Chapitre 20

Après avoir sonné à plusieurs reprises sans succès, je secouai la porte. Elle n’était pas fermée et j’entrai.

— « Il y a quelqu’un ? » appelai-je.

La seule réponse qui me parvint fut le bourdonnement désespéré d’une mouche captive derrière les plis des rideaux. Je gagnai le bureau de Sherwood. Rien n’avait changé. Le téléphone était là, les rayonnages chargés de livres somptueux, une bouteille de whisky à moitié vide et un verre sale sur le coffret à liqueurs.

Dès que j’eus décroché, j’entendis la voix d’homme d’affaires :

— « Nous sommes heureux que vous nous appeliez enfin, Mr Carter. Nous espérons que tout se passe bien. Nous présumons que vous avez engagé les contacts préliminaires. »

Comme si elles ne le savaient pas !

— « Ce n’est pas pour cela que je téléphone, » fis-je sur un ton bourru.

— « Pourtant, c’était ce que nous étions convenus. Il était entendu que vous agiriez en nos lieu et place. »

L’onctuosité de cette voix me mettait en rage.

— « Était-il également entendu que vous vous paieriez ma tête ? »

Mon interlocuteur parut surpris. « Nous ne comprenons pas. Veuillez vous expliquer mieux. »

— « La machine temporelle ! »

— « Ah ! c’est ça… »

— « Oui, c’est ça. »

— « Mais, Mr Carter, si nous vous avions demandé de la ramener sur votre Terre, vous auriez été convaincu que nous voulions nous servir de vous comme d’un instrument et vous auriez probablement refusé. »

— « Parce que vous ne vous êtes pas servi de moi comme d’un instrument, peut-être ? »

— « Sans doute si. Nous aurions agi de même avec n’importe qui. Il était important que cette machine soit introduite sur votre monde. Lorsque vous connaîtrez toutes les modalités… »

— « Vos modalités, je m’en fous ! Vous m’avez roulé et vous le reconnaissez. C’est là un bien mauvais moyen d’entrer en contact avec une race étrangère. »

— « Nous regrettons grandement, non pas cette supercherie mais la manière dont elle a été effectuée. Si nous pouvons vous rendre quelques services… »

— « Oh oui ! Vous pouvez nous en rendre ! Vous pouvez par exemple cesser de nous inonder de billets de cinquante dollars… »

— « Mais c’est une restitution, » fit la voix dans un gémissement, « Nous vous avions promis que nous vous rendrions vos quinze cents dollars, et avec intérêt ! »

— « Vos lecteurs vous ont lu des traités d’économie, n’est-ce pas ? »

— « Certainement. »

— « D’autre part, vous étudiez depuis longtemps nos coutumes dans le domaine de l’économie ? »

— « Nous les observons de notre mieux. Vos pratiques sont parfois difficiles à comprendre. »

— « Bien entendu, vous n’ignorez pas que l’argent pousse sur les arbres ? »

— « Ah non, cela, nous ne le savions pas. Nous savons comment on fait de l’argent mais où est la différence ? L’argent, c’est toujours de l’argent, quelle que soit son origine. »

— « Quelle erreur est la vôtre ! Vous auriez tout intérêt à approfondir cette question. »

— « Voulez-vous dire que cet argent n’est pas bon ? »

— « Il n’a strictement aucune valeur. Mais ce n’est pas cela qui compte. Il existe d’autres choses que vous pouvez faire pour nous. Vous nous avez isolés du reste de la Terre et nous avons des malades, à Millville. Nous n’avions qu’un malheureux médecin de campagne et lui aussi est tombé malade. Personne ne peut venir le remplacer. »

— « Il vous faut un délégué. »

— « Ce qu’il nous faut, c’est que cette barrière soit levée pour qu’on puisse entrer dans Millville et en sortir. Sinon, des gens mourront avant leur temps. »

— « Nous allons vous envoyer immédiatement un délégué. Le meilleur que nous pourrons trouver. »

— « Je ne comprends pas ce que signifie cette histoire de délégué. Tout ce que je sais, c’est que nous avons besoin d’aide, et rapidement. »

— « Comptez sur nous. »

Il y eut un déclic. Soudain, je réalisai que je n’avais pas posé aux Fleurs la question capitale : pourquoi voulaient-elles que cette machine temporelle fût introduite chez nous ? J’eus beau secouer le crochet et hurler dans l’appareil, tous mes efforts demeurèrent vains.

Je songeai avec accablement que la situation était sans issue. Les Fleurs qui nous observaient depuis des années et des années ne nous comprenaient pas plus qu’elles ne comprenaient nos institutions. Elles ignoraient que l’argent était un symbole, que la monnaie était autre chose que de simples morceaux de papier. Et elles n’avaient pas imaginé un seul instant ce qu’il adviendrait d’une ville brusquement coupée du reste du monde. Elles m’avaient trompé, elles s’étaient servies de moi sans vergogne alors qu’elles auraient dû savoir que rien ne provoque autant la fureur qu’une manœuvre frauduleuse dont on est l’objet.

Je sortis du bureau de Sherwood. Comme je traversais le hall, la porte s’ouvrit et Nancy entra.

Je m’arrêtai net et nous restâmes tous les deux immobiles quelques secondes, sans savoir quoi dire. Je brisai enfin le silence : « Je suis venu téléphoner. »

Elle acquiesça.

« L’autre soir, » repris-je, « tu m’as proposé de sortir avec moi pour dîner quelque part. Je crains qu’il ne faille attendre un peu. Pour le moment, nous ne pouvons aller nulle part. »

— « J’aurais mis ma plus belle robe et on se serait follement amusés. »

— « Comme à l’époque où nous étions étudiants. »

— « Brad. »

— « Oui… » Je fis un pas vers elle et, soudain, elle fut dans mes bras.

— « Comme si nous avions besoin de dîner en ville, nous deux, Brad ! »

Non, nous n’avions pas besoin de cela, elle et moi.

Je me penchai sur elle et l’embrassai. Je la serrai très fort. Rien n’existait plus en dehors de nous deux. Rien, ni la ville close, ni la terreur venue d’ailleurs.

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