Chapitre 11

Je me figeai sur place, affolé, redoutant de me retourner. Redoutant, peut-être, de voir le spectacle qui m’attendait si je me retournais. Pourtant, je savais ce qu’il y avait derrière moi : encore d’autres fleurs pourpres.

Car, obscurément, je comprenais que je me trouvais à l’endroit même dont m’avait parlé Tupper. Il était revenu en ces lieux et je l’avais suivi.

Rien ne se produisit.

C’était normal, bien sûr. J’avais le sentiment que rien ne pouvait se produire ici.

Car il n’y avait rien. Rien que les fleurs et ce soleil de fournaise. Pas un souffle de vent, pas le moindre son. Rien. Rien que le parfum obsédant qui montait de ces fleurs.

Enfin, je rassemblai assez de courage pour me retourner lentement. Je ne m’étais pas trompé. Un tapis de fleurs s’étendant à perte de vue…

Millville avait disparu Dieu seul savait où, dans un autre monde. Mais non… Ce n’était pas possible ! Millville était quelque part à sa place légitime. C’était moi qui étais parti, pas la ville. Un pas… Un seul pas. Et j’avais été transporté ailleurs.

Pourtant, malgré la différence du paysage, la configuration du terrain était identique à la topographie de Millville. Je me trouvais au creux du vallon que dominait ma maison et, derrière moi, s’élevait la colline raide au sommet de laquelle aurait dû se trouver celle du Dr Fabian.

C’était le monde de Tupper, le monde où il s’était enfui dix ans auparavant, d’où il était revenu aujourd’hui même et où il était reparti.

Un soudain espoir me fit battre le cœur : j’avais une chance de m’évader de cet univers, de regagner Millville. Si Tupper l’avait fait, c’était possible. Mais comment savoir ? Avec un oiseau comme lui, on ne pouvait être sûr de rien.

La première chose à faire était de mettre la main sur ce bougre. Il ne pouvait pas être bien loin.

Je me mis à gravir la colline qui, à Millville, m’aurait conduit chez le Dr Fabian. Arrivé à la cime, je m’arrêtai. Aussi loin que s’étendait mon regard, je ne discernais qu’une mer de fleurs pourpres.

Le paysage était étrange, ainsi dépouillé de tout repère familier, de ses arbres et de ses maisons. Mais la configuration était la même. J’étais là, étranger sur une terre inconnue, les narines pleines du parfum de ces fleurs qui ondoyaient comme un océan prêt à me submerger à jamais. Et quel silence ! Je songeai que c’était la première fois de mon existence que je faisais l’expérience du silence total.

Et cela pour une raison bien simple : ici, il n’y avait rien qui pût faire du bruit : ni arbres, ni buissons, ni oiseaux, ni insectes. Rien. Rien que les fleurs et le sol où elles poussaient.

Soudain, et pour la première fois, la panique s’empara de moi ― pas la grosse panique, la panique sérieuse qui vous fait prendre les jambes à votre cou en hurlant, mais une petite panique sournoise qui tournait autour de moi comme un affreux cabot grondant, sautant sur ses pattes filiformes, guettant l’occasion d’enfoncer dans ma chair des crocs aigus comme des aiguilles. Ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait combattre, à quoi l’on pouvait faire face : juste une petite panique qui grondait.

Je ne craignais rien de précis car il n’y avait pas de danger apparent, mais ce silence, cette solitude, l’uniformité du paysage, l’ignorance où j’étais de l’endroit où je me trouvais ― c’était peut-être pire que le danger.

Au pied de la colline s’étendait la zone marécageuse au bord de laquelle aurait dû se dresser la cabane de Stiffy et, un peu plus loin, je distinguai un filet argenté : la rivière qui coulait à la périphérie de la ville. Elle faisait un coude et, juste à cet endroit, j’aperçus un minuscule panache de fumée, presque imperceptible.

