Chapitre 22

Mr Smith accueillit avec le plus grand calme l’idée d’une conférence de presse.

— « Vous vouloir dire que ces gens sont des communicateurs ? » me demanda-t-il, avide de précisions, tandis que nous nous dirigions vers la barrière où les journalistes nous attendaient. « Ce que nous leur disons ils le répètent à d’autres ? Ce sont des interpréteurs comme moi ? »

— « Oui, en un sens. »

— « Mais tous vous parlez pareil. Le mécanisme m’a enseigné une langue seulement. »

— « Parce que vous n’en aviez pas besoin d’une autre. En fait, on parle des langues très diverses sur la Terre. Mais les journalistes ont une autre raison d’être. Tout le monde ne peut pas être ici pour entendre ce que nous avons à dire. Leur rôle consiste à diffuser l’information… »

— « L’information ? »

— « Ce que l’on dit, ce qui se passe. Quoi qu’il arrive, les journalistes sont là et ils informent l’opinion. »

Mr Smith fit presque un pas de gigue et s’exclama : « Merveilleux ! »

— « Qu’y a-t-il de si merveilleux ? »

— « Votre ingéniosité ! Comme ça, une personne parle à toutes les personnes. Chacune entend. Très intelligent ! »

Une véritable foule de journalistes piétinait de l’autre côté de la barrière et les cameramen s’affairaient.

Notre arrivée causa quelques remous. Un homme s’adressa à nous :

— « Judson Barnes, de l’Associated Press. Vous êtes Bradshaw Carter, je présume ? »

J’acquiesçai.

— « Et le monsieur qui vous accompagne ?

— « Il s’appelle Mr Smith. »

— « Et il arrive tout droit d’un bal masqué ? » lança quelqu’un.

— « Non, » rétorquai-je. « C’est un humanoïde venu d’un autre univers pour contribuer aux négociations. »

— « Si vous voulez, nous pouvons commencer, » reprit Barnes. « Le département d’État nous a fait un topo général. Il est donc inutile de nous raconter à nouveau votre histoire en long et en large mais je suis sûr que pas mal de mes confrères ont des questions à vous poser. »

Une douzaine de mains se levèrent.

« À vous de jouer, mon cher Carter. Choisissez ! »

Je fis signe à un grand type voûté.

— « Caleb Rivers, du Kansas City Star. D’après ce que nous avons compris, vous représentez le… comment dire ? le peuple de cet autre monde. Je souhaiterais que vous définissiez votre position de façon précise. Êtes-vous un représentant officiel, un porte-parole officieux ou une sorte d’intermédiaire entre les deux ? »

— « Mon rôle est strictement officieux. Vous avez entendu parler de mon père ? »

— « Oui, » répondit Rivers. « Nous savons qu’il a pris soin de ces fleurs qu’il avait trouvées mais vous conviendrez avec nous, je pense, Mr Carter, que votre filiation est une qualification assez insolite dans le cadre de votre mission. »

— « Je ne possède pas la moindre qualification, Mr Rivers. Je serai franc avec vous : à mon sens, les extra-terrestres ont probablement choisi les éléments les moins représentatifs de la population pour parler en leur nom. Il faut faire entrer deux choses en considération. D’abord, j’étais le seul humain apparemment disponible, le seul qui leur ait rendu visite. En second lieu, et c’est important, ils ne pensent pas, ils ne peuvent pas penser comme nous. Ce qui leur paraît rationnel nous semble absurde. Et la réciproque est vraie. »

— « Soit. Toutefois, en dépit de votre modestie qui vous fait dire que vous n’êtes pas qualifié pour jouer le rôle qui vous a été confié, vous avez quand même accepté de le jouer. Pourquoi ? »

— « Je n’avais pas d’autres solutions. Au point où nous en étions, il fallait tenter d’établir un contact intelligent avec les étrangers. Autrement le contrôle de la situation risquait de nous échapper. »

— « Qu’entendez-vous par là ? »

— « À l’heure qu’il est, le monde a peur. Les événements dont Millville est le théâtre échappent à toute explication. Or, rien n’est plus dangereux que l’incompréhensible, que la terreur irraisonnée. Mon espoir est que les choses n’empireront pas et que, entre-temps, nous pourrons réaliser quelque progrès. »

D’autres mains s’agitaient. Je donnai la parole à un second journaliste.

— « Frank Roberts, du Washington Post. Ma question a trait aux négociations elles-mêmes. Pour autant que nous le sachions, les extra-terrestres demandent l’accès à notre monde et, en échange, ils sont prêts à nous faire partager toutes les connaissances qu’ils ont accumulées. Ma question est la suivante : pourquoi désirent-ils que nous les laissions venir chez nous ? »

— « Je ne le sais pas de façon précise. Ils ont besoin d’une base sur la Terre pour pouvoir gagner d’autres mondes. Ces autres mondes se succèdent, semble-t-il, en fonction d’une certaine progression et on ne peut passer de l’un à l’autre qu’en suivant un ordre déterminé. Je vous avoue que je ne comprends pas. Pour le moment, la seule chose qui compte est de trouver une base d’entente acceptable pour les deux parties. »

— « Existe-t-il à votre connaissance des conditions en dehors du principe que vous venez de définir ? »

— « Si conditions il y a, je les ignore. »

— « Mais vous êtes venu avec… dirons-nous un conseiller ? Ne conviendrait-il pas de prier Mr Smith de répondre ? »

— « J’accepte, » fit Mr Smith tout heureux d’avoir été remarqué.

