tout cela m’était venu en rêve ! Et savez-vous que, si étrange que cela puisse paraître, c’est cela qui m’est le plus pénible : me voir attribuer la paternité de choses que je n’ai pas inventées. »

— « Enfin, vous avez sauvé l’entreprise familiale – tout est bien qui finit bien. Si j’étais vous, je ne me laisserais pas ronger par ce complexe de culpabilité ! »

— « C’est plus compliqué que cela. Ça ne s’est pas arrêté là. C’était comme si j’étais dédoublé : il y avait le Gerald Sherwood réel, celui qui est assis à ce bureau, et un autre qui pensait à ma place. Les idées continuaient de germer dans ma tête. Les unes parfaitement logiques, d’autres qui n’avaient aucun sens. Je vous dirai que certaines étaient des idées d’un autre monde. Elles ne correspondaient à rien, ne se référaient à rien, étaient d’une inutilité totale. Et il n’y avait pas que les idées : il y avait aussi… la connaissance. Je connaissais des choses qui ne m’avaient jamais intéressé, auxquelles je n’avais jamais songé. »

Il prit la bouteille, remplit son verre jusqu’au bord et me fit signe de vider le mien.

« Buvez, » dit-il en le remplissant jusqu’au bord. « Maintenant que j’ai commencé, il faut que j’aille jusqu’au bout. Demain, je me demanderai pourquoi je vous ai raconté tout cela mais, ce soir, j’ai besoin de parler. »

— « Ne croyez surtout pas, Mr Sherwood, que je cherche à vous tirer les vers du nez… »

Il agita la main. « Soit… Si vous ne voulez pas m’écouter… prenez votre enveloppe. »

— « Pas encore. Je veux savoir d’où vient cet argent. »

— « Ce n’est pas le mien. Je ne suis qu’un intermédiaire. »

— « Au service de qui ? De votre… second moi ? »

Il secoua la tête. « En effet. Je me demande comment vous avez deviné. »

Du pouce, il désigna le téléphone, celui qui n’avait pas de cadran. « Je n’utilise jamais cet instrument-là. Vous êtes le premier, à ma connaissance, à posséder le même. Je les fabrique en série… »

— « C’est vous qui les fabriquez ? »

— « Évidemment. Enfin… Pas moi – mon alter ego. Quoique, » ajouta-t-il en baissant le ton, « je commence à soupçonner que ce n’est pas mon double. »

— « De qui pensez-vous qu’il s’agisse ? »

— « Du diable si je le sais ! Il fut un temps où je me creusais la tête, bien en vain d’ailleurs. Maintenant, je ne me tracasse plus, je laisse courir. Je me dis parfois que je ne suis peut-être pas le seul dans cette situation. C’est réconfortant. »

— « Mais ce téléphone ? »

— « Je l’ai inventé. Ou plutôt c’est cette autre personne qui l’a inventé – si c’est une personne. J’en ai eu l’idée et j’ai dessiné les plans sans savoir à quoi cet appareil pourrait bien servir et comment il fonctionnait. Exactement comme pour mes autres gadgets. Logiquement, ils ne devraient pas marcher. »

— « Mais vous me disiez que beaucoup d’objets que vous fabriquiez semblaient ne pas avoir de but apparent. »

— « C’est exact, mais pour ces téléphones, puisque vous les appelez ainsi, les choses se sont passées d’une manière particulière. Je savais à combien d’exemplaires il fallait les sortir et je savais où je devais les expédier. »

— « Où ça ? »

— « À une compagnie du New Jersey. »

Cela devenait délirant

— « Récapitulons. Vous avez trouvé les plans tout prêts dans votre tête. Vous saviez que vous deviez fabriquer ces téléphones et les envoyer à une adresse précise. Et vous avez agi sans vous poser de questions ? »

— « Oh si ! Je m’en suis posé ! J’avais l’impression de me conduire comme un fou. Mais réfléchissez : mon second moi, ce cerveau auxiliaire, ce contact que j’avais avec quelque chose d’autre, ne m’a jamais abandonné. Il a sauvé l’affaire, il m’a donné de bons conseils, il ne m’a jamais laissé tomber. Alors, il faut quand même être loyal ! »

— « Oui… Je crois que je vous comprends. »

— « Bien sûr ! Un joueur compte sur sa chance, un capitaliste mise sur son intuition. Or, ni la chance ni l’intuition ne sont aussi solides et dignes de confiance que ce… ce don que j’ai. »

Je pris le téléphone sans cadran et l’examinai.