Je criai : « Tupper ! » et dégringolai la colline, heureux de pouvoir courir, heureux d’avoir une raison de courir qui ne fût pas imputable à cette panique qui m’assiégeait.

Quand j’eus escaladé le tertre qui masquait le méandre de la rivière, je vis le camp : une toute petite hutte faite de branches grossièrement entrelacées, un jardin potager, un alignement d’arbres morts le long de la berge. Un feu brûlait à côté de la hutte, devant lequel Tupper était accroupi, vêtu de la chemise et du pantalon que je lui avais donnés, le chef toujours surmonté du même chapeau ridicule.

— « Tupper ! » criai-je une seconde fois. Il se leva et s’avança gravement à ma rencontre. Quand nous fûmes face à face, il s’essuya le menton et me tendit la main en signe de bienvenue. Une main encore humide de bave mais je m’en moquai bien ! Tupper n’était peut-être pas grand-chose, mais c’était quand même un autre être humain.

— « Je suis heureux que tu aies pu venir, Brad. »

— « C’est joli, chez toi, » murmurai-je.

— « C’est elles qui m’ont arrangé ça, » fit-il avec fierté. « Les Fleurs. Au début, ce n’était pas pareil. Elles ont été gentilles. »

— « Oui… En effet. »

Le sens de son discours m’échappait totalement mais il fallait que je sois aimable. Peut-être Tupper pouvait-il m’aider à regagner Millville.

— « Elles sont les meilleurs amis que j’aie jamais eus, » poursuivit-il en bavant d’allégresse. « Les meilleurs à part toi et ton papa. Les Fleurs, toi et ton papa, vous êtes mes seuls amis. Tous les autres se moquaient de moi. Je faisais comme si je ne m’en rendais pas compte mais je le savais. Et ça ne me plaisait pas. »

— « Oh ! les gens n’étaient pas vraiment méchants. Ce qu’ils disaient et ce qu’ils faisaient, ils ne le pensaient pas vraiment. C’était plus de l’étourderie qu’autre chose. »

— « Quand même, ils n’auraient pas dû, » insista Tupper. « Toi, tu ne t’es jamais moqué de moi. C’est pour ça que je t’aime bien. »

Il avait raison, bien sûr. Pourtant, il y avait eu des moments où ça n’avait pas été l’envie qui m’en avait manqué ! Des moments où je l’aurais facilement étranglé ! Mais un jour, mon père m’avait dit que si je le fichais en boîte comme les autres gamins, les fesses m’en cuiraient.

— « C’est cet endroit plein de fleurs dont tu m’as parlé ? » enchaînai-je, changeant de sujet.

Il m’adressa un sourire béat tandis que des filets de salive lui dégoulinaient au coin des lèvres. « Elles sont belles, hein ? »

Nous étions à présent arrivés au bivouac. Un grossier récipient de terre était posé sur le feu, d’où s’échappaient des glouglous.

— « Reste manger avec moi, Brad, » m’implora Tupper. « Je t’en prie… Dis oui. Cela fait si longtemps que personne n’a mangé avec moi ! »

Quelques larmes coulaient le long de ses joues. « Il y a du maïs et des patates qui grillent sous la cendre. Et du ragoût de pois, de haricots et de carottes. Seulement, je n’ai pas de viande. Ça ne t’ennuie pas ? »

— « Absolument pas. »

— « Il y a des moments où la viande me manque terriblement, » me confia-t-il. « Mais elles n’y peuvent rien. Elles sont incapables de se transformer en animaux. »

— « Qui ça, elles ? »

— « Les Fleurs, » répondit-il et, à sa façon de le prononcer, le mot sonnait comme un nom propre. « Elles peuvent se transformer en n’importe quoi à condition que ce soit végétal. Mais ni en cochons ni en lapins, par exemple. Elles m’ont expliqué que c’était impossible. Elles me rendent des tas de services et je leur en suis reconnaissant. »

— « Autrement dit, tu parles avec elles ? »

— « Tout le temps. »

Il s’accroupit et se glissa en rampant dans la hutte pour y chercher deux écuelles de terre grossièrement modelées qu’il posa par terre. Sur chacune d’elles, il plaça une cuiller de bois.