— « Vos mandants poseront-ils une condition préalable à tout accord ? » demanda l’homme du Washington Post.

— « Une seule, » répondit l’humanoïde.

— « Laquelle ? »

— « Je vais élucider. Vous avez une chose appelée guerre. Une chose très mauvaise. Tôt ou tard, les peuples jouent à la guerre. »

Il se tut et balaya du regard le groupe des journalistes silencieux.

— « C’est vrai, » dit enfin un reporter. « La guerre est mauvaise mais que voulez-vous… »

— « Je vais vous dire. Vous possédez des quantités grandes de matériel fi… fi… le mot m’échappe. »

— « De matériel fissile ? » suggéra quelqu’un.

— « Exact. Matériel fissile. Beaucoup vous en avez. Un autre monde a connu la pareille situation. Nous sommes arrivés. Rien ne restait. Pas de vie. Rien. Grandement triste. Cela ne doit pas recommencer ici. Alors, nous devons réclamer que tout le matériel fissile soit largement dispersionné. »

— « Une minute ! » s’écria un autre journaliste. « Qu’entendez-vous par dispersion des matériaux fissiles ? Comment pourrez-vous savoir que les stocks sont réellement dispersés au point qu’il n’en reste pas suffisamment en un lieu donné pour fabriquer une bombe ? Une nation pourra toujours prétendre mensongèrement qu’elle a obéi à la consigne. Comment saurez-vous qu’elle camoufle la vérité ? »

— « Nous avons moyen de déceler les matériaux fissiles. »

— « Ah bon ! Mais supposons qu’il en subsiste des concentrations. Que ferez-vous ? »

— « Nous ferons sauter. »

— « Mais… »

— « Nous ordonnerons une date limite. Si, après, il y a des concentrations, elles détoneront auto… »

— « Automatiquement ? »

— « Merci, aimable personne. C’est le mot bon. Elles sauteront automatiquement. »

Un silence gêné suivit ces paroles. Les journalistes se demandaient si on ne se payait pas leur tête, s’ils n’avaient pas affaire à un plaisantin en costume de carnaval.

— « Un mécanisme a déjà repéré toutes les concentrations, » ajouta distraitement Mr Smith.

— « Bon sang ! » hurla quelqu’un. « La machine temporelle ! »

Du coup ce fut la débandade. Tout le monde se ruait pêle-mêle vers les voitures. La Terre tout entière n’allait pas tarder à être mise au courant de la nouvelle.

Et voilà ! songeai-je, non sans amertume.

Désormais, les extra-terrestres pourraient faire tout ce qu’ils voudraient avec la bénédiction de l’humanité. Il n’y avait pas de meilleure astuce pour parvenir à leurs fins. L’opinion universelle exigerait à grands cris que l’on accepte l’unique condition posée par les étrangers et cette clameur submergerait la voix des sages, des gens de sens rassis.

Un accord satisfaisant pour les deux parties en cause aurait dû être un équilibre entre des concessions mutuelles. Chacun se serait engagé à fournir telle ou telle contribution et des mesures de rétorsion auraient été prévues dans l’éventualité où l’un ou l’autre reviendrait sur sa parole. Mais, à présent, il n’était plus question d’une pareille comptabilité en partie double. La porte était ouverte aux étrangers car ils offraient la seule chose que les peuples ― pas les gouvernements : les peuples ― désiraient plus que n’importe quoi d’autre. Le processus était irréversible.

Et cela parce que l’interlocuteur avait usé de ruse ! J’avais été incité par une manœuvre sournoise à ramener la « machine temporelle » sur la Terre, j’avais été forcé d’appeler au secours et c’était Smith que l’on m’avait envoyé. Humains ou extra-terrestres, nous étions tous les mêmes ! Quand on veut vraiment quelque chose, on n’est pas regardant sur les moyens de l’obtenir !

Je savais que nous étions battus à plate couture. Les extra-terrestres nous surclassaient et c’étaient eux qui contrôlaient la situation. La Terre était d’ores et déjà hors de combat.

Smith regardait les journalistes qui s’éloignaient au galop.

— « Quelle est la suite ? » me demanda-t-il.

Comme s’il ne le savait pas ! Je l’aurais étranglé avec joie !

— « Venez… Je vous raccompagne à Millville. Votre copain est à l’hôtel de ville où il soigne les gens. »

— « Mais tous ils trottent, ils crient. Pourquoi ? »

— « Vous devriez le savoir ! Vous avez mis dans le mille… »

Загрузка...