« Il y a des années et des années que j’attends un appel. » dit Sherwood. « Je n’en ai jamais reçu. »

— « Avec vous, ce n’est pas nécessaire. »

— « Vous avez peut-être raison mais, parfois, c’est troublant. »

— « Êtes-vous en correspondance avec cette firme dans le New Jersey ? »

Il fit non de la tête. « Absolument pas. J’expédie le matériel, c’est tout. »

— « Et il n’y a pas d’accusé de réception ? »

— « Ni accusé de réception ni règlement. Ce qui est d’ailleurs parfaitement normal. Quand on est en affaires avec soi-même… »

— « Soi-même ? Vous voulez dire que votre alter ego, votre second moi, dirige cette boîte ? »

— « Je n’en sais rien. Il y a des années que j’essaye de comprendre sans y parvenir. »

Son regard avait quelque chose d’halluciné et j’eus pitié de lui. Il dut le deviner car il se mit à rire :

« Ne vous en faites pas. J’ai les épaules suffisamment larges. Et n’oubliez pas que je suis payé, et même bien payé. Parlons plutôt de vous. Vous êtes dans l’immobilier ? »

J’acquiesçai.

— « Je m’occupe aussi d’assurances. »

— « Et vous ne pouvez pas payer votre note de téléphone ! »

— « Bah… Tout cela s’arrangera. »

Il changea brusquement de sujet de conversation.

— « C’est drôle… Il ne reste plus beaucoup de jeunes, à Millville. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose pour les retenir. »

— « En effet. »

— « Nancy vient de rentrer d’Europe. Je suis heureux qu’elle soit revenue. Elle me manquait. Elle envisage de rester quelque temps à la maison. Elle veut écrire. »

— « Au collège, elle était bonne en dissertation. »

— « Oui… La mouche de la littérature l’a piquée. Elle a déjà publié quelques textes dans de petites revues. Des magazines qui ne rapportent pas un sou. Je suis incapable de savoir si ça a de la valeur ou pas. Je ne m’y connais pas. Enfin, si cette manie la fait rester à Millville, je ne m’en plaindrai pas. »

Je me levai. « Je vais vous laisser, Mr Sherwood. Je suis là à vous retenir… »

— « Mais non, j’ai été content de bavarder avec vous. N’oubliez pas votre argent. Mon alter ego, comme vous dites, m’a chargé de vous le remettre. J’imagine que c’est une sorte de provision. »

— « Vous avez une façon plutôt hypocrite de présenter les choses ! » m’exclamai-je, presque avec brusquerie. « Cet argent, il est à vous ! »

— « Absolument pas. Il vient d’un fonds spécial que j’ai constitué il y a bien des années parce que je ne trouvais pas normal d’être le seul bénéficiaire de toutes ces idées qui n’étaient pas réellement les miennes. C’est pourquoi j’ai décidé de verser dix pour cent des bénéfices à une sorte de caisse noire… »

— « Vraisemblablement à l’instigation de votre second moi. »

— « Vous avez peut-être raison. Toujours est-il que, depuis la création de cette réserve, j’ai versé de l’argent à différentes personnes sur la suggestion de celui qui, si ça se trouve, occupe mon esprit. »

Je le dévisageai. Il était inconcevable que l’on puisse parler avec une telle tranquillité d’une personnalité inconnue partageant votre esprit !

« Cela représente un coquet petit capital, » poursuivit-il placidement, « même compte tenu des prélèvements que j’ai effectués. Depuis que ce mystérieux inconnu est associé avec moi, tout ce que je touche paraît se transformer en or. »

— « Vous prenez un gros risque en me racontant tout cela. »

— « Non. Vous n’en parlerez pas : on vous rirait au nez et personne ne vous croirait… Allons, Brad, ne faites-pas l’imbécile. Mettez cette enveloppe dans votre poche. Et revenez me voir un de ces jours. J’ai l’impression que nous avons beaucoup de choses à nous dire. »

Je pris l’enveloppe et la fourrai dans ma poche.

— « Merci, Mr Sherwood. »

— « Il n’y a pas de quoi. »

Il me tendit la main. « À bientôt, Brad. »

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