— « C’est moi qui ai fabriqué tout ça, » m’annonça-t-il. « J’ai trouvé de l’argile au bord de la rivière. D’abord, j’ai cru que je n’y arriverais pas mais elles m’ont aidé… »

— « Les Fleurs ? »

— « Bien sûr. »

— « Et les cuillers ? »

— « Je me suis servi d’une pierre. Un silex, je crois. Elle avait une arête tranchante. Ça ne valait pas un couteau mais je m’en suis quand même tiré. Seulement, j’ai mis longtemps. »

Je hochai la tête.

— « Mais quelle importance ? » ajouta-t-il en s’essuyant les mains sur son fond de culotte. « J’avais tout mon temps. Elles m’ont fait pousser du lin pour que je puisse me confectionner des vêtements mais, là, je ne m’en suis pas sorti. Elles avaient beau m’expliquer, il n’y avait rien à faire. Finalement, j’ai laissé tomber et je suis resté à poil. Pourtant, je me suis fabriqué ce chapeau et, là, elles ne m’ont pas donné de conseils. Après, elles m’ont dit que c’était bien. »

— « Elles ont eu raison. Il est magnifique. »

— « Tu le penses vraiment, Brad ? »

— « Bien entendu. »

— « Je suis content de te l’entendre dire parce que j’en suis fier. C’est la première fois de ma vie que j’ai fait quelque chose tout seul sans conseils de personne. »

— « Mais tes fleurs… »

Il m’interrompit sèchement :

— « Ce ne sont pas mes fleurs. »

— « Elles peuvent se métamorphoser en tout ce qu’elles veulent, si je t’ai bien compris ? Veux-tu dire qu’elles se changent en légumes pour toi ? »

— « Oui, elles peuvent se transformer en n’importe quelle plante. Je n’ai qu’à le leur demander. »

— « Dans ce cas, pourquoi sont-elles des fleurs ? »

— « Il faut bien qu’elles soient quelque chose, non ? » rétorqua Tupper avec véhémence.

Il sortit des braises deux épis de maïs et quelques patates et, se munissant d’une louche rudimentaire, apparemment taillée dans de l’écorce, il remplit les écuelles.

— « Et les arbres ? » lui demandai-je.

— « Oh ! c’est encore les Fleurs. J’avais besoin de bois pour faire la cuisine et, au début, il n’y en avait pas. Je le leur ai dit. Alors elles en ont fait, des arbres. Des arbres spéciaux pour moi, qui poussent vite et qui meurent. Je n’ai plus qu’à casser les branches. C’est du bois sec. Mais il brûle lentement, pas comme le bois ordinaire. Heureusement parce qu’il faut que j’entretienne tout le temps mon feu. Quand je suis arrivé, j’avais des allumettes plein les poches mais il y a bien longtemps que ma réserve est épuisée. Oh ! je n’ai pas de sel. Tu trouveras peut-être que la nourriture a un drôle de goût. J’ai dû m’y habituer. »

— « Mais tu manges des légumes tout le temps. Le sel est indispensable à un régime végétarien. »

— « Les Fleurs disent que je n’en ai pas besoin, qu’elles mettent quelque chose dans les légumes pour le remplacer. Quelque chose qui n’a pas de saveur mais qui a les mêmes effets. Elles ont étudié mon corps pour savoir ce qui m’était nécessaire. Au bord de la rivière, j’ai un verger plein de fruits, et j’ai des fraises et des framboises tout le temps. Bon, si nous attaquions ? »

Nous nous installâmes l’un en face de l’autre et Tupper me tendit une écuelle. J’avais faim et il fallut bien que je me satisfasse de ces légumes cuits sans sel. C’était fade, évidemment, et le goût était un peu étrange mais je m’en contentai. Cela remplissait l’estomac.

— « Tu te plais ici, Tupper ? »

— « C’est chez moi, » répondit-il sur un ton solennel. « C’est ici que sont mes amis. »

— « Mais tu es démuni de tout. Tu n’as même pas une hache, pas de couteau ni de casserole. Et tu es totalement isolé. Que ferais-tu si tu tombais malade ? »

Tupper cessa de manger et me dévisagea en écarquillant les yeux comme si c’était moi le simple d’esprit.

— « Je n’ai besoin de rien de tout cela. Ma vaisselle, je la fabrique avec de la terre. Mes mains me suffisent pour casser les branches. Je n’ai pas à travailler le jardin : il n’y a même pas de mauvaises herbes et il m’est inutile de planter quoi que ce soit. Quand un carré est épuisé, il en pousse un autre. Et les Fleurs m’ont dit que si je tombais malade, elles me soigneraient. »

Sur quoi, il se jeta à nouveau sur sa nourriture. Le spectacle était horrible à voir.

En ce qui concernait son potager, il avait raison. Il n’était pas cultivé, c’était visible. J’apercevais de longues rangées de légumes qui n’avaient manifestement jamais connu le sarcloir et étaient d’une netteté irréprochable. Pas une seule herbe folle. Il n’aurait pu en aller autrement : quelle graine aurait eu la témérité de pousser dans cette terre ? Rien ne pouvait y pousser hormis les Fleurs elles-mêmes ou les végétaux en quoi elles se métamorphosaient, que ce fussent des légumes ou des arbres.

Nous mangeâmes quelques instants en silence. Je décidai que j’avais apprivoisé Tupper et que le moment était venu de l’interroger sérieusement.

— « Où sommes-nous ? Et comment fais-tu pour rentrer si tu en as envie ? »

Il posa soigneusement son écuelle et sa cuiller sur le sol avant de répondre. Et quand il me répondit, ce fut avec une voix différente. La voix mesurée et pondérée qui s’était adressée à moi par le truchement du mystérieux téléphone.

— « Ce n’est pas Tupper Tyler qui parle, » dit Tupper. « Tupper parle au nom des Fleurs. Nous sommes à votre disposition. »

— « Tu te fiches de moi, » fis-je. Mais je n’en croyais rien. J’avais lâché cela de façon quasi instinctive – pour gagner du temps.

— « Je puis vous assurer que nous sommes très sérieuses. Nous sommes les Fleurs. Vous voulez vous entretenir avec nous et nous voulons nous entretenir avec vous. C’est le seul moyen de dialoguer. »

Tupper ne me regardait pas. Ses yeux étaient vitreux, son regard vacant. Il se tenait tout droit, rigide, les mains posées sur les genoux. Il n’avait plus l’air humain ― il ressemblait à un téléphone.

— « Je me suis déjà entretenu avec vous. » murmurai-je.

— « Oui, » répondirent les Fleurs. « Mais seulement de façon très brève. Vous ne nous avez pas crues. »

— « Je voudrais vous poser un certain nombre de questions. »

— « Nous y répondrons de notre mieux et avec le plus de concision possible. »

— « Quel est cet endroit ? »

— « Une Terre parallèle. Elle n’est pas séparée de la vôtre de plus d’une fraction de seconde. »

— « Oui. Il y a beaucoup de Terres. Vous ne le saviez pas, n’est-ce pas ? »

— « En effet. »

— « Mais vous pouvez l’admettre ? »

— « Avec un peu de pratique, peut-être. »

— « Il existe des milliards de Terres, » continuèrent les Fleurs. « Leur nombre exact, nous l’ignorons, mais il y en a des milliards et des milliards. Certains pensent qu’elles sont en nombre infini. »

— « Et elles sont alignées l’une derrière l’autre ? »

— « Non. Ce n’est pas de cette manière qu’il faut envisager les choses. Nous ne savons comment vous expliquer. »

— « Bon… Admettons qu’il y ait toute une série de Terres. Mais c’est malaisé à concevoir : s’il y en avait plusieurs, nous les verrions. »

— « Non. On ne pourrait les voir que dans le temps. La Terre parallèle existe dans une matrice temporelle… »

— « Une matrice temporelle ? Vous voulez dire… »

— « La formulation la plus simple est celle-ci : c’est le temps qui délimite ces Terres multiples. Chacune se distingue par sa seule localisation temporelle. Ce qui existe pour vous, c’est le moment présent. Vous ne pouvez voir ni dans le passé ni dans l’avenir… »

— « Pour arriver ici, j’ai donc voyagé dans le temps ? »

— « Oui, » répondirent les Fleurs. « Exactement. »

Tupper était toujours assis en face de moi, les traits vides d’expression, mais je l’avais oublié. C’étaient ses lèvres, sa langue, son larynx qui formaient les mots que j’entendais mais ce n’était pas lui qui parlait. Si délirant que cela pouvait paraître, c’était avec les Fleurs, avec l’étendue pourpre qui cernait le camp, que je conversais.

— « Votre silence indique que vous éprouvez quelque difficulté à admettre nos explications, » enchaînèrent les Fleurs.

— « J’avoue que c’est dur. »

— « Essayons de prendre le problème sous un autre angle. La Terre est une structure basilaire mais elle progresse dans le temps en fonction d’un processus de discontinuité. »

— « Je vous remercie de vos efforts pour vous expliquer plus clairement mais je ne suis guère plus avancé. »

— « Il s’agit d’un phénomène que nous avons découvert depuis de nombreuses années. Pour nous, il s’agit d’une loi naturelle mais pas pour vous. Il vous faudra un certain temps pour l’assimiler : vous ne pouvez pas assimiler en un clin d’œil ce qu’il nous a fallu des siècles pour comprendre. »

— « Mais j’ai voyagé dans le temps ! C’est ce que je ne comprends pas. Comment ai-je bien pu faire ? »

— « Vous avez franchi un point mince. »

— « Un point mince ? »

— « Une zone où le temps possède une densité moindre. »

— « Et ce point mince, vous l’avez fabriqué ? »

— « Disons que nous l’avons exploité. »

— « Pour entrer en contact avec la Terre ? »

— « Pourquoi ce ton d’horreur dans votre voix ? Depuis quelque temps, vous-mêmes allez dans l’espace. »

— « Nous nous y essayons, » rétorquai-je.

— « Vous pensez à une invasion. Nous aussi. Vous tentez d’envahir l’espace. Nous, nous tentons d’envahir le temps. »

— « Reprenons au début. Il y a des frontières entre ces multiples Terres ? »

— « En effet. »

— « Des frontières temporelles ? Ces mondes sont déphasés dans le temps ? »

— « C’est tout à fait cela. Vous comprenez vite. »

— « Et vous cherchez à faire une brèche dans cette barrière temporelle pour atteindre la Terre – ma Terre à moi ? »

— « Oui. »

— « Mais pourquoi ? »

— « Pour coopérer avec vous, pour instaurer une association. Nous avons besoin d’espace vital et si vous nous donnez cet espace vital, nous vous donnerons notre savoir en échange. Nous avons besoin d’une technologie car nous n’avons pas de mains ; or, avec notre savoir, vous pourrez créer des techniques nouvelles qui vous bénéficieront comme elles nous bénéficieront. Nous pourrons nous rendre ensemble sur d’autres mondes. Au bout du compte, il y aura une longue chaîne de Terres liées les unes aux autres et les races qui les habitent seront également liées par un but et des objectifs communs. »

J’eus l’impression qu’un lingot de plomb glacé m’alourdissait soudain les tripes et un goût métallique envahit ma bouche. Une association… Qui en prendrait la tête ? De l’espace vital… et quel espace vital nous serait-il concédé, à nous autres ? D’autres mondes… Qu’adviendrait-il sur ces autres mondes ?

— « Votre savoir est grand ? »

— « Très grand, » répondirent les Fleurs. « Absorber le savoir est une chose qui revêt une importance capitale pour nous. »

— « Et vous glanez avec zèle les connaissances que nous possédons. C’est vous qui avez engagé tous ces lecteurs ? »

— « C’est la méthode la plus efficace. Elle est à la fois sûre et sélective. »

— « Et vous l’utilisez depuis que Gerald Sherwood vous fabrique des téléphones. »

— « Les téléphones nous sont utiles comme moyen de communication directe. Auparavant, nous en étions réduites à sonder les esprits. »

— « Voulez-vous dire que vous aviez des contacts mentaux, peut-être depuis longtemps, avec les habitants de la Terre ? »

— « Oh ! oui, » firent les Fleurs sur un ton enjoué. « Depuis très longtemps et avec une foule de gens. Mais l’ennui était que ce système ne fonctionnait qu’à sens unique. La plupart de nos correspondants ne se rendaient compte de rien. Quant à ceux, plus sensibles, qui s’apercevaient de quelque chose, ils n’en avaient qu’une conscience très vague, tâtonnante. Force nous était de nous contenter de ce que nous trouvions dans les esprits que nous pénétrions, car il nous était impossible de les orienter sur un centre d’intérêt spécifique. Le résultat manquait d’efficacité. C’était quelque peu décourageant. »

— « Je suppose que ce contact s’établissait par l’intermédiaire des points minces ? »

— « Précisément. »

— « Et le résultat n’était pas satisfaisant ? »

— « Grande est votre perspicacité. Cette solution ne nous menait nulle part. »

— « Alors, vous avez tenté une nouvelle approche. Vous avez cherché à faire passer quelque chose de matériel à travers la frontière. Une poignée de graines, par exemple ? »

— « Vous comprenez parfaitement. Mais nous aurions encore échoué s’il n’y avait pas eu votre père. Seul un très petit nombre de ces graines a germé et les plantes auxquelles elles donnèrent naissance auraient fini par mourir si votre père ne les avait trouvées et n’avait pris soin d’elles. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons que vous soyez notre émissaire. »

— « Une minute ! Avant d’en arriver là, j’aimerais éclaircir plusieurs choses. Par exemple, cette barrière que vous avez édifiée autour de Millville… »

— « C’est quelque chose d’assez simple. Il s’agit d’une bulle temporelle que nous sommes parvenues à faire passer grâce à un point mince à travers la frontière séparant nos mondes respectifs. La zone intéressée est déphasée par rapport à Millville comme par rapport au reste de la Terre. Elle se trouve à une infime fraction de seconde dans le passé de votre planète. Le décalage est si minime que nous ne pensons pas que vos instruments les plus précis puissent le mesurer. Et pourtant, ce système est extrêmement efficace. »

D’une efficacité dépassant l’imagination ! Un globe de passé, aussi mince qu’une bulle de savon, encapsulant Millville, si ténu qu’il était perméable à la lumière et au son. Et pourtant, un être humain était dans l’incapacité absolue de le crever.

— « Pourtant, » murmurai-je, « les bouts de bois, les pierres, les gouttes de pluie… »

— « Cette barrière fait seulement obstacle à ce qui est vivant, à ce qui possède un minimum de conscience de son environnement, de sensibilité… comment dire ? »

— « Vous en avez dit assez. Quant aux objets inanimés… »

— « Le temps, le phénomène naturel que vous appelez temps, est soumis à une multitude de règles. C’est là une partie, une petite partie du savoir que nous souhaiterions partager avec vous. »

— « Dans ce domaine, nous ne connaissons rien et toute information serait la bienvenue. Nous n’avons pas étudié le temps, nous n’avons même pas pensé qu’il pût être objet d’étude. Oh ! les métaphysiciens ont longuement discouru mais cela n’est pas allé plus loin. »

— « Nous ne l’ignorons pas. »

Y avait-il eu un accent de triomphe dans la voix des Fleurs ? Je n’en étais pas absolument sûr.

Une arme inédite, songeai-je, une arme diabolique. Une arme qui ne tuerait pas, qui ne blesserait pas. Simplement, elle vous repousserait, elle vous refoulerait et il n’y aurait rien à faire. Si les Fleurs étaient seulement en quête d’espace vital, elles possédaient d’ores et déjà l’instrument capable de le leur procurer : elles n’avaient qu’à agrandir la bulle, expulser la race humaine du territoire ainsi gagné et s’y établir. Si elles voulaient s’emparer de la Terre, rien ne les en empêcherait, protégées qu’elles seraient derrière leur muraille temporelle.

— « Eh bien, qu’attendez-vous ? » demandai-je.

— « Sur certains points, vous êtes un peu lent à comprendre nos intentions. Nous n’envisageons pas une invasion mais une collaboration. C’est en amis que nous venons. »

— « Voilà qui est parfait ! Mais avant de devenir l’ami de quelqu’un, il faut le connaître. Quel genre de choses êtes-vous ? »

— « Vous êtes insultant. »

— « Ce n’était nullement mon intention. Je voudrais quelques renseignements sur votre compte. Quand vous parlez de vous, vous employez le pluriel ― ou peut-être le collectif. »

— « Le collectif. Vous nous définiriez probablement comme un organisme. Nos racines s’étendent sur toute la planète et communiquent entre elles. Vous les compareriez peut-être à un système nerveux. Ici et là, elles s’agglomèrent en grandes masses qui servent à… nous supposons que vous leur donneriez le nom de cerveaux. Voilà… Une multitude de cerveaux reliés entre eux par un système nerveux commun. »

— « Mais c’est un défi à la raison ! » m’exclamai-je. « Les plantes ne sont pas intelligentes. Aucun végétal ne saurait être stimulé par la tendance à la survivance ni bénéficier de la motivation indispensable à la promotion de la pensée intelligente. »

— « Votre raisonnement est irréprochable, » répliquèrent calmement les Fleurs.

— « N’empêche que je suis en train de discuter avec vous ! »

— « Vous avez, sur la Terre, un animal appelé le chien. »

— « Oui. Un animal très intelligent. »

— « Les humains l’ont adopté et en ont fait leur compagnon. Cette association est antérieure à la naissance de leur histoire. Et peut-être est-ce à cette association que le chien doit une grande part de son intelligence. »

— « Qu’est-ce que les chiens viennent faire là-dedans ? »

— « Que serait-il arrivé si, tout au long de leur histoire, les humains avaient consacré la totalité de leur énergie à éduquer le chien ? »

— « Je ne sais pas. Il se pourrait que, à l’heure actuelle, il soit notre égal sur le plan de l’intelligence. Une intelligence d’un autre type que la nôtre mais… »

— « Il y a plus d’un milliard d’années, une race nous a éduquées de cette façon. »

— « Une race qui a délibérément rendu une plante intelligente ? »

— « Il y avait une raison à cela. Ces êtres représentaient une forme de vie différente de la vôtre et ils poursuivaient un objectif bien précis. Ils avaient besoin d’un système pour classer et comparer les données qu’ils recueillaient continuellement. »

— « Pourquoi ne tenaient-ils pas d’archives ? Ils auraient pu coucher tout ce qu’ils apprenaient par écrit. »

— « Ces créatures avaient certaines limitations d’ordre physique et, chose peut-être encore plus importante, certains blocages mentaux. »

— « Elles étaient incapables d’écrire ? »

— « Elles n’y ont jamais songé. D’ailleurs, elles ne parlaient même pas dans le sens que vous donnez à ce mot. En outre, même si elles avaient parlé, même si elles avaient connu l’écriture, ce n’aurait pas été suffisant compte tenu du résultat qu’elles voulaient obtenir. »

— « Le travail de classification et de corrélation ? »

— « Pour une part, bien sûr. Mais quelle proportion des connaissances humaines conservées par écrit a survécu depuis l’Antiquité ? »

— « Beaucoup de ce savoir s’est perdu ou a été détruit. Le temps l’a désagrégé. »

— « Eh bien, sachez que nous détenons intégralement la science de cette race. »

— « De cette race… Et de combien d’autres encore ? »

La question demeura sans réponse.

— « Si nous avions le temps, nous vous expliquerions tout, » enchaînèrent les Fleurs. « De nombreux facteurs échapperaient à votre compréhension mais croyez-nous : la décision prise par cette race de nous transformer en un réservoir de connaissances fut le choix le plus raisonnable et le plus pratique. »

— « Seigneur ! Combien de temps faut-il pour faire accéder une plante à l’intelligence ? » m’exclamai-je avec effarement. « Et comment peut-on seulement y parvenir ? »

— « Le temps ne comptait guère. Ce n’était pas un problème pour ces créatures car elles le manipulaient comme vous-même manipulez la matière. Elles savaient le comprimer pour réduire plusieurs siècles de notre existence à quelques secondes de la leur. Elles disposaient de tout le temps dont elles avaient besoin, elles le fabriquaient. »

— « Elles fabriquaient le temps ? »

— « Certainement. Est-ce donc tellement difficile à concevoir ? »

— « Pour moi, oui. Le temps est un fleuve qui s’écoule, il n’y a rien à faire. »

— « Ce n’est pas un fleuve, il ne s’écoule pas et on peut faire beaucoup de choses avec lui. Quant à vos propos injurieux, nous préférons les tenir pour nuls et non avenus. »

— « Quels propos injurieux ? »

— « Vous avez laissé entendre qu’il vous paraissait bien difficile pour une plante d’accéder à l’intelligence. »

— « Je ne voulais pas vous vexer. Je pensais aux plantes de la Terre. Je ne peux imaginer un pissenlit… »

— « Un pissenlit ? »

— « C’est une plante très commune. »

— « Vous avez peut-être raison. À l’origine, il se peut que nous ayons été différentes des plantes que vous connaissez. »

— « Vous n’en avez aucun souvenir ? »

— « Vous voulez dire une mémoire ancestrale ? Nous nous rappelons tout. Nous savons exactement comment nous avons acquis l’intelligence. »

— « Les humains n’en savent pas autant, » dis-je.

— « À présent, il nous faut vous dire adieu. Notre énonciateur est fatigué et nous ne voulons pas abuser de ses forces, car il y a longtemps qu’il nous sert fidèlement et nous le tenons en affection. Nous reprendrons cette conversation plus tard. »

Tupper poussa un grognement et essuya son menton dégoulinant de bave.

— « C’est la première fois que je parle aussi longtemps pour elles. Elles ont causé de quoi ? »

— « Comment ? Tu ne le sais pas ? »

— « Bien sûr que non, » rétorqua-t-il avec brusquerie. « Je n’écoute jamais. »

Il avait à nouveau un aspect humain. Son regard était normal et ses traits avaient perdu leur rigidité.

— « Mais les lecteurs ? » dis-je. « Ils lisent plus longtemps que nous n’avons parlé. »

— « C’est différent. C’est une question de contact mental. »

— « Et les téléphones ? »

— « Ils servent seulement à dire ce que l’on doit faire. »

Il se leva lentement et se dirigea vers sa cabane. « Je vais faire un petit somme. »

À mi-chemin, il s’arrêta et se retourna.

— « J’ai oublié de te remercier pour le pantalon et la chemise. »